Les grèves en France et l’émigration des capitaux français

La France, explique Paul Leroy-Beaulieu dans cet article de septembre 1888, présente un cadre fort peu attractif pour les grands capitaux, dont l’industrie et le commerce modernes ont besoin. Outre les impositions et les vexations des administrations centrales et locales, il faut compter avec les grèves intempestives d’ouvriers dont des politiciens habiles font tourner la tête. Le résultat est de causer l’émigration des capitaux, de déstabiliser l’économie française, et de causer la ruine tout à la fois des patrons et des ouvriers.

Les grèves en France et l’émigration des capitaux français, L’Économiste Français, 22 septembre 1888


LES GRÈVES EN FRANCE ET L’ÉMIGRATION DES CAPITAUX FRANÇAIS.

 

Des grèves éclatent sur un grand nombre de chantiers en France : d’autre part, les capitaux français émigrent et s’essaiment dans tous les pays. Les deux faits sont simultanés et incontestables : ils sont aussi corrélatif, c’est-à-dire qu’il y a entre eux une relation de cause à effet.

Il n’y a pas à s’y tromper : le capital n’est pas assez bien traité en France : il ne l’est pas par l’État qui l’accable de taxes extravagantes : droits énormes de timbre sur la constitution des sociétés, impôts écrasants sur le revenu des valeurs mobilières, sur leur transmission, véritables droits de confiscation substitués à d’équitables et modérés droits de succession. À ces taxes, soit générales, soit particulières, du capital mobilier se joint tout le fardeau des contributions locales ; les départements et les communes à l’envi, poussés plutôt que refrénés par le pouvoir central, se livrent à une débauche de dépenses ; puis, pour achever le servage des capitaux envers les pouvoirs publics, viennent toutes les fantaisies municipales, les conseils municipaux croyant faire œuvre de grands génies en imposant à toutes les compagnies des conditions léonines pour la durée de leur concession, pour les redevances, pour le partage des bénéfices, pour toutes les charges accessoires. Il en résulte que le gaz, l’électricité, les téléphones coûtent deux ou trois fois plus cher chez nous que partout ailleurs. Les tramways, qui sont une industrie prospère en Angleterre, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, même en Espagne, languissent chez nous. Ainsi de la part des pouvoirs publics le capital est sujet en France à beaucoup plus de vexations et de prélèvements que nulle part ailleurs.

Les ouvriers ne semblent pas le ménager davantage. Dès qu’une industrie fait mine de reprendre un peu, les ouvriers se mettent en grève, exigeant des salaires plus élevés, des journées moins longues. Les pouvoirs publics les favorisent plus ou moins. Si la police fait encore respecter l’ordre matériel, les orateurs en vue des conseils locaux et du Parlement font des tournées pour exciter les ouvriers, ranimer leurs exigences quand elles sont sur le point de s’apaiser, soutenir plus ou moins les meneurs et ajouter à l’intimidation morale qui pèse sur les ouvriers judicieux voulant travailler.

On a vu l’effet perturbateur de toutes ces grèves : à Paris, parmi les terrassiers et un moment les maçons ; dans la Haute-Vienne et la Corrèze, parmi les travailleurs du chemin de fer ; dans la même catégorie d’ouvriers aussi, à la Chiffa, en Algérie. Ce qui frappe dans toute ces grèves, c’est qu’elles sont absolument artificielles ; elles se produisent dans des circonstances qui ne les auraient pas naturellement fait naître. Elles ont un caractère beaucoup moins économique que politique ou socialiste, si l’on veut. Elles diffèrent ainsi de la plupart des grèves anglaises. 

En principe, nous ne condamnons pas les grèves d’une manière absolue. Elles peuvent avoir leur raison d’être ; la loi n’a nullement le droit de les interdire, tout en ayant le devoir strict de faire respecter, de la manière la plus complète, la liberté des non-grévistes. Nous savons, d’autre part, que l’abus d’un droit est toujours proche de l’usage. Quelle que soit la conception que certains philanthropes se font de l’avenir, l’espèce humaine que nous connaissons n’est pas toujours dominée par des instincts de paix : la lutte et le désordre, au moins d’une façon momentanée, ont et auront longtemps pour beaucoup d’êtres humains une grande séduction. Il serait donc puéril de trop s’alarmer de certains incidents qui sont inséparables de la liberté humaine et qu’on en peut considérer en quelque sorte comme la rançon.

