La crémation

Après avoir défendu à la tribune cette cause qui était pour lui une conviction, et qu’il matérialisera lui-même par ses dernières volontés, Frédéric Passy prenait la parole en 1895 devant la Société de crémation, pour cette pratique de l’incinération qu’il défendait contre les dangers sanitaires des enterrements. Naturellement, dans cette cause, il invoquait la liberté, non la contrainte : il voulait rendre autorisée cette pratique mal considérée par quelques églises officielles, fondant son espoir dans la tolérance et la promotion des idées.


Conférence de Frédéric Passy sur la crémation

(13 décembre 1890)

[Revue scientifique, t. XLVII, n°1, 3 janvier 1891, p. 1-8. — Réédité en brochure. — Republié dans : Putréfaction ou purification. Publication de la Société pour la propagation de l’incinération, Paris, 1895.]

 

LA CRÉMATION

Mesdames et messieurs,

« Nous sommes tous mortels ! » s’écriait un jour un prédicateur devant Louis XIV, « ou du moins presque tous, Sire », s’empressait- il d’ajouter en voyant le front du grand Roi se rembrunir à l’idée que la mort pouvait le toucher comme celui du dernier de ses sujets.

Vous n’êtes point le grand Roi, et je ne crois pas nécessaire d’user envers vous de ce puéril subterfuge.

Nous sommes tous mortels ; tous, un jour ou l’autre, plus tôt ou plus tard, et dans bien peu de temps, même pour ceux pour qui ce sera le plus tard, nous verrons la vie se retirer, soit peu à peu, soit brusquement, de ce corps qu’elle anime, et nous laisserons, les uns aux bras de ceux qui nous aiment, les autres peut-être dans l’isolement, cette dépouille dont les différents éléments sont destinés, quoi qu’on fasse, dans un temps plus ou moins long, à rentrer, les uns après les autres, dans l’ensemble des matériaux de cet univers, pour y former les différentes figures de ce monde qui passe et qui demeure.

Est-il indifférent, quelle que soit l’idée que nous nous fassions, les uns ou les autres, de ce que peut devenir, après la mort, ce principe de vie qui anime notre corps et qui en maintient ensemble les éléments sur cette terre, de nous préoccuper de ce qui arrivera à notre dépouille, de la façon dont elle sera traitée quand nous ne serons plus là pour l’animer ; et n’y a-t-il pas lieu de nous en préoccuper, et pour nous, et pour les autres ?

Ce qui est certain, c’est que tous les peuples s’en sont préoccupés ; c’est que, nulle part, le soin de la dépouille mortelle n’a été considéré comme indifférent. On l’a traitée de plusieurs façons, et un certain nombre de procédés ont été plus particulièrement en usage à l’égard des morts. Les uns ont embaumé, pour le conserver, ce qui leur restait de ceux qu’ils avaient connus et aimés. Les autres l’ont confié à la terre ; d’autres l’ont fait disparaître au milieu des flammes. Je ne parle pas d’un quatrième système, qui est encore pratiqué sur une partie du globe, et qui consiste à donner pour tombeau aux morts l’estomac des vivants.

Les trois premiers procédés, les principaux, n’ont pas été pratiqués de la même façon et avec la même étendue. L’embaumement n’a jamais été qu’une sépulture privilégiée, réservée à un certain nombre de personnages plus riches ou plus élevés en dignité. Le bûcher lui-même, le feu, que l’on se plaît à considérer comme ayant été le mode de sépulture des anciens — c’est même en partie pour cela que, au nom de croyances très respectables, mais qui sont ici sur une fausse piste, on refuse de permettre à ceux qui suivent ces croyances de recourir au procédé de l’incinération — le feu, le bûcher, que nous voyons appliqué aux héros de l’antiquité, n’a jamais étéque l’exception. Il fallait, pour brûler le corps d’un haut personnage sur un bûcher, un amoncellement de bois qui ne laissait pas que de coûter fort cher, et le commun des mortels quoi qu’on en pense, était autrefois confié à la terre. C’est l’enterrement, l’enfouissement, le mot importe peu à la chose, l’inhumation, si vous voulez prendre une expression d’un peu meilleur air, qui a été le procédé de beaucoup le plus répandu.

L’inhumation n’a guère soulevé de critiques contre elle jusqu’à une époque assez proche de nous. Ce n’est pas d’aujourd’hui que, lorsque les hommes étaient nombreux sur un même point, ou lorsque la mort avait, par un procédé ou par un autre, par l’épidémie ou par la guerre, fauché un grand nombre d’existences sur le même point, l’inhumation a présenté des dangers et s’est montrée aux hommes qui savaient voir et réfléchir comme un procédé barbare et pouvant entraîner les plus graves inconvénients. On sait parfaitement que, après les guerres, on a vu très fréquemment éclater, pendant les siècles qui nous ont précédés, des pestes, des épidémies, des typhus, qui ont été attribués, d’un avis unanime, à la putréfaction des corps des malheureuses victimes de la guerre. On sait aussi très bien que les migrations qui se font sans beaucoup d’ordre et de soin, dans lesquelles on laisse sur le chemin des malades ou des morts, on immole des animaux, soit pour les sacrifices, soit pour la nourriture, entraînent très fréquemment avec elles l’éclosion d’épidémies. Il est reconnu, depuis un certain nombre d’années — et les peuples civilisés se sont occupés de former une sorte de police internationale contre ce danger — que les mouvements de pèlerinages de la Mecque sont presque toujours une menace de choléra pour l’Europe.

