Quelle est, en économie politique, la limite des attributions de l’État ?

Réunion du 5 février 1885 de la Société d’économie politique, sur le thème : Quelle est, en économie politique, la limite des attributions de l’État ?


Société d’économie politique

Réunion du 5 février 1885

M. Alphonse Courtois prend la parole pour exposer la question.

Rien de plus difficile, dit-il, que de déterminer théoriquement les attributions économiques de l’État ; rien de difficile comme de délimiter, dans la pratique, les fonctions respectives de l’État et de l’individu, isolé ou librement associé d’ailleurs.

Il n’est pas besoin d’être un bien grand clerc pour reconnaître que le producteur ne peut, d’une manière utile, et surtout progressive, accomplir son opération caractéristique et songer, en même temps, à se protéger efficacement contre les attentats dont sa personne, les siens compris, et ses biens peuvent être l’objet. Pour le présent, on peut encore admettre, en s’y prêtant complaisamment, qu’il puisse prendre soin de sa défense, sauf à voir sa production s’en ressentir, qualité et quantité ; mais, quant à sa défense contre les attentats à venir, à celle que l’on peut appeler préventive, se faisant par voie judiciaire, décourageant, par crainte d’un châtiment, tout acte criminel extérieur, il ne peut, en aucune manière, s’en charger lui-même ; il peut se venger, mais il ne peut se faire justice, car nul ne peut être juge et partie dans sa propre cause.

Le soin de la sécurité du producteur — individu et choses — doit donc forcément être remis à un tiers désintéressé ; ce tiers, quel qu’il soit, c’est l’État ou ses diminutifs, la province, la commune.

L’État, pour protéger l’individu d’une manière efficace, hérite de ses droits ; ce dernier, pour se défendre, avait droit d’opposer la force à la force ; l’État a le droit, pour agir suivant son objet constitutif, d’employer la force.

En remplissant son but, l’État est utile ; faire une chose utile est produire ; l’État est donc un producteur, sui generis sans doute, mais enfin producteur. Ce qu’il produit, c’est la sécurité ; son industrie est l’industrie de la sécurité.

Pour cette production, le monopole lui est nécessaire ; avec la concurrence des États sur un même territoire, le prix de revient serait trop coûteux et par suite le consommateur, à égalité de produit, le paierait trop cher.

Ce produit, la sécurité, se différencie particulièrement des autres produits, en ce qu’il ne cause aucune satiété chez les consommateurs ; on n’a jamais trop de sécurité. En outre, ce denier, qui, pour toute autre production, consulte ses moyens avant de s’en procurer la jouissance, ne s’arrête pas, dans le cas qui nous occupe, à cette considération. Pauvre ou riche, vous requérez l’État de vous protéger, de vous protéger dans le sens le plus absolu du mot, et l’État le fait, en retour, sans considération de position sociale. Une même loi, un même code, les mêmes tribunaux ; la nature du crime ou délit, et non la qualité de la victime, entraînant seule des différences de juridiction.

Ce ne sont pas là les seules différences qui existent entre la production de la sécurité et celle des autres utilités ; le mode d’échange nous fait assister à une autre originalité. Le prix est, non pas fixé par la loi de l’offre et de la demande, mais établi suivant les ressources de chacun des consommateurs ; ces derniers ne peuvent d’ailleurs, sous le prétexte illusoire qu’ils n’auraient pas besoin de sécurité, se dérober au payement de ce prix ; il leur est imposé ; c’est un impôt.

D’ailleurs, l’État ne vous demande que le remboursement de ses débours ; il vous vend ses produits au prix de revient. Il n’a pas à faire de bénéfices sur vous. Il est votre mandataire contractuel et non une contrepartie intéressée.

L’industrie de la sécurité est donc régie, économiquement, par des lois complètement différentes de celles qui gouvernent les autres industries. Au lieu de la persuasion morale, c’est la force brutale ; le monopole remplace la liberté ; le produit s’en consomme indéfiniment et sans occasionner de satiété ; tout le monde a le droit de le consommer sans acception de position sociale, lorsque, dans les autres industries, chacun en consomme les produits en raison de ses besoins et de ses moyens. Enfin, ce n’est pas la loi de l’offre et de la demande qui fixe le prix et ce dernier est, en principe, identique au prix de revient.

La conclusion qui découle logiquement de ce rapprochement, c’est que l’État est impropre à exercer toute autre industrie que celle de la sécurité (force armée-justice-administration), puisqu’il y apporterait des règles de conduite en opposition formelle avec les lois économiques qui concernent l’industrie privée.

Voilà la théorie pure, le but idéal vers lequel toute association politique qui veut prospérer doit tendre sans cesse.

