Les crises commerciales, par Charles Coquelin (1852)

Dans le Dictionnaire de l’économie politique (1852), dont il a assuré la direction avec Gilbert Guillaumin, Charles Coquelin établit à l’article « Crises commerciales » les causes de ces « dérangements subits des affaires » que l’on nomme aujourd’hui plutôt des crises économiques. Son analyse, qui fait suite à son livre Du crédit et des banques (1848), où il avait également traité de la question, le rapproche de la future École Autrichienne d’Économie : selon Coquelin, en effet, l’origine des crises se trouve dans la constitution de banques publiques privilégiées comme la Banque de France ou la Banque d’Angleterre. En escomptant et en prêtant à des conditions préférentielles et sans le frein que représente la concurrence, ces établissements provoquent un souffle d’euphorie passagère qui ne tarde pas, une fois les espoirs déçus, à retomber et à causer une crise. La solution est selon lui dans la liberté des banques, c’est-à-dire dans la concurrence, qui permet de garder une balance et des proportions raisonnables dans l’offre et la demande de crédit. B.M.


CRISES COMMERCIALES

Dictionnaire de l’économie politique, MM. Coquelin et Guillaumin éds. (1852).

Une crise commerciale est un dérangement subit des affaires, qui en trouble la marche et dans une certaine mesure en suspend le cours. Elle se manifeste ordinairement par une sorte de discrédit général, qui entraîne la dépréciation des valeurs commerciales et des valeurs publiques, par la cessation ou le ralentissement des escomptes chez les banquiers, par l’engorgement des marchandises dont la vente s’arrête, enfin par un arrêt plus ou moins absolu de la circulation. Comme conséquence, elle amène toujours après elle un grand nombre de déconfitures. Les faillites se multiplient dans le commerce ; les maisons les plus embarrassées s’écroulent, et celles mêmes qui se tiennent debout essuient encore de notables pertes. D’autre part, comme les fonds publics subissent une dépréciation correspondante à celle qui atteint les autres valeurs, aux faillites du commerce se joignent les désastres de la bourse. Par une dernière conséquence du même phénomène, un grand nombre d’ateliers suspendent ou ralentissent leurs travaux, laissant une partie de leurs ouvriers sur le pavé. Ainsi le travail souffre et les salaires baissent, les rentes fléchissent, les marchandises se vendent à perte ou demeurent invendues ; toutes les classes de la société sont atteintes : c’est, pendant que la crise dure, une sorte de désarroi universel.

Ce dérangement des affaires ne doit être que passager ; autrement ce ne serait plus une simple crise ; ce serait une maladie chronique, qui entraînerait promptement la ruine ou le dépérissement du pays qui en serait atteint.

Les crises commerciales, telles que nous venons de les définir, semblent appartenir exclusivement aux temps modernes. C’est surtout dans le siècle présent qu’on les a vues se renouveler fréquemment en Europe, notamment en Angleterre et en France, où elles sont devenues presque périodiques. Ce n’est pas que dans les temps antérieurs le commerce et l’industrie n’aient eu souvent beaucoup à souffrir des commotions politiques, des guerres étrangères ou civiles, et des fléaux de tous les genres qui désolaient l’humanité. Mais le mal ne s’y déclarait pas tout à coup par une explosion violente et générale. Il se faisait sentir au contraire, par degrés, de proche en proche, à mesure que s’étendaient les ravages de la guerre ou des autres fléaux dont il était la suite. Il allait souvent beaucoup plus loin qu’il ne le fait communément de nos jours, au point de réduire les populations à un état de dénuement semblable à celui où l’on a vu naguère, par exception, les populations de la malheureuse Irlande : mais on n’y remarquait jamais cette soudaineté, cet éclat qui font le caractère essentiel des crises. Aussi peut-on dire avec assez d’assurance que les crises commerciales sont des phénomènes particuliers à notre temps.

Il est facile de se rendre compte de cette circonstance. Elle tient essentiellement au développement du crédit, dont l’existence est toute moderne. Si le crédit n’était pas absolument inconnu dans les temps antérieurs, il était du moins renfermé dans des limites si étroites, qu’il n’exerçait qu’une faible influence sur le mouvement général de la circulation. De nos jours, au contraire, il s’est tellement développé et étendu, surtout dans quelques pays plus avancés, par exemple en Angleterre, que presque toutes les opérations du commerce y roulent sur le crédit. Dans cet état, on comprend que les mêmes causes de perturbation doivent produire sur le commerce un effet plus brusque et plus soudain. Lorsque les affaires ne se traitent ordinairement qu’argent comptant, ou produit contre produit, il ne faut guère moins que des violences physiques ou un défaut absolu de sécurité pour en arrêter la marche. Or il n’est pas dans la nature des choses qu’un système de violences s’étende brusquement sur la surface d’un grand pays, ni même que l’insécurité y succède tout à coup à une sécurité générale. Le progrès du mal est donc toujours dans ce cas graduel et assez lent. Mais lorsque la plupart des affaires commerciales se nouent et se dénouent par le crédit, que la confiance mutuelle des contractants en est par conséquent un élément nécessaire, il suffit qu’à un moment donné une commotion quelconque ébranle cette confiance, et fasse douter de l’exécution future des engagements contractés, pour qu’à l’instant les transactions s’arrêtent. Dans cette situation, il ne faut pas s’étonner que le mal se propage rapidement, comme une traînée de poudre, et qu’il enveloppe en quelques instants le commerce tout entier.

C’est ce qui explique dans une certaine mesure, et sauf à se rendre compte des causes ordinaires de ces événements, comment les pays qui jouissent du plus grand crédit sont ordinairement les plus exposés aux crises commerciales, et comment elles s’y manifestent communément avec plus d’intensité qu’ailleurs. Comme il s’y traite un bien plus grand nombre d’affaires à crédit, l’interruption déterminée par la disparition de la confiance y est aussi plus générale. Ce n’est pas qu’elle puisse en aucun cas être absolue. Il y a toujours dans tout pays un grand nombre de transactions nécessaires, indispensables, parce qu’elles se rapportent aux premiers besoins des hommes, et dont aucun accident ne peut arrêter le cours. Il n’arrive guère, d’ailleurs, que le crédit disparaisse entièrement, bien qu’il puisse être profondément altéré pour quelque temps. Mais il n’en est pas moins dans la nature des choses, et il est, en outre, constant en fait, que c’est dans les pays qui jouissent du crédit le plus large que l’influence des crises commerciales se fait le plus vivement sentir.