Cependant, jusqu’à une époque qui n’est point ancienne, on a vu pratiquer l’usage d’ensevelir les morts au milieu des habitations. On le fait encore, sans grand danger, la plupart du temps, dans des cimetières de campagne, où le grand air balaye rapidement les miasmes qui peuvent résulter du dépôt d’un ou deux corps. On le faisait, au siècle dernier, même dans les grandes villes. C’est en 1765 seulement qu’un arrêté du Parlement interdit, pour cause de salubrité publique, d’ensevelir les morts dans l’intérieur de la ville de Paris et dans les églises, où, jusqu’alors, malgré des interdictions dont quelques-unes émanaient de conciles, on avait conservé l’habitude d’ensevelir certains morts privilégiés. C’était déjà le signal d’une sorte de révolte, au nom de la sécurité publique, contre l’inhumation. Et remarquez que, par suite de l’agrandissement des villes, de l’extension considérable qu’a prise, en particulier, la ville de Paris, de la multiplication des constructions, il est arrivé que ces cimetières, que l’on avait relégués ou cru reléguer à tout jamais en dehors de la ville, se trouvent aujourd’hui, en réalité, à l’intérieur des habitations, et rentrent, en quelque sorte, dans les conditions, si même ce n’est point dans des conditions pires, qu’avait pensé interdire l’arrêté de 1765. Aussi, dès une époque relativement ancienne, un certain nombre de personnes avaient songé à recourir, dans divers intérêts, parmi lesquels figurait assurément au premier rang l’intérêt de la salubrité publique, au procédé de l’incinération.

On se figure assez généralement que la crémation est une nouveauté imaginée, il y a dix ou douze ans, par un petit nombre de personnes. En aucune façon. En l’an V de la République française, un certain Legrand d’Aussy proposa au Conseil des Cinq-Cents de permettre l’incinération.

Le 14 floréal an VII, le département de la Seine, reprenant, à son tour, sur la proposition d’un nommé Cambry, la même idée, décidaqu’il serait construit un monument crématoire dans le cimetière de Montmartre.

En l’an VIII, le gouvernement demanda à l’Institut de mettre au concours la question des meilleurs procédés à employer pour l’incinération. Quarante mémoires furent envoyés, dont aucun ne conclut, d’une façon absolue, contre le procédé de l’incinération. Ils indiquaient seulement les difficultés, la cherté, etc., du procédé. Mais le préfet Frochot autorisa une dame à faire incinérer le corps d’un de ses enfants, et, dans son arrêté, il déclare que le traitement à observer à l’égard des défuntsétant un acte religieux qui ne concerne que les familles, il n’avait point à intervenir dans le choix de tel ou tel mode.

Puis les choses tombèrent en oubli, et ce fut il y a un petit nombre d’années que la question fut reprise d’une façon sérieuse par des savants et par des hygiénistes. Je dois dire cependant que, à plusieurs époques, sous l’influence de préoccupations sanitaires, on eut recours d’office à des incinérations en grand. C’est ainsi que, en 1814, les armées étrangères firent brûler 4 000 soldats français morts sous les murs de Paris, afin d’éviter la contagion qui aurait pu résulter de l’encombrement des cadavres. C’est ainsi que, en 1871, après les douloureux événements dont nous avons conservé le souvenir, on eut recours, à plusieurs reprises, à des procédés d’incinération plus ou moins complets, plus ou moins grossiers, et que l’on fut obligé de faire découvrir des corps qui avaient à peine été recouverts d’un peu de terre, à la hâte, et de jeter, sur ces corps entassés, des matières inflammables au moyen desquels on les calcina de manière à rendre impossible toute décomposition.

Nous avons donc déjà une présomption en faveur des avantages de l’incinération au point de vue de la sécurité et de la salubrité publique.

En 1874, on commença à adresser au gouvernement des demandes tendant à permettre l’incinération facultative des cadavres. Un certain nombre de propositions furent faites. Un arrêté du préfet de la Seine, M. Ferdinand Duval, nomma même une commission qui, il est vrai, ne se montra pas favorable à l’incinération. Enfin, en 1881, le conseil d’hygiène se prononça encore contre ce procédé, même à l’égard des débris des dissections qui ont lieu dans les amphithéâtres de la Faculté de médecine.

Il est vrai que, peu de temps après, on avait changé d’avis. On reconnut la nécessité de détruire par le feu ces funèbres débris, et, en 1886, un amendement déposé par un député, qui est, en même temps, un médecin, M. Blatin, soutenu par lui avec une compétence toute particulière, et appuyé — je ne puis me dispenser de le dire — par celui qui vous adresse la parole en ce moment, fut adopté par 321 voix contre 173. À la suite de quelques modifications par le Sénat, il est devenu une loi définitive qui autorise les familles à recourir au procédé de l’incinération à l’égard des membres qu’elles auront perdus. Un règlement d’administration publique, intervenu en 1889, a réglé les conditions dans lesquelles, pour prévenir tout abus et tout danger, serait autorisé le procédé nouveau.

Les choses en sont là. Depuis cette époque, en France, depuis plus longtemps, ailleurs, l’incinération a été employée par un nombre relativement considérable de personnes, et tend à se multiplier et à passer de plus en plus dans les usages, sans y être encore bien entrée.