Mais, comme pour tout idéal, on peut, on doit y tendre, sans jamais l’atteindre.

Cherchons rapidement quels sont les obstacles qui peuvent retarder la marche continue et progressive de l’humanité vers cet idéal.

Et d’abord, remarquons que la multiplicité croissante des services demandés à l’État n’est pas nécessairement en contradiction avec la limitation obligatoire des fonctions gouvernementales.

Le Canaque ou le Cafre est, sans doute, moins exigeant que nous vis-à-vis de l’État ; mais cela tient à sa civilisation rudimentaire qui fait qu’ayant moins de besoins, il se contente d’une protection plus limitée. La protection des mineurs, par exemple, qui chez nous est une partie importante des attributions de l’État, le sauvage ne sent pas la nécessité de l’établir chez lui. Le père ou, s’il s’agit d’un orphelin, le premier venu est maître absolu de l’enfant qui est ainsi sous la dépendance de la force non contrôlée dont, trop souvent, il devient la victime. Il en est de même des contrats, du respect de la nationalité à l’étranger, etc. Qui sait même si l’État, sur certains points, n’est pas, comme au royaume de Dahomey où le souverain est propriétaire unique, plus sujet à sortir de ses attributions que dans notre civilisation européenne.

Les attributions de l’État peuvent donc se multiplier, sans que son ingérence dans le domaine normal de l’individu se développe et réciproquement.

Cela tient au progrès plus ou moins incessant de la civilisation.

Cette réserve faite, pourquoi les attributions de l’État étant si nettement tranchées, voit-on tant de dérogations se produire même chez les peuples les plus avancés en civilisation, même chez ceux où le self-help est le plus en honneur ? D’où cela vient-il ?

C’est qu’il s’agit ici, non d’une quantité mathématique, absolue, inerte, mais de l’homme, unité des plus variables, non seulement de nation à nation, mais d’individu à individu et, chez un même individu, d’une époque à une autre. De là ces oscillations de l’opinion publique, ces difficultés ou facilités que la masse apporte à la pratique de telle ou telle combinaison plus ou moins artificielle. Le communisme, pour prendre un terme extrême, est justement condamné par la science, et que de fois cependant n’a-t-on pas vu des associations communistes prospérer, temporairement tout au moins, grâce à la disposition d’esprit religieuse ou enthousiaste des administrés, dispositions d’esprit qui leur a fait, sans qu’ils en ressentent de privation, limiter leurs besoins particulièrement en matière littéraire ou artistique. En faut-il, pour cela, douter de l’infériorité du communisme ?

Il faut encore songer que l’homme a des exigences multiples. Il n’est pas seulement sous l’empire des lois économiques, il lui faut encore compter avec les lois d’autres sciences morales (la politique, le droit, etc.), pour ne parler que du côté immatériel. Or, souvent l’intérêt de la civilisation veut que la politique, par exemple, ait le pas sur l’économie politique, ou en économie politique telle loi sur telle autre. Est-ce que, par exemple, pour des sauvages, la notion de propriété n’est pas plus pressante à acquérir que le respect absolu des attributions de l’État ?

Remarquons d’ailleurs que l’utilité de limiter l’État à son domaine naturel est en rapport direct avec le degré de civilisation d’un pays. Plus cette dernière est avancé, plus il faut se rapprocher résolument de la théorie ; plus elle est arriérée, moins sont graves les atteintes au principe. Soyons modestes et ne nous étonnons pas trop si l’on s’aperçoit peu de l’extension exagérée des fonctions attribuées à l’État dans l’Europe actuelle.

Ne nous dissimulons pas, en outre, que les progrès en matière de délimitation des attributions économiques de l’État ne peuvent être que fort lents. Eussions-nous pouvoir absolu de les ramener à leur frontière normale, l’opinion publique nous seconderait-elle unanimement dans cette œuvre, que nous n’en convierions pas moins le temps à nous prêter sa collaboration. Les transformations lentes chez l’homme sont seules durables ; notre histoire, soit économique, soit politique, est là pour l’attester. Profitons de ces souvenirs.

Mais alors, dira-t-on, pourquoi poser d’une manière abstraite des limites si absolues ? Pourquoi parler d’un idéal qu’on ne doit jamais atteindre et dont même on ne peut se rapprocher que si lentement ? N’est-ce pas aller contre son but, décourager l’humanité ? La vue d’un trop long trajet ne détourne-t-elle pas parfois les hommes de se mettre en route ?

