De l’influence des climats et des lieux sur les faits économiques

Quoique l’économie politique s’attache à reconnaître les grandes lois du travail, de l’échange ou du gouvernement, le climat n’est pas sans influence sur leur application pratique, et à cet égard il mérite, souligne Henri Baudrillart en 1856, une analyse sérieuse. — Aux premiers temps, explique-t-il ainsi, les caractéristiques climatiques de chaque population agissent comme un aiguillon plus ou moins fort de développement. Ensuite, le climat n’oppose qu’une influence décroissante : les difficultés sont vaincues, les barrières s’aplanissent, et la nature elle-même semble sans cesse vaincue. C’est le règne de l’industrie, que l’auteur présente comme l’ère présente.


De l’influence des climats et des lieux sur les faits économiques

par Henri Baudrillart

(Journal des économistes, décembre 1856.)

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DE L’INFLUENCE DES CLIMATS ET DES LIEUX SUR LES FAITS ÉCONOMIQUES[1]

En ouvrant aujourd’hui le cours d’économie politique, je resterai fidèle à une habitude que vous avez encouragée jusqu’à présent par votre accueil bienveillant ; je choisirai comme sujet de leçon d’ouverture une question d’un intérêt général. Je traiterai de l’influence exercée par le climat et par les circonstances locales sur les phénomènes économiques. Je tâcherai de déterminer le mode et la mesure de cette influence, en prenant garde de ne pas trop l’exagérer et de ne pas trop la réduire.

Vous me demanderez peut-être à quoi tend une pareille recherche, qui semble sortir un peu du cercle étroit de nos études ordinaires. Je chercherai, messieurs, à le faire comprendre en quelques paroles. L’économie politique est une science ; par cela même elle a la prétention d’émettre des vérités générales, des vérités qui ne dépendent pas de la latitude. Lorsqu’elle s’occupe du travail, des conditions qui lui donnent son maximum de puissance, du capital et de ses applications, de la manière dont la valeur se détermine et dont se forment les prix, lorsqu’elle traite de l’échange à l’intérieur et entre les différents peuples et des instruments qu’il emploie, comme la monnaie et le crédit, elle considère le monde comme un seul atelier, comme un seul marché. Elle néglige les causes diverses qui peuvent modifier ces instruments de la production et de la circulation, les rendre plus ou moins énergiques, en accroître ou en diminuer la puissance. En usant de cette méthode, je crois que l’économie politique est dans son droit. Pour emprunter à un des maîtres de la science, dont le nom est une des gloires de cette chaire, à l’illustre Rossi, une comparaison qu’il semble affectionner, c’est ainsi que le mécanicien considère d’abord les forces d’une manière abstraite, c’est ainsi qu’il arrive à découvrir les théorèmes et à résoudre les problèmes de la science, tout en sachant bien que dans l’application il devra tenir compte des causes qui modifient plus ou moins ces forces. Mais il n’est pas moins vrai que l’économie politique a parfois abusé de la méthode abstraite ; ce qui a contribué à lui donner la réputation d’être une sorte d’algèbre que ne pénètre et n’anime aucun souffle vivant, une science inflexible et raide, qui applique impitoyablement ses formules à l’humanité, comme si dans les situations et dans les états divers où la placent les nationalités, les religions, les coutumes locales, la configuration géographique, elle ne présentait que des ressemblances avec elle-même et point de différences. Je pense, et c’est une pensée que je chercherai toujours à ne pas mettre en oubli, que plus c’est le devoir de l’économie politique de maintenir avec fermeté les principes supérieurs aux temps et aux lieux, les principes généraux, partout les mêmes, qui président à la formation et au bon emploi de la richesse, plus c’est son devoir aussi, bien qu’il puisse paraître moins rigoureux et moins strict, de tenir compte des causes modificatrices qui influent sur les faits de l’ordre économique, sur le travail, sur l’échange, sur l’impôt, sur les institutions de crédit.La substance en effet de l’économie politique, si je puis user de ce terme, ce n’est point l’or ou l’argent, ce n’est point la richesse matérielle, comme le fer, la houille, la laine, le coton ou la soie, c’est l’homme, l’homme seul, dont la misère et le bien-être sont en jeu, l’homme qui intervient comme producteur, distributeur et consommateur, l’homme tout entier, avec ses organes et son intelligence, avec ses facultés, avec ses instincts, avec ses passions ; c’est l’homme un et identique en tous lieux et en tout temps, quant aux traits les plus essentiels que présentent sa constitution physique et sa physionomie morale, mais partout aussi modifié par les causes, soit internes, soit externes qui influent sur ses pensées, sur son organisme, sur ses actes, et par suite, sur les phénomènes économiques comme sur tous les autres. Voilà pourquoi, messieurs, j’ai cru qu’il y avait une sorte d’opportunité scientifique à transporter sur le terrain de l’économie politique cette question des climats qui, dans d’autres ordres de faits, a occupé et divisé de très grands esprits. Voilà pourquoi je ne me croirai pas infidèle à l’objet et au titre de ce cours, en le traitant avec toute l’attention dont je suis capable.

J’ai dit, messieurs, qu’en essayant de déterminer l’influence du climat et des diverses circonstances locales sur les phénomènes que nous avons coutume d’étudier ensemble, je tâcherais d’abord de ne pas l’exagérer. C’est un écueil que n’a pas toujours su éviter la philosophie du dernier siècle. Pour cette doctrine, qui voit dans la sensation la source unique de nos idées et de toutes nos facultés, l’âme n’est qu’un mode de l’existence universelle, l’homme n’est que le reflet des lieux, c’est le théâtre qui fait l’acteur. Tel est le point de vue particulièrement d’un des interprètes les plus célèbres et les plus honnêtes de ce système, de Cabanis[2]. À ses yeux, cette influence des climats et des lieux est un fait tyrannique, omnipotent, hautement attesté par tous les êtres animés, par les plantes, dans lesquelles il retrouve les qualités de la terre et des eaux, par les animaux, qui, modifiés et façonnés sans relâche par le genre des impressions qu’ils reçoivent, sont, en quelque sorte, l’image vivante du lieu, de ses productions végétales, des aspects qu’il présente, du ciel sous lequel ils se trouvent placés, par l’homme enfin. L’homme, le plus souple de tous les êtres vivants, le plus susceptible de recevoir toutes les empreintes, présentera même avec les objets environnants une analogie plus frappante. « Il est, avait déjà dit Hippocrate dans une phrase dont les vues de Cabanis semblent être le commentaire, il est parmi les hommes des races ou des individus qui ressemblent aux terrains montueux et couverts de forêts ; il en est qui rappellent ces sols légers qu’arrosent des sources abondantes : on peut en comparer quelques-uns aux prairies et aux marécages ; d’autres à des plaines sèches et dépouillées.» Herder applique à la philosophie de l’histoire une pensée analogue, à travers de profondes différences. Herder n’est point matérialiste. Sa philosophie, à beaucoup d’égards, rappelle Spinoza et devance Schelling. Mais, partant d’un point de vue différent de celui de Cabanis en métaphysique, il arrive, en ce qui regarde le développement de l’humanité, à des conséquences en partie les mêmes. Tandis que le Napolitain Vico avait cherché la loi du développement de l’humanité dans le développement même de la pensée humaine, indépendamment du monde extérieur, Herder met l’homme dans une dépendance presque absolue de la nature, et semble absorber l’histoire dans la géographie. Montesquieu, auquel on a fait surtout honneur de la théorie des climats[3], est un génie infiniment plus réservé. Même lorsque, comme ici, il lui arrive d’abonder un peu trop dans son propre sens, il évite les dernières extrémités de la logique, et sait, quand il le faut, leur opposer la protestation du sens commun et de l’expérience.