On comprend très bien que, dans une question qui touche de si près aux sentiments les plus profonds et les plus délicats du cœur humain, dans laquelle tout est pénible, tout est triste, tout est — on peut le dire — répugnant et révoltant, même pour la sensibilité la moins délicate, il soit extrêmement difficile d’arriver à changer les habitudes. Ce ne peut être que peu à peu que les procédés se modifient. On le comprend surtout, si on songe que l’on est, en même temps qu’en présence de la propagande raisonnée et — j’espère vous le démontrer — raisonnable et intelligente des partisans de l’incinération, en présence d’objections de divers ordres, fort sérieuses, fort spécieuses, tout au moins, d’ordre matériel ou moral. On le comprend d’autant mieux, dis-je, qu’il y a beaucoup de personnes qui ne peuvent ne pas s’incliner devant des interdictions qui sont pour elles des fins de non-recevoir absolues. Voyons, cependant, aussi rapidement qu’il nous sera possible, quelles sont les raisons qui paraissent, aux partisans de l’incinération, rendre désirable l’emploi de ce procédé d’abord à titre d’exception, bien entendu, puis graduellement d’une façon plus générale.

D’abord, les cimetières sont une mauvaise chose pour la salubrité publique. En outre, ils tendent à devenir un encombrement. Les morts prennent peu à peu la place des vivants. Ces cimetières, qui ont été établis d’abord dans des dimensions que l’on croyait devoir suffire presque indéfiniment sont aujourd’hui tellement encombrés, qu’une partie des inhumations doit se faire en dehors de Paris. On est obligé de renouveler, par une sorte de rotation, l’emploi de la fosse commune, d’en extraire les restes dans un état que je ne chercherai pas à vous dépeindre, car je ne voudrais point abuser, ni même user de ce moyen pour vous émouvoir contre les procédés actuels. On est obligé de retirer ces restes même des concessions temporaires et provisoires, et de les reporter dans des endroits qui sont une sorte de second pourrissoir — si je puis employer cette expression — et dans des conditions qui peuvent être — nous l’avons vu cette année même — extrêmement dangereuses pour la santé publique.

Les cimetières offrent des dangers de toutes sortes. D’abord, ils contaminent les eaux. En 1881, un rapport signé d’un très savant médecin niait absolument que les cimetières pussent être une cause de contamination pour les eaux et pour l’air.

En 1888, un rapport signé du même médecin et d’un autre reconnaît de la façon la plus formelle, que les cimetières sont un danger des plus graves par la contamination qu’ils entraînent nécessairement dans les eaux, par suite de l’infiltration des matières corrompues.

Le danger est peut-être encore plus grand que ne l’indique le rapport, car telle est, si j’en crois un autre rapport de M. Appia — celui qui s’est occupé, avec M. Dunand, de l’œuvre de la Croix-Rouge après la publication du Souvenir de Solférino— telle est la saturation de la terre de certains cimetières, que la boue que l’on emporte à la semelle de ses souliers est presque de la boue humaine, comme celle au milieu de laquelle les canons de Napoléon enfonçaient à Austerlitz ou à Eylau.

Or, comment peut-on admettre que, lorsque les pluies ont passé sur ce sol, qu’elles ont enlevé peu à peu tous ces résidus sanglants, qu’elles les ont fait pénétrer, à travers les pores du sol, jusqu’aux sources inférieures, ces sources ne soient pas profondément viciées ? Je me rappelle, du reste, que il y a fort longtemps, un conseiller d’État de Belgique, M. Visschers, me racontait que, dans les environs de Bruxelles, on avait vu une épidémie de fièvre typhoïde sévir dans un village situé, en apparence, dans les meilleurs conditions d’hygiène, et qu’on avait fini par reconnaître, dans l’eau des fossés du bord de la route, une sorte de matière grasse provenant d’un cimetière situé sur une hauteur, à quelques kilomètres de là.

On nie encore l’infection par l’air. Mais nous avons quelque droit de penser que, de même que l’on a reconnu que l’on avait eu tort de nier l’infection des eaux, on arrivera, avant longtemps, à reconnaître que la pollution de l’air n’est pas plus chimérique que la pollution de l’eau. Et, en effet, est-il possible que le vent qui vient frapper sur le cimetière de Montmartre, et qui, rabattu par les hauteurs retombe sur Paris, n’entraîne pas avec lui une partie de ces effluves malsains qui s’échappent de la terre ? Est-il possible que, lorsque les médecins qui habitent le quartier de l’Odéon vous disent, eux qui ont l’habitude des odeurs de l’amphithéâtre, que, à certains jours, par certaines directions du vent, ils sentent à plein nez l’odeur du cimetière de Montparnasse, cela soit indifférent pour la santé de Paris ?