Mais, dans les grèves actuelles, ce qu’il y a de fâcheux, c’est leur origine extra-économique. On sait ce qu’était devenu depuis 1882 le travail à Paris et combien l’esprit d’entreprise y avait fléchi. La plupart des sociétés de construction d’immeubles ont perdu, dans la période de 1880 à 1887, la moitié ou les deux tiers de leur capital. Parmi celles ayant possédé un grand capital (plus de 20 millions chacune) et ayant fait de grands travaux à Paris, il n’en est pas une dont les actions soient au pair. La plus favorisée, celle des Immeubles de France, voit ses cours cotés à 420 ou 430 fr. au lieu de 500 fr ; la Compagnie foncière de France ne se tient qu’aux environs de 350 fr., encore après avoir réduit son capital par des rachats fort au-dessous du pair ; la Foncière Lyonnaise ne représente pour l’acheteur actuel qu’un déboursé de 85 à 90 fr., au lieu des 250 fr. versés, en dehors de la prime, sur chaque action ; la Rente Foncière, quoique ayant largement usé à plusieurs reprises du procédé de réduction de son capital, ne cote que 235 à 240 fr. au lieu de 500 fr. qui forment le pair. De ces quatre sociétés principales, représentant ensemble près de 150 millions versés, la première seule sert à ses actions un modeste intérêt de 5% qui, impôts déduits, se réduit à 4,60% ; la seconde donne 6 fr. bruts, 5 fr. 60 nets pour 250 fr. versés, soit à peine plus de 2% ; les deux dernières, depuis le 15 juillet 1884, c’est-à-dire depuis quatre ans, ne donnent rien du tout aux actionnaires. Les entrepreneurs particuliers ont été encore plus malheureux, et l’on sait que les trois quarts à Paris ont fait faillite ou sont entrés en liquidation depuis cinq à six ans.

Le travail était donc presque suspendu. Deux circonstances commençaient à le faire reprendre : d’un côté, l’Exposition universelle, qui donne lieu à de grandes opérations publiques et qui exerce, en outre, sur les entrepreneurs privés une certaine fascination, dont il est possible que certains soient les victimes ; d’un autre côté, la situation des compagnies d’assurances sur la vie, qui, ne pouvant plus placer leurs réserves à un taux suffisamment rémunérateur en fonds publics, s’efforcent de les employer en constructions d’énormes îlots de maisons qui puissent leur rapporter à peu près 4% : car, c’est là le taux qu’elles ont maintenant en vue, qu’elles ambitionnent et qui leur serait nécessaire pour le maintien de leurs tarifs d’assurance.

Ces sociétés se sont donc emparées ou s’emparent chaque jour de tous les terrains bien placés qui restent dans notre capitale et elles se mettent hardiment (car c’est une œuvre hardie) à les construire. Elles sont entravées, toutefois, par deux obstacles : d’un côté, les impôts municipaux, fonciers et mobiliers, qui vont sans cesse en croissant ; d’un autre côté, les grèves d’ouvriers qui prétendent qu’on revienne aux salaires extravagants des années 1880 à 1883, lesquels ont été une des principales causes de la crise prolongée dont Paris a souffert. J’ouvre, en effet, la Série des prix de la ville de Paris du mois de novembre 1882, celle que le conseil municipal voulait rendre obligatoire ; j’y vois des prix de 1 fr. 20 l’heure pour le tailleur de pierre en ravalement, 90 centimes l’heure pour le poseur, 85 pour le simple tailleur de pierre, 80 pour le maçon, 8 fr. par jour pour le couvreur, 7 fr. 50 pour le plombier ou zingueur, 9 fr. pour le parqueteur, 8 fr. pour le menuisier, 8 fr. 75 pour le forgeron de grande forge, 8 fr. pour celui de petite forge, et le tout à l’avenant.

Ainsi les grandes sociétés de construction, toutes prises ensemble, ne reçoivent pas 2% en moyenne d’intérêts, et les ouvriers auraient des salaires de 8 à 12 fr. par jour. Cela irait fort bien, si le capital était absolument esclave et si on avait le don de le fixer. Mais le capital, recevant dans tous ces travaux une rémunération insuffisante, a commencé de s’en aller, il y a déjà quelques années, en Italie, en Autriche, en Hongrie, en Russie, au Portugal, en Égypte. Aujourd’hui, il se dirige vers d’autres contrées : la République Argentine, le Brésil, le Chili ; chacun de ces pays devient pour les capitaux français un centre d’attraction. Cela se comprend : ce pauvre capital se trouve en face d’une rémunération si chétive, si dérisoire en France, toujours si contestée, qu’il devient hardi et prend son vol par-dessus les mers. En définitive, on offre encore aux capitalistes dans des contrées neuves des revenus de 6 à 6,5%, qui sans doute peuvent comporter des risques, mais qui ne semblent pas en offrir plus que les neuf dixièmes des entreprises industrielles en France.