Si nous parlions à l’humanité entière, qu’elle nous écoutât pour savoir quelle direction donner à sa marche, nous jugerions peut-être prudent de ne lui proposer qu’en détail et successivement les réformes diverses qui doivent tendre au but proposé. Mais nous nous adressons, dit M. Courtois, à un cercle choisi, même en y comprenant ceux qui, au dehors, par l’entremise de journaux et revues, suivent nos discussions. Nous leur devons, à eux, la vérité immédiate et complète.

Il y a danger d’ailleurs à détourner sa vue d’un idéal, tout lointain qu’il soit. Un auteur distingué, quoique paradoxal, M. Herbert Spencer, énumère, dans un récent ouvrage[1], ne s’occupant que de l’Angleterre et pour les dernières années, les principales violations du principe que nous venons de développer ; elles sont considérables, en nombre et en importance. Et cela ne résulte pas tant de divergences sur les attributions de l’État ; non, on s’avoue volontiers que l’on charge l’État d’une fonction qui ne le regarde pas ; mais on n’y attache pas d’importance.

On s’effraye un peu de cette infraction à un principe, un principe ! chose de peu de conséquences au temps où nous vivons. On ne le voit que trop quand il s’agit des systèmes en contradiction avec la science ; on n’a plus peur du socialisme, on le coudoie, on l’accepte avec une facilité qui n’est plus de la tolérance, mais de l’indifférence.

Et les socialistes qui s’en aperçoivent s’en prévalent. Lisez la Quintessence du socialisme de M. Schäffle et vous y verrez que le collectivisme compte, pour son avènement prochain, sur le relâchement de l’opinion publique et par suite des gouvernants en matière de liberté économique.

Sans aller si loin, les progrès du protectionnisme, qui commence à recouvrir de ses flots des terres que la propagande libre-échangiste lui avait fait abandonner, sont patents et dus non à un changement radical d’opinion, mais au relâchement trop évident des principes dans les masses.

Ne craignons pas, dit en terminant M. Courtois, de voir en face la vérité absolue, dussions-nous concéder à la faiblesse humaine tout le temps voulu pour se rapprocher de notre idéal, condescendant ainsi aux déviations dues à une civilisation relativement arriérée, si ce n’est dans l’enfance.

Pour définir et délimiter les attributions de l’État dit M. Villey, il importe de distinguer les différentes formes sous lesquelles peut se produire l’intervention de l’État dans l’ordre économique.

L’État peut intervenir de trois manières : par voie de réglementation, par voie d’action, par voie d’impulsion : dans le 1er cas il contrôle, dirige l’activité individuelle ; dans le deuxième cas, il agit à sa place ; dans le troisième cas, il l’incite, le pousse à agir. Toute espèce d’intervention de l’État dans l’ordre économique peut se ramener à une de ces trois formes ; et il suffirait de poser des principes certains sur chacune de ces trois formes pour délimiter, autant qu’on peut le faire en théorie et sans descendre aux applications, la limite attributions de l’État.

L’État d’abord peut intervenir par voie de réglementation. Ici, deux systèmes sont en présence : le système préventif, cher à une école d’après laquelle « il vaut mieux prévenir le mal que d’avoir à le réparer » et qui multiplie les règlements sans mesure, et le système répressif, qui laisse à la liberté individuelle son libre développement, en se contentant d’en réprimer les abus. Entre les deux systèmes, le choix des économistes ne saurait être douteux : le régime préventif généralisé, c’est la négation, c’est l’anéantissement de la liberté humaine. Le système répressif doit être la règle du gouvernement, mais à une double condition : 1/ que la réparation de la lésion du droit menacé par la liberté individuelle soit possible ; 2/ que la liberté individuelle existe.

Voici donc deux cas généraux dans lesquels l’État pourra intervenir par voie de réglementation préventive. Premier cas, il pourra intervenir quand la réparation sera impossible, parce que, dans ce cas, le système répressif est manifestement impuissant : ainsi l’État pourra faire des règlements préventifs pour protéger la sécurité publique, attendu que, si elle est compromise, aucune réparation n’est possible. Si l’on installe à côté de moi, dit l’orateur, un dépôt de matières explosives qui peut à tout instant faire sauter ma maison et m’ensevelir sous ses ruines, la répression pénale qui pourra intervenir ensuite, voire même dans les dommages-intérêts accordés à mes héritiers ne constitueront évidemment pas une réparation pour moi. L’État du reste est dans son domaine essentiel quand il assure la sécurité, et nul ne saurait contester le principe de cette intervention ; c’est seulement une question de mesure dans l’application.