En temps de choléra, on nous dit, dans des rapports de toutes sortes, dans des conseils de toute nature, qu’il faut éviter, autant que possible, le contact des cholériques. On nous dit que l’approche seule d’un vêtement peut devenir une cause de contagion. Peut-être nous effraye-t-on un peu plus que de raison. Mais comment ne pas admettre que, dans ce temps où on voit partout des microbes et des influences pernicieuses, où on cherche partout l’origine des maladies et où souvent on la trouve, la décomposition de corps, dont un certain nombre sont morts de maladies dangereuses et contagieuses, puisse être inoffensive, et que l’air qui s’imprègne de tous les miasmes qui en sortent soit un air véritablement respirable ? Comment ! nous savons que, même à l’état vivant, le voisinage de l’homme est mauvais pour l’homme ; nous savons qu’il suffit d’entasser les hommes dans de certaines conditions d’encombrement, pour développer à volonté certaines affections graves, et nous nous imaginerions sérieusement qu’entasser des êtres sans vie, chez lesquels ces mêmes germes se produisent sans réaction contraire, cela peut être indifférent, cela n’atteindra pas les vivants dans leur santé et dans leurs forces ! Mais, pourquoi les villes sont-elles moins saines que les campagnes ? Parce qu’il y a, dans les villes, les émanations des vivants et des morts, parce que l’air n’est pas suffisamment purifié ; parce qu’il est, à tout instant, empoisonné, infecté de ces germes de toutes sortes qui anémient, atrophient, vicient l’existence de ceux qui sont condamnés à y rester trop longtemps sans pouvoir aller reprendre de l’air et se refaire de la vie au milieu des espaces libres de la campagne ; et c’est pour cela que tout homme qui habite la ville, et dont les moyens sont suffisants, va aux bains de mer, aux eaux, dans les montagnes, partout où l’air est pur, partout où l’air n’est pas imprégné de ces milliers de germes morbides qui nous entourent et dont le cimetière n’est pas un des plus minces agents de production.

Ce sont ces germes que nous respirons, et qui, sans qu’on sache pourquoi, viennent implanter dans notre organisme, comme dans une terre bien disposée, ces maladies dont nous souffrons, et que nous transmettons à ceux qui nous entourent.

L’incinération, au contraire, est exempte de tous ces inconvénients. Il y a longtemps que l’on a dit que le feu est le grand purificateur. Livrez des débris fermentescibles au feu, et vous détruisez à la fois, et les germes animaux, et les germes végétaux qui peuvent s’y trouver. Vous les transformez en cendre, en poussière, en résidu ou en fumée, c’est-à-dire en gaz qui s’en vont dans l’atmosphère, en oxygène, en carbone, en hydrogène, que sais-je ? De ces éléments dans lesquels le principe de fermentation allait développer les germes des maladies qui pouvaient se répandre à l’entour, vous faites, en les restituant au grand creuset de la nature, des éléments indifférents qui seront repris par le travail de la vie végétale et de la vie animale, qui serviront à la reconstitution plus ou moins directe des végétaux et des animaux, mais d’où auront disparu tous les éléments dangereux et offensifs.

Aussi s’est-on préoccupé, depuis un certain temps, de procéder par incinération, facultativement, bien entendu, pour l’anéantissement des cadavres, et on est arrivé à des résultats qui ne laissent pas d’être considérables. En Italie, on trouve des monuments crématoires dans un grand nombre de villes, et on y a effectué, depuis un certain temps, plus de 1400 incinérations. Je puis citer également le monument de Gotha, où l’on a pratiqué, depuis 1879, plus de 700 incinérations[1]. L’Angleterre, les États-Unis, la Suède, ne sont pas en retard. J’y insisterai davantage tout à l’heure.

On est parvenu, en France, en dernier lieu, à établir un monument crématoire au Père-Lachaise, où l’on a opéré déjà un certain nombre d’incinérations. Il doit en être établi un au cimetière de Montparnasse, et, très probablement aussi, suivant la décision du département de la Seine de l’an VIII, au cimetière de Montmartre.

Quelles sont donc les objections, les raisons qui sont opposées à l’emploi d’un procédé qui paraît avoir, sur le procédé habituel d’inhumation, tant d’avantages ? Elles sont de deux ordres. Il y a des objections d’ordre matériel ; il y en a d’ordre moral et religieux.

Au point de vue matériel, on soutient que l’incinération rendra très faciles les crimes, parce qu’elle ne permettra plus d’en reconnaître les traces. Actuellement, lorsque, au bout d’un certain temps, on vient à avoir des raisons suffisamment sérieuses de soupçonner un crime, on a recours à l’exhumation, on fait l’analyse, et on retrouve, soit dans ce qui reste du corps du défunt, soit dans la bière, soit dans la terre qui l’entoure, des preuves suffisantes pour établir la culpabilité. Avec le feu, vous faites tout disparaître. Il ne reste qu’un peu de cendre et de gaz dans l’atmosphère ; vous êtes complètement désarmés.

L’objection n’est pas aussi sérieuse qu’elle en a l’air. Elle a été réfutée, dans la séance à laquelle j’ai fait allusion, par M. Blatin ; elle l’a été également par d’autres.

Les poisons qui peuvent être employés pour commettre les crimes sont de deux sortes : il y a des poisons végétaux, tels que la digitaline, et des poisons minéraux. Les poisons végétaux disparaissent, pour la plupart, très rapidement dans la décomposition naturelle des cadavres, et même, suivant un certain nombre de spécialistes, ils s’éliminent d’eux-mêmes pendant la vie, et il est fort difficile de pouvoir en retrouver trace.

Les poisons minéraux peuvent, la plupart du temps, se retrouver dans les cendres : ce sont les sels de plomb, les sels de cuivre, qui persistent même dans les cendres. La chose est plus douteuse pour le phosphore et pour le mercure ; mais on retrouve l’arsenic avec l’appareil de Marsh. On peut également retrouver des traces de la plupart des autres poisons minéraux.