C’est surtout dans ces mêmes pays qu’on voit quelquefois ces sortes de perturbations se déclarer sans cause apparente, ou du moins sans qu’aucun fait extérieur, étranger au commerce, soit venu troubler matériellement ses relations. Dans les temps antérieurs, quand le mouvement des affaires s’arrêtait, il était toujours facile de déterminer la cause de ce désordre. C’était ordinairement le résultat d’une révolution intérieure, d’une invasion étrangère, d’une grande disette, d’une épidémie, ou de quelque autre fléau visible dont l’influence toute physique se faisait clairement apercevoir. Mais dans les temps modernes, on a vu souvent, au moins dans les pays où le crédit règne, le cours des affaires commerciales se troubler tout à coup sans qu’aucun événement de ce genre se fût produit. L’Angleterre, par exemple, jouissait d’une paix profonde et aucune calamité physique ne l’affligeait, lorsque éclata la terrible crise de 1825-26, qui exerça chez elle de si cruels ravages. Il en était de même en 1837, lorsque l’Angleterre, la France et l’Union américaine, ébranlées à la fois par une sorte de commotion électrique, virent pour un temps le mouvement des affaires comme suspendu. Quelle était dans ces deux cas, et quelques autres semblables, la cause de ce désordre ? Quelle qu’elle fût, et nous aurons à l’examiner tout à l’heure, il est évident qu’elle n’était pas extérieure, mais inhérente aux opérations mêmes du commerce, ou à la constitution intime du crédit. Le dérangement des affaires était, pour ainsi dire, spontané, et c’est cette spontanéité des crises commerciales qui constitue précisément un des phénomènes les plus curieux de notre temps.

En voyant la coïncidence de ces accidents malheureux avec le développement du crédit, on en a conclu quelquefois que l’usage du crédit est en lui-même un mal, ou que c’est là du moins pour le commerce un auxiliaire perfide, qui lui fait toujours payer trop cher les services qu’il lui rend. Assurément la conclusion n’était pas juste. Pour qu’elle le fût, il faudrait supposer que l’explosion d’une crise commerciale fait perdre à un pays plus qu’il n’a gagné par l’usage du crédit dans les temps calmes ; mais l’hypothèse répugne à la raison, d’autant mieux qu’après tout, la crise n’est au fond qu’une disparition momentanée du crédit ; qu’elle ne trouble pas d’autres relations que celles mêmes que le crédit a formées, puisque toutes celles qui se consomment par l’emploi du numéraire demeurent intactes, et qu’il n’en résulte, en conséquence, qu’une suspension plus ou moins longue, plus ou moins entière des avantages mêmes dont le crédit était la source. Qu’on nous permette, au surplus, de rappeler à ce propos ce que nous avons dit ailleurs sur le même sujet.

« Les crises commerciales, telles qu’on les voit se produire quelquefois, ne sont généralement pas autre chose que des disparitions momentanées du crédit. Cela étant, il est naturel qu’elles n’arrivent jamais que là où le crédit existe, par la raison bien simple qu’on ne peut perdre que ce qu’on a. Il semble naturel aussi que lorsqu’elles se déclarent, la secousse soit d’autant plus forte que le crédit est plus large. Il y a longtemps que les philosophes l’ont dit : Il n’y a que ceux qui possèdent qui soient exposés à perdre, et ce sont précisément ceux qui possèdent le plus qui sont exposés aux pertes les plus grandes. Voilà pourquoi les pays les plus riches, les plus favorisés par le crédit, sont plus sujets que les autres à ces perturbations qu’on appelle crises commerciales. Est-ce à dire que le crédit soit pour eux une source de mal ? De ce qu’ils sont exposés à le perdre de temps en temps, pendant quelques mauvais jours, est-ce à dire qu’ils ont tort de s’en servir quand ils le peuvent, d’en profiter quand il existe ? Quand même ils seraient exposés, ce qui n’est pas, à le voir disparaître une fois sans retour, auraient-ils tort de jouir en attendant de ses bienfaits ? Ce serait l’avis des moralistes qui ont prêché le mépris des richesses ; est-ce celui des économistes et des hommes d’État ? À ce compte, ils ne devraient pas repousser le crédit seulement, mais tout ce qui fait la richesse des particuliers et la richesse publique. Pour ne pas laisser les hommes exposés aux atteintes de la fortune, ils devraient les ramener à la simplicité de l’âge d’or ; pour ne pas laisser les cultivateurs exposés aux ravages de la grêle, ils devraient leur défendre de cultiver les champs[1]. »

Il semble qu’au lieu de se faire des crises commerciales une arme contre l’usage même du crédit, on devrait plutôt, tout en les déplorant et en s’efforçant de les conjurer si c’est possible, les considérer comme donnant la juste mesure des avantages que le crédit assure tant qu’il existe. S’il est vrai qu’une perturbation de ce genre, quand elle n’a pas de cause extérieure qui la complique, n’est pas autre chose en somme que la suspension momentanée des opérations qui roulent sur le crédit, le malaise même qu’elle engendre est une preuve de la fécondité de cet agent puissant. Par le vide qu’il laisse dans les relations commerciales alors qu’il s’en retire, on doit se faire une idée de la place qu’il y occupait précédemment et de l’étendue des avantages qu’on lui devait. Après tout, en effet, l’unique résultat de sa retraite est de ramener brusquement la société au point où elle se serait trouvée en tout temps si elle avait toujours été privée de son concours. Toutes les transactions qui s’accomplissent à l’aide du numéraire se poursuivent comme auparavant ; celles-là seules sont interrompues dont le crédit était la base ; la société n’a donc perdu, en réalité, que ce qu’elle devait au crédit, tout en conservant l’espoir de le recouvrer plus tard. Plus la crise est intense, plus haute doit être l’idée qu’elle se forme de la puissance de cet agent, et loin de conclure des éclipses accidentelles auxquelles il est sujet, qu’elle doit y renoncer pour toujours, elle ne doit songer qu’à le rappeler dans le présent, en s’efforçant de l’affermir davantage dans l’avenir.

Il n’en est pas moins vrai que les crises commerciales sont pour les sociétés modernes de cruelles épreuves. Il est douloureux pour elles de voir se perdre tout à coup, sans cause apparente, tant d’avantages dont elles étaient en possession. Les crises passent, il est vrai ; elles ont même ordinairement une durée assez limitée quand aucune circonstance extérieure ne les complique ; mais si courtes qu’elles soient, elles n’en laissent pas moins des traces cruelles de leur passage. Un grand nombre de fortunes particulières s’abîment, et toutes les autres sont plus ou moins atteintes. Une partie de la société voit s’anéantir en quelques jours le fruit de plusieurs années d’épargnes ; et souvent aussi, à la suite de ces désastres qui déjouent ordinairement les calculs de la prudence humaine, la démoralisation se jette parmi les travailleurs. Il est donc du plus haut intérêt d’étudier les causes de ces accidents funestes, afin de parvenir, s’il est possible, à en détourner l’effet.