Je me propose, messieurs, dans la sphère de l’économie politique de rejeter ces doctrines abusives et de les combattre directement. S’il est un principe que je tienne pour assuré, c’est celui-ci : que ce n’est pas la plus ou moins grande abondance des éléments naturels de la richesse qui détermine les différents degrés de prospérité réservée aux nations. Permettez-moi, pour le démontrer, de recourir à une simple supposition. Remettez la carte du globe, avec l’indication de ses richesses naturelles, entre les mains d’un homme peu habitué aux spéculations philosophiques ou ignorant l’histoire ; dites-lui de chercher quels sont les peuples appelés au plus haut degré de développement économique par l’ordre des choses. À quelles contrées croyez-vous qu’il prédira les plus magnifiques destinées ?… Suivons-le par la pensée. Voici l’Inde : quelle vie puissante ! Le roseau de ces immenses contrées, c’est le bambou de soixante pieds de hauteur. Le cheval est remplacé, dans presque tous les usages, par l’éléphant, dont la vie est presque deux fois séculaire. Quel sol merveilleux ! À Bénarès, la terre donne trois moissons par an. Des fleuves aux dimensions colossales appellent les navires et provoquent aux échanges. Voici la Chine : elle aussi est toute sillonnée de grands fleuves ; son sol est d’une fertilité extraordinaire ; le thé, le riz, le coton, la canne à sucre, y poussent en abondance. Voici la Perse ! pays accidenté, intermédiaire entre l’Inde et l’Europe, participant de l’une et de l’autre. « En Perse, dit le jeune Cyrus dans Xénophon, l’hiver et l’été existent en même temps. » Toutefois la chaleur domine. Là se trouvent le dromadaire, le cheval, des moutons à grosses queues, d’innombrables chèvres, le ver à soie en quantité. D’autres pays apparaissent encore riches de promesses. Ici les plaines de l’Asie Mineure ; en Afrique, l’Égypte, ce don du Nil; sur un autre point du globe, l’Amérique du Sud, qui recèle l’or et l’argent dans les entrailles et quelquefois à la surface de son sol, ou qui roule le précieux métal au courant du flot de ses rivières. À coup sûr, ce sont là les contrées privilégiées de la richesse. Quelle est là-bas cette péninsule, à ce qu’il paraît infiniment moins favorisée, qui s’étend ou plutôt qui semble se resserrer à l’occident de l’ancien monde ? c’est l’Europe ; ciel âpre souvent, sol presque toujours sauvage ; la nature ne lui a donné presque rien : elle ne lui a donné ni le cheval, ni le bœuf, ni l’âne, ni le mouton ; elle ne lui a donné ni l’olivier, ni la vigne, ni l’orge, ni le froment. Nulle contrée au monde plus naturellement dénuée de plantes et d’animaux utiles. Si l’on est tenté de concevoir un meilleur espoir à la vue de la Grèce, de l’Italie, de la Turquie d’Europe, qu’augurer d’heureux de ces rudes contrées, la Hollande en proie à la mer, la Suisse montagneuse, la Germanie, l’Angleterre, la Gaule, dont des forêts couvrent presque toute la surface ? Maintenant dites à cet homme, dont les yeux sont si curieusement fixés sur la carte, que pas un de ses jugements n’est fondé, qu’il n’y a pas une seule de ses inductions qui ne soit le contre-pied de la réalité ; dites-lui que la richesse fleurit là où il suppose la misère ; dites-lui que la stérilité s’étend sur la plupart de ces contrées pour lesquelles la nature s’est montrée si prodigue, il ne voudra pas vous en croire, il opposera obstinément à vos affirmations ce qu’il appellera l’évidence, jusqu’à ce que vous lui ayez fait comprendre que le climat n’est pas tout, que la nature est insuffisante sans l’homme, jusqu’à ce que vous lui ayez appris que l’élément physique n’est rien, quand l’élément moral fait défaut pour le seconder et pour le vivifier.

Voilà, messieurs, ce qu’avant tout il faut savoir reconnaître. Mais s’il ne faut pas trop exagérer l’influence du climat, il ne faut pas non plus tomber dans ce spiritualisme sans mesure qui consisterait à la nier ou à trop l’amoindrir. « L’homme n’est ni ange ni bête.» Vous savez, en outre, de quel accident Pascal menace celui qui veut faire l’ange. Nos organes nous donnent prise sur le monde antérieur, mais ils lui donnent prise sur nous. Ce sont, si vous voulez, comme des fenêtres ouvertes sur le dehors, qui nous apportent diversement, inégalement, suivant les pays, la lumière, la chaleur, mille impressions différentes, qui modifient notre esprit en tel ou tel sens. Le plus vulgaire bon sens suffit seul pour reconnaître que l’habitant des montagnes, l’homme des plaines, le riverain, l’insulaire, ne sauraient avoir les mêmes habitudes, le même caractère, les mêmes idées. Il est absurde de supposer que la même destinée attend l’homme de la zone torride et celui qui habite au milieu des glaces de la Sibérie. Ce qui est vrai de ces deux extrêmes doit l’être également de tous les lieux intermédiaires. Cette diversité des climats a ses raisons providentielles. En faisant que telle contrée produit seule, ou produit dans de meilleures conditions telle ou telle denrée, elle établit au sein des nations cette division du travail dont la nécessité est absolue pour multiplier les produits et leur donner tous les degrés de perfectionnement qu’ils peuvent atteindre. Elle contraint les peuples à se connaître autrement que par la guerre ; elle rend leurs intérêts solidaires ; elle crée entre eux, par l’échange, une sorte de fraternité intéressée, pour ainsi dire, qui appelle à son tour des sentiments de bienveillance réciproque. C’est ainsi, messieurs, que dans le monde antique, quand la haine de l’étranger passait pour la première des vertus, le commerce déjà, avant la religion, avant la philosophie, se montrait cosmopolite, et, de l’aveu de Bossuet, était le moyen profane dont Dieu se servait pour préparer la voie au christianisme. Mais cherchons à déterminer la loi de cette influence sur l’homme même. Pour cela, rappelons quelles sont les conditions indispensables pour que l’homme se livre à la production : car, vous pensez sans doute qu’il y a peu de fond à faire sur cette théorie d’un célèbre socialiste moderne, Charles Fourier, et de plusieurs autres écoles contemporaines, posant en principe que l’homme est un être essentiellement actif, se livrant au travail par goût, et, en quelque sorte, par passion, par instinct, comme le castor et l’abeille. Le premier instinct de l’homme n’est pas le travail, il faut bien l’avouer, mais la paresse ; l’instinct n’aboutit qu’à une activité irréfléchie, irrégulière, c’est-à-dire à des aperçus et à des ébauches, non à des œuvres suivies et durables. Le travail, qui seul peut les produire, est imposé à l’homme par la raison, par le devoir, par la nécessité. En dépit du plaisir qui s’y mêle, à titre d’encouragement et de récompense, il est un châtiment, une épreuve.