Mais il y a une autre considération à faire valoir : c’est que la présence de certains poisons dans les organes d’un cadavre n’est pas nécessairement la preuve qu’un crime a été commis. Dans un des rapports qui ont été faits par le Comité d’hygiène et de salubrité publique, à propos des mesures à prendre en cas de choléra, il est recommandé, au cas où des traces de poison seraient trouvées dans des cendres ou dans un cadavre, de s’informer auprès du médecin traitant ou de la famille si le défunt n’avait pas l’habitude d’absorber des poisons. Nous avons tous plus ou moins en nous des traces de poison, notamment d’arsenic, provenant, soit d’ordonnances de médecins, soit d’autres causes. Il y a même des poisons qui se développent spontanément dans l’organisme. Les personnes de mon âge se rappellent l’affaire de Mme Lafarge et les apostrophes d’Orfila disant au président des assises, lorsqu’on lui faisait observer qu’on avait trouvé de l’arsenic dans le cadavre de M. Lafarge : « De l’arsenic, monsieur le président ! mais j’en trouverais dans votre fauteuil ! j’en trouverais même dans votre corps, si vous vouliez me permettre de vous soumettre à mes expériences ! » Ce serait, disent les hygiénistes les plus compétents et les médecins les plus autorisés, conclure, sans autre preuve, de la présence de ces indices, à l’existence d’un crime.

Je vais plus loin. Il se développe naturellement, dans la décomposition des corps, un certain nombre de poisons auxquels on a donné le nom de ptomaïnes. Il se développe même, à l’état de vie, d’autres poisons ayant, comme les premiers, des ressemblances souvent très grandes avec les poisons végétaux ou alcaloïdes, et qui portent le nom de leucomaïnes. M. Armand Gautier, professeur à la Faculté de médecine, a fait des expériences sur la fibrine humaine pure et il a conclu au développement spontané de poisons dans l’organisme. Il a même émis, en 1880, l’idée que les différents organes du corps humain doivent élaborer normalement des alcaloïdes qui pourraient être pris pour des poisons ingérés, si on ne savait que le contraire pût se produire. La chimie découvre chaque jour la trace de poisons semblables. On a dit dernièrement que la salive, à l’état de santé, contenait un poison ptomaïnique, de sorte que vous voyez que, d’une part, il n’est point exact de dire que la mort fasse disparaître toute trace de manœuvres coupables, et, d’autre part, il est à craindre que l’on puisse confondre avec des symptômes d’empoisonnement coupable des symptômes parfaitement naturels qui n’ont rien de commun avec un crime quelconque. Si bien que la plupart des médecins et des hygiénistes d’aujourd’hui reconnaissent que, à la condition de prendre les précautions recommandées par le règlement d’administration publique approuvé par le Conseil d’État en 1889, l’incinération n’offre pas plus de danger pour la sécurité publique et ne présente pas plus de chances aux criminels de passer inaperçus que l’inhumation. On peut même dire que, tant que l’incinération restera à l’état d’exception, on apportera, à l’examen des causes du décès, des soins, une attention que malheureusement on n’y apportepas toujours suffisamment dans l’état actuel. Le règlement ne permet l’incinération qu’après un certificat du médecin traitant qui atteste que le malade est mort d’une mort naturelle, et un certificat d’un médecin assermenté commis par l’état civil, qui déclare également la cause de la maladie et qui atteste que la mort a eu des causes absolument naturelles.

Je fais observer, d’ailleurs, que ces poisons végétaux dont les traces disparaissent si rapidement, sont des poisons qui ne sont généralement maniés et employés que par des savants comme le célèbre médecin La Pommerais. Ces savants, ces empoisonneurs patentés ou diplômés connaissent parfaitement la façon dont ces poisons se comportent, s’éliminent, disparaissent, la manière de les administrer de façon à rendre presque impossible la constatation du crime, de sorte que l’incinération ne rendra pas plus facile leur vilain métier, si tant est qu’il y en ait un certain nombre qui s’y livrent, en passant du procédé ancien à celui que nous défendons ici.

J’attache plus d’importance aux objections morales. Je comprends parfaitement l’empire des habitudes. Je connais une foule de personnes parfaitement respectables, qui, à l’idée de voir livrer aux flammes le corps des personnes qu’elles ont aimées, peut-être leur propre corps, ne peuvent pas s’empêcher d’éprouver la répulsion la plus énergique. Je ne sais même pas si, quoique j’aie l’intention de préférer pour moi la destruction par le feu à la destruction par la terre, quoique j’aime mieux être réduit en cendres et m’élever en fumée, comme un encens vers le ciel, que d’être livré à la morsure prolongée, pendant des mois et des années, des milliers et des millions d’animalcules qui déchiquètent les cadavres sous la terre, je puis envisager avec sang-froid la perspective d’être mis dans un de ces appareils où on est calciné, réduit en cendres, en fumée et en gaz. Ni l’un ni l’autre, évidemment, n’a rien d’agréable pour notre pauvre nature humaine, et je comprends très bien que, dans l’interrogatoire adressé à des personnes notables, il en est qui aient répondu : « Ni l’un ni l’autre ! laissez-moi tranquille avec votre alternative ! je ne veux pas en entendre parler ! »

Nous nous résignons à l’inhumation, parce que nous y sommes habitués, parce que nous l’avons pratiquée depuis l’enfance. Chaque fois, nous nous disons : « C’est bien triste ! c’est un vilain spectacle, entouré quelquefois de circonstances absolument poignantes, mais enfin c’est un mal nécessaire. »

