De la protection des richesses naturelles (1869)

Dans cet article du Journal des économistes, Clémence Royer examine si l’épuisement possible des ressources naturelles par l’industrie privée n’est pas une raison de s’écarter, en cela, de la règle générale du laissez faire, laissez passer, adoptée par les économistes. Elle trace, de la disponibilité du charbon ou du pétrole américain nouvellement découvert, un tableau qui l’incite à demander une intervention publique à des fins de protection.

DE LA PROTECTION DES RICHESSES NATURELLES

 

par Mme Clémence Royer

 

(Journal des économistes, septembre 1869)

 

 

I. RICHESSES MINÉRALES. — II. RICHESSES ORGANIQUES. — III. FORCE PRODUCTIVE DU SOL.

Au risque de passer encore pour hétérodoxe dans l’Église des économistes, nous essaierons d’indiquer ici, au dogme du laisser faire et du laisser passer, quelques limites qui nous paraissent résulter de la nature des choses et de cette inéluctable loi des faits que ni les nations ni les individus ne peuvent impunément transgresser.

Qu’on proclame l’absolue liberté de production, d’exploitation, de circulation, voire, à certains égards de destruction de la richesse, sous cette forme particulière qu’on désigne sous le nom de richesse mobilière, rien de mieux. C’est le capital circulant de l’humanité. S’il augmente ou diminue en apparence, en réalité il ne fait guère que se transformer, sans perte nette sensible. À chaque transformation, il s’augmente le plus souvent de toute la valeur d’un nouveau travail utile, et même, lorsqu’il disparaît par la consommation définitive, c’est en produisant une jouissance, en satisfaisant un besoin, c’est-à-dire en atteignant le but dernier et final de toute richesse produite.

Mais il en est tout autrement de la force productrice elle-même, de la matière première de tout travail, sans laquelle tout travail est impossible, en un mot de certaines richesses données directement par la nature et toujours données en quantités limitées, sans que l’homme soit encore arrivé à les recréer de toutes pièces, une fois absorbées et disparues.

Aunombre de cette richesse, il faut placer les mines, minières, carrières qui nous fournissent nos métaux, nos combustibles ; il y faut compter nos animaux domestiques et nos plantes cultivées, notre gibier de chasse ou de pêche, comme les essences de nos forêts, les herbes ou arbustes de nos prairies, de nos landes, jachères et fourrés, c’est-à-dire la faune et la flore actuelle de tout notre globe, qui, une fois appauvries de formes et de types, ne pourraient plus, même avec l’aide intelligente de notre science et de nos méthodes, combler leurs vides et leurs lacunes; il y faut mettre enfin, et peut-être en première ligne, la force productrice même du sol qui, lorsqu’on l’épuise, qu’on lui demande trop sans lui rien rendre, ne se renouvelle que lentement, difficilement, si même elle se renouvelle, ce qui peut-être douteux.

I

RICHESSES MINÉRALES.

Quelle est la nature de la richesse minérale ? C’est un produit direct des forces de la nature, agissant librement à travers la série, qu’on peut dire infinie, des siècles géologiques et qui s’est, en général, formé au sein de nos couches telluriques à des époques bien antérieures à l’existence de l’homme et même, en bien des cas, à l’existence de la vie à la surface de notre globe. Ces produits minéralogiques, une fois détruits, ne peuvent donc plus se reproduire, ni naturellement, parce que les conditions physiques de notre planète ne sont plus et ne peuvent plus être les mêmes, ni artificiellement, au moins autant que nous pouvons le prévoir d’après les limites, jusqu’ici infranchissables, posées devant notre science et notre industrie, par la somme encore immense de nos ignorances et la faiblesse de nos moyens.

Et cependant, cette même richesse est d’une importance telle pour nous, qu’elle est, en quelque sorte, le principe même de notre vie sociale, le point de départ et la source de tous nos progrès. Sans métaux, une agriculture même rudimentaire est à peine possible, et tous les autres arts, condamnés à une perpétuelle enfance, sont impuissants à réaliser le moindre perfectionnement. Il n’en faut pour preuve que la différence de l’état social de l’âge de la pierre avec l’état social de l’âge du bronze, attestée par tous les monuments de notre science archéologique, qui nous montrent que la découverte de la fonte et de l’usage des métaux a signalé l’aurore des premières civilisations naissantes, seules les a rendues possibles et, par ses conséquences, a exercé une telle action transformatrice sur la race humaine en général, qu’il peut être douteux pour le savant, libre de préjugés, si les tribus de l’âge de pierre méritent ou non de prendre place parmi les variétés humaines et s’il n’en faut pas plutôt faire quelque forme transitoire distincte de l’humanité, telle que nous comprenons aujourd’hui ce nom.

Et si l’usage de la pierre signale dans le développement anthropologique un âge distinct, lui-même susceptible d’être divisé entre l’âge de la pierre polie et l’âge antérieur de la pierre simplement taillée, qu’est-ce que cette pierre, ces silex, sinon encore un emprunt fait à la richesse minéralogique, et au-delà duquel il est impossible de reculer l’origine de l’homme, puisque sans les secours que son industrie lui fournit, l’homme en face des autres animaux est désarmé. Les armes de pierre doivent donc remonter jusqu’à son apparition même, ou plutôt jusqu’au moment où son organisation physique étant donnée, telle que nous la connaissons aujourd’hui dans les limites des variétés les plus extrêmes, l’intelligence et la réflexion, se substituant au pur instinct brutal, lui vinrent en aide pour lui apprendre à lutter contre la nature en modifiant par son industrie les dons qu’il tenait d’elle. En effet, déjà avec la pierre polie ou simplement taillée, les premiers anthropoïdes intelligents purent se façonner des armes de guerre ou de chasse pour se défendre contre les animaux ou s’en nourrir et pour soutenir au besoin leur droit contre les races rivales. Un long silex aiguisé peut seul avoir rendu possible la première charrue et les premiers essais d’agriculture ; et si la nature l’a livré tout façonné au premier qui tenta d’en faire usage et trouva la manière de s’en servir, il n’en peut pas moins, à bon droit, être considéré comme le vrai père de toute la société humaine. Car, avant lui, il n’existait réellement que des bimanes anthropoïdes capables seulement de lancer des cailloux à leurs ennemis ou à leur proie, quand la distance ne leur permettait plus de les assommer avec une branche d’arbre.