C’est dans ce mot d’épreuve, messieurs, mot si philosophique et si religieux tout ensemble, que je chercherai la solution la plus générale de cette question tant controversée des climats. Pour que l’homme produise, dirai-je, il faut qu’il soit soumis à l’épreuve de besoins assez énergiques, assez nombreux pour solliciter vivement le déploiement de sa force productive. Si les besoins sont mous, languissants, pourquoi donc voulez-vous qu’il travaille ? Les besoins excités, voilà la condition première de toute industrie, de tout développement de la richesse, de toute civilisation. Est-ce la seule ?

Non pas assurément ; désirer n’est pas encore vouloir. La preuve que désirer n’est pas vouloir, je la trouverais, s’il le fallait, dans notre temps même. N’a-t-on pas dit souvent que nous sommes des hommes de désirs infinis et de volonté trop souvent faible ? N’est-ce pas nous qui avons inventé à notre usage ce grand mot vague d’aspirations ? On disait autrefois d’un homme qu’il était religieux, vertueux, philosophe, poète : nous disons, le plus souvent aujourd’hui, qu’il a des aspirationsreligieuses, vertueuses, philosophiques, poétiques. Donc les besoins, les désirs ne suffisent pas. Il faut, en outre, que l’énergie productive ne soit pas maintenue dans l’impuissance. Cela est arrivé mille fois dans le monde, cela arrive toutes les fois que quelque préjugé funeste, quelque superstition, quelque idée fausse pèse sur l’esprit de l’homme, ou lorsque telle ou telle habitude vicieuse entrave l’action de sa volonté ou imprime à son exercice une fausse direction. Alors point ou peu d’industrie, d’arts, de civilisation. L’homme est misérable au milieu des plus abondants éléments de la richesse. Cela arrive encore lorsque les obstacles à vaincre ont, en réalité, trop de puissance. C’est le cas, par exemple, de l’extrême nord et de l’extrême sud. Je n’insisterai pas longtemps sur les preuves du peu de chances favorables que l’extrême nord présente à la facilité de la production. Personne de vous n’ignore que la civilisation ne s’implante guère sur un sol où ne croît pas soit le blé, soit tout autre végétal faisant le fond de l’alimentation, comme le riz ou le maïs. Ce n’est pas un pur hasard qui rapproche d’une même étymologie le mot culture et le mot civilisation. Or, dans les régions polaires ou très septentrionales, les céréales ne mûrissent pas, ou, si elles viennent, c’est avec trop peu d’abondance. Les neiges et les glaces opposent en outre un permanent obstacle à la circulation. La population reste donc à peu près stationnaire, faute de subsistance et faute de voies de communication, et les villes ne se forment pas ; c’est-à-dire qu’il n’y a ni centre pour les lumières, ni développement pour l’industrie, ni prospérité pour l’agriculture. On a voulu accorder à l’extrême Nord une sorte de privilège. À en croire certains auteurs, le voisinage des pôles serait un brevet de longévité pour les peuples. Il existe dans les régions polaires un petit pays où les moyens de subsistance sont fort précaires et les disettes très fréquentes, c’est l’Islande. Eh bien, on a dit que le chiffre mortuaire en Islande était de 1 sur 59 seulement, tandis que dans le pays riche et tempéré que nous habitons il est de 1 sur 40 à peu près. Autant en disait-on de la Russie, ce pays des neiges et de la servitude. Le chiffre mortuaire qu’on citait pour la Russie était de 1 sur 50, quelques-uns disaient même sur 60. La statistique, en matière de longévité, paraissait, vous le voyez, prise d’un vif enthousiasme pour les pays froids. Il s’en fallait de peu qu’avoir froid et n’être point libre lui semblassent les meilleures des conditions pour vivre longtemps. La statistique, mieux informée, a vengé du même coup la liberté, la civilisation et les pays tempérés. La moyenne la plus basse pour l’Islande, telle qu’elle ressort des registres qui sont, chaque année, envoyés à Copenhague, est ou était, il y a quelques années, de 1 sur 30. Quant à la Russie, il résulterait des Mémoires de l’Académie impériale de Saint-Pétersbourg que près de la moitié des enfants meure avant dix ans. Voilà donc les prétendus miracles de la vie polaire réduits à n’avoir pour tous coryphées que quelques vieillards un peu plus que centenaires, dont les journaux ne manquent guère de nous entretenir, vieillards dont la constitution exceptionnellement vigoureuse a résisté à la rigueur des saisons, à la rude vie des champs, et s’y est même sans doute plus fortement trempée, comme on voit des plantes plus énergiquement vivaces profiter, ce semble, de toutes les circonstances qui tuent par milliers les autres, plus débiles, tout à côté d’elles. Quant à ce qui regarde les régions très méridionales et l’Orient, en reconnaissant que la nature les a traitées le plus souvent avec une grande libéralité, il faut reconnaître aussi que c’est là même qu’a été l’écueil. Distinguons les pays où le ciel est clément et ceux où une excessive chaleur brûle le sol. Dans ceux-ci, l’homme reste comme accablé sous le poids brûlant du jour, et la terre opposerait d’ailleurs à ses tentatives de culture une croûte épaisse presque toujours desséchée. Dans ceux que favorise un climat plus doux, tout invite l’homme à la paresse, la chaleur qui engourdit doucement ses sens, la beauté du ciel qui les charme, les parfums qui les enivrent, la fertilité naturelle du sol qui les satisfait aisément. Il y a telles conditions où il semble presque impossible que la liberté humaine, encore désarmée des idées et des croyances dans lesquelles elle puise l’énergie de combattre, ne reste pas sans force devant une nature dont la puissance l’écraseou qui l’endort par une sorte de fascination irrésistible. Une demeure éphémère, une simple cabane le plus souvent, que le père habite et que le fils n’habitera pas, le moindre tissu, la nourriture légère qui suffit à l’homme du Midi, quelques efforts de culture à fleur de terre, ont bien vite acquitté la dette du travail etmis l’homme de ces contrées hors de la servitude des besoins les plus impérieux.