Il n’est jamais bien difficile d’en rendre compte lorsqu’ils sont dus à quelque événement grave survenu dans le monde, en dehors du cercle des opérations commerciales. Toute commotion politique assez violente pour jeter le désordre dans la société trouble naturellement les opérations du commerce, et détermine une crise. C’est ainsi qu’en France les révolutions de 1830 et de 1848 ont été suivies l’une et l’autre d’une longue perturbation, dont le commerce tout entier s’est ressenti. De semblables effets peuvent même être produits quelquefois par un événement très heureux en soi, mais qui change trop brusquement et d’une manière trop générale l’ordre des relations précédemment établies. C’est ainsi que la paix de 1814, si heureuse qu’elle fût pour toute l’Europe, et pour l’Angleterre en particulier, a déterminé dans ce dernier pays une crise profonde, par cela seul qu’elle devait imprimer aux opérations du commerce une marche entièrement nouvelle, et rompre le cours de celles qui avaient été précédemment suivies. Mais dans des cas semblables, répétons-le, il n’y a pas lieu de rechercher les causes du mal puisque ces causes frappent les yeux, et il est d’autant moins nécessaire pour nous de nous y arrêter, que l’origine des crises de ce genre étant toute politique, c’est dans les régions politiques qu’il faudrait en chercher le remède, si ce remède existe.

Occupons-nous donc seulement de ces crises pour ainsi dire spontanées, dont la cause originaire, quelle qu’elle soit, est dans le commerce même. On en compte un grand nombre de cette sorte depuis le commencement du siècle, et nous avons déjà fait remarquer que le retour en est presque périodique. Les époques s’en échelonnent, en effet, pour la France, de la manière suivante : 1811, 1819, 1825, 1830-31, 1837 et 1846. Nous comprenons ici au nombre des crises spontanées celle de 1830, quoiqu’elle ait eu pour cause déterminante une commotion politique, parce que les événements politiques n’ont guère fait, dans ce cas, qu’aggraver des embarras commerciaux qui se manifestaient déjà, et qui allaient se résoudre d’eux-mêmes en quelque catastrophe. Les dates sont à peu près les mêmes pour l’Angleterre, surtout depuis la paix. Depuis ce temps, en effet, les intérêts des peuples commerçants étant devenus solidaires, et leur existence commerciale à bien des égards commune, ils ont subi les mêmes influences, bonnes ou mauvaises, quoique ces influences aient été plus ou moins prononcées pour chacun d’eux, selon que leur crédit était plus ou moins étendu.

On a souvent cherché à se rendre compte de ces catastrophes singulières, d’autant plus étranges qu’elles éclatent souvent au milieu des symptômes les plus significatifs de la prospérité. Comme elles sont contemporaines du développement de la grande industrie manufacturière, dont l’existence en Europe date à peine d’un siècle, même pour les pays les plus avancés, ainsi que de l’établissement des grandes institutions de crédit, qui sont toutes aussi de création assez récente, on les a naturellement rattachées tour à tour à ces deux phénomènes, avec lesquels il est d’ailleurs difficile de méconnaître qu’elles n’aient souvent quelque connexité. On a donc généralement résumé ainsi les causes ordinaires des crises commerciales proprement dites : développement excessif ou fausse direction des forces productives dans les manufactures ; abus du crédit, favorisé par les institutions de banque. À ces deux causes, qui se lient souvent l’une à l’autre, on en ajoute encore une troisième, l’excès des spéculations commerciales ; mais cette dernière circonstance se rattache si étroitement, dans la pensée même de ceux qui l’allèguent, à l’abus du crédit, qu’il est difficile d’en faire une cause spéciale et distincte.

Voyons maintenant comment, à l’aide de ces hypothèses ou de ces faits, on explique les crises commerciales les plus célèbres. Écoutons d’abord J.-B. Say, qui rend compte de la manière suivante de celle qui éclata en Angleterre en 1825. C’est peut-être celle qui a fixé le plus souvent l’attention des publicistes.

« La crise commerciale qui a eu lieu en Angleterre est propre à faire sentir les inconvénients qui peuvent naître de cette faculté illimitée de multiplier l’agent de la circulation. Les banques ont abusé de cette facilité et se sont servies de leurs billets pour escompter une trop grande quantité d’effets de commerce. Les chefs de beaucoup d’entreprises ont pu, au moyen de ces escomptes, donner à leurs entreprises une extension disproportionnée avec leurs capitaux. La multiplication de l’agent de la circulation a fait tomber la valeur de l’or qui doit légalement s’y trouver. Une livre sterling en or, valant dès ce moment un peu plus qu’une livre sterling en billets, les porteurs de billets se sont précipités à la banque pour se faire rembourser. M. Senior, professeur d’économie politique à l’université d’Oxford, assure que l’exportation de l’or, dans la seule année 1824, s’est élevée à 4 400 000 livres sterling. La banque, obligée par les lois à rembourser ses billets en numéraire métallique, s’est vue contrainte de racheter de l’or, à tout prix, et de le faire frapper en monnaie avec des pertes et des frais considérables ; pour éviter ces pertes ; elle a fait rentrer ses billets, et a cessé d’en mettre de nouveaux en circulation. Il a donc fallu qu’elle cessât d’escompter des effets de commerce. Les banques provinciales ont été contraintes par suite d’en faire autant, et le commerce s’est trouvé privé tout à coup des avances sur lesquelles il avait compté, soit pour former des entreprises nouvelles, soit pour donner plus d’extension aux anciennes. À mesure que l’échéance arrivait des engagements que les négociants avaient escomptés, ils ont dû les acquitter ; et ne trouvant plus d’avances chez les banquiers, chacun a été forcé d’user de toutes les ressources dont il pouvait disposer ; on a vendu des marchandises pour la moitié de ce qu’elles avaient coûté ; on n’a trouvé à vendre le fonds des entreprises pour aucun prix ; toute espèce de marchandises ayant baissé au-dessous de leurs frais de production, une multitude d’ouvriers sont restés sans ouvrage ; beaucoup de faillites se sont déclarées parmi les négociants et parmi les banquiers, qui, ayant mis dans la circulation des billets au porteur pour une somme plus forte que celle dont pouvait répondre leur fortune personnelle, n’avaient plus pour gage de leurs émissions que des engagements de particuliers dont plusieurs étaient faillis[2]. »