Dans le développement social, l’utilité de la richesse minéralogique est donc antérieure de beaucoup à l’utilité de la richesse agricole. Le sol eut une valeur par les métaux et la pierre qu’il renfermait, bien avant qu’on ait songé à tirer parti de sa force productrice et végétative ; et on songea à le creuser pour lui arracher ses minerais, avant de le défricher pour y tracer des sillons. Ces armes et ustensiles de pierre et de métal furent certainement les premiers objets d’industrie et d’échange entre les diverses familles de la même tribu ou entre les tribus voisines, comme elles durent être longtemps l’objet de leurs convoitises et de leurs guerres ; et les diverses races durent se disputer l’occupation des grandes plaines sablonneuses où le silex abonde, autant au moins que les vallées fertiles qui bordent les fleuves, que les rivages des mers abondantes en poisson ou que les forêts bien peuplées de gibier.

De nos jours encore, la puissance industrielle et même politique d’une nation n’est-elle pas en un rapport étroit avec sa richesse minérale ? Que serait l’Angleterre sans ses houilles, la Suède, l’Allemagne ou la Russie, sans leurs mines ? La nation qui se voit contrainte d’emprunter le fer à ses voisins, n’est-elle pas leur débitrice constante dans la paix, et dans la guerre ne doit-elle pas leur emprunter des armes pour leur résister ?

L’importance de la richesse minérale d’un pays doit donc être considérée à divers points de vue : au point de vue national et au point de vue humain, au point de vue économique de la richesse, de la production et des échanges, et au point de vue politique de la force et de l’indépendance de chaque groupe national particulier. La question envisagée de ces divers côtés peut donner lieu à des solutions diverses et, en certaine mesure, contradictoires.

Dans la richesse minérale, il faut faire deux parts bien distinctes : celle qui se consomme par l’usage et celle qui ne se consomme pas. D’un côté, ce sont les métaux et pierres précieuses ; de l’autre, les métalloïdes, les terres, pierres et matériaux divers de construction et les combustibles.

Le diamant et autres cristaux précieux, l’or, l’argent, même le cuivre, le plomb, le fer, une fois jetés dans le torrent de la richesse mobilière de l’humanité, n’en sortent plus guère. S’il s’en détruit une partie, cette partie est relativement faible, et de plus elle est de nature à toujours pouvoir être retrouvée, du moins sous la forme de ses éléments chimiques, inaltérables par essence. Il n’y aurait d’exception à faire à cet égard que pour les pierres précieuses, pour le diamant surtout qui, une fois réduit en charbon ou en poussière, perd toute sa valeur commerciale. Même la particule de fer qui s’est jointe par l’usage à d’autres substances, pourra en être détachée de nouveau ; elle se retrouvera dans ses oxydes ou ses sulfures et pourra redevenir fonte pour refaire un clou ou un rail de chemin de fer. De même, le bijou d’or, la pièce de monnaie enfouie dans le sol ou dans la mer, deviendra l’aubaine des générations futures qui, jusque dans la patine dont elle se sera recouverte, pourrait retrouver la faible partie de métal qui s’en est détachée sous l’action des forces chimiques naturelles pour en faire de nouvelles monnaies ou de nouveaux bijoux.

Il en est autrement des métalloïdes, tels que le soufre, les terres pyriteuses et alumineuses, le marbre, la simple pierre à bâtir, l’argile à briques et enfin les houilles, lignites, anthracites et tourbes dont l’utilité réside, non pas dans leurs éléments premiers, à l’état de pureté, mais dans l’agrégation et la disposition de ces éléments sous de certaines formes données, que notre industrie ne saura peut-être jamais reproduire, et qui, par l’usage, se désunissent et se désagrègent pour former des combinaisons toutes diverses. Le soufre brûlé se mêle à l’air qui ne le rend pas ; le marbre dont la cohésion est rompue devient une poudre inutile ; la pierre se fait poussière ; l’argile cuite perd la propriété de pouvoir se mouler de nouveau ; la combustion détruit le reste d’état organique de nos charbons minéraux et rend leurs éléments incombustibles. Qu’arriverait-il donc le jour ou nous aurions brulé tout ce qui brûle, réduit en poudre tous nos matériaux de construction, rendu à l’air, à l’eau, à la terre, sous forme de molécules impalpables, toute notre richesse minérale destructible ? Et la question peut être posée au point de vue national d’abord et de plus au point de vue humain.

Au point de vue national, c’est un problème d’économie politique, d’échange, d’importation et d’exportation. Mais au point de vue humain, c’est un problème social, c’est une question de vie ou de mort pour l’humanité, c’est peut-être dans l’avenir le terme fatal de ses progrès et même celui de son existence. Il importe de ne pas le traiter légèrement sous le prétexte que ce terme est bien éloigné encore.

Même parmi les métaux indestructibles, il faut observer de profondes différences, quant aux résultats de leur abondance ou rareté relative et quant aux effets possibles de l’épuisement total des mines qui les fournissent.

