Des attributions économiques de l’État

Réunion du 10 février 1850 de la Société d’économie politique, sur le thème : Des attributions économiques de l’État


Société d’économie politique

Séance du 10 janvier 1850.

Une des questions les plus délicates qu’on puisse examiner, qui tient à la fois à l’économie politique et à toutes les autres sciences, y compris la philosophie politique, a été abordée, et en plusieurs points traitée à fond, dans cette réunion.

Déjà plus d’une fois, sur l’insistance de quelques membres, cette question avait été mise à l’ordre du jour, mais la conversation s’était constamment jetée dans une digression ou un cas particulier : l’assistance, l’expropriation pour cause d’utilité publique, etc. Cette fois, bien que les membres qui ont pris part à cette intéressante discussion se soient complu dans des questions spéciales, telles que le monopole des assurances par l’État, le crédit foncier et d’autres, nous avons été heureux de voir que la difficulté était franchement abordée, sondée, creusée, précisée, et même en partie résolue.

La parole a été donnée d’abord à M. Wolowski, représentant du peuple, qui voudrait agrandir les fonctions de l’État, et faire servir les rouages de l’administration et les avantages de la centralisation à une meilleure constitution d’assurances, et à la fondation, en France, d’institutions de crédit foncier, analogues à celles qui sont établies en Allemagne et en Pologne. M. Wolowski croit qu’il serait utile et avantageux que l’État, sans se mêler d’opérations de banque proprement dites, pût centraliser les payements des intérêts de la dette foncière et de l’amortissement, les remboursements de cette dette, et donner une garantie considérable aux papiers représentatifs de ces créances et des propriétés hypothéquées. Il croit encore que le mécanisme de l’État peut être utilement employé à l’organisation des caisses de retraite, car il inspire la plus grande confiance possible pour les versements, et la plus grande sécurité pour le payement des pensions de retraite.

Dans tout cela, M. Wolowski pense qu’on peut agir sans contrainte aucune, et seulement par la voie de facilités offertes, de manière à provoquer, à féconder la prévoyance des citoyens, tout en faisant disparaître du corps social des emplois parasites. L’honorable représentant croit bien que notre pays est trop porté à l’intervention de l’État ; mais, s’il redoute cette intervention toutes les fois qu’il s’agit de la production de la richesse, il la trouve avantageuse dans toutes les institutions dont le but est la conservation de cette richesse.

M. Jules Howyn de Tranchère a fait le procès à la manie de l’intervention de l’État en général ; il y a vu le socialisme pur et simple et il a montré qu’entre les doctrines économiques du Luxembourg et celles de beaucoup d’hommes appartenant aux partis les plus opposés, il n’y a d’autre différence que la logique poussée à l’extrême par les révolutionnaires de l’espèce dont nous venons de parler, et qui est incomplète chez les autres. L’intervention de l’État est la plaie de notre temps. M. Howyn de Tranchère pense qu’il faut la combattre partout et à outrance, et qu’en ce moment il est même dangereux de s’arrêter à la discussion des questions spéciales où il y aurait peut-être avantage à laisser l’État intervenir plus ou moins.

Jetant les yeux sur la question du crédit foncier, M. Howyn de Tranchère a dit que les nombreuses illusions qui ont couru à cet égard (et qui ont été caressées par tant de membres de la Constituante, et notamment par le Comité d’agriculture ; voir le si étonnant rapport de M. Flandin) n’ont pas d’autre cause que l’ignorance des notions les plus élémentaires de l’économie politique. Après y avoir réfléchi, l’honorable représentant pense que le plus grand service et le seul service que l’on puisse rendre au crédit foncier et aux propriétaires obérés, c’est de faciliter la vente des biens et la liquidation des fortunes par la diminution des droits de mutation.

Ce sujet a conduit naturellement l’honorable membre à parler de l’enseignement actuel, qu’il juge avec la plus grande sévérité, d’après les fruits qu’il a portés. La plupart des hommes qui arrivent aux affaires font des concessions au socialisme. Ils ont des paroles éloquentes pour l’ordre et la liberté ; ils font preuve de courage, mais ils ne laissent aucune trace de leur passage. Puisque le niveau de l’intelligence et de la moralité publique s’abaisse, l’honorable membre en conclut que si l’arbre donne de tels fruits depuis si longtemps, c’est qu’il est véreux et qu’il y a lieu de l’arracher.

Comme conclusion générale, M. Howyn de Tranchère pense que les hommes chargés de l’administration du pays doivent s’arrêter nettement et brusquement dans la voie d’intervention qui nous perdra.

M. Bastiat a parlé dans le même sens que M. Howyn. Il s’est précisément servi du progrès de l’industrie des assurances pour montrer combien l’association a d’avenir, et le danger qu’il y aurait à ce que l’État s’emparât de cette branche de l’activité humaine, qui se trouverait ipso facto arrêtée et paralysée, et qui n’aurait jamais progressé si, dès le début, l’État était intervenu avec ses entraves et ses traditions bureaucratiques. Il trouve les mêmes arguments dans le développement des caisses de secours mutuels des ouvriers, et il insiste surtout sur ce point que l’État, en intervenant, arrête l’activité individuelle, énerve l’action sociale et détrempe le ressort qui pousse l’espèce humaine vers son amélioration et son développement. M. Bastiat ne connaît et n’admet l’utilité de l’intervention de l’État que dans le maintien et la garantie de la sécurité, lesquels peuvent nécessiter l’emploi de la force.