Il y a certainement un côté vrai dans ces explications. Il est constant, par exemple, en fait, que la crise avait été précédée, sinon d’émissions exagérées de billets, ce qui est contestable, au moins d’escomptes excessifs de la part des banques publiques, c’est-à-dire d’escomptes fort supérieurs à ceux des années antérieures. Il n’est pas moins certain que l’esprit de spéculation, favorisé sans doute par cette abondance des escomptes, s’était donné carrière, et que le commerce s’était jeté dans des voies aventureuses, où il courait de lui-même pour ainsi dire au-devant des désastres. Mais ces explications ne sont évidemment pas suffisantes ; car il resterait toujours à demander quel était le premier mobile, la cause originaire de cet abus et des spéculations aventureuses qui en étaient la suite. Il y a d’ailleurs dans le passage que nous venons de citer une erreur de fait assez grave, et qu’il importe d’autant plus de relever qu’elle se reproduit très fréquemment.

Suivant J.-B. Say, qui ne fait en cela que se rendre l’écho d’une opinion fort commune, la crise se serait manifestée en cela d’abord, qu’il y aurait eu de la part du public ce que les Anglais appellent a run upon the bank, c’est-à-dire que les porteurs de billets de banque se seraient précipités en masse pour le remboursement. Les porteurs de billets, dit-il, se sont précipités à la banque pour se faire rembourser, et c’est là ce qui, en épuisant la caisse de cet établissement, l’aurait mis hors d’état de continuer les escomptes. En fait, rien n’est plus inexact. Nous l’avons dit ailleurs, les crises commerciales ne revêtent pas ordinairement ce caractère : il n’est pas vrai, quoiqu’on le répète sans cesse, que dans ce cas le public se précipite en masse pour le remboursement des billets. Si cela était, il en résulterait naturellement que la somme des billets en circulation serait, dans ces moments critiques, beaucoup moins considérable qu’elle ne l’est en d’autres temps. Eh bien ! c’est ordinairement le contraire qui arrive ; c’est-à-dire que le montant total de la circulation excède presque toujours, dans de tels moments, le chiffre ordinaire ou normal. On s’en convaincra, pour ce qui concerne particulièrement la crise de 1825, par la seule inspection du tableau suivant

CIRCULATION DE LA BANQUE DE LONDRES.
  BILLETS
DATES. de moins de 5 livres. de plus de 5 livres.
Août 1822 856 330 16 609 460
Février 1823 681 500 17 710 740
Août 1823 548 480 18 682 760
Février 1824 486 150 19 230 860
Août 1824 443 140 19 688 980
Février 1825 416 730 20 337 030
Août 1825 896 343 19 002 500
Février 1826 1 375 250 24 092 660

C’est en 1825 que la crise a éclaté, et c’est au commencement de 1826 qu’elle est arrivée à son maximum d’intensité. Si l’hypothèse sur laquelle on raisonne était exacte, on aurait donc vu le chiffre total des billets en circulation tomber considérablement en 1825 et descendre au plus bas au commencement de 1826. Au lieu de cela nous voyons, au contraire, que ce chiffre s’élève à mesure que la crise devient plus forte. D’un peu plus de 17 millions de livres en 1822, il arrive à plus de 20 millions en 1825 (billets de plus de 5 liv. et de moins de 5 liv. compris), et à plus de 25 millions en février 1826.

Il semble qu’en présence de faits aussi significatifs, assez concordants d’ailleurs avec ceux qui se sont produits dans toutes les autres circonstances semblables, on devrait renoncer à répéter sans cesse, comme on le fait, que c’est dans ce cas l’empressement du public à demander le remboursement des billets qui détermine les catastrophes. S’il est vrai qu’alors l’encaisse des banques publiques s’épuise, et il n’est pas douteux qu’il en soit ainsi, ce n’est donc pas parce qu’on exige d’elles plus qu’à l’ordinaire le remboursement de leurs billets ; c’est uniquement parce qu’on leur demande le remboursement des dépôts en compte courant dont elles sont également débitrices. Quant à elles, le résultat est le même, si l’on veut ; mais comme il procède d’un principe tout différent, il doit conduire à expliquer autrement qu’on ne le fait d’ordinaire le phénomène qui nous occupe.

Cette même crise de 1825 a été expliquée d’une manière un peu différente, quoique à bien des égards semblable, et qui ne nous parait pas plus satisfaisante, par un écrivain anglais d’ailleurs fort compétent en ces matières, M. J. Wilson, qui a été longtemps le rédacteur en chef de l’Economist. Suivant M. Wilson, il faudrait attribuer le mal simplement à une sorte de fièvre de spéculation qui se serait emparée des têtes à un moment donné, non pas absolument sans cause, mais sans autre cause que l’apparence séduisante de certaines opérations.

« Dans le cours de l’année 1824, dit-il, deux sortes de circonstances tendirent à produire une excitation à la spéculation. Le grand succès qui avait suivi tous les prêts faits pendant les cinq années antérieures aux divers États du continent, sauf une seule exception, et le haut prix auquel les fonds étrangers s’étaient élevés, avaient créé parmi nos capitalistes un grand appétit pour de semblables placements. Quelques circonstances contribuèrent aussi à mettre les mines étrangères dans un jour favorable. Mais l’un des faits les plus importants, comme ayant influé finalement sur la panique de 1825, et donnant à cette crise un caractère distinct, c’est que les importations de marchandises furent généralement faibles en 1824, et à peine égales à la consommation, en sorte qu’il se manifesta une hausse considérable dans le prix, spécialement vers la fin de l’année. Toutes ces circonstances concoururent, vers la fin de 1824, à faire naître la fièvre de la spéculation dans les premiers mois de 1825[3]. »

Ainsi l’excitation produite par l’apparence flatteuse de certaines entreprises ; voilà l’unique circonstance qui aurait égaré à la fois toutes les têtes, et produit comme conséquence un désarroi universel. Mais ce qui prouve clairement qu’il y avait à cette fièvre de spéculation une cause plus générale, c’est la variété même des objets auxquels elle s’attacha. En voici l’énumération d’après le même écrivain :

1° Spéculation sur les emprunts étrangers ;

2° Spéculation sur l’exploitation des mines étrangères ;

3° Spéculation, dans le pays même, sur les terres et les propriétés, qui montèrent soudainement à des prix très élevés, particulièrement dans le voisinage des grandes villes ;

4° Spéculation dans les compagnies de divers genres, ayant pour objet les mines, les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les assurances, les prêts, etc. ;

5° Spéculation sur les marchandises de tous les genres.