Ainsi, l’on peut trouver que l’État va trop loin chez nous dans la réglementation des établissements dangereux, incommodes et insalubres ; les mots mêmes le prouvent : la réglementation préventive n’est nécessaire que contre un danger, un mal irréparable ; la répression suffit à tout ce qui n’est qu’incommodité. Deuxième cas, l’État pourra intervenir par réglementation préventive, lorsque la liberté fait défaut en droit ; et il faudra qu’il intervienne dans l’intérêt de la liberté elle-même. Ainsi, l’État pourra réglementer le travail des enfants dans les usines et manufactures, parce que l’enfant ne travaille pas sous le régime de la liberté ; il est soumis à une autorité dont il peut être fait abus, dont il est trop souvent fait abus, et il faut qu’il soit protégé contre ces abus possibles d’autorité. On en pourrait dire autant de la femme mariée. Ainsi encore l’État pourra et devra réglementer toute industrie qui s’exerce nécessairement sous le régime du monopole ; M. Villey ne parle pas bien entendu des monopoles qui peuvent s’établir en fait et contre lesquels la seule possibilité de la concurrence constitue une garantie insuffisante, mais des monopoles de droit, comme sont chez nous les chemins de fer : un pareil monopole étant exclusif de la liberté individuelle, de la liberté des consommateurs, l’État doit intervenir pour protéger le public contre ses dangers. Voilà les deux cas généraux dans lesquels l’État peut intervenir par voie de réglementation préventive, et, si l’on ajoute que l’État a qualité pour contrôler les instruments généraux du commerce qui ne peuvent remplir leur fonction que par l’unité et la garantie officielle, c’est à dire les poids et mesures et les monnaies, l’orateur n’aperçoit pas d’autre hypothèse qui légitime l’intervention réglementaire de l’État.

Maintenant, l’État peut encore intervenir soit par voie d’action, soit par voie d’impulsion. Là, deux théories radicales. L’une, que l’on appelle la théorie individualiste, réduit absolument le rôle de l’État à garantir la sûreté du droit ; l’État n’est pas autre chose qu’un redresseur de tort, et le gardien de la sécurité de tous et de chacun. C’est la théorie de Fichte, de Kant, de Humboldt ; c’est celle de beaucoup d’économistes : on l’a qualifiée d’un terme qui fait image, le nihilisme administratif. Il y a une autre théorie toute contraire et qui n’est que trop en honneur aujourd’hui, c’est la théorie socialiste : pour elle l’État ne se charge jamais de trop de choses, car, placé plus haut que l’individu et plus fort que lui, l’État est bien plus que lui capable de voir le progrès et de l’exécuter ; le but de l’État, c’est d’assurer le bien-être de tous et de chacun. S’il fallait absolument opter entre ceux deux théories contraires, aucun économiste n’hésiterait à se rallier à la théorie d’après laquelle l’État n’est que la sûreté du droit ; elle a l’avantage d’être simple et l’autre est la négation même en droit et la suppression en fait de la liberté individuelle. Mais peut-être qu’entre les deux théories il y a place pour une théorie intermédiaire, qui pourrait être formulée ainsi : l’État pourra intervenir à la double condition : 1/ qu’il s’agisse de choses d’intérêt commun ; 2/ qu’il s’agisse de choses que l’initiative individuelle, que l’industrie libre soit incapable de faire, soit à raison de leur nature, soit à raison d’une impuissance dûment constatée.

Les services rendus par l’État étant payés sur le Trésor public, c’est à dire de la bourse de tous les contribuables, il est injuste d’affecter l’argent de tous à une œuvre qui ne profiterait qu’à quelques-uns, qui ne serait pas une chose d’intérêt commun. En deuxième lieu, le principe dirigeant, c’est que l’action individuelle, le service privé doit être préféré au service public, à l’action officielle, toutes les fois que cela est possible. Ce principe se fonde soit sur des raisons générales, soit sur des raisons spéciales. Au point de vue plus spécial, la raison nous dit que les services privés seront généralement mieux remplis que les services publics, parce que l’industrie privée a en elle un ressort d’une incomparable puissance, qui fait défaut à l’État, ou plutôt à ses agents, l’intérêt personnel. Ainsi, suivant un principe qui le sépare de tous les socialistes même les plus modérés, pour lesquels il n’y a qu’une question de mesure, M. Villey préfère l’industrie privée, à l’industrie officielle et au service public, toutes les fois que l’industrie privée pourra remplir la fonction. Mais si elle ne le peut pas, soit à cause de la nature de la chose, soit à cause de sa propre impuissance, l’État ne pourra-t-il jamais agir ? Voilà la conclusion que M. Villey ne saurait admettre.