Et cependant, si on réfléchit, quelle différence ! Voilà un corps que nous avons aimé, que nous aimons encore, dans son état de rigidité de cadavre et peut-être de décomposition commençante, duquel nous ne pouvons pas nous résoudre à arracher nos lèvres ; nous allons le livrer à cet élément destructeur qui, dans une heure, n’en laissera plus que quelques restes d’ossements et de débris, quelque poussière… Oui, sans doute, cela est épouvantable, affreux. Mais ce même corps, vous allez d’abord, piétinant et trébuchant avec la foule des amis, de tombe en tombe, le voir transporter, ballotté par des porteurs indifférents, puis descendre maladroitement, comme un fardeau quelconque, dans une fosse qui quelquefois se trouve trop étroite, et d’où il faut le remonter, où on lui fait subir tous les cahotements et tous les heurts possibles, et puis, sous cette terre, il va devenir lentement ce je ne sais quoi qui, suivant le mot de Bossuet, n’a de nom dans aucune langue humaine, ce je ne sais quoi dont on n’a pas idée, quand on n’a pas été plus ou moins mis à même de voir ce que c’est, quand on n’a pas assisté à une exhumation ou à une translation de cercueil, après des mois et des années ; il va être réduit en je ne sais quelle bouillie épouvantable, infecte, odieuse, qui ne se peut décrire d’aucune façon, mais qui est le résumé, la réunion de toutes les abominations, de toutes les ordures, de toutes les souillures que l’on peut imaginer… Et vous préférez cela pour les restes de ceux que vous avez aimés ou pour vos propres restes ? Encore une fois, il faut respecter tous les sentiments, il ne faut même point trop troubler ceux qui ne se rendent point compte, ceux qui se disent : « Il reposera tranquillement sous cette terre, sous ce vert gazon qui l’abrite, il est bien là ! » Mais, si nous nous rendons compte de ce qui est par l’œil de l’esprit, peut-être même par celui du corps, si nous avons pu voir ce que devient la chair la plus belle et la plus aimée, lorsqu’elle a passé quelques semaines, quelques mois, quelques années sous la terre, dans cette lente digestion de la terre, qui, comme un estomac paresseux, l’absorbe et la mutile peu à peu, nous ne pouvons pas hésiter. Quelque affreuse que puisse être la destruction par le feu, il n’y a aucune comparaison à faire.

Quant au cérémonial de la chose, voyez, je le répète, ces heurts, ces cahotements, ces trébuchements à travers les tombes, la pluie ou le soleil sur la tête nue, les pieds dans la boue, les membres de la famille prenant là quelquefois, au bord de la fosse où ils sanglotent les germes d’une maladie mortelle, et, dans la maison où vient de se produire un deuil, peut-être que, quelques jours après, un autre deuil encore pire viendra fondre, faire des orphelins de plus, faire couler des larmes de plus.

Est-ce que tout cela est conforme au respect que nous devons à ceux que nous aimons, et ne devons-nous pas nous conserver pour ceux qui ont encore besoin de nous ?

Comparez à cela l’incinération bien faite. J’ai assisté à une crémation au Père-Lachaise. Je reconnais que le spectacle n’est pas encore ce qu’il devrait être, et que, bien qu’on soit à l’abri sous une coupole qui ressemble, suivant les sentiments des assistants, à une chapelle avec une chaire, ou à une salle avec une tribune, cela laisse encore à désirer. Mais, au moins, on est là tranquille, à couvert. On peut, dans le recueillement, écouter les derniers adieux de ceux qui en ont à adresser, échanger avec les amis qui nous ont suivis les derniers embrassements et les dernières poignées de mains. Et quand nous y aurons, dans notre pays, comme cela a lieu ailleurs, apporté des améliorations bien faciles à réaliser, ce sera, certes, toujours un spectacle triste, mais qui ne sera pas dépourvu de grandeur, que celui de ce corps amené avec tout le recueillement et tout le respect nécessaires, et qui, placé sur un chariot, qui lui-même le fera disparaître derrière une draperie cachant à tous les yeux ce qui se passe au-delà, se consumera sans bruit au milieu des chants et des cérémonies religieuses, au milieu des discours et des adieux. Puis, lorsque l’opération dernière sera effectuée, presque dans le temps qui se passe à voir descendre le cercueil dans la fosse, à entendre tomber la première pelletée de terre ou murmurer les dernières prières du prêtre sur le bord de la tombe, vous verrez revenir, en avant du rideau, une urne qui renfermera, pour que vous le déposiez en lieu sûr, ce qui restera de ce corps que vous aurez perdu, et que vous continuerez à regretter et à pleurer[2].

Lorsque j’ai assisté, un jour, à l’incinération du frère d’un ami, cette cérémonie, dans laquelle j’ai pris la parole, était une cérémonie très respectable, très respectueuse, mais c’était une cérémonie absolument laïque, un peu trop dépourvue de ce caractère solennel queje regrette, je l’avoue, et que, suivant les différentes religions, donnent, soit les prières, soit les chants, à ce dernier adieu aux restes de ceux que nous avons perdus.

Mais est-il nécessaire qu’il en soit ainsi ? Oui, aussi longtemps que les membres des différents clergés persisteront, non seulement à ne pas prêter leur concours à des incinérations, mais même à ne pas les permettre à ceux qui ont du respect pour leur opinion et pour leurs décisions.

Il n’en est pas ainsi partout. Il y a, en Angleterre, à 40 kilomètres de Londres, un très beau monument crématoire, dans un magnifique emplacement. Le duc de Bedford a contribué, pour une somme importante, à l’érection de ce monument, et il s’est même fait faire, pour son usage personnel — sa fortune lui permettait ce genre de distraction — une petite chapelle crématoire dans laquelle il se promet bien de venir faire son dernier voyage sur cette terre. Les choses se passent avec le chant, la musique, les accompagnements religieux que l’on peut désirer, du moins suivant les sectes protestantes qui veulent bien s’y prêter.

