Des attributions rationnelles de l’État

Réunion du 10 février 1850 de la Société d’économie politique, sur le thème : Des attributions rationnelles de l’État


Société d’économie politique

Séance du 10 février 1850.

Nous avons résumé le gros des idées sur la question fondamentale de la limite des attributions rationnelles de l’autorité, dont la Société d’économie politique s’est occupée dans sa réunion du 10 janvier 1850. Nous allons retracer, en peu de lignes également, les opinions des membres qui ont pris la parole, dans la réunion du 10 février, après un résumé de la discussion précédente, présenté par M. Joseph Garnier sur l’invitation de M. Dunoyer, président.

M. Michel Chevalier a établi en principe que la solution du problème posé ne se rencontrait que dans un idéal dont la civilisation se rapproche progressivement, idéal qui consiste dans un maximum de liberté accordé aux citoyens, et dans un minimum d’attributions réservées au gouvernement. Mais il est difficile de préciser ce maximum et ce minimum; car ils dépendent de la virtualité de l’industrie individuelle, des aptitudes des citoyens et du ressort public. Il faut même renoncer à vouloir formuler ces limites, et imiter les Anglais et les Américains qui, toutes les fois qu’ils ont eu à faire intervenir l’État dans de grandes entreprises, n’ont pas songé à ériger leur conduite du moment en un système général, et lui ont laissé le caractère d’expediency.

Quand il s’est agi du canal Erié, on n’a pas agité la question de savoir s’il valait mieux que l’État fit les canaux ou n’en fit pas ; on s’est demandé qui pouvait le faire ; et comme il a été constaté que les particuliers seuls ne pouvaient pas entreprendre cette voie d’utilité publique, l’État est intervenu ; mais l’intervention de l’État a été la règle momentanée, et plus tard on a laissé agir les compagnies. Les faits se sont passés de même en Angleterre.

Dans l’État de New-York encore, on s’est aperçu qu’il n’y avait pas de professeurs supérieurs, qu’il n’y en avait pas assez pour les besoins publics ; et le gouvernement, sans poser ce principe qu’il accaparait l’enseignement, a formé une Université, tout en ne se mêlant d’ailleurs pas de l’instruction secondaire à laquelle suffisait pleinement l’enseignement libre.

En France, nous avons trop l’habitude de vouloir généraliser et poser des principes immuables à propos de tout. Ainsi ont fait ceux qui, érigeant quelques faits en principe, en ont conclu qu’à jamais l’État serait chargé seul des chemins de fer. Ainsi ont fait les adversaires de la liberté commerciale, qui ont poussé leur protestation à l’extrême, et l’ont érigée en cette folle théorie de travail national incompatible avec tout progrès, toute réforme.

M. Bastiat a fait remarquer que les Anglais lui ont paru beaucoup plus disposés à aborder la question de principe que ne l’a dit M. Michel Chevalier. Quand il s’est agi parmi eux du free-trade, M. Cobden et ses amis sont tout d’abord descendus au fond de la doctrine, et ils n’ont cessé, pendant leur mémorable campagne, d’en proclamer la légitimité et d’en déduire la démonstration. Revenant au point principal de la discussion, M. Bastiat a dit que, la société étant basée sur un échange général de services, cet échange doit se faire librement ; et que l’État, en intervenant et en voulant rendre des services, viole la liberté des acheteurs de ces services, en les forçant de les accepter et de les payer à un prix de maximum. D’où il a conclu de nouveau à l’injustice de l’intervention du gouvernement partout ailleurs que dans la production de la sécurité et la gestion de quelques propriétés communes, fontaines, fleuves, etc., au sujet desquelles l’ensemble des citoyens, l’être collectif, délègue ses droits et sa force pour le soutenir.

M. Ch. Renouard, conseiller à la Cour de cassation et l’un des vice-présidents de la Société, a reconnu pour l’État deux devoirs en dehors desquels son intervention lui paraît nuisible.

Le premier des devoirs de l’État est de ne pas s’opposer au libre développement de la moralité et de la liberté en s’immisçant dans les fonctions des citoyens ; le second est de bien gérer ce qui forme l’intérêt de tous, de maintenir la sécurité et la justice intérieure, de garantir l’indépendance du territoire, de bien conduire les relations de l’association avec les autres associations du monde, et de constituer une force publique suffisante en hommes et en finances pour inspirer le respect. En dehors de l’accomplissement de ces devoirs, le gouvernement usurpe ses attributions.