Et d’abord, l’industrie privée, mue par l’intérêt personnel, ne fera que les choses susceptibles d’être rémunérées par l’échange. Toutes les fois qu’il sera nécessaire d’entretenir un service non susceptible de rémunération par l’échange, c’est l’État qui devra le faire. Ainsi l’État se charge chez nous de l’établissement et de l’entretien des routes et chemins ; sans doute l’industrie privée pourrait faire cela, elle l’a fait ailleurs ; mais l’industrie privée, c’est le péage sur les routes, c’est un système arriéré et anti-économique. Il faut que l’usage des routes et des chemins soit gratuit ; donc il faut que l’État s’en charge. On en pourrait dire autant des phares et fanaux, des stations météorologiques, etc. Ainsi encore, dans presque tous les pays civilisés, le service postal a été transformé en service public, et, quoique la question prête plus à controverse, l’orateur incline à croire que ce service revient à l’État.

Il admet aussi que l’État est autorisé à faire certaines choses que commande le progrès économique, lorsque l’initiative individuelle est impuissante à les faire. Mais ici, il est à craindre que son intervention n’engourdisse de plus en plus l’initiative individuelle, et son intervention devra être comme une école destinée à apprendre aux citoyens à faire de grandes choses au moyen de l’association libre et spontanée. Mais voici un pays comme la Chine, qui n’a pas de chemins de fer, dont les habitants n’en comprennent pas l’utilité et n’en veulent pas faire, et qui cependant est désolé par des famines périodiques : qui oserait dire que, dans un tel pays, l’État ferait mal s’il établissait lui-même quelques grandes lignes destinées à mettre en communication les principaux centres et à faire comprendre aux habitants l’utilité des chemins de fer ? On voit qu’ici l’intervention de l’État n’est que supplétive ; elle est autorisée par l’état des mœurs et de la civilisation ; et cette concession, qui nous paraît forcée, ne nous empêchera pas de proclamer que la civilisation et le progrès sont du côté de la restriction des attributions de l’État et de l’épanouissement de l’individu. Toujours, en pareil cas, l’État devra intervenir par voie d’impulsion, plutôt que par voie d’action : il devra pousser l’individu à agir plutôt que de se substituer à elle, et il devra, dans tous les cas, lui céder la place le plus tôt possible. Au reste, qu’il intervienne par voie d’impulsion seulement, ou qu’il agisse lui-même, la règle est toujours la même : son intervention ne se légitime que s’il s’agit de choses d’intérêt commun, puisqu’elle est toujours défrayée de la bourse de tous les contribuables. Si cette condition était toujours observée, on ne verrait pas l’État, par exemple, protéger telles ou telles industries, toujours au détriment des autres et infailliblement au détriment des consommateurs ; et nous n’entendrions pas, par exemple, aujourd’hui, l’industrie agricole se plaindre, non sans raison, qu’on lui ait enlevé tous ses bras, attirés dans les centres manufacturiers par de hauts salaires que peuvent leur offrir les industries protégées, grâce à cette production même.

En résumé, l’initiative et l’action individuelle sont toujours préférables, dans les choses susceptibles de rémunération par l’échange, à l’intervention de l’État; le progrès est bien plutôt l’œuvre de l’individu que de l’État; mais M. Villey ne veut pas cependant récuser absolument et aveuglément l’État comme agent de progrès.

M. Alfred Neymarck est d’avis, comme l’a fait remarquer M. A. Courtois, que s’il est facile, en théorie, d’indiquer la limite des attributions de l’État, il est, en pratique, plus difficile de le faire.

Toutes les fois que la Société d’économie politique s’est occupée de rechercher quelle était la limite des attributions de l’État, l’ingérence de l’État dans nos affaires a été presque unanimement repoussée par elle.

L’État doit-il intervenir pour modifier, par l’impôt, la situation de telle ou telle catégorie de citoyens ? Doit-il intervenir pour assurer à telle ou telle classe des logements plus confortables, plus sains, une nourriture plus abondante ? Doit-il intervenir dans les questions qui touchent au commerce, à l’industrie ? Doit-il intervenir dans les affaires de banque, telles que l’émission de billets fiduciaires, telles que le placement des fonds des Caisses d’épargne, ou bien encore dans les affaires d’assurances sur la vie, contre le chômage ou l’incendie ? Doit-il intervenir dans les questions de travail, règlement de salaires, participations aux bénéfices, questions d’enseignement ? Tous ces sujets, dit M. Alfred Neymarck, ont été discutés presque à chacune des réunions de la Société.