Quel est donc, messieurs, le climat qui semble le plus favorable à la production économique, au développement de la civilisation ? Nous n’hésitons pas à le dire, le climat tempéré, mélangé de froid et de chaud, c’est-à-dire, je le répète en employant une formule moins matérielle, ce climat où l’homme est soumis au plus grand nombre d’épreuves, à des épreuves assez énergiques pour le tenir sans cesse en haleine, sans qu’elles soient jamais pourtant au-dessus de ses forces. Tout s’unit, on l’a remarqué[4], chez les peuples ou règnent les températures moyennes pour provoquer l’emploi habile et vigoureux de leurs facultés productives. Il y a longtemps, que le grand expérimentateur que je citais tout à l’heure, Hippocrate, a écrit, en comparant les Asiatiques aux Européens : « Si les Asiatiques sont plus inhabiles à la guerre et de mœurs plus efféminées que les Européens, la cause en est surtout aux saisons qui, chez eux, ne sont point marquées par de grands changements de chaleur ou de froid, mais offrent une température presque égale. Il n’y a pas alors ces vives secousses de l’âme et ces fortes révolutions du corps, qui naturellement effarouchent l’humeur et la rendent plus indocile et plus violente qu’elle ne le serait dans une situation uniforme ; car ce sont ces brusques passages d’un extrême à l’autre qui excitent le moral des hommes et ne le laissent pas en repos. »Dans les contrées soumises à ces conditions, les ardeurs des étés, la longueur des hivers exigent des vêtements appropriés aux circonstances atmosphériques les plus contraires, des appareils de chauffage, des maisons solides et bien closes, en même temps que la lenteur des moissons à croître réclame de longs soins et permet d’autres travaux, que d’autres besoins rendent nécessaires. Toutes ces circonstances sont merveilleusement faites pour communiquer à l’esprit cette vigueur soutenue et cette souplesse heureuse, principe de tous les succès. C’est le sort de l’homme des climats fortement différenciés d’être continuellement forcé de compter avec l’avenir. De là chez lui, si aucune cause de l’ordre moral ne vient neutraliser l’influence du climat, de là à un degré d’autant plus élevé que les causes morales et politiques en secondent l’action, l’habitude de la prévoyance appliquée à toutes choses, l’esprit de réflexion et de suite porté dans tous les actes, et l’épargne, source de toute richesse et condition de toute industrie après le travail, devenue une pratique quotidienne. De là des facultés aussi multipliées que les besoins sont nombreux, aussi actives qu’ils sont intenses. De là, avec le perpétuel éveil de l’esprit, l’infinie diversité des découvertes. De là enfin, découlant comme d’une source aussi sûre et aussi stable que la nature elle-même, tous les miracles de l’industrie.

Telle est, dans sa formule la plus générale, la loi des climats. Elle semble contredire au premier abord les idées reçues sur la marche de l’humanité, idées singulièrement favorables au Midi et à l’Orient, et qui nous montrent le berceau de la civilisation dans les plaines que baignent l’Euphrate et le Tigre, dans l’Inde, en Égypte, sur les plages de la Phénicie, jusqu’à ce que soit venu le tour de ces deux constellations plus brillantes encore, la Grèce et l’Italie. Mais il n’y a rien là qui infirme la valeur des résultats que nous venons de constater. Ne confondons pas, je vous prie, l’ordre d’antériorité et l’ordre de supériorité. L’industrie dut naître d’abord, sans aucun doute, dans les pays où elle rencontrait les facilités les plus grandes. Je disais, il y a un instant, que l’homme n’est nulle part un être laborieux par nature. Il faut ajouter, pour être dans le vrai, que nulle part il ne s’est montré absolument inactif. Son esprit et ses mains travaillent toujours plus ou moins, parce que, soit dans ses propres instincts, soit dans les causes extérieures, les stimulants ne lui manquent jamais entièrement. Ce n’est que par comparaison que nous parlons de l’inertie des peuples de l’Orient. Du sein de cette inertie sont sorties des religions fort compliquées, des philosophies très subtiles, des littératures écrites ou chantées, sur lesquelles pâlissent nos érudits ; des inventions nombreuses, qui attestent un esprit très aiguisé ; des sciences de raisonnement et d’observation, spécimens déjà bien remarquables de la vitalité en tous lieux et de l’indestructible spontanéité du génie humain. Seulement, c’est là le trait significatif qu’il faut signaler, ces civilisations s’arrêtèrent ; elles se montrèrent trop souvent superficielles, comme les efforts qui les avaient enfantées, les seuls efforts, en vérité, qu’exigeassent des besoins fort élémentaires. Une fois les moyens de satisfaire ces besoins à peu près trouvés, l’esprit humain n’a pas senti le désir d’aller plus loin. Des religions plus ou moins favorables elles-mêmes à l’immobilité, et à la formation desquelles le climat et la configuration des lieux avaient aussi grandement contribué, des religions décourageantes, comme le panthéisme, qui ôte à l’humanité toute vie propre en l’absorbant dans le grand tout, ou abrutissantes, comme le fétichisme, ou prêchant la fatalité, comme la religion de Mahomet, sont à leur tour venues en aide à ces causes de marasme et d’atonie. Les mauvaises institutions, résultant elles aussi, pour une très grande part, de ces influences combinées, ajoutèrent encore, dans une proportion assurément énorme, à leurs effets funestes. Elles firent disparaître, avec le respect et la garantie de la propriété, le dernier stimulant du travail, de la prévoyance et de l’épargne ; elles créèrent des inégalités souvent monstrueuses entre les diverses classes. Voilà ce qui explique, messieurs, le caractère économique des civilisations orientales. Nous y trouvons en haut une sorte de luxe et même des raffinements poussés assez loin chez les princes et dans la partie aristocratique de la population ; mais nous ne rencontrons pas même dans ces classes, le véritable bien-être, dont les éléments font défaut. Quant à l’immense majorité, le dénûment est son lot.