Les uns sont rares et n’ont aucune utilité directe, bien qu’ayant une très grande valeur par le seul effet de leur rareté combiné avec le jeu des passions humaines. L’or, l’argent, les pierreries n’ont été que des agents très secondaires dans l’œuvre de la civilisation. S’ils ont suppléé parfois et pendant un temps très court à d’autres matières plus communes, mais d’un travail plus difficile, leur usage principal a été un usage de luxe, un signe de richesse aristocratique, et, comme tels, ils ont fourni aux beaux-arts des matériaux auxquels le goût, le talent, le génie, ont ajouté leur valeur dans les grands siècles d’épanouissement social. Il est résulté du prix tout spécial que l’opinion y attacha dès les temps les plus reculés, que, presque partout, ces métaux ont été pris comme signe d’échange et mesure commune de la valeur des choses. L’opinion en cela ne se trompait pas complètement ; car s’ils étaient particulièrement propres à servir de signe d’échange et d’étalon de la valeur, c’est parce qu’un tel signe, un tel étalon, doit avoir, autant que possible, une valeur fixe, et que la fixité au moins relative de la valeur de l’or et de l’argent résultait de leur indestructibilité et de leur rareté.

Qu’en effet, leur abondance croisse tout à coup dans un pays, ou que par des circonstances fortuites ils disparaissent ou émigrent en certaine quantité, et aussitôt tous les rapports économiques sont troublés. Le signe signifie plus ou moins ; l’étalon de la valeur s’abaisse ou s’élève ; une même quantité nominale, un même poids de monnaie correspond à une quantité de richesse plus ou moins grande, et chacun se trouve appauvri ou enrichi d’autant, sans s’en douter, sans le prévoir, sans y pouvoir remédier.

Une erreur trop longtemps commune à tous les peuples, c’est de croire que, de même qu’un particulier est d’autant plus riche qu’il possède une plus grande somme de monnaie, une nation, l’humanité même s’enrichit à augmenter la quantité de ses métaux précieux. Il appartenait à Montesquieu de démontrer l’un des premiers combien cette opinion est fausse. Nul n’a mieux que lui fait voir comment la découverte des mines du nouveau monde a ruiné l’Espagne et appauvri même l’Europe entière. De nos jours enfin nous voyons le même fait se reproduire et, sous des conditions différentes, produire des effets différents, mais non moins fâcheux.

Quand les mines de la Californie et de l’Australie furent découvertes, comme cette fois elles ne furent accaparées et monopolisées par aucun gouvernement despotique, mais, au contraire, livrées par des nations libres à la liberté sans limites de l’exploitation industrielle, aussitôt toutes les cupidités éveillées se donnèrent rendez-vous dans ces nouveaux Potoses. On y vit arriver le coolie chinois, comme l’homme de lettres parisien, rêvant tous deux de retourner les poches pleines de pépites, l’un pour manger du riz à l’aise, dans une maison flottante sur quelque fleuve de la Chine, et l’autre pour faire piaffer un cheval anglais sur le macadam de nos promenades. Mais qu’arriva-t-il ? On le sait. Le coolie dut payer au poids de son or le riz dont il dut se nourrir dans un pays nouveau, encore sans agriculture, et le dandy vit disparaître ses plus belles pépites dans la poche de ceux qui consentirent à lui tailler la barbe ou à lui laver son linge. Bon nombre d’émigrants revinrent enrichis, mais plutôt encore par les métiers les plus humbles que par la fouille des placers.

Et quel fut l’effet de cette subite importation d’or ? De changer soudain le prix des choses en augmentant la concurrence des acheteurs, d’élever en conséquence la main-d’œuvre et de troubler tous les rapports d’échange. La richesse totale de l’Europe, restée la même, était soudain rendue équivalente à une plus grande somme de numéraire ; il fallut une plus grande somme de numéraire pour représenter une même partie de cette richesse totale ; et tous ceux dont la fortune resta numériquement fixe se trouvèrent appauvris en proportion. C’est un fait constaté, qu’aujourd’hui un revenu de six mille francs équivaut à peu près à un revenu moitié moindre il y a trente ans ; et le nombre de ceux qui ont profité à ce changement d’équilibre économique est infiniment petit comparativement au nombre de ceux qui en ont plus ou moins souffert.

Il serait donc à désirer que tout d’un coup toutes les mines de métaux précieux encore à découvrir dans le monde fussent ou exploitées jusqu’à l’épuisement, ou fermées et interdites à jamais. Car, dès lors, le rapport entre ces métaux se fixerait invariablement en moyenne, sauf de légères variations locales, et le signe numérique, l’étalon général de la valeur deviendrait invariable, sauf les changements insensibles apportés par la lente, mais inévitable disparition de quelques fragments de ces matières, soit par l’usure journalière résultant de la circulation et du travail artistique, soit par les enfouissements accidentels ou les naufrages.

Or le premier de ces moyens ne dépend pas de la puissance humaine. Il y a peut-être encore un nombre considérable de mines d’or et d’argent qui sont inconnues ; on ignore la richesse de celles qui ont été découvertes ; il faudrait un temps très long pour les épuiser, sans même qu’on puisse jamais affirmer si elles le seront complètement. Beaucoup de fleuves d’ailleurs charrient constamment de l’or en plus ou moins grande quantité, sans qu’on sache d’où viennent ces parcelles qu’on trouve mêlées à leurs sables.

Le second est de même impraticable, au moins pour le moment. Il révolterait les passions, les instincts, les préjugés de tous les peuples, et une guerre immense des nations qui ne possèdent point de mines ou qui n’en ont que peu, contre les nations qui en ont d’abondantes, ne pourrait arriver à forcer celles-ci à renoncer à une des sources de leur richesse nationale que leur droit public garantit.