M. Renouard a insisté, dans une vive et spirituelle conversation, sur l’importance de ne pas faire de mal ; assurément le bien est ce qu’il y a de préférable ; mais, à défaut de bien, l’absence du mal est un grand bien relatif à côté du mal. Or, c’est en s’abstenant de plus en plus d’accaparer les diverses branches de travail que les gouvernements cesseront au moins de faire un certain mal, et laisseront la société se dégager elle-même de ses langes et s’avancer vers la liberté, la moralité et la civilisation. M. Renouard s’est plu à constater que, à tout prendre, l’humanité s’avançait constamment vers le progrès, et qu’on pouvait s’apercevoir de cette marche en considérant seulement des périodes de temps même assez courtes. La société vaut mieux qu’il y a cinquante ans, et, il y a cinquante ans, elle valait mieux que du temps de Louis XIV, qui fut un grand roi, mais sous lequel personne de nous ne voudrait vivre.

La parole a ensuite été donnée à M. Rodière, professeur à la Faculté de droit de Toulouse, et faisant, en même temps, un cours libre d’économie politique aux étudiants de cette ville. M. Rodière, actuellement à Paris, comme examinateur des concours de l’École de droit de Paris, avait été invité à la réunion au nom de la Société.

M. Rodière a fait remarquer qu’il n’y avait dans cette grave question que deux opinions logiques : celle des socialistes, qui veulent que l’État fasse tout, et celle des économistes, qui veulent que l’État ne s’occupe que de ce qui est nécessaire ou indispensable. L’État doit faire respecter le bon droit, de nation à nation, d’individu à individu ; il doit maintenir la sécurité, la justice, organiser une force publique et s’occuper des accessoires nécessaires. En ce moment, en France, il a évidemment dépassé les limites de ces fonctions naturelles, puisqu’il a un agent sur seize habitants et même un sur neuf, si l’on fait entrer l’armée dans cette moyenne. En allant au fond des choses, on voit dans ce fait la cause principale des tiraillements et des révolutions qui se succèdent dans notre pays.

M. Dussart, ancien conseiller d’État, a insisté sur la nécessité pour le gouvernement d’exercer son contrôle sur tout. Il a cité, à ce sujet, l’action des autorités communales, qui doivent surveiller l’éclairage, le pavage, l’écoulement des eaux, etc., action qui avait été négligée en Angleterre, au point qu’en recherchant les causes de la grande mortalité pendant le choléra, dans certains quartiers de Londres, on a constaté que des égouts et des fosses d’aisances n’étaient pas vidés depuis cinquante ans. Il a cité cette loi récente du Parlement, qui ordonne au propriétaire irlandais de faire justice à sa terre, c’est-à-dire d’y mettre le capital nécessaire, ou de l’abandonner. De ces faits et d’autres, M. Dussart a conclu, sans trop préciser, à une intervention de l’État fort large. Ses observations ont provoqué plusieurs réclamations.

M. Rodet, qui s’est complètement rallié à l’opinion exprimée par M. Michel Chevalier, a fait remarquer à M. Dussart qu’avec le système d’intervention, de prévention et de centralisation par l’autorité, la ville de Bourges n’aurait jamais pu donner une chaire à Cujas. Aujourd’hui l’État dirait à la municipalité de cette ville : C’est moi seul qui dois enseigner le droit. M. Rodet ajoute que l’État ne doit faire que ce que les communes ne peuvent pas faire, et celles-ci ne s’occuper que de quelques soins généraux étrangers aux travaux des citoyens.

M. Howyn de Tranchère a clos la séance en précisant bien ce fait qu’en Angleterre et aux États-Unis, cités par M. Michel Chevalier et M. Rodet, le principe de non-intervention est accepté ; que le problème est résolu dans l’esprit public et dans l’esprit des gouvernements ; que c’est tout le contraire dans notre pays, où, par conséquent, le principe de non-intervention doit être rappelé toutes les fois qu’on s’en écarte. M. Howyn fait remarquer, en outre, que les actes d’intervention qu’on a cités sont ceux d’un État particulier, et non de l’État général, de l’État politique ; tandis que chez nous l’intervention part toujours de l’État central, de la bureaucratie centrale.

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