Il n’est guère possible, on en conviendra, que le même esprit se soit manifesté à la fois dans tant de directions différentes, s’il n’avait pas été éveillé par une cause générale et commune. C’est donc cette cause première qu’il faudrait indiquer, et ce qui précède ne la donne pas. Que l’abus du crédit se révèle à l’approche de chacune des crises commerciales qui ont éclaté depuis le commencement du siècle, et qu’il en soit une cause déterminante, cela n’est pas douteux. Il n’est pas douteux non plus que des spéculations excessives n’aient marqué chacune de ces époques et n’aient eu une grande part dans les désordres qui ont éclaté. Mais il reste toujours à expliquer d’où vient l’abus du crédit, et pourquoi l’esprit de spéculation s’empare, à un moment donné, de toutes les têtes. Dire que ce sont des fièvres qui font irruption, c’est ne rien dire ou se payer de mots ; il n’est pas naturel que des maladies de ce genre se déclarent sans être provoquées ; et ce qui achève de montrer qu’il y a là une cause secrète, toujours agissante, c’est que le retour de ces calamités est presque périodique.

Nous croyons avoir trouvé une explication plus satisfaisante et plus complète dans la mauvaise constitution du crédit, c’est-à-dire, pour exprimer plus clairement notre pensée, dans l’existence des banques privilégiées et dans la manière dont ces banques privilégiées fonctionnent. Nous allons tâcher de rendre cette vérité sensible ; mais rappelons d’abord les faits.

On a déjà vu qu’il n’est pas exact de dire que, dans les moments de crise, le public se porte en masse vers les banques pour obtenir le remboursement de leurs billets. Cela ne s’est guère vu que dans des cas tout à fait exceptionnels, comme, par exemple, lors d’une révolution politique ou d’une invasion étrangère, qui mettait en doute l’existence future de ces institutions. Mais ce qui est vrai, c’est qu’un grand nombre de particuliers se portent alors vers ces mêmes banques pour en retirer les fonds qu’ils y avaient laissés en compte-courant, et que le montant de ces dépôts, qui est ordinairement considérable, diminue rapidement. Ce qui est encore vrai, c’est qu’à mesure que le montant des dépôts décroît, le chiffre des escomptes s’élève, de manière que l’encaisse métallique, entamé doublement, et par le retrait des dépôts et par l’augmentation des escomptes, décline à vue d’œil.

Établissons ces nouvelles vérités par quelques chiffres.

Aux approches de la crise de 1825 et 1826, au mois d’août 1824, le montant des sommes remises en dépôt à la banque de Londres, tant par les particuliers que par le gouvernement, était de 10 007 850 liv. st. Il s’élevait même à un chiffre un peu plus haut, 10 168 780 liv. st., au mois de février 1825, alors que la crise allait se déclarer. Mais au mois d’août suivant, il n’était plus que de 6 410 560 liv. st., ce qui donne une décroissance de près de 4 millions de livres en six mois. Dans le même temps le chiffre des escomptes s’accroissait rapidement. Ainsi le portefeuille de la banque, qui n’était que de 17 467 370 liv. au mois d’août 1823, s’élevait déjà à 20 904 550 liv. en août 1824, à 25 106 050 liv. en août 1825, pour atteindre au mois de février suivant, c’est-à-dire au plus fort de la crise, le chiffre énorme de 32 918 580 liv.

Des faits pareils se remarquent dans toutes les autres circonstances semblables. Aux approches de la crise de 1837, et pendant tout le temps de sa durée, la circulation de la banque de Londres a très peu varié. Loin d’y trouver un vide, on y remarque plutôt une légère augmentation. Voici les chiffres à cinq époques différentes à partir de 1833 :

  Années. Circulation.
31 décembre. 1833 17 469 000 liv.
28   id. 1834 17 070 000
26   id. 1835 16 564 000
13   id. 1836 17 361 000
12 février. 1837 17 868 000

Cette circulation était donc un peu plus considérable au commencement de 1837, au plus fort de la crise, qu’elle ne l’avait été précédemment ; ce qui témoigne de nouveau que le public, loin de manifester cet empressement qu’on lui suppose à demander à la banque le remboursement de ses billets, était plutôt disposé à en accepter un plus grand nombre. Mais le montant des dépôts, qui était de 20 millions 370 mille livres en décembre 1835, était tombé à 13 millions 330 mille en décembre 1836. D’autre part, le chiffre des avances faites par la banque, quoique très variable pendant plusieurs années, s’était en somme considérablement accru. De 24 millions 567 mille livres au mois de décembre 1833, il s’était élevé à 31 millions 85 mille en février 1837 ; et c’est ainsi que l’encaisse métallique, qui ne s’élevait pas à moins de 10 millions 200 mille livres en décembre 1833, était tombé, en février 1837, à 4 millions 32 mille livres.

Si l’on passe de l’Angleterre à la France, on y trouve des faits parfaitement concordants avec ceux qu’on vient de voir. Durant la crise de 1846-47, l’une des plus graves que la France ait éprouvées en faisant abstraction de celles qui ont eu un caractère politique, la circulation de la banque de France n’a pas fléchi ; au contraire, la moyenne en a été supérieure à celle des années précédentes ; ce qui prouve qu’en France comme en Angleterre, ce n’est pas l’empressement du public à réclamer le remboursement des billets qui détermine la catastrophe. Mais pendant que le chiffre de la circulation se maintenait, celui des dépôts déclinait sensiblement ; et dans le même temps, la somme des avances faites par la banque, sous forme d’escompte ou autrement, devenait chaque jour plus forte. Décroissance rapide des dépôts, accroissement notable des escomptes ; telles sont les circonstances caractéristiques que l’on remarque dans cette crise de 1846 comme dans toutes les autres ; et c’est là ce qui en amène, comme toujours, le résultat final. En effet, les réserves métalliques des banques venant ainsi à s’épuiser doublement, et par l’accroissement des avances qu’elles sont amenées à faire, et par le retrait des dépôts qu’on leur a confiés, elles se voient bientôt contraintes, sous peine de succomber elles-mêmes, de resserrer leurs crédits, sinon de les supprimer entièrement.

Après avoir ainsi rétabli les faits dans leur exactitude, il nous sera plus facile de les rattacher à leur cause première. Cette cause n’est autre, avons-nous dit, que le monopole exercé par certaines banques privilégiées ; d’où résulte, en temps ordinaire, un engorgement des fonds provenant de l’épargne, et après quelques années une sorte de débordement de ces mêmes fonds, qui cherchent leur emploi en dépit des obstacles qu’on leur oppose. C’est ce qu’il faut tâcher de rendre plus sensible.