L’honorable membre, combattant une proposition de M. Wolowski, pense que l’État a encore moins à se mêler de la conservation de la richesse que de sa production, puisqu’il faut plus de mérite, de prévoyance et de ressort individuel pour garder ce qu’on a que pour le gagner.

M. A.-E. Cherbuliez, rentrant tout à fait dans le sujet de la conversation, s’est demandé quels pouvaient être pour la solution de la difficulté que s’est proposée la Société d’économie politique, les principes généraux, supérieurs, et dirigeants, pour ainsi dire, à l’aide desquels il serait possible de déterminer, une fonction étant donnée, si elle est d’ordre gouvernemental ou si elle doit être laissée à l’industrie particulière.

En analysant l’action de l’État, M. Cherbuliez croit qu’elle comprend trois choses : l’unité de but, l’unité de direction et la concentration de forces pour atteindre ce but.

Essayant la sécurité et l’enseignement à cette pierre de touche, il montre qu’en fait de sécurité il y a nécessairement unité de but et de direction pour tous les membres de la société, tous intéressés à ce que l’ordre soit maintenu et la justice rendue de la même manière, et, finalement, que pour arriver à ce résultat il est indispensable que la société concentre toutes ses forces. Il n’en est pas de même pour l’enseignement. Là, l’unité de but n’existe pas ; les citoyens sont catholiques, protestants, juifs, etc., croyants ou non croyants ; ils ont mille routes ouvertes devant eux pour l’instruction de leurs enfants, et l’unité de direction conduit simplement à la tyrannie pour l’éducation, et pour l’instruction, à ce niveau bâtard sous lequel nous gémissons.

M. S.-J. de Colmont, suivant la discussion sur ce terrain de la recherche d’un principe général, pense que l’action du gouvernement doit porter sur la défense de tous les intérêts, et être restreinte au maintien de toutes les libertés ou de toutes les facultés, expressions qui sont, pour ainsi dire, synonymes. C’est ainsi qu’il doit s’occuper de l’administration de la justice et de la perception des taxes que ce soin nécessite. C’est ainsi que le gouvernement, entraîné par la force des choses, doit se réserver le monopole de la fabrication des monnaies, puisqu’il y a avantage et sécurité pour tous à ce que cette fabrication soit confiée à ses soins uniques. Il en est de même du service postal et de toutes les fonctions où il est reconnu que l’action de l’État est indispensable pour maintenir le plein exercice des libertés et des facultés de chacun.

Aux yeux de M. H. Say, le critérium le plus pratique pour juger si une fonction doit être réservée à l’État, ou lui être interdite, est celui-ci : — L’État fait-il mieux ou fait-il plus mal que l’industrie privée ? — Analysant le travail et le développement des sociétés d’assurance, par exemple, M. Say démontre que l’État n’avait jamais pu se tirer des difficultés qu’offre cette industrie ; qu’il n’aurait jamais su apprécier les risques, et qu’il n’aurait pas su lutter contre les fausses déclarations et les fausses manœuvres avec la même habileté que les compagnies stimulées par l’intérêt privé. C’est tout le contraire pour la sécurité, à propos de laquelle il est impossible de mieux faire que de mettre une partie du revenu en commun, afin que les agents d’une association générale nous garantissent la sécurité, la justice, l’ordre et la liberté de travailler, de consommer, de tester, de donner notre bien, et de l’échanger avec qui bon nous semble. Il va sans dire que, sur ces divers points, l’État ne remplit nullement son but, et que la liberté est encore singulièrement méconnue par lui.

M. Coquelin a rappelé un principe général qu’il avait déjà émis dans une précédente discussion. L’État, selon lui, ne peut pas ne pas intervenir en matière de sécurité et de justice : lui seul, planant au-dessus de toutes les activités, comme sur un Sinaï, peut garantir la liberté et la concurrence, qui sont la vie de toutes les industries. Mais, au-dessous de ce Sinai, M. Coquelin n’admet pas d’exception, pas même celle des chemins de fer, pour lesquels cependant il conçoit qu’on ait pu hésiter.

Avant de lever la séance, M. Ch. Dunoyer, président, a tenu à faire une observation de quelque utilité surtout pour ceux qui concluraient de la tendance générale des économistes à simplifier les fonctions de l’État, que l’action de celui-ci serait réduite au néant. Il a dit que le gouvernement le plus simple, celui qui ne s’occuperait que de garantir la sécurité, la justice, la liberté, la propriété aux citoyens, interviendrait encore nécessairement dans toutes les actions des hommes ; que seulement il n’interviendrait plus que d’une manière légitime pour la confection de bonnes lois répressives de tout ce qui est mauvais et abusif, ainsi que pour l’application de ces lois. Ce n’est pas un médiocre service, par exemple, que de rendre la justice ; aujourd’hui elle n’est rendue que d’une manière très incomplète, et ce n’est qu’en se renfermant dans sa grande et belle spécialité que l’État parviendra à perfectionner son action, à mieux garantir la sécurité, à mieux faire triompher la liberté et l’égalité parmi les hommes, à mieux servir la civilisation.

Sur l’observation de M. Joseph Garnier, que cette discussion avait amené l’émission de plusieurs principes, qui avaient besoin d’être médités, rapprochés, comparés, la Société a décidé qu’elle la reprendrait dans une prochaine séance.

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