Cependant, ce qui est impossible aujourd’hui deviendra peut-être possible plus tard, la science économique aidant à faire triompher l’intérêt public de l’intérêt particulier et la raison éclairée du préjugé séculaire.

Atteindrait-on le même but si, au lieu de fermer tout à coup les mines de métaux précieux, on arrivait à rendre fixe la portion de ces métaux convertie en numéraire ? Ce remède serait peut-être encore plus difficile à appliquer que les deux autres, parce que la surveillance du gouvernement ne saurait arriver, sans moyens aussi odieux et aussi vexatoires qu’inefficaces, à empêcher la transformation constante du numéraire en lingots et des lingots en numéraires. Encore moins pourrait-elle prévenir l’emploi des lingots comme numéraire, ce qui deviendrait exactement au même, comme résultat économique.

De telles mesures seraient plus praticables, si toute la terre était divisée entre un certain nombre de nations égales en civilisation, et ayant le même droit public et les mêmes usages. Mais les nations d’Europe sont à peine arrivées encore au point de pouvoir s’entendre ensemble sur les questions de commerce international, et bien des siècles s’écouleront sans doute avant que leur accord soit complet même dans les questions les plus simples de droit des gens.

D’ailleurs, depuis qu’il se fait des échanges entre l’Europe et l’Asie, l’Asie a sans cesse attiré et absorbé le numéraire de l’Europe. Il faut donc que sans cesse l’Europe renouvelle son stock, et qu’elle emprunte aux mines d’Amérique ou aux sables de Guinée une nouvelle quantité de métaux précieux.

Disons encore que si, la somme totale des métaux précieux restant constante chez une nation ou un ensemble de nations, la somme totale des richesses venait à y augmenter, alors une plus grande quantité de ces richesses répondrait à une somme égale ou moindre en numéraire. Il semblerait en résulter d’abord un bien-être apparent chez toutes les classes qui, avec le même revenu nominal, pourraient se procurer plus de jouissances ; mais un pareil fait aurait aussi immédiatement pour conséquence de diminuer la production, parce que plus de travail ne rendrait au travailleur qu’une moindre somme, de gêner le commerce en ralentissant la circulation, et de provoquer, avec un fractionnement de plus en plus grand de l’unité monétaire, un usage prédominant de la monnaie de billon. Ainsi, lorsque le pain nécessaire à la nourriture quotidienne d’une famille lui coûte 1 franc, elle donne en échange notre unité monétaire d’argent actuelle ; si cette même quantité de pain peut s’obtenir pour 75 centimes, elle doit recourir aux fractions du franc, à la monnaie de billon. Or c’est ce qu’on observe justement dans tous les pays pauvres où la vie n’est à bon marché que parce que l’argent y est rare.

Il faut donc mieux, lorsque la richesse s’accroît relativement à la population, ou même absolument, que la quantité de numéraire augmente en proportion ; parce qu’alors une même quantité de richesse, continuant de correspondre à une même valeur nominale, la valeur des choses reste constante et les fortunes fixes : c’est l’équilibre économique le plus désirable.

Pour y arriver et le maintenir, ne pourrait-on recourir du moins à des mesures fiscales ou prohibitives sur l’importation ou l’exportation des métaux précieux ? Ce moyen a été bien des fois tenté sans jamais donner d’heureux résultats. Il est matériellement impossible et moralement répugnant d’obliger chaque voyageur qui passe une frontière à déclarer la somme qu’il emporte avec lui. Le droit de le fouiller serait encore plus vexatoire. Puis viennent les exigences du commerce. Tel marchand a acheté, il faut qu’il paye ; tel autre a vendu, il doit recevoir. Même avec le secours de la monnaie de papier et de la lettre de change, si chez une nation la somme totale des exportations n’est pas égale à celle des importations, il faut qu’une certaine quantité de numéraire y entre ou en sorte. On prohiberait le passage du numéraire à la frontière, que le commerce éluderait encore la mesure à l’aide du papier ; car ce papier, agissant dans chaque nation comme du numéraire, en augmente en réalité la quantité chez la nation créancière, en vertu de la balance du commerce, et la diminue d’autant chez la nation débitrice ; puisque tout ce qui, par le fait des engagements souscrits sous forme de billets de banque ou de lettres de change, cesse d’être disponible chez celle-ci devient disponible chez celle-là, il suffit pour cela que le papier en circulation inspire la confiance, c’est-à-dire que quelque part dans le monde il représente une certaine quantité de numéraire disponible.

Ce n’est donc que sur cette quantité totale de numéraire disponible en circulation, non pas chez une nation considérée isolément, mais chez toutes les nations qui ont entre elles des rapports commerciaux, qu’il faut pouvoir agir. Le seul moyen d’action possible serait une entente générale de tous les peuples civilisés, pour régler chaque année la quantité de métaux précieux qui doit être extraite de la totalité des mines, dans le plus grand intérêt de tous. Cette quantité devrait représenter d’abord ce qui se perd par l’usure, la négligence et les accidents ; ce qui s’emploie dans les arts, déduction faite de la quantité d’objets d’art qui redeviennent lingots ou numéraire, et enfin ce qui s’exporte chez les peuples barbares qui, en dehors du grand mouvement civilisateur, vendent plus de produits aux nations civilisées qu’ils ne leur en achètent.