Il y a, en Amérique, une vingtaine de monuments crématoires ; il n’y en a guère moins en Italie, car il y en a à Milan, à Rome, à Turin, à Crémone, à Padoue, à Florence, à Pise, à Livourne et dans la plupart des villes[3].

Voyons, maintenant, pourquoi les différents clergés de France se montrent peu favorables, et même tout à fait hostiles à la pratique de l’incinération, même facultative ; pourquoi ils mettent, comme ils l’ont fait malheureusement pour d’autres actes de la vie, ceux qui tiennent à tel ou tel mode de procédé dans l’obligation de se révolter contre eux, de se séparer d’eux ou de se refuser une satisfaction à laquelle ils tiennent profondément. Pourquoi toujours ce « tout ou rien » qui n’est ici nullement fondé ?

Les représentants du judaïsme sont généralement opposés à l’incinération. Ils ne le sont pas tous, et je ne crois pas me tromper en disant que le grand rabbin de France admet que l’incinération puisse être pratiquée, sans qu’il y ait aucune violation des lois essentielles de la religion juive.

Le clergé protestant, en France comme ailleurs, ne s’oppose pas absolument à l’incinération.

Le clergé catholique s’est prononcé, parce qu’il a été obligé de se prononcer. Il y a un avis du Saint-Office, qui a été approuvé par le Pape Léon XIII, et qui interdit « la barbare et détestable coutume de l’incinération »; et naturellement le clergé catholique doit obéir, et les personnes qui tiennent à respecter la religion catholique doivent obéir également.

Mais, s’il est permis de discuter en tout respect et en toute convenance, il n’est point interdit de supposer qu’un jour viendra, peut-être plus tôt qu’on ne pense, où cette interdiction absolue sera levée. Le pape Boniface VIII avait déclaré qu’il était interdit de la façon la plus formelle, de se livrer à « l’odieuse barbarie de l’autopsie». Le pape Benoît XIV a rapporté le décret, et aujourd’hui le médecin le plus pratiquant peut faire une autopsie, quand il la croit utile sans encourir le moindre reproche de la part de l’Église catholique. Eh bien, comme disent les Italiens : « Ne verra unaltro », il viendra un autre pape —si ce n’est pas le même — qui s’apercevra qu’on a cédé outre mesure à des préoccupations qui n’étaient point d’ordre religieux et dogmatique[4]. On s’est dit ce que malheureusement nous nous disons trop souvent, en France : « Qu’est-ce qui recommande cela ? » On a vu qu’il pouvait peut-être y avoir, parmi les partisans de l’incinération, des gens qui faisaient profession d’être libres penseurs, qu’il pouvait y avoir, par-ci par-là, un ou deux d’entre eux qui étaient affiliés à la franc-maçonnerie, voire même des israélites, et on s’est dit : « Ce qui vient de l’ennemi est mauvais, proscrivons-le. »

Mais, si vous consultez le dogme et les théologiens, vous trouverez qu’il n’y a absolument rien d’essentiellement contraire ; vous trouverez qu’il y a ce sentiment respectable, ce culte un peu matériel et un peu païen des morts qui se conçoit, que le cœur comprend plus que la raison ne l’avoue, mais « le cœur a d’autres lois que la tête et la raison », disait Pascal. Il y a ce culte de la place où a été déposé le corps. Mais, ce sentiment, on ne l’offense pas, quand on vous demande la liberté de voir et de sentir autrement. Il y a cette idée, cette croyance, dont je parle non seulement avec respect, mais avec une très sincère conviction, cette croyance de la persistance du principe vital que nous appelons l’âme, que nous ne connaissons pas, mais que nous sentons, et de la continuation de la personnalité sous une forme ou sous une autre. Mais, en quoi la croyance à la persistance de la vie au-delà du tombeau, la croyance même à la résurrection des corps sont-elles blessées parce que la destruction de ces corps aurait lieu d’une façon plutôt que d’une autre ?

Et, d’ailleurs, pour prendre mes arguments dans l’Église elle-même, est-ce que saint Laurent, mort sur son gril, a moins de chance de voir son corps ressuscité et son âme dans le séjour des bienheureux ? Je ne le pense pas, puisqu’on en a fait un saint.

Je demanderai aussi si Jeanne d’Arc, sur le bûcher de Rouen, peut être considérée comme exclue des privilèges réservés aux croyants ?

Je demanderai encore si le pompier ou le sauveteur victime de son courage, ou les malheureux enfouis dans les débris calcinés de l’Opéra-Comique, verront plus difficilement leurs cendres éparses réunies par la main de Dieu que ceux dont la terre a reçu le cadavre ? Ou plutôt, ce n’est pas moi qui demanderai cela, c’est Saint-Augustin, qui dit, en propres termes, que Dieu n’aura pas plus de peine à réunir les débris épars d’un corps, n’importe où ils se trouvent, que lorsque le corps aura été régulièrement inhumé.