Une objection que je pressens appelle ici une réponse. Ces différences ne tiendraient-elles pas à la race ? Sans nier l’influence de la race, il suffit, pour la mettre hors de cause, que les conclusions que je tire s’expliquent tout naturellement par les raisons qui viennent d’être indiquées. Faites abstraction, je vous prie, pour un seul moment, des notions acquises, mettez en oubli, si vous pouvez, la grande influence exercée sur les peuples occidentaux par la civilisation chrétienne, et supposez que ce soient nous, hommes de l’Occident, qui ayons habité primitivement ces contrées plus ou moins énervantes de l’Orient, ces contrées dont quelques-unes paraissent faites pour la vie pastorale et nomade autant que les nôtres en général semblent peu s’y prêter. Croyez-vous que la seule activité naturelle que nous attribuons à notre organisation physique, indépendamment du climat et des circonstances locales, croyez-vous que cette activité, privée des stimulants que nous avons constatés et soumise à toutes les influences que nous avons cherché à décrire, aurait suffi pour triompher de ces causes ? Croyez-vous que, par cela seulement que la race est différente, une civilisation identique ou même analogue à celle de nos pays occidentaux se fût implantée en Assyrie, dans la Perse, dans l’Égypte, dans la Mésopotamie ou dans l’Inde ? Celui qui affirmerait cela serait on ne peut pas plus téméraire.

Jusqu’ici nous avons signalé l’influence du climat et des lieux, plutôt sur la civilisation en général que sur tel ou tel fait économique en particulier. La nature des choses nous en faisait une obligation. La civilisation générale et la civilisation économique, messieurs, se tiennent de près. En effet, pour qu’une civilisation se développe, même sous les rapports les plus élevés, il faut que les premiers besoins soient satisfaits. Les personnes qui attaquent l’industrie ne comprennent pas cela. Elles ne comprennent pas que l’industrie est nécessaire pour donner à l’esprit humain tout son essor, pour lui permettre de s’élever aux plus hautes régions de la pensée. Le bien-être que l’économie politique préconise et dont elle cherche à indiquer les moyens n’a rien de commun, sachez-le bien, avec les raffinements de la sensualité. C’est un bien-être, pour ainsi dire, essentiellement spiritualiste, puisque, en assurant à l’homme la nourriture, le vêtement, le couvert, et quelques superfluités fort nécessaires, avouons-le aussi sans mauvaise honte, elle lui donne un peu de cette liberté d’esprit, un peu de ce loisir dont il ne jouit en aucune sorte, tant que la satisfaction des besoins du corps absorbe seule ses pensées. Voyez plutôt où en sont les peuples dénués d’industrie ; ils se rapprochent plus ou moins de l’abrutissement, au point de vue religieux, moral et politique. Tous les développements de l’activité humaine, c’est là, messieurs, une des vérités les plus méconnues et sur lesquelles nous avons eu et nous aurons plus d’une fois lieu de revenir, sont en grande partie solidaires dans leurs progrès, bien loin de présenter ces oppositions radicales qu’on se plaît tant à imaginer. La preuve évidente en est dans ce simple fait, que les peuples dont la religion est la plus parfaite, les institutions civiles les plus satisfaisantes et les arts dans l’état le plus florissant, sont aussi ceux dont l’industrie a réalisé indubitablement le plus de progrès. Comparez, pour vous en convaincre, les nations chrétiennes avec les peuples musulmans ou bouddhistes. Sans doute, il ne faudrait pas que l’industrie s’imaginât qu’elle est la seule puissance de ce monde, et qu’elle prît des allures seigneuriales à l’égard de la pensée désintéressée. La pensée désintéressée, sous les noms divers de philosophie, d’art et de littérature, ne serait que trop en fonds pour en tirer vengeance et pour inquiéter des intérêts qui ne voudraient croire qu’en eux-mêmes et qui dédaigneraient l’esprit pour la matière. Mais la place considérable et absolument nécessaire de l’industrie, j’entends par ce dernier mot le travail humain appliqué à l’exploitation du globe, cette place dans la civilisation générale ne saurait être niée sans une immense injustice. Il y a donc, messieurs, un intérêt supérieur à la pure économie politique, un intérêt moral, un intérêt humain dans tous les sens, à constater les influences qui agissent sur le développement économique pris en lui-même.

La température, les vents, les eaux, le sol, telles sont les circonstances physiques qui, soit par elles-mêmes, soit en se combinant de mille manières, agissent immédiatement sur la production économique. J’en citerai quelques exemples[5]. Parlons d’abord de la température. Nous avons vu comment elle agit sur l’homme. Il importe de voir comment elle agit sur les productions naturelles, du moins sur les productions végétales. On a fait une espèce d’échelle d’après les degrés de température nécessaires à certaines productions, et l’on a trouvé qu’il faut 19 à 20 degrés centigrades de chaleur pour la culture de la canne à sucre, 18 pour le caféier, 17 pour l’oranger, 13 1/2 à 14 pour l’olivier, 11 à 12 pour la vigne. Cependant ces délimitations ne sont pas absolues ; il est des exceptions nombreuses. L’étude de la botanique a prouvé que la possibilité d’obtenir certaines productions dépend moins de la température moyenne que de la répartition de la chaleur à certaines époques de l’année, et que, lors même que la température moyenne serait au-dessous de celle qui est exigée pour une culture, cette culture serait partout possible si, à l’époque où la végétation se développe, la chaleur était suffisante. Dans un pays, au contraire, où la moyenne de la température paraîtrait assez élevée, la production pourrait ne pas avoir lieu, si, à l’époque du développement, la chaleur n’était pas assez forte. Il est des plantes auxquelles la rigueur des hivers est assez indifférente, pourvu que l’été soit chaud et d’une suffisante longueur. Les céréales sont heureusement de ce nombre ; aussi cultive-t-on des orges, même en Laponie. Relativement aux vents, les voyageurs ont souvent décrit les effets du kamschin et du simoun. Le kamschin est un vent qui souffle dans les déserts de l’Égypte ; le simoun souffle en Syrie, en Arabie et en Mésopotamie. L’un souffle dans les mois d’avril et de mai, l’autre dans les mois d’août et de septembre. Sous l’influence du premier, le thermomètre saute de 15 ou 16 degrés à 36 ou 38. Le second ne modifie guère la température, mais il tue tous ceux qui le respirent. Aussi dit-on que le mot simoun, en arabe, signifie poison. Eh bien, tout travail devient impossible sous l’action de ces agents de la nature. Il faut se renfermer chez soi quand ils se font sentir, et quand le kamschin souffle, on cherche les endroits les plus profonds, on se fait même descendre dans des puits sans eau. Les ravages causés chez nous par les orages et par la grêle sont des accidents plutôt que des désastres périodiques ; mais,au cap de Bonne-Espérance, par exemple, la culture du coton n’a pu être introduite, parce que le vent du sud-est soulève des masses de sable qui se portent sur les jeunes plantes, les pénètrent et les font périr. Il y a aussi des vents qui favorisent la végétation. Quant aux eaux, il peut y en avoir excès ou insuffisance. Naturellement, des sables, des marais, formaient, vous le savez, une grande partie de notre planète qu’ils auraient bien vite reconquise, si le travail se relâchait seulement un peu de temps. Cependant il y a des pays plus ou moins heureusement traités de ce côté. Il y a, par exemple, des pays où les irrigations naturelles sont faciles. La fertilité de la Lombardie tient à la facilité des irrigations. Les inondations des fleuves sont aussi plus ou moins fréquentes, plus ou moins désastreuses. Tandis que le Nil répand périodiquement des trésors sur la terre d’Égypte, sans quitter notre pays, nous avons vu la Loire, outre les ravages qu’elle cause immédiatement en débordant de son lit, porter préjudice en certains endroits à la nature même du sol, en y déposant un limon défavorable aux récoltes. Je n’ai pas à vous apprendre que rien n’est plus différent que le degré de fertilité de différents sols et que la diversité des cultures qu’elles comportent. Certains sols résistent plus que d’autres à l’action de la charrue. En Dalécarlie, en Provence, en Lombardie, il est possible de labourer avec deux bœufs ; deux vaches même suffisent dans la Dalécarlie. Tout le monde sait, d’un autre côté, qu’en France, en Italie, il y a des terres qui exigent huit chevaux ou dix bœufs. Au cap de Bonne-Espérance, il faut, dit-on, jusqu’à vingt bœufs.