De plus, elle pourrait comprendre en surcroit une somme égale à l’accroissement annuel probable de la richesse totale des pays civilisés, et même supérieure à cet accroissement ; car ce qui cause les crises économiques, ce n’est pas l’accroissement lent et régulier du numéraire, mais sa surabondance subite et surtout locale. Si l’on savait d’avance que chaque année les métaux précieux perdent une certaine fraction de leur valeur, relativement au prix des choses, c’est-à-dire que la somme annuelle des richesses restant la même ou croissant de 1/10e, la somme des métaux précieux croit de 2/10; alors on pourrait calculer que chaque année le prix des choses doit augmenter de 1/10ou 2/10e, proportionnellement enfin à l’avilissement du numéraire ; qu’en conséquence, la journée d’un travailleur doit se payer 3 fr. 30 au lieu de 3 fr., et qu’au bout d’un bail de neuf années, on peut réclamer à son locataire ou à son fermier un loyer ou un fermage de 9/10plus élevé.

Quant au produit total annuel de l’extraction des métaux précieux, il pourrait être partagé entre toutes les nations proportionnellement à l’importance relative de leurs gisements. Mais on conçoit que sous ce régime de réglementation universelle, il resterait peu de place à la liberté des individus, et que, du moins à l’égard de l’extraction des métaux précieux, la propriété même du mineur ferait naufrage. Elle deviendrait du moins une sorte de fiction ou de contradiction de la loi, puisque ce droit d’abus ou même d’usage qu’on a considéré jusqu’ici comme inhérent à la propriété, y disparaîtrait devant la réglementation de la jouissance ou de la possession imposée par l’intérêt public.

En est-il de même à l’égard des métaux vils, du cuivre, du plomb, de l’étain, du fer surtout ? Bien au contraire.

Si ces métaux sont très abondants, ils sont sujets, par leur nature altérable et par les usages si divers qui s’en font, à une usure relativement considérable ; et leur peu de valeur fait qu’on n’a aucun avantage à en rechercher les particules dans les divers composés chimiques qu’ils sont aptes à former facilement sous l’action des forces libres de la nature. Bien plus, l’industrie qui a besoin de ces divers composés les forme elle-même de leurs éléments. Elle les unit en grande quantité aux métalloïdes pour en former des sulfures, des chlorures, etc. ; mais elle n’aurait aucun avantage à rechercher les molécules de fer, de plomb ou de cuivre, qui, sous l’action des agents atmosphériques, se sont unis à l’oxygène ou à d’autres éléments. Chaque année, il se consomme donc une certaine quantité de ces métaux, qui, bien que n’ayant pas cessé d’exister sous leur forme élémentaire, sont néanmoins perdus pour l’industrie.

D’un autre côté, la surabondance de ces métaux ne nuit jamais. Dès que la demande qui s’en fait suffit à couvrir le prix du travail d’extraction, la quantité en peut augmenter constamment. Loin de nuire, cette abondance profite à l’agriculture et à l’industrie, qui obtiennent à meilleur compte les instruments qui leur sont nécessaires. Le bas prix des métaux vils agit sur elles en masse comme une diminution des frais de production, d’où résulte une diminution des prix de subsistance, et plus généralement de tous les produits industriels. S’il en résulte un certain abaissement des salaires, il n’est une souffrance pour personne, puisqu’il est en corrélation avec une diminution du prix des choses, et qu’il n’en est même que la suite. L’abondance des métaux vils agit donc en sens inverse de l’abondance des métaux nobles : si c’est la quantité d’or qui augmente, une nation s’appauvrit ; si c’est la quantité de fer, elle s’enrichit.

L’intérêt de chaque nation, c’est donc, comme l’intérêt du monde, que toutes les mines de fer ou d’autres métaux encore à découvrir soient découvertes, et qu’elles soient exploitées et exploitées le plus savamment, le plus intelligemment et le plus économiquement possible. Mais est-il d’intérêt public qu’elles le soient toutes à la fois et promptement jusqu’à épuisement ? C’est une question. Car enfin ces mines une fois épuisées, si jamais elles peuvent l’être, que deviendrait le monde ? Ces métaux se consomment, avons-nous dit. Ils s’oxydent, et en s’oxydant perdent leurs plus précieuses qualités. Ils s’usent par le frottement ; leur poussière impalpable se mêle à l’air, aux eaux, au sol. Peut-être l’humanité à venir recueillera-t-elle ces parcelles ; mais si elle n’avait plus que cela pour ressources, elle comblerait difficilement son déchet annuel. Il est donc prudent de ne pas accélérer, plus que les besoins de la consommation ne l’exigent, l’exploitation des mines de ces métaux, afin que si elles doivent tarir un jour, ce soit du moins le plus tard possible.

Quant aux minières ou carrières de terres argileuses, de pierres à bâtir, de grès, de granit, de marbre, de porphyres, etc., n’est-il pas d’autres règles, d’autres considérations particulières dérivant de la nature des choses ? Ce sont des richesses épuisables, non pas seulement comme les métaux, dont les éléments épars, les débris usés, rejetés dans la fournaise, retrouvent leur utilité et leur prix, mais qui, de plus, perdent la plus grande partie ou même la totalité de leur valeur dans un premier usage. Des morceaux de briques ou de poterie ne peuvent plus redevenir brique ou vase ; on sait le peu de prix des matériaux de démolition ; les plus grosses pierres seulement d’une maison solidement bâtie peuvent servir à construire une autre maison ; mais une fois ces pierres désagrégées et en poudre, ce ne sont plus que d’inutiles déblais dont il faut payer pour se débarrasser, car l’agriculture n’en veut pas et les édiles urbains en redoutent l’encombrement, qui change les niveaux des villes et tend à obstruer les rivières. D’une statue de marbre brisé, on ne peut tirer même un chambranle de cheminée, même souvent un socle de pendule. La cohésion détruite ne se reproduit pas entre ses éléments divisés. Cependant, on peut aisément énumérer les coins de terre privilégiés d’où la statuaire tire ses matériaux : ils s’appellent en Europe Paros et Carrare, et sont, sinon sans rivaux, du moins sans égaux. En laissera-t-on l’exploitation livrée au caprice inintelligent ou cupide des volontés et des intérêts individuels, qui peuvent les épuiser promptement ou maladroitement ?