Supposons un état de choses où il n’existe aucune banque publique autorisée à émettre des billets au porteur et à vue. Que deviennent dans ce cas les fonds provenant des épargnes des particuliers ? L’emploi en est difficile, comme il l’est toujours quand il n’existe pas de grands établissements capables de recueillir ces fonds et de les faire fructifier. On peut voir ce que nous avons dit sur ce sujet à l’article BANQUE. Mais si difficile et si pénible que soit l’emploi de ces fonds, il s’en utilise toujours une certaine partie, et nulle part ils ne s’engorgent au point de créer un danger public. Les entrepreneurs d’industrie, c’est-à-dire ceux qui possèdent un établissement en propre, s’efforcent de faire entrer leurs économies, à mesure qu’elles se forment, dans le courant de leurs affaires, qu’ils agrandissent en conséquence. Quant à ceux qui n’ont pas d’établissement en propre, et c’est toujours le plus grand nombre, ils se trouvent plus embarrassés. Ils sont ordinairement réduits à garder leurs économies par devers eux, dans des coffres ou dans des escarcelles, jusqu’à ce que le chiffre s’en élève assez haut pour leur permettre d’acquérir une petite propriété, et plus souvent encore ils les dissipent faute d’emploi immédiat. Quelques-uns cependant les placent chez des banquiers particuliers, lesquels payent ordinairement un intérêt des fonds qu’on leur confie, se réservant de les prêter eux-mêmes au commerce, par la voie de l’escompte ou autrement, moyennant un intérêt supérieur à celui qu’ils accordent eux-mêmes. Il existe, en outre, dans cet état des choses, en dehors des banquiers proprement dits, un certain nombre d’escompteurs particuliers, qui font profession d’utiliser leurs capitaux propres en escomptant le papier commercial qu’on leur présente. Ce sont ordinairement d’anciens négociants retirés des affaires, qui trouvent commode de faire valoir, par le moyen de l’escompte, la fortune qu’ils ont acquise. Le papier qu’ils escomptent de préférence est presque toujours celui des négociants avec lesquels ils ont été autrefois en relations d’affaires, ou qui sont engagés dans la profession d’où ils sortent, parce qu’ils sont mieux en état d’en apprécier la valeur.

Voilà ce qui se passe dans tout pays commerçant où il n’existe pas de banque privilégiée, ni de banque publique d’aucune espèce. C’était la situation de l’Angleterre et de la France avant l’institution des banques de Londres et de Paris. C’est encore celle de tout pays où il n’existe pas d’établissement de cette sorte. Dans cet état, l’aménagement des fonds provenant de l’épargne est irrégulier et imparfait. On le comprend sans peine, et nous l’avons déjà suffisamment expliqué ailleurs (V. BANQUE). Un grand nombre d’économies se perdent faute d’emploi. De plus, le taux de l’intérêt est élevé ; car les banquiers particuliers, aussi bien que les négociants escompteurs, opérant toujours fort irrégulièrement et sur une très petite échelle, sont forcés de percevoir un intérêt assez fort pour maintenir leur position. C’est donc une situation fort inférieure à celle d’un pays où l’on pourrait créer librement de grandes institutions de banque ; mais comme, après tout, les agglomérations de capitaux d’une certaine importance peuvent toujours y être utilisées par l’escompte ou autrement, il n’y a jamais là d’engorgement sérieux à redouter.

Il n’en est plus de même là où il existe une banque publique privilégiée. Le premier soin d’un établissement de ce genre, c’est de faire aux banquiers particuliers et aux négociants escompteurs une concurrence inégale, qu’il n’est pas possible à ces derniers de soutenir. Muni comme il l’est, par privilège spécial et exclusif, du droit d’émettre des billets au porteur et à vue, et d’augmenter, sans aucun sacrifice d’intérêts, la somme des capitaux dont il disposé, en levant gratuitement, par ses émissions, d’autres capitaux sur le public, il se trouve en mesure d’opérer l’escompte à un taux fort inférieur à celui des maisons particulières, tout en réalisant encore des bénéfices beaucoup plus forts.

Supposons, en effet qu’avant l’établissement de cette banque privilégiée le taux ordinaire de l’escompte fût de 6 pour 100. Ce n’était qu’un taux d’intérêt suffisant pour permettre aux négociants escompteurs de s’assurer un profit raisonnable de leurs fonds. En escomptant à 6, ils n’obtenaient, en effet, en dernière analyse, qu’un profit moindre, puisqu’ils avaient toujours à déduire les faux frais, les pertes de temps et d’intérêts résultant du chômage accidentel de leurs capitaux, sans compter les pertes effectives auxquelles ils étaient exposés par le non remboursement de leurs créances. Quant aux banquiers particuliers, obligés comme ils l’étaient, pour attirer à eux les épargnes disponibles, de servir un intérêt raisonnable à ceux qui leur confiaient leurs fonds, ils ne pouvaient guère non plus escompter à moins de 6 pour 100 sans se constituer en perte, ou sans tarir la source même de leurs profits. Mais pour une banque munie, par privilège, du droit d’émettre des billets au porteur et à vue, c’est autre chose. Admettant, par hypothèse, qu’elle possède en propre un capital de 50 millions, si, en vertu du privilège dont elle jouit, elle peut mettre dans la circulation une valeur de 100 millions en billets, ce qui n’a rien d’excessif comme l’expérience le prouve, elle se verra en état de porter à 150 millions le chiffre total de ses avances. Rien ne l’empêchera donc de réduire immédiatement à 4 pour 100 le taux de ses escomptes, et à ces conditions, tout à fait insoutenables pour les escompteurs particuliers, elle réalisera encore un profit de 12 pour 100 sur son capital effectif. Il faut, il est vrai, qu’une banque de ce genre garde en caisse quelques réserves pour faire face au remboursement de ses billets à mesure qu’ils se présentent. Elle a, en outre, des frais d’administration à supporter ; mais on va voir que l’influence exercée par ses opérations a pour effet de lui créer immédiatement d’autres ressources, et il demeure constant que, dans cette situation, une banque peut effectuer l’escompte à 4 pour 100, tout en réalisant un taux d’intérêt trois ou quatre fois plus fort sur son capital effectif.