On voit tout de suite là, ajoute l’orateur, combien sont nombreuses les causes de l’intervention de l’État. Attributions fiscales, commerciales, industrielles, financières, religieuses, sociales, partout nous trouvons la main de l’État. C’est un vaste engrenage, et, au lieu de rechercher « quelle doit être la limite des attributions de l’État », il y aurait plutôt lieu de se demander quelles sont les affaires dans lesquelles l’État n’est pas intervenu, dans lesquelles il n’a pris aucune attribution ? L’État est, en effet, partout : nous le trouvons à notre naissance et à notre mort ; plus nous avançons dans la vie, plus nous le voyons entrer profondément dans nos affaires et se mêler à nos occupations.

Comment s’étonner, dès lors, de cette propension d’esprit qui conduit les citoyens à réclamer presque toujours l’intervention de l’État ? Y a-t-il une industrie en souffrance ? Existe-t-il des particuliers qui souffrent ? Les affaires vont-elles mal ou moins bien, les travaux publics ont-ils besoin d’être activés, on trouve tout naturel de s’adresser à l’État. Nous voyons aujourd’hui l’État entrepreneur de transports ; l’État banquier, commerçant, professeur. Ces attributions, ces interventions, sont-elles un mal ou un bien ? Et que nous enseignent, sur ces points, les grands maîtres de la science économique ?

D’après Turgot, l’intervention de l’État ne doit pas exister dans les questions qui intéressent la liberté du travail, du commerce, de l’agriculture. Cette liberté, c’est la conséquence du droit de propriété.

La liberté du prêt à intérêt doit exister : l’État n’a pas à se mêler de ces questions d’argent ; chacun a le droit d’en faire ce qu’il lui plaît, par cette seule raison que cet argent est à lui, est sa propriété.

La liberté d’importer et d’exporter doit exister, de pays à pays, de province à province. Le commerce doit être libre, absolument, entièrement libre. L’État ne doit pas s’en occuper, car ses opérations sont nécessairement fautives et guidées par une théorie vague et incertaine. Il ne doit pas plus intervenir qu’on ne saurait lui demander son intervention pour fournir des bourrelets aux enfants qui pourraient tomber.

Turgot est, enfin, l’ennemi des monopoles, des privilèges : il veut la liberté pour tous.

Donc, en toutes ces questions qui touchent aux intérêts privés, l’intervention de l’État est nuisible ou inutile, ses attributions doivent être nulles.

Le rôle de l’État doit consister dans la garantie de la propriété, de l’ordre, de la sécurité ; dans la suppression des abus et des entraves à la liberté individuelle ; il doit avoir une administration sage et économe, une magistrature impartiale, une force publique pour faire respecter les lois à l’intérieur, l’honneur et les droits du pays à l’extérieur ; telles sont, suivant Turgot, les limites dans lesquelles peuvent s’exercer les attributions de l’État.

Voilà la théorie absolue, telle que ce grand maître l’a définie, mais, ajoute M. Alfred Neymarck, est-ce que cette théorie et ces principes ont toujours été maintenus dans toute leur sévérité ? Est-ce que Turgot lui-même, ne leur a pas fait subir de dures atteintes ? La rigueur des principes de l’économiste a souvent fléchi devant les difficultés que rencontrait l’administrateur, devant les nécessités politiques auxquelles l’homme d’État était obligé d’obéir.

Turgot, en effet, admettra l’intervention de l’État quant il s’agira de rendre à la société entière des services dont tous doivent profiter et que de simples particuliers ne pourraient parvenir à rendre : l’entretien des routes, les travaux de salubrité et d’hygiène, la création d’établissements d’instruction et de charité. Il admettra que l’État intervienne quand il faudra apporter des secours à des provinces trop pauvres, victimes de quelque fléau. Il admettra que l’État, pour favoriser le développement des sciences et des arts, accorde des récompenses et des subventions aux savants et aux artistes qui peuvent, par leurs travaux, être l’honneur et la gloire du pays tout entier.

Il admettra même que l’État, à défaut des particuliers, aide les ouvriers à trouver du travail et crée même des travaux factices. Il s’occupera de faire donner du travail aux femmes, et pour tous ces malheureux, si les cotisations volontaires ne suffisent pas, il imposera des cotisations forcées. Il dira que « la nature a donné à tous le droit d’être heureux », il dira que l’ouvrier a droit à quelque chose de plus qu’à la subsistance, à un certain bien-être, à un excédent de profit. Il obligera, dans les temps de crise, les propriétaires, les riches, à garder les fermiers qu’ils occupent, les ouvriers qu’ils emploient. On voit que, dans cet ordre d’idées, Turgot est allé aussi loin que possible.