À vingt kilomètres d’une petite ville, bien située, au confluent de deux fleuves, et dont demain plusieurs lignes de chemin de fer feront un centre, un nœud du grand réseau circulatoire de la nation, il y a une riche carrière de belles pierres à bâtir ; mais, pour le moment, les routes sont mauvaises pour y arriver. Au contraire, à une distance moitié moindre de la même ville, tout au bord du fleuve et non loin d’une route, il y a de vastes agglomérations de ces cailloux roulés dont ni l’agriculture, ni l’industrie ne savent que faire, mais qui sont sans rivaux pour la construction des chemins. Si la pierre était où sont les cailloux, la ville s’agrandirait rapidement ; si les cailloux étaient où est la pierre, on ferait aisément des chemins. Mais si, pour faire les chemins, le transport des cailloux les fait revenir à plus cher que ce beau calcaire que l’on a sous la main, brisera-t-on en morceaux ces belles pierres qui bientôt couvriront la route d’une boue blanchâtre ? Nous osons répondre oui, si le propriétaire de la pierre est libre de l’exploiter, si le prix qu’on lui en offre le séduit, si surtout il a pour ami le maire de la commune ou quelque autre autorité départementale. Ce sera pour lui autant de gagné ; il ne calculera pas même peut-être qu’une route pavée de cailloux eût rendu beaucoup plus aisé le transport de ses pierres à la ville, qui peut-être, s’il se trouve de l’argile dans son voisinage, lui laissera ses pierres, dont le poids défoncerait d’ornières profondes la route que son influence a fait mal faire, et s’agrandira de maisons en briques.

Quant aux cailloux, ils resteront inutiles à leur place, encombrant la rive et occupant sur ses bords une longue lisière de terrain stérile ; tandis que, si leurs couches superficielles avaient été enlevées, sur le sous-sol, d’un sable fin ou d’une marne féconde, se fussent étendues de magnifiques prairies. En face de telles possibilités, résultant du régime de l’intérêt privé libre et illimité, nous ne pouvons en conscience joindre notre voix au chœur de beaucoup d’économistes pour dire : Laissez faire, laissez passer.Nous préférerions voir donner à l’ingénieur du département le droit de surveillance sur les carrières et des pouvoirs assez étendus pour qu’il pût et dût s’opposer à ce qu’elles ne soient pas exploitées contrairement aux lois de leur natureet à ce que des moellons précieux pour l’architecture ne soient réduits en poussière pour faire office de gravier.

Nous admirons encore aujourd’hui, dans les monuments ruinés de l’art gréco-romain, ces colonnes antiques si vieilles et si légères, dont l’existence s’est prolongée si longtemps à travers les révolutions de l’histoire. Mais pourquoi ces portiques sont-ils demeurés debout ? Pourquoi leurs proportions étaient-elles si élégantes ? C’est que toutes ou presque toutes leurs colonnes étaient de marbre et de marbre monolithe et qu’un fût monolithe, bien que svelte et léger, trouve dans la cohésion de ses parties une force de résistance que des tronçons détachés ne peuvent avoir. La preuve, c’est qu’une fois les proportions établies par l’usage et le goût, on fit bien par économie des portiques dont les colonnes étaient de plusieurs pièces, mais peu ont résisté pour nous laisser juger aujourd’hui de la différence. La colonne monolithe, sous le poids de l’architrave, se tasse ou se courbe légèrement, comme un tronc d’arbre. De là cette vie dont elle donne l’illusion avec le temps. Au contraire, les tronçons superposés, sous le fardeau qu’ils supportent et sous l’action des vents régnants ou du tassement du sol, prennent des inflexions diverses et disgracieuses qui, rompant l’harmonie des lignes, donnent l’aspect d’une ruine, même au monument encore complet.

Mais où trouver aujourd’hui des fûts monolithes ? Quelles carrières livrées à l’industrie privée les fourniront, si le massif de marbre qui les pouvait donner, rend un produit net supérieur, étant débité en tablettes de cheminées ?

Nous le répèterons encore, c’est une belle et puissante chose que la liberté de l’industrie ; c’est un principe fécond, en général, que celui de l’appropriation individuelle des richesses que nous fournit la nature ; l’intérêt privé est parfois très intelligent ; il l’est généralement dans les petites choses ; mais il est bon qu’il ne soit pas seul et sans surveillance à s’occuper des grandes, et nous ne lui reconnaissons pas le droit de faire des billes avec un de ces blocs de marbre que Michel-Ange avait tant de peine à se procurer et qui, sous son ciseau, seraient devenus autant de dieux.

C’est également une question, si les terres alumineuses et pyriteuses, le soufre, le salpêtre, dont l’industrie et la défense nationale tirent de si grandes ressources, peuvent être livrés sans contrôle à la libre concurrence et aux avidités, aux entraînements mal coordonnés des intérêts industriels.

Du reste, tout ce que nous avons à dire à ce sujet, il nous faudrait le répéter à l’égard du combustible, aussi nécessaire à l’industrie, en général, que les métaux, et indispensable à l’industrie métallurgique elle-même. Sans feu point de fer ; conséquemment point de richesses, point d’agriculture, point de force politique, point de vie sociale.

On a calculé, je crois, qu’au train où marche l’exploitation des houilles anglaises, l’Angleterre n’en a que pour cent ans. Si j’étais membre du Parlement anglais, je ne serais pas tranquille sur l’avenir que réserve à mon pays la disparition de cette source de richesses.L’Angleterre tire de ses houilles non seulement sa vie industrielle locale et sa puissance politique, mais sa puissance commerciale et maritime. C’est avec cela qu’elle chauffe les machines à vapeur de ses usines et ses vaisseaux de guerre ; avec cela qu’elle frête ses navires de commerce, que ses produits manufacturés, quelque abondants qu’ils soient, ne sauraient remplir, quand ils partent chercher, à tous les bouts du monde, la matière première dont s’alimentent ses ateliers.