Mais l’adversaire redoutable que j’ai eu l’honneur de vaincre dans cette séance de la Chambre, Mgr Freppel, un rude jouteur ! déclare qu’il n’y a aucune impossibilité dogmatique s’opposant à l’incinération. Il la condamne parce que l’Église la condamne ; il la condamne, parce qu’il croit qu’elle amènerait un affaiblissement du culte des morts et des cérémonies religieuses ; mais il reconnaît qu’il n’y a pas d’argument théologique qui s’y oppose d’une façon absolue ;

Et puis, si l’on voulait insister sur ce genre d’argumentation, et nous presser avec la résurrection des morts, j’ouvrirais saint Paul, à mon tour, et j’y lirais ceci : « Mais, dira quelqu’un, comment les morts ressusciteront-ils ? ou en quel corps reviendront-ils ? Insensé, ce que tu sèmes n’est point vivifié, si auparavant il ne meurt. Et ce que tu sèmes, ce nest pas le corps qui sera, mais une simple graine, comme de froment ou de quelque autre. Mais Dieu lui donne un corps comme il veut et à chaque semence un corps propre… »

« … Il y a des corps célestes et des corps terrestres… Ainsi de la résurrection des morts… Est semé le corps animal, ressuscitera le corps spirituel… Je dis cela parce que ni la chair ni le sang ne peuvent posséder le royaume de Dieu et la corruption ne possédera point l’incorruptibilité… Les morts ressusciteront incorruptibles et nous serons changés…[5]»

Et j’ajoute : Vous avez à la bouche cette parole : « Ce qui vient de la terre retourne à la terre, et l’esprit remonte à Dieu, de qui il est sorti. » Mais est-ce que la terre garde tout ce que vous lui donnez ? Est-ce que ce corps ne s’en va pas dans l’air sous forme d’émanations et de gaz méphitiques ? Et puis, d’ailleurs, respecte-t-on mieux les paroles qu’on invoque ? Quoi ! dites-vous encore : « Tu es poussière et tu retourneras en poussière ». Mais c’est nous qui vous faisons retourner en poussière ! C’est nous qui faisons de la poussière, des cendres, avec ces restes, c’est nous qui restituerons la poudre à la poudre, alors que tout sera mêlé et confondu ; tandis que vous, vous semblez dire : « Fange, retourne à la fange ! Fétidité, retourne à la fétidité ! »

Eh bien, entre les deux systèmes, s’il y en a un qui soit à la fois, et plus conforme à la salubrité matérielle, à la sécurité publique, aux convenances extérieures, à la vie sociale et à ses obligations, et, en même temps, au véritable sentiment moral et religieux, je n’hésite pas à dire que c’est le procédé de l’incinération. Il est préférable à tous les points de vue. Je ne dis pas qu’il faille l’imposer, ce serait contraire à ma conscience ; mais je dis qu’il faut le permettre, le recommander, le répandre, dans la mesure du possible, et je dis à l’intolérance, qui, sous prétexte de faire respecter des croyances des libertés, des convictions, ne respecte pas celles des autres, qu’elle est dans son tort, et que ce sont ceux qui, en respectant toutes les croyances, en n’imposant rien, en n’obligeant à rien, ne demandent qu’à laisser entourer les nouvelles formes de destruction du cadavre, des pompes, des cérémonies qui peuvent être des adoucissements et des consolations aux regrets des vivants, qui sont les plus respectueux de la liberté civile, et de la liberté morale et religieuse.Et c’est pour cela que, lorsque la question est venue dans une enceinte où j’avais alors le droit de prendre la parole, je n’ai pas hésité à la prendre, et que lorsqu’on m’a demandé de la prendre de nouveau pour la Société de crémation, dont j’ai l’honneur de faire partie depuis l’origine, je me suis mis à sa disposition. C’est pour cela que l’on vous a convoqués, c’est pour cela que nous vous remercions d’être venus nous entendre, et que nous vous disons que la Société sollicite votre concours. Elle met à votre disposition des renseignements complémentaires, des bulletins, des feuilles de souscription, et, moyennant une cotisation des plus faibles : 1 francs pour les simples adhérents, 5 francs pour les sociétaires, vous pouvez en devenir membres. Vous serez ainsi mieux renseignés sur ce qui se fait et peut se faire, et vous pourrez contribuer, si nous avons eu le bonheur de porter la conviction dans vos esprits, à la propagation d’idées auxquelles s’attache le respect véritable de la vie dans la mort, et des intérêts extrêmement sérieux qui tendent à devenir, par l’augmentation des agglomérations urbaines, de véritables nécessités de salubrité et de sécurité publiques.

FRÉDÉRIC PASSY

 

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[1] Fin 1893, on avait effectué, en Italie, 2102 incinérations. — Au commencement de 1895, on avait pratiqué 1 740 incinérations à Gotha, Heidelberg et Hambourg. (Note de la réédition de 1895.)

[2] Depuis le 1er janvier 1895, le monument crématoire du Père-Lachaise est notablement agrandi et embelli. (Note de la réédition de 1895.)

[3] Vers la fin de 1880, lors de la fondation de la Société française de crémation, il existait en Europe et aux États-Unis, 3 ou 4 Sociétés de Crémation et 4 monuments crématoires dans lesquels 138 incinérations avaient été effectuées. Actuellement il y a 110 Sociétés de crémation et 52 monuments crématoires dans lesquels environ 23 000 corps ont été incinérés. (Note de la réédition de 1895.)

[4] C’est sous le pontificat du même pape que l’incinération aura été interdite puis permise aux consciences catholiques, sous la condition, il est vrai, de prendre certains détours. (Note de la réédition de 1895.)

[5] I, Cor., xxxvi.

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