Que faut-il donc conclure de tous ces faits ? C’est qu’il faut éviter d’avoir une opinion absolue, dans un sens ou dans un autre. Un siècle avant Turgot, un autre grand ministre, Colbert, avait en économie politique des idées diamétralement opposées à celles du ministre de Louis XVI. Et, à l’heure présente, ne voyons-nous pas près de nous, en Allemagne, le socialisme d’État, préconisé par le chancelier Bismarck, et n’y aurait-il pas un curieux rapprochement à faire entre les idées économiques et sociales de Turgot et celles du ministre allemand ?

Sous le prétexte que l’État ne doit jamais intervenir dans nos affaires, pourrait-on soutenir, par exemple, qu’il n’a pas le droit de surveiller la fabrication et la vente de la poudre, de la dynamite ?

Quand se produisent des fléaux semblables à ceux qui viennent de désoler plusieurs villes de l’Espagne, pourrait-on soutenir que l’État ne doit pas intervenir par quelques secours, par des travaux, par des subventions ?

Nous fondons, en ce moment, de nouvelles colonies ; nous ouvrons de nouveaux débouchés au commerce ; dans ces pays neufs où toute est à faire, croit-on que l’État, entreprenant lui-même des travaux publics, construisant des routes, des chemins de fer, creusant des ports, n’est pas un puissant élément de richesse et n’engage pas l’industrie privée à suivre son exemple ?

En résumé, dit M. Alfred Neymarck, il peut se rencontrer des cas où l’intervention de l’État et ses attributions peuvent être justifiées et rendues nécessaires.

Dans les questions commerciales, industrielle, financières, partout où l’industrie privée, partout où les simples particuliers peuvent agir, être utiles, discuter leurs intérêts, l’intervention de l’État est inutile.

Tout ce qui touche, au contraire, aux intérêts généraux d’une société, questions de salubrité, d’hygiène, de sécurité publiques, tout ce qui concerne, en un mot, des services utiles à tous et pouvant être rendus par tous au profit de tous, peut être, dans certaines circonstances et suivant l’opportunité, accompli par l’État.

M. Alglave trouve qu’il n’est pas facile de trancher nettement la question en discussion.

En pareille matière, il faut soigneusement éviter de confondre la pratique avec la théorie.

On a parlé du service des postes et des télégraphes ; il est certain qu’en Amérique, où ce dernier service est entre les mains des particuliers, il fonctionne mieux qu’en Europe.

Est-ce que l’État, s’il était chargé de nourrir la masse des citoyens, ne les nourrirait pas mieux et à meilleur compte qu’ils ne le sont par eux-mêmes ? N’avons-nous pas comme exemple, à cet égard, l’alimentation si économique des armées ?

Du reste, quelle que puisse être, à l’heure qu’il est, l’opinion des économistes sur ce sujet, rien ne pourra empêcher, dit M. Alglave, dans l’avenir, la défaite de l’individualisme. En Angleterre même, on assiste en ce moment à une évolution qui tend à multiplier et à développer les interventions de l’État dans la vie de chaque jour, et l’opinion publique elle-même les réclame.

Certainement, on formule cette règle : « L’État doit faire ce qui est dans son principe ». Mais reste à déterminer le principe.

M. Alglave a beau être contraire, en théorie, à l’action de l’État, aux prises avec la pratique, en face de l’émeute, par exemple, il n’hésiterait pas à faire jeter au peuple des centaines de mille kilos de pain, aux frais du Trésor public.

S’il allait jusqu’à formuler un principe, il dirait : l’État ne peut faire et donner que des choses dont tous les membres de la société puissent profiter, non à titre individuel, mais en tant que membres de la société.

Du reste, il ignore absolument le but de la société ; c’est une erreur de dire que son but soit de répandre la plus grande somme de bien-être possible. Si l’État était chargé du bonheur de la société, on arriverait bien vite à l’État-Providence.

L’État a pour but unique de maintenir la société. Reste seulement un danger, c’est que, par son action, il ne nuise à l’initiative des individus.

Suivant M. Limousin, qui se déclare socialiste, MM. Courtois, Villey et Alglave, en admettant que l’État a un rôle à remplir, adhèrent au principe du socialisme, qui consiste justement dans la nécessité d’une autorité sociale ayant droit de contrainte, au nom de l’intérêt social et par délégation de la majorité, sur la minorité qui refuse de se soumettre aux lois de l’intérêt général.

Il est vrai que l’on se retranche derrière une distinction entre les lois de protection et les lois d’action, entre l’action politique ou civile et l’action économique ou industrielle. Mais cette distinction ne tient pas devant un examen un peu approfondi.