En présence d’un établissement fonctionnant avec de tels avantages, on le comprend, la position des négociants escompteurs n’est plus tenable. Ils ne pourraient rivaliser avec la banque privilégiée qu’en se contentant de percevoir de leurs fonds, après beaucoup de peines et de dangers, un taux d’intérêt insignifiant ; et ils auraient d’autant plus à souffrir dans cette concurrence inégale, que cette banque, qui les domine de bien loin par son importance et par la régularité de ses escomptes, leur enlèverait toujours les meilleures valeurs commerciales, et ne leur laisserait que ses rebuts. La position des banquiers particuliers n’est guère meilleure. Quelle apparence, en effets, qu’ils puissent escompter régulièrement à 4 pour 100, tout en payant sur les fonds dont on les fait dépositaires un intérêt suffisant pour les fixer chez eux ? Aussi est-il vrai que partout où il s’établit une banque privilégiée, les négociants escompteurs disparaissent. Pour les banquiers particuliers, ils s’y bornent en général à servir d’intermédiaires entre la banque et le public. S’il en est çà et là quelques-uns, des mieux posés, qui opèrent encore l’escompte des effets de commerce pour leur propre compte, c’est en général à l’aide de capitaux flottants, sur lesquels ils ne payent que peu ou point d’intérêt, mais dont ils ne disposent aussi que très éventuellement, en attendant que les détenteurs en aient trouvé l’emploi.

Que deviennent cependant, dans ce nouvel état des choses, ces capitaux qui précédemment s’en allaient au commerce par la voie des négociants escompteurs ou des banquiers particuliers ? Ils s’accumulent et ils s’engorgent. Les détenteurs en cherchent bien ailleurs le placement, soit dans l’acquisition de propriétés immobilières, soit dans l’achat des bons du trésor, soit enfin dans les commandites : mais le nombre de ces placements n’est pas indéfini, il ne s’accroît pas tout à coup en raison de la masse des capitaux disponibles. II n’y a que l’industrie et le commerce qui puissent offrir aux capitaux provenant de l’épargne un débouché indéfini et un emploi constant. Or ce débouché leur étant désormais fermé, comme on vient de le voir, en conséquence des opérations de la banque privilégiée, il y en a toujours une masse plus ou moins considérable qui demeure sans emploi. Ils s’accumulent même d’autant plus vite, que la banque, par l’abondance de ses escomptes et la modération de l’intérêt qu’elle exige, a donné au commerce de plus grandes facilités.

Comme il faut cependant que ces fonds déclassés se logent quelque part, même en attendant un emploi effectif, on en dépose ordinairement une partie, moyennant un intérêt très bas, chez les banquiers particuliers, et une autre partie, souvent encore plus forte, dans les mains mêmes de la banque privilégiée. C’est ce qui permet à cet établissement de porter encore plus haut le montant total de ses escomptes, en rendant entièrement disponibles et ses capitaux propres, et ceux qu’il s’est créés artificiellement par l’émission de ses billets.

C’est ici qu’apparaît une situation doublement fausse et à tous égards pleine de périls. Nous voyons, d’un côté, une masse de capitaux flottants, en quête de placements avantageux qu’ils ne trouvent pas, et frappés comme de stérilité entre les mains de leurs possesseurs. D’un autre côté, une banque privilégiée qui, non contente d’employer utilement ses propres capitaux et ceux qu’elle s’est créés par l’émission de ses billets, tire encore, directement ou indirectement, un parti avantageux de ces mêmes capitaux déclassés, qu’elle a déshérités de leur emploi, et qu’on a laissés provisoirement entre ses mains. Situation doublement fausse, disons-nous, en ce que, d’une part, cette accumulation des capitaux sans emploi ne peut pas se prolonger sans fin, qu’elle doit bien aboutir tôt ou tard à un débordement quelconque, et que, de l’autre, en employant dans son commerce des fonds dont elle n’a que la garde provisoire, et qu’on peut lui retirer un jour tous à la fois, la banque demeure sans cesse exposée au danger d’un découvert.

On comprend maintenant d’où naît cette fièvre de spéculation dont parlait tout à l’heure M. J. Wilson, et qui agite tous les esprits à un moment donné. Elle naît précisément du besoin d’utiliser à tout prix ces capitaux flottants dont on ne trouve nulle part l’emploi.

Pour achever, au surplus, d’exposer les conséquences de cette situation forcée, nous ne pouvons mieux faire que de rappeler ce que nous en avons dit ailleurs :

« Il y a un moment, en effet, où l’engorgement des capitaux devient tel sur la place, qu’il faut bien qu’on leur trouve un emploi à tout prix. Les détenteurs ne peuvent pas se résigner éternellement à n’en toucher aucun intérêt, ou à ne percevoir, au moyen d’un placement éventuel et précaire, que des intérêts dérisoires de 2 ½ à 3 pour 100. Ils appellent donc à grands cris ces débouchés qu’ils ne trouvent pas. Alors, c’est tout simple, les faiseurs de projets leur viennent en aide, et le génie de la spéculation s’éveille.

« On a coutume de se récrier bien fort en pareil cas, et contre les inventeurs de projets, et contre ceux qu’on appelle leurs dupes. Comme de raison, les directeurs de la banque sont toujours les premiers à donner l’exemple de ce tolle général. De bonne foi cependant, si le tableau que je viens de tracer est exact, un tel état de choses peut-il se prolonger sans terme, en s’aggravant toujours ? La banque ne demanderait pas mieux sans doute, elle dont les bénéfices s’accroissent sans cesse, et qui fait, pour ainsi dire, argent de tout ; mais il n’en saurait être de même de ceux qu’elle déshérite. Et quant aux spéculateurs, dont les capitalistes suivent la voie, sont-ils donc si coupables eux-mêmes de céder à tant d’invitations pressantes qu’on leur adresse ?