À la houille, dira-t-on, la science trouvera moyen de substituer d’autres combustibles.L’Angleterre brûlera de l’eau en séparant pour les recomposer ses deux éléments chimiques. Fort bien ; voilà pour faire tourner les roues de ses moteurs. Mais que portera-t-elle en échange aux nations qui lui vendent leurs métaux, leur bois de teinture et d’ébénisterie, leurs marbres, leur coton, leur laine, leurs peaux, plus que cela, leur blé, leur viande, leurs vins, jusqu’à leurs œufs et leurs fruits ? Des tissus, des couteaux, des machines ? Mais cela ne suffit pas. D’ailleurs, avec le temps, elles produiront tout cela aussi bien et à meilleur marché, si elle perd l’avantage que lui donne son combustible.

Et pourtant, si j’étais législateur anglais, je ne saurais où chercher un remède, un palliatif à cette menace de l’avenir. Défendre l’exportation du charbon, ce serait faire commencer le mal plus tôt pour le rendre moins grand, moins absolu plus tard. Ce serait appauvrir la nation aujourd’hui pour lui épargner la misère demain ; ce serait donner, dès à présent, aux nations rivales un avantage dont elles ne sont appelées à jouir que dans un siècle, quand peut-être mille événements imprévus auront modifié tous les rapports économiques nationaux ou internationaux. L’Angleterre d’ailleurs qui prétend forcer la Chine à lui livrer son thé contre son opium, serait mal venue à fermer ses ports aux échanges internationaux et à refuser son charbon à qui consent à lui donner ses subsistances.

Un droit d’exportation sur le charbon dans les ports anglais obtiendrait aussitôt pour réponse, sinon un blocus continental et une coalition de toute l’Europe, du moins un droit d’importation sur les produits anglais dans tous les parties du continent. L’Amérique seule, qui possède un district houiller vaste comme l’Europe entière, pourrait le voir avec indifférence. Or, il importe encore plus aux Anglais d’exporter leurs fers forgés que de conserver leurs forges, et peu leur servirait de conserver la force qui fait tourner leurs métiers, s’ils ne savaient plus où vendre leurs tissus.

On peut en dire autant du pétrole américain. La source en est immense, mais non pas inépuisable. Tout nouvellement découverte, elle coule surabondamment dans toutes les directions et a déjà été l’origine de fortunes énormes pour ceux qui les premiers l’ont exploitée. Le pétrole semble même devoir sous peu suppléer à la houille, comme il supplée déjà au gaz et remplace l’huile, même en Italie, ce pays des oliviers. Mais les nappes de pétrole tariront un jour sans doute. Qu’importerait, si avant ce temps la chimie avait appris à le faire ? Déjà elle s’y essaye, non sans succès. Le pétrole et le pétrole industriel est-il donc appelé à remplacer un jour la houille épuisée. Tant pis pour l’Angleterre et tant pis pour l’Amérique ! Tant mieux pour les autres nations qui d’ailleurs, nous l’avons dit, quelque jour brûleront de l’eau.

Si l’on se place au point de vue exclusivement national, il y a donc des fatalités irrémédiables dérivant de la nature des choses, du progrès des sciences, de l’évolution constante de l’esprit humain, dont l’humanité entière profite, mais dont quelques-uns de ses groupes sont condamnés à souffrir plus ou moins. Les courants économiques sont changeants comme le lit des fleuves qui, lorsqu’ils ont peu à peu comblé leur lit, par un travail séculaire, s’en ouvrent soudain un autre par un chavirement subit de leurs flots et une débâcle instantanée. De même, si les progrès d’une nation sont lents, sa décadence est généralement prompte et presque toujours définitive. C’est ainsi que des villes, des peuples entiers ont péri. La prospérité de Venise a duré autant que les croisades, comme celle de Rome autant que l’Empire romain. La découverte du cap de Bonne-Espérance a ruiné la marine de l’Italie au profit des Portugais et des Hollandais ; la découverte de l’Amérique a diminué l’importance de la découverte de Vasco de Gama, causé la prépondérance rapide et la ruine non moins rapide de l’Espagne et préparé le règne maritime de l’Angleterre. L’avenir verra sans doute encore bien d’autres évolutions et révolutions.

D’ailleurs les intérêts nationaux, quelque grands qu’ils soient, sont toujours étroits en comparaison des intérêts humanitaires. L’économie politique nationale est liée intimement à l’ordre de choses actuel, c’est-à-dire à l’équilibre monarchique et dynastique, plutôt qu’au bien-être des peuples eux-mêmes. Un État n’a besoin d’être plus fort et plus riche qu’un autre que s’il y a quelque possibilité ou probabilité que la guerre éclate quelque jour entre eux. Aussi longtemps que cette probabilité ou possibilité existe, chaque nation a un intérêt pressant, prédominant, sinon toujours immédiat, à garder sous la main son combustible, ses fers, ses métaux précieux. Elle a grand intérêt surtout à ce que son agriculture se maintienne en état de lui fournir la plus grande part de ses subsistances, et par conséquent à avoir une industrie nationale qui puisse lui donner son outillage, sans avoir besoin de recourir au marché étranger pendant au moins un certain nombres d’années.