Voilà quelques-unes des innombrables circonstances particulières que l’on peut citer, sans parler même de quelques autres également fort importantes, comme les essences forestières favorables plus ou moins à tels ou tels usages, au chauffage, au bâtiment, ou aux constructions maritimes, sans parler de la présence de certains insectes ou animaux destructeurs, comme les fourmis qui, aux Antilles, font d’incalculables ravages, comme les perroquets et les singes au Sénégal, qui ne laisseraient rien du tout à récolter aux hommes, si on ne leur livrait tous les jours des espèces de bataille. Il y a pourtant encore quelques points qui intéressent plus spécialement l’économie politique, et que je ne veux pas passer sous silence ; telle est la facilité plus ou moins grande des voies de communication. En thèse générale, le voisinage de la mer, des mers intérieures, des côtes étendues, de nombreux cours d’eau, sont, personne ne l’ignore, des conditions économiques favorables, de même que leur absence a été souvent la cause d’un développement économique beaucoup plus lent et plus imparfait. Laissez-moi tirer de cette considération une simple réflexion sur un parallèle qui a cours, au sujet des voies de communication, entre la France et l’Angleterre, parallèle, vous le savez, peu flatteur pour notre pays. Si l’on veut être complètement juste, il faut reconnaître que les deux pays n’ont pas été placés naturellement dans des situations également avantageuses. L’Angleterre est entourée de l’Océan ; c’est là une route toute faite. Le pays ensuite est très étroit dans certains endroits, et l’Océan vient encore empiéter sur l’intérieur des terres. Que résulte-t-il de là? Qu’une grande quantité de transports se font par eau. La canalisation est très facile en Angleterre, parce que les canaux n’y sont pas très longs. La plupart de ceux qui sillonnent le pays en tous sens n’ont pas plus de quatre, cinq ou six lieues ; la France, au contraire, est un pays compact, avec deux grandes frontières continentales, et, comme on ne peut se servir de la mer pour en faire le tour, la canalisation y éprouve de grandes difficultés. On peut citer à cet égard le canal de Huningue à Lyon. Les routes sont donc chez nous à peu près les seuls moyens de transport, ce qui fait qu’elles reçoivent des poids énormes que n’ont point à supporter celles d’Angleterre. Une remarque encore dont nous ne pouvons pas ne pas tenir compte, à propos des circonstances locales, c’est qu’il suffit quelquefois de la combinaison heureuse de deux ou trois circonstances, ou d’une seule circonstance même, très favorable, pour faire la fortune d’un peuple. Sous nos yeux, nous voyons les mines d’or importer la civilisation en Californie, en Australie. On a de même dès longtemps cité les inépuisables mines de charbon de l’Angleterre, source intarissable de chauffage, de force motrice et de richesse, surtout si l’on ajoute que ses mines de fer ne sont pas éloignées de ses houillères. « Des Anglais qui connaissent bien leur pays, remarque M. Charles Comte, dans son savant traité de législation, et qui, par profession, s’occupent des objets que j’aurais voulu connaître en détail, m’ont assuré que, quand même un territoire égal en étendue à l’Angleterre et à la France serait employé tout entier à produire des fourrages, ils le croiraient insuffisant pour nourrir un si grand nombre de chevaux. Une telle affirmation est sans doute exagérée ; cependant, quand on considère que les chevaux employés à mettre des machines en mouvement ne travaillent que six heures sur vingt-quatre ; que, par conséquent, une machine de la force de dix chevaux en exigerait quarante toujours en état de travailler ; que, pour remplacer les vieux et les malades, et pour entretenir la race, il en faudrait un nombre à peu près égal ; enfin, qu’il existe un nombre incalculable de machines, parmi lesquelles il en est plusieurs de la force de quatre cents chevaux, on reste convaincu qu’en effet il faudrait convertir en pâturages un immense territoire pour remplacer les mines de charbon. Le sol de l’Angleterre recèle donc dans son sein une force d’industrie qu’aucune nation n’a pu trouver encore chez elle. Il a, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la vertu de produire des marchandises fabriquées, comme le sol d’une partie de la France a la vertu de produire des vins, de la soie et des huiles. »

Pour achever de caractériser, même fort imparfaitement, les influences que les lieux exercent sur les faits et sur la civilisation économiques, il faut dire aussi quelques mots des montagnes. Les montagnes sont généralement vues d’assez mauvais œil par les économistes, parce qu’elles entravent les échanges. Il ne faudrait pas pourtant dire trop de mal des montagnes, quand bien même il serait possible d’oublier les services qu’elles rendent pour préserver des inondations et tous les motifs qui nécessitent leur présence sur le globe. Historiquement elles ont joué un rôle utile. Elles ont plus d’une fois servi de rempart à la civilisation contre la barbarie : témoin la Grèce. Si dans la Grèce antique la mer représente l’élément mobile et progressif, les montagnes y représentent éminemment l’élément conservateur. Dans les vastes plaines de l’Asie, la civilisation campée à peine avait été toujours balayée après un temps plus ou moins long, comme le sable qu’un vent soudain emporte et disperse au loin. En Grèce, elle s’est comme repliée et resserrée sur elle-même, avant de se répandre sur le monde. Les montagnes, les rochers, les défilés étroits de la Grèce, vous avez présent à l’esprit le glorieux nom des Thermopyles, lui donnèrent la sécurité, le solide abri qui lui avait manqué jusqu’alors. Les montagnes que la civilisation moderne aplanit ou rend de plus en plus accessibles à nos routes de communication ont donc aussi des droits, vous le voyez, à notre reconnaissance dans le passé.