Le principe de sécurité invoqué par M. Villey peut servir à justifier une intervention excessivement étendue de l’État. On peut, par exemple, dans un but de sécurité, réclamer et faire une loi qui limite à dix ou douze heures la journée de travail d’un ouvrier, pour la santé duquel une tâche plus prolongée peut être dangereuse, et qui peut se voir dans l’impossibilité de résister à un patron exigeant quatorze ou quinze heures. Le principe de la sécurité peut justifier l’établissement d’un salaire minimum, ou la création d’une assurance obligatoire contre la maladie, la vieillesse ou les accidents de fabrique.

M. Alglave a dit que l’intervention de l’État n’était admissible que lorsque ceux à qui elle s’applique en profitent collectivement et non individuellement. Mais le profit collectif se décompose toujours en un certain nombre de profits individuels. La loi qui limite la durée du travail des enfants profite bien à chacun de ceux-ci individuellement. Et, s’il se trouvait un cas de protection reconnu légitime par la majorité de la nation, mais qui ne devrait profiter qu’à une seule personne, où serait le mal si cette protection était instituée ?

Il est absolument impossible de délimiter méthodiquement, scientifiquement le champ de l’action de l’État et celui de l’action privée.

La théorie individualiste repose sur une conception métaphysique qu’on trouve exposée tout au long dans les Harmonies économiques de Bastiat ; cette conception est celle de la sagesse des lois naturelles, ou plutôt divines, c’est à dire providentielles. C’est parce qu’il a confiance en Dieu que Bastiat a foi dans la liberté, il le déclare expressément. Cette conception n’est pas d’accord avec le positivisme de l’époque présente, qui, ne se prononçant pas sur la question philosophico-religieuse de l’existence de Dieu, dit qu’il faut se comporter comme s’il n’existait pas.

En langage positiviste, la thèse libertaire peut se formuler ainsi : lorsque la nature agit spontanément dans les relations des membres des sociétés humaines, elle produit le bien ; lorsque au contraire les hommes contrarient cette action, il n’en résulte que du mal. On va même jusqu’à dire que la nature n’agit que spontanément, et que l’action des hommes — l’action législative et régulatrice — est anti-naturelle.

Cette thèse, dit M. Limousin, est antiscientifique.

Il ne faut pas cependant exagérer l’action sociale, c’est-à-dire diminuer au-delà du nécessaire la liberté de l’individu. Toute privation de liberté est une souffrance, et comme l’objet de la société est d’assurer à ses membres le plus de bonheur possible, celle-ci ne doit imposer la souffrance de la diminution de liberté que dans la mesure nécessaire pour assurer à tous une liberté égale ou équivalente. D’autre part, la société étant composée d’hommes, et son action se manifestant par l’intermédiaire d’hommes, il n’y a pas de raison pour considérer la majorité comme possédant la sagesse même, et ses mandataires comme la réalisant. Pour cette raison, il est nécessaire de réserver, par le contrat social, certaines libertés individuelles, certains droits essentiels auxquels la majorité, c’est-à-dire la société, doit s’interdire de toucher. Sans doute, la thèse du contrat social de Jean-Jacques Rousseau est fausse historiquement, mais les membres des sociétés civilisées, lorsqu’ils établissent des lois formelles, réalisent ce contrat.

La question de l’intervention ou plutôt de l’action de l’État, qui personnifie la société, n’est donc pas une question de principe, mais d’expédient, d’espèce. L’observation, l’expérience font, à cet égard, l’éducation des savants en économie politique et des hommes d’État, et leur apprennent quand l’intervention est bonne et quand elle est mauvaise. C’est, de plus, une question de temps, de milieu, de climat. Quoi qu’il en soit, l’action de l’État ne peut être proscrite qu’à la condition de supprimer l’État et de constituer — si l’on peut appeler cela constituer — ou plutôt de tomber dans l’anarchie.

M. Villey fait remarquer que sa théorie n’a pas été parfaitement reproduite par les orateurs qui ont pris la parole après lui. On lui a fait dire qu’il examinait, à propos de chaque service, si ce service serait mieux rempli par l’État ou par l’individu, et qu’il se décidait en conséquence. Point : il pose, au contraire, en principe (et il y tient beaucoup), que les fonctions d’ordre économique seront mieux remplies par l’individu que par l’État, toutes les fois du moins qu’elles seront susceptibles de rémunération par l’échange, et il veut, en conséquence, que l’initiative individuelle et l’industrie privée soient préférées toutes les fois que cela est possible. Seulement, il admet que l’État pourra être autorisé à intervenir à défaut de l’initiative individuelle et pour suppléer à son impuissance, tout en ajoutant que l’État devra bien plutôt stimuler l’industrie privée à agir, au lieu d’agir à sa place et, dans tous les cas, travailler consciencieusement à préparer lui-même sa retraite.

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[1] L’individu contre l’État, traduit de l’anglais par J. Gerschel, Paris, 1885.

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