« On imagine donc des plans gigantesques pour ouvrir de larges débouchés à tous ces fonds inoccupés. Le premier venu donne le branle, et tout le reste suit. De toutes parts de grandes entreprises sont projetées, tantôt pour l’exploitation de mines de houille, tantôt pour la construction d’un vaste réseau de chemins de fer, quelquefois pour le défrichement de terres incultes, ou bien encore, si c’est en Angleterre que la scène se passe, pour l’exploitation en grand des mines d’or ou d’argent du nouveau monde. Tous ces projets sont accueillis avec transport. Il n’est pas alors d’entreprise si grande dont on s’effraye ; au contraire, les plus vastes, les plus hardies sont celles qui ont le plus de chances de succès, parce qu’elles répondent le mieux au vrai besoin de la situation. Les listes de souscription s’ouvrent et se remplissent en un clin d’œil. Tout le monde s’y porte : les capitalistes, parce qu’ils sont trop heureux de trouver enfin ce débouché tant attendu ; les industriels et les commerçants, par esprit d’imitation, et parce que les facilités qu’ils ont trouvées jusque-là pour l’escompte de leurs billets, leur permettent de détourner quelque argent de leur commerce. Bientôt donc les sociétés sont constituées et les appels de fonds commencent. Alors apparaît le revers de la médaille, et de toutes parts les embarras surgissent. »

Ce qui précède explique suffisamment comment l’esprit de spéculation naît forcément à certains moments donnés de l’engorgement des capitaux produit par l’action des banques privilégiées. Si l’on veut maintenant se rendre compte des conséquences finales, il faut se rappeler la position fausse où ces mêmes banques privilégiées se mettent, en s’appuyant, dans leurs opérations, sur les fonds inactifs dont elles ne sont que les dépositaires éventuels. Mais poursuivons la citation :

« Aussitôt que les appels de fonds commencent, chacun se hâte de rappeler ses capitaux. Celui-ci court à la banque où il les tenait en réserve ; celui-là chez son banquier où ils ne lui rapportaient que de très médiocres intérêts. Le banquier, dont la caisse se vide, s’adresse lui-même, pour la remplir, au réservoir commun, la banque, soit en rappelant une partie des fonds qu’il y avait en compte courant, soit en présentant à l’escompte un plus grand nombre de billets. Ainsi l’encaisse métallique de la banque est entamé de toutes parts. Un premier mois, on en retire dix millions ; un second mois, dix autres ; un troisième mois, autant ; puis encore, et toujours, de manière que cette réserve si large se fond à vue d’œil. Pour comble de malheur, c’est toujours dans le même temps que les besoins de l’État augmentent, parce qu’il éprouve la réaction de la disette qui se manifeste ailleurs. Le trésor public retire donc ses dépôts en même temps que les particuliers. De 200 millions, en comprenant les fonds de l’État, l’encaisse métallique de la banque tombe à 60, à 40, à 30, et peut-être au-dessous, en quelques mois. Hier, il excédait de beaucoup le tiers de ses obligations : situation brillante, où il y avait même exubérance de force, pléthore. Aujourd’hui, il n’en égale plus le neuvième ; car la banque doit encore 30 millions de dépôts et 250 millions de billets : situation tout à fait anormale, impossible à maintenir, et qui appelle à grands cris de prompts remèdes[4]. »

Il est naturel que, pour sortir de cette situation et échapper à la banqueroute qui l’atteindrait elle-même, la banque resserre tout à coup ses escomptes, et c’est alors que se manifeste cette déroute commerciale si bien décrite par J.-B. Say.

Voilà donc l’origine et la marche ordinaire de ces malheureuses perturbations que l’on appelle des crises commerciales. Nous faisons abstraction, bien entendu, de celles qui sont déterminées par une commotion politique. Quant à celles qui naissent pour ainsi dire spontanément, elles ont toutes le même caractère et la même source. Elles se lient évidemment à l’existence des banques privilégiées. On peut en résumer ainsi les circonstances essentielles. L’action d’une banque privilégiée produit d’abord inévitablement l’engorgement des capitaux. Puis cet engorgement des capitaux, qui fait affluer dans les caves de la banque une masse de valeurs inactives, induit celle-ci à opérer en partie sur des capitaux dont elle n’a que la jouissance éventuelle. Enfin, par suite de ce même engorgement des capitaux, qui va toujours croissant, la fureur de la spéculation s’éveille ; on retire à la banque, au milieu des embarras que le seul excès des spéculations fait déjà naître, les fonds dont elle n’était que dépositaire, et la crise éclate. Voilà l’ordre naturel et l’enchaînement rigoureux des faits.

À toute perturbation de ce genre succède forcément, on le conçoit, un temps de repos et d’atonie. L’esprit de spéculation s’endort pour quelque temps, effrayé par les désastres récents. Les capitaux se montrent plus défiants ; et d’ailleurs l’état d’épuisement relatif où se trouve le pays fait qu’ils trouvent plus facilement à se placer. Mais la même cause agissant toujours, l’engorgement recommence peu à peu, et produit au bout de quelque temps les mêmes effets. Voilà comment les crises deviennent en quelque sorte périodiques.

Sans doute l’excès de la spéculation est la cause déterminante de ces perturbations, et il est constant aussi que dans tous les cas l’abus du crédit s’y révèle ; mais la cause originaire n’en est pas moins, on vient de le voir, dans le privilège exclusif dont tel établissement jouit. Avant qu’il n’existât des établissements de ce genre, les crises commerciales spontanées étaient entièrement inconnues : elles cesseront de se produire, soit lorsqu’on aura supprimé ces mêmes établissements, soit encore lorsqu’en proclamant la liberté des banques, on aura permis à tous les capitalistes de leur faire concurrence aux mêmes conditions.

Si l’on demande comment la liberté d’instituer de nouvelles banques à côté de celles qui existent pourrait faire disparaître le danger des crises, il nous semble que la réponse est simple. Du jour où, par l’effet des émissions et des escomptes d’une première banque, il y aurait sur la place une certaine masse de capitaux disponibles et qui menaceraient de s’engorger, les propriétaires de ces capitaux se réuniraient ; puis, se formant en compagnie à son exemple, ils entreprendraient l’escompte concurremment avec elle, et à des conditions égales, puisqu’ils jouiraient comme elle de la faculté d’émettre des billets. Si une seconde banque ne suffisait pas pour absorber tous les fonds disponibles, il s’en formerait une troisième, une quatrième, ou un plus grand nombre encore, selon l’étendue des besoins. Ainsi disparaitrait d’abord le danger d’un engorgement de capitaux. En outre, comme chacune de ces banques serait de plus en plus réduite à ne faire usage que de ses propres capitaux, augmentés seulement du montant de ses émissions de billets, sans avoir jamais à sa disposition une somme considérable de capitaux flottants et sujets à rappel, on verrait disparaître aussi ce danger d’un découvert qui, pour les banques privilégiées, demeure toujours flagrant. Dans ce système, l’esprit de spéculation serait évidemment beaucoup moins provoqué et surexcité qu’il ne l’est dans les circonstances présentes, et quand même il viendrait à se produire quelquefois, il n’entraînerait jamais les funestes effets que l’on a vus.

CH. COQUELIN.

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[1] Le crédit et les banques, p. 472.

[2] Cours d’économie politique, t. I, p.474.

[3] Capital, currency and banking, by J. Wilson, London, 1847, p. 472.

[4] Le crédit et les banques, p. 223. Ceci est mot pour mot l’histoire de la banque de France en 1846.

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