Il nous reste maintenant, messieurs, à montrer que ces influences de climat, qu’on a représentées comme fatales, peuvent être conjurées et en partie vaincues. C’est la plus belle, c’est aussi, grâce à Dieu, la plus facile partie de ma tâche. Pour ne pas abuser par trop de vos moments, force me sera de l’abréger ; mais d’abord voici une observation décisive. Si l’influence du climat et des lieux était fatale, si elle exerçait sur la volonté humaine cette espèce d’empire tyrannique qu’on a supposé, elle serait demeurée immuable comme tout ce qui est fatal en ce monde. Si c’est au seul climat que la Grèce et l’Italie ont dû leur civilisation brillante, d’où vient donc cette éclipse de civilisation qui s’y remarque depuis des siècles ? Pas une étoile ne manque à l’éclat de leurs nuits, toujours aussi belles qu’au temps de Platon et de Phidias, de Lucrèce et de Virgile, encore une fois d’où vient donc que pas une étoile ne brille plus au firmament de l’intelligence resté obscur et désert ? D’où vient que, sous le rapport du développement économique, comme pour tout le reste, Constantinople, Rome et Naples soient, à cette heure, les grands retardataires de la civilisation ? Voltaire remarque que Cicéron plaisante beaucoup les Anglais dans ses lettres. Il prie Quintus, son frère, lieutenant de César, de lui mander s’il a trouvé de grands philosophes parmi eux dans l’expédition de Bretagne. Il ne se doutait pas qu’un jour ce pays pût produire des mathématiciens, des physiciens, des inventeurs, dont rien ne pouvait donner l’idée dans le beau climat qu’il habitait. Cependant le ciel d’Angleterre est tout aussi nébuleux qu’il l’était alors. Voltaire a écrit de même cette phrase spirituelle et pleine de bon sens : « On pourrait demander à ceux qui soutiennent que l’atmosphère fait tout, pourquoi l’empereur Julien dit dans son Misopogon que ce qui lui plaisait dans les Parisiens, c’était la gravité de leur caractère et la sévérité de leurs mœurs ; et pourquoi ces Parisiens sont aujourd’hui des enfants badins à qui leur gouvernement donne le fouet en riant, et qui rient eux-mêmes le moment d’après en chansonnant leurs précepteurs ! » Peut-être pourtant, en réalité, quelque changement s’était-il opéré dans le climat de Paris et en général de la France, par suite du défrichement du pays. C’est même ce qui résulterait de certains passages d’auteurs anciens. Notre Gaule, du temps de César, voyait, à ce qu’il paraît, chaque hiver, tous ses fleuves glacés, de manière à servir de ponts et de chemins pendant plusieurs mois, et ces cas sont devenus rares et de courte durée. Ce changement put influer dans une certaine mesure sur les esprits, mais non pas de manière assurément à y produire une révolution radicale. Ce qui est certain d’ailleurs, c’est que depuis l’auteur de l’Essai sur les mœurs, le climat de Paris n’a pas changé, et pourtant, si les Parisiens ne montrent pas toute la gravité que Julien a signalée, ils ne sont plus précisément les enfants badins dont parle Voltaire. Posons en principe que la forme, l’enveloppe matérielle des idées et des faits s’explique souvent par le climat, mais que le fond échappe à cette influence. Ceux qui ont considéré les diverses croyances religieuses des peuples qui couvrent la terre comme étant nécessairement attachées aux différents climats se sont arrêtés au costume. Le climat peut bien expliquer certains usages. Il est certain qu’un législateur n’aura pas eu de peine à faire baigner des Indiens dans le Gange, à certains temps de la lune ; c’est un grand plaisir pour eux. On l’aurait lapidé s’il eût proposé le même bain aux peuples qui habitent vers Archangel.Mais il n’en est pas ainsi des dogmes. On a cru au polythéisme dans tous les climats. Peut-être eût-il été bien difficile que le dogme de l’unité de Dieu qu’Anaxagore et Platon enseignèrent à la Grèce, et dont la Judée reçut le précieux dépôt, prît naissance dans l’Inde, mais vous savez qu’il n’est nullement impossible qu’il s’y implante. Autant en dirons-nous au point de vue de l’économie politique. Au point de vue économique, j’observe, messieurs, ce grand combat de la fatalité et de la liberté, dont l’histoire est remplie. La nature reste immobile, mais les lumières et l’industrie qui en triomphent vont croissant. Un écrivain a dit d’une façon expressive : : « Les Alpes n’ont pas grandi ; mais nous avons frayé le Simplon ! » La vague et le vent ne sont pas non plus moins capricieux, mais le navire à vapeur fend la vague, sans s’informer du caprice des vents et des mers. Jusqu’où ira cette défaite de la nature ? Nos ingénieurs considèrent comme non impraticable, à ce qu’on nous assure, de fertiliser le désert de Sahara et d’en faire une vaste oasis. Il est question, par une méthode savante, d’ensemencer les fleuves de poissons, autant et mieux que nous peuplons nos parcs de gibier. En nous tenant aux conquêtes réalisées, ne voyez-vous pas l’eau arriver en abondance dans des contrées qui en étaient dépourvues entièrement ? L’air a été assaini dans des contrées malsaines autrefois ; de même que, faute d’un bon aménagement, ou plutôt faute des conditions morales qui l’eussent rendu possible, la pestilence s’étend sur les Maremmes autrefois salubres : c’est pour les mêmes raisons que la stérilité couvre des pays entiers de l’Asie Mineure. Plaçons ici une remarque essentielle et d’un intérêt tout à fait décisif pour la destinée économique des nations. L’influence des circonstances locales qui, d’une façon précisément inverse à ce qu’en a dit Cabanis, devient moins absolue, à mesure qu’on s’élève dans l’échelle des êtres, est aussi moins impérieuse, à mesure que l’homme s’élève lui-même dans l’échelle de la civilisation[6]. Des difficultés qui feraient succomber du premier coup le sauvage et qui pesaient lourdement sur l’homme barbare n’arrêtent pas même l’Européen civilisé. En un clin d’œil la sape et la mine changent en riches campagnes, en emplacements où s’élèvent des cités bientôt riches et puissantes, les immenses étendues livrées aux reptiles et où régnaient de mortelles exhalaisons. La jeune Amérique, sort comme par enchantement du sein du désert. Il a suffi d’un souffle venu d’Europe, apportant sur ces plages le puritanisme et nos sciences, pour créer la civilisation et changer en partie le climat.