Cependant cette nécessité n’est encore que bien relative ; car, s’il y a toujours probabilité ou possibilité d’une guerre entre deux nations quelconques, dans l’état actuel des choses, et nous ne parlons que de celui-là, il n’y a ni probabilité, ni même possibilité d’une guerre d’un seul peuple contre tous : la rivalité des intérêts en répond. Or ce qu’une nation refuse à la nation ennemie, celle-ci le demandera à l’autre. Si l’Angleterre refuse ses houilles à la France, la France, avec les siennes, a les houilles belges à sa porte. Elle a de plus l’Amérique qui se hâtera de lui en fournir. Si c’est la France qui refuse ses métaux à l’Angleterre, celle-ci demandera à la Suède, à l’Allemagne, ceux que son sol ne lui fournit pas en quantité suffisante. D’ailleurs, ce que les deux nations auront exporté en d’autres pays leur reviendra en traversant ces contrées. Ce sont quelques frais de transport de plus, quelques changements dans la route suivie par la marchandise et dans les relations du commerce international.

D’ailleurs, les principes du droit des gens s’élargissent de plus en plus. Les armées seules se font la guerre sur l’avis des diplomates ; les peuples restent alliés, et le commerce va son train. Nous avons la foi et l’espérance que ce changement est le commencement de beaucoup d’autres ; que les peuples se lasseront d’envoyer leur jeunesse sur les champs de bataille pour des intérêts qui ne sont pas les leurs, et de payer de lourds impôts pour employer leurs métaux et leurs combustibles à fabriquer des canons et de la poudre.

La guerre, d’ailleurs, ne pourrait-elle se faire de mille autres manières, sans une goutte de sang versé, sans un atome de richesse détruit, et cependant tout aussi efficacement ? Mais il faudrait pour cela qu’une guerre fût juste, si juste que le droit fût évident pour tous et que toutes les nations prissent aussitôt fait et cause pour le peuple offensé ou opprimé, jusqu’à ce que réparation ou délivrance s’ensuivît. Alors, il suffirait que la nation conquérante ou injuste fût mise au ban de la civilisation par toutes les autres, qu’un cordon, non plus de soldats, mais de simples douaniers, sans mettre le pied sur son territoire, gardât si bien ses frontières que rien n’y pût entrer et rien n’en sortir. Un peuple, ainsi enfermé chez lui, serait réduit à une telle impuissance, quelles que fussent sa force et sa grandeur, qu’il serait contraint de céder, et de céder d’autant plus vite qu’il serait plus grand et plus fort. Car aujourd’hui que la vie économique des nations est surtout établie sur l’échange rapide des produits, plus une nation a un territoire étendu et une population nombreuse, et moins elle peut se passer de la coopération des peuples voisins. Au lieu donc de porter chez elle le fer et le feu, qu’on lui interdise le feu et le fer, sous quelque forme et de quelque nature que ce soit, et en moins d’une année elle sera réduite à demander trêve ; car il n’en est pas une seule qui puisse suffire rien qu’à son industrie métallurgique. À l’une, il manque le combustible, à l’autre le minerai ou le métal fondu ; elle n’a pas encore les machines, les ouvriers, les méthodes, le capital, l’initiative industrielle ; et avant qu’elle ait créé tout cela, son agriculture sera arrêtée, et la famine la réduira.

Nous n’entreprendrons pas ici d’examiner si la législation qui régit actuellement l’exploitation des mines dans les divers États de l’Europe est bien d’accord avec les exigences des faits que nous venons de signaler. Nous laissons à d’autres ce travail qui nous entraînerait trop loin, d’autant plus qu’il nous conduirait à discuter la question même de la propriété en général, sur laquelle nous nous réservons de revenir un jour.

Disons seulement que, pour trouver dans le passé un exemple de l’application des vrais principes qui doivent régir et inspirer la législation en matière de législation minière, il faut remonter jusqu’à l’histoire d’Athènes qui nous montre les mines, considérées comme propriétés nationales, concédées, affermées ou vendues par la république et à son profit.

À Rome, au contraire, le droit de la nation disparaît absorbé dans la propriété quiritaire, jalouse, absolue, vraie souveraineté qui prétendait étendre sa domination sur le fond et le tréfond, et ne laissait plus rien à revendiquer à la communauté nationale dépossédée.

Sous les empereurs, par un autre genre d’usurpation, c’est le droit national sur le tréfond qui est absorbé par le souverain et transformé en droit régalien ; il passe au Moyen-âge entre les mains du seigneur suzerain et plus tard du roi, héritier ou usurpateur de tant d’usurpations séculaires.

La loi de 1791, réaction légitime contre cet état de choses, qui livrait l’exploitation minière à tous les caprices de la faveur monarchique, eut le tort de revenir purement et simplement au principe du droit romain, qui abandonnait et garantissait l’exploitation du tréfond aux propriétaires du sol. On croyait alors qu’il n’y avait rien de plus ni rien de moins à faire qu’à rendre à la liberté la propriété esclave et à délivrer le travail industriel de toutes les entraves que lui avaient mises la faveur et le monopole.

Quant à la loi de 1810, discutée et promulguée sous l’influence de Napoléon Ier, qui prit lui-même plusieurs fois la parole au Conseil d’État pour y faire triompher ses vues personnelles sur la matière, bien qu’elle eût pour but et pour effet de remédier aux abus auxquels la loi, toute romaine, de 1791 n’avait pu manquer de donner lieu, elle ne fut cependant encore qu’un compromis entre des principes contradictoires : car elle eut pour but de concilier le droit de propriété du sol avec le droit de l’État, la liberté d’exploitation avec le monopole légitime de la nation ; mais, sans arriver néanmoins à satisfaire à la fois les intérêts individuels et les intérêts généraux qui, en somme, furent trop sacrifiés, et demeurent encore aujourd’hui trop complètement abandonnés aux calculs des cupidités privées et aveugles.

 

CLÉMENCE ROYER.

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