Ce qui se produit à Paris, ou le voit sur la totalité de notre territoire. La grève des ouvriers du chemin de fer de Limoges à Brive en fournit un exemple. Certes, voilà une ligne qui, en elle-même, ne semble pas avoir une grande utilité, puisqu’elle est presque complètement parallèle et distante seulement de quelques kilomètres de la grande ligne, exploitée depuis seize ans, qui dessert les deux mêmes localités. Sauf les avantages qu’elle procurera à un très petit nombre de riverains qui se trouveront un peu plus près d’une gare, cette ligne semble absolument superflue. Elle a dû sa naissance à la folie Freycinet. On eut, toutefois, la bonne fortune de pouvoir contracter avec des entrepreneurs qui consentirent des rabais énormes. On sait, en effet, que les entreprises de chemins de fer n’ont enrichi presque personne en France depuis sept à huit ans, que la concurrence est énorme dans cette industrie et que ceux qui y sont engagés, pour utiliser leur matériel, consentent des prix infiniment réduits. Comme la Haute-Vienne et la Corrèze sont des pays pauvres où les salaires sont très bas, les entrepreneurs avaient compté, lors de leurs soumissions, sur le maintien approximatif de ces salaires. Aujourd’hui, voici les ouvriers qui, à l’excitation d’étrangers et de politiciens, se mettent en grève pour obtenir des salaires qui dépassent de 50 à 60% ceux qui sont en usage dans ces départements. Si leurs prétentions triomphent, il est clair que les entrepreneurs feront des affaires assez mauvaises, sinon complètement ruineuses, et cette industrie de la construction des chemins de fer, qui est déjà compromise à tant de titres, tombera dans un discrédit encore plus complet.

La même observation s’applique à la grève de la Chiffa près de Blida. Nous connaissons ce pittoresque pays. Dans un intérêt de colonisation on fait, à travers ces célèbres gorges, un chemin de fer à voie étroite, aboutissant à Médéa et première amorce de la ligne d’Alger-Laghouat. Au simple point de vue financier, on pourrait dire que cette ligne est une folie, car ce chemin de fer à voie étroite va coûter plusieurs centaines de mille francs par kilomètre. On avait, néanmoins, trouvé des entrepreneurs assez hardis pour faire ce travail et consentir des rabais : voici maintenant les ouvriers qui se mettent en grève, profitant sans doute des vendanges, qui réclament beaucoup de bras. Cette demande intempestive d’augmentation de salaire ne peut que rendre très problématique la continuation de cette coûteuse ligne de Médéa ou pousser de plus en plus à l’emploi de la main-d’œuvre arabe.

Comme nous le disions en commençant, la conséquence de cet ensemble de circonstances politiques, administratives, fiscales et de ces exigences des ouvriers, qui croient toujours pouvoir dicter leurs conditions, c’est que les industries, en France, deviennent très peu rémunératrices et très aléatoires. Comme l’industrie ne vit pas de philanthropie pure, que l’industriel est un homme positif, qui calcule ses intérêts et ses risques, il en résulte encore que beaucoup de gens qui ont, soit un petit avoir, soit un grand avoir, aiment mieux placer leurs capitaux dans les contrées neuves que de l’aventurer dans des entreprises sujettes à d’énormes charges fiscales, à toutes sortes de caprices municipaux ou administratifs et aux exigences soudaines d’ouvriers qui sont poussés par des politiciens, exploiteurs de popularité.

Quant aux ouvriers, ce qui résulte pour eux de cet ensemble de conditions, c’est que la demande de travail devient beaucoup plus irrégulière. Ils exigent en troupe des salaires plus élevés que ceux que comporte la situation économique ; ils arrivent parfois à les obtenir, mais d’une façon précaire ; on leur paie cette sorte de salaire artificiel quand on a absolument besoin d’eux ; mais on fait travailler le moins possible ; on n’engage pas de travaux neufs. Les ouvriers d’art obtiennent leurs 8 à 9 fr. à Paris, leurs 4 ou 5 fr. en province : mais ils n’ont plus d’occupation constante ; ils ne travaillent plus que trois ou quatre jours par semaine ; en définitive, la plupart d’entre eux, sauf une élite particulièrement habile, gagne moins qu’auparavant bon an mal an. Les journées oisives sont plus nombreuses, avec tous les inconvénients qu’offrent les loisirs prolongés. Puis au-dessous de ces artisans qui ont encore par semaine quelques journées de travail hautement rémunérées, il y a ce que j’appellerai « le cinquième état », c’est-à-dire un nombre considérable d’ouvriers qui ne trouvent presque pas d’ouvrage ou qui n’en trouvent même pas du tout. Toutes les routes de France sont encombrées de rouleurs qui disent n’avoir pas de travail et qui souvent sont sincères. Dans une maison de campagne en Normandie, on en voyait se présenter jusqu’à cinquante-cinq en une seule journée. Tout le monde pâtit de cette situation qui met en liesse certains politiciens, l’écume du pays. Les capitaux n’ayant pas de rémunération suffisante émigrent ; les ouvriers d’élite jouissent de hauts salaires nominaux, mais très irréguliers, et qui, en définitive, au bout de l’année, leur procurent une moindre somme que leurs salaires plus modérés d’autrefois. Quant aux ouvriers ordinaires ou médiocres, on ne peut pas les employer au taux actuel et eux ne veulent pas en accepter d’autres. Toute cette situation est artificielle et fâcheuse ; mais l’état intellectuel du pays et les préjugés qui y règnent tendent plutôt à la développer qu’à la modifier.

Paul Leroy-Beaulieu.

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