L’homme peut donc dans une mesure toujours croissante vaincre les influences locales au dehors ; il peut aussi les vaincre en lui-même. C’est ce que Montesquieu a reconnu en écrivant que les mauvais législateurs sont ceux qui favorisent les vices du climat, et que les bons sont ceux qui s’y opposent. C’est le divin honneur du christianisme, messieurs, c’est-à-dire de la religion de l’esprit, d’avoir appris à l’homme à se soustraire à l’oppression des influences climatériques, en leur opposant une puissante résistance morale. Aussi, voyez les effets produits. Quelque part que vous alliez, au sein même de l’empire du mahométisme ou du brahminisme, partout où vous trouvez des chrétiens, de quelque secte qu’ils soient, et quelque grossière que soit cette secte, vous retrouvez le caractère de la civilisation européenne. Les climats, les races d’hommes ne peuvent pas effacer cette identité profonde, quoique la surface, les formes, la couleur, si je puis parler ainsi, en soient affectées. Haïti, peuplée de noirs et placée sous la ligne, est entraînée dans notre système de civilisation. Les catholiques grecs de Russie, les protestants de Prusse, les nestoriens d’Asie, les quakers de l’Amérique, et les catholiques romains de France, marchent dans les mêmes voies. Voilà pourquoi l’économiste doit applaudir aux conquêtes du christianisme, et dès lors aux succès des missions. Certes, c’est pour une cause tout autre qu’une augmentation de richesse et de bien-être à donner aux populations que des martyrs sacrifient leur vie ; mais s’il est vrai de dire que les sociétés bibliques protestantes, comme nos missions catholiques, se proposent exclusivement de sauver des âmes, elles ne contribuent pas moins à les racheter immédiatement de l’ignorance, de l’abrutissement, des misères de l’état sauvage, ou du joug plus ou moins énervant des religions de l’Orient. Elles font pénétrer chez ces peuples des besoins plus délicats, plus élevés, plus nombreux ; elles modifient l’homme en un mot, ce qui est la condition indispensable pour qu’ensuite il modifie le monde à l’image de ses idées et en raison de l’énergie qui lui a été communiquée. Le christianisme prêche le travail. Il inspire à l’homme, quoi qu’on en ait dit, un sentiment fier de son droit, de sa valeur, en même temps que le respect et l’amour d’autrui. Il recommande d’éviter en haut l’ostentation des dépenses folles ; il n’est pas venu dire au riche : Jette tes biens à la mer ; il lui a dit : Fais servir ta fortune non à la satisfaction de tes passions, de tes caprices coupables, mais au bien de tous. Il ne défend pas à l’homme que les besoins accablent de s’élever jusqu’au bien-être ; il ne lui interdit pour cela que l’emploi des moyens criminels. Il prêche enfin l’union des classes, l’union des peuples, au nom de la justice et de la charité. L’économie politique, messieurs, du point de vue et avec les arguments qui lui sont propres, n’a pas d’autres enseignements ; et toutes les fois que ces enseignements se sont fait entendre au nom de la religion, et qu’ils ont étéfidèlement respectés, l’industrie et le bien-être des populations se sont accrus avec l’esprit de réflexion et de prévoyance, avec l’ordre des sociétés et avec la paix du monde.

Résumons-nous et finissons. L’influence des climats sur les faits économiques est incontestable, mais limitée. Elle est d’autant plus grande que l’homme est moins développé comme être moral, et possède une industrie moins puissante. Les climats sont appelés à se niveler pour ainsi dire de plus en plus devant l’action humaine, à mesure que la civilisation se répandra et deviendra commune aux différentes branches de la famille humaine; non assurément qu’ils puissent jamais se confondre, pas plus que les nationalités ne sont destinées à disparaître ; mais leurs effets fâcheux pourront être de plus en plus atténués ; et le phénomène qui a fait acclimater en Europe les productions végétales et animales de presque toutes les latitudes se généralisera et s’étendra, au moins dans une très forte mesure, à tous les points de vue que peut embrasser le génie de la découverte. Les vérités générales dans lesquelles l’économie politique se résume n’ont donc rien à craindre, quant au fond, de ces influences variables qui ne détruisent aucun des principes essentiels de l’ordre économique et de l’ordre moral, étroitement liés ensemble. L’économie politique aura dès lors un compte croissant à tenir dans son application aux intérêts de ces vérités morales, dont la portée est universelle, la liberté, la justice, vérités qui forment son inspiration permanente, et un compte à tenir décroissant sans cesse des circonstances physiques qui ont retardé ou trop limité jusqu’ici l’action de ses principes. Cette franche reconnaissance de la supériorité de l’élément moral est, je le crois, messieurs, le meilleur exemple qui puisse venir, comme elle est la meilleure leçon qui ressorte d’une science à laquelle on a fait trop souvent le tort de la croire exclusivement matérielle.

HENRI BAUDRILLART.

 

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[1] Discours d’ouverture du Cours d’Économie politique, au Collège de France.

[2] Des Rapports du physique et du moral de l’homme. Neuvième Mémoire.

[3] C’est un honneur que Montesquieu partage au moins avec plusieurs de ses devanciers, malgré le fameux mot qu’il applique à l’Esprit des lois :Proles sine matre creala. Nous avons montré ailleurs la théorie des climats, exposée tout au long par le principal publiciste du seizième siècle, Jean Bodin. (Jean Bodin et son temps. Tableau des théories politiques et des idées économiques au seizième siècle, ouvrage couronné par l’Académie française.)

[4] Je m’appuie ici, et dans ce qui regarde la marche suivie par la civilisation, sur les vues exactes et profondes que renferme le Mémoire de M. H. Passy, lu devant l’Académie des sciences morales et politiques, sur le développement de la civilisation dans le monde.

[5] Quelques-uns de ces exemples ont été signalés déjà par M. Rossi dans son Cours d’écon. polit., t. IV.

[6] V. le remarquable liv. III, de l’ouvrage de M. Dunoyer, sur la Liberté du travail.

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