Des colonies françaises aux Indes occidentales (11 juillet 1766)

Nicolas Baudeau, Des colonies françaises aux Indes occidentales (suite) (11 juillet 1766). Éphémérides du Citoyen, tome 5, juillet-août 1766.


11 juillet 1766.

N° III.

DES COLONIES FRANÇAISES AUX INDES OCCIDENTALES.

Suite du N°. précédent.

Quid censes munera terræ,
Quid maris extremos Arabas ditantis et Indos ?
HOR.

Le pacte de famille doit devenir un jour le salut de l’Europe entière, désolée depuis tant de siècles par la fausse politique et par la fureur guerrière. Cette confédération si sage et si précieuse peut influer de même sur la paix et la prospérité des colonies américaines : nous croyons que l’emploi de la Louisiane, dirigé sur les vrais principes qui servent de base au traité d’union fraternelle, serait un des moyens les plus efficaces d’en accélérer les effets, et de les rendre plus durables. 

Nous allons donc exposer avec le plus d’ordre et de simplicité qu’il nous sera possible, des idées patriotiques sur la population, la culture et le commerce de cette vaste et magnifique région, presque déserte et si peu faite pour l’être.

Le but que nous nous proposons dans le système dont on va voir tout le détail, est de faire en peu de temps de la Louisiane occidentale un fort boulevard pour les autres colonies espagnoles et françaises de l’Amérique, une source abondante de richesses pour les trois monarques de l’auguste sang de Bourbon, confédérés par le pacte de famille, et pour les peuples qui vivent sous leur domination, français, espagnols et siciliens.

Sa Majesté Catholique ayant obtenu par le dernier traité de paix l’entière souveraineté de ce pays immense, que nous appelons la Louisiane occidentale, il serait difficile, pour ne pas dire totalement impossible, de le peupler d’Espagnols : on sait que cette monarchie n’est pas en état pour le moment présent de fournir une grande émigration de ses sujets ; le gouvernement actuel est trop éclairé pour la provoquer et même la permettre. Cependant le territoire nouvellement acquis par elle a, du nord au midi, seize degrés ou trois cents vingt lieues de long ; il a d’orient en occident à peu près dix degrés, ou cent soixante lieues de large, nous le répétons avec plaisir, du plus excellent fonds de l’univers à tous égards.

Il serait donc avantageux de pourvoir, en quelque manière que ce soit, à remplir ces campagnes délicieuses d’habitants utiles à eux-mêmes, utiles aux colonies des deux nations en Amérique, et aux trois métropoles confédérées. Nous osons proposer, à cet effet, l’établissement d’une colonie combinée des trois nations ; et pour lui donner l’être, la conserver, la perfectionner, celui d’une compagnie pareillement tripartite de population, d’agriculture et de commerce. Ce premier coup d’œil exige de grandes explications.

La souveraineté de la Louisiane, la puissance militaire, la distribution de la justice, le gouvernement politique, ecclésiastique et civil, sont annexés à la couronne d’Espagne. En y demeurant unis, ils seront d’autant plus avantageux, que le pays sera plus peuplé, mieux cultivé, plus commerçant. Nous ne proposons point, comme on a fait souvent sans raison et sans utilité, que Sa Majesté Catholique se dépouille de ses droits régaliens en faveur d’une compagnie de population, d’agriculture et de commerce ; de pareilles demandes ne sont fondées que sur la vanité qui les rend absurdes, ou sur la cupidité des subalternes qui s’en font des titres de vexation, de rapines, de concussions ; tout homme de bon sens doit avoir ouvert les yeux sur les embarras et les horreurs de tout genre qui marchent à la suite de ces inutiles concessions.

C’est donc uniquement la propriété territoriale, sous la dépendance et la protection de la cour de Madrid, que nous solliciterions en faveur d’une compagnie tripartite, française, espagnole et napolitaine ; nous supposons cette compagnie formée dans les royaumes, chacun en droit soi par actions, comme on a coutume d’établir toutes les sociétés de commerce ; et nous lui assurons deux sources de bénéfices, dont les produits seront nécessairement proportionnés aux efforts efficaces qu’elle aura faits, pour établir dans son magnifique domaine la population, la culture et le commerce.

Premièrement, nous attribuons à la compagnie par forme de rente seigneuriale, champart, agrière, dîme, ou tout ce qu’il vous plaira, le droit de percevoir en nature la onzième portion de tous les fruits de la terre, les dix premières demeurant au propriétaire cultivateur ; c’est-à-dire que chaque division de la compagnie tripartite contribuerait de son mieux à fixer des habitants à la Louisiane, en la manière que nous allons expliquer bientôt ; que chaque famille d’habitant recevrait, par une seconde cession, la propriété réelle, perpétuelle et absolue de sa portion du vaste terrain, concédé en général à la compagnie totale par Sa Majesté Catholique, sous la seule redevance de ce onzième et sans nulle autre espèce d’assujettissement envers la compagnie ; toutes les autres entraves imaginées par l’orgueil ou l’avarice étant les fléaux des colonies et de l’humanité ; le gouvernement civil et militaire étant réservé immédiatement au roi comme dans ses provinces d’Europe ; et le onzième n’étant qu’une charge territoriale, mais légale et imprescriptible, à l’instar de la dîme ecclésiastique dans nos pays d’Europe, et non autrement.

Nous n’imposons aux Européens, accoutumés à la liberté, que cette redevance ; mais nous en exigeons une plus forte des Africains ou des Asiatiques, façonnés à l’esclavage, que la compagnie ferait venir dans son domaine : le sixième ou même le cinquième, avec la liberté qu’ils ne connaissent pas, et l’industrie dont il n’ont nulle idée, leur serait un sort digne de l’envie de tous leurs concitoyens.

Nous expliquerons les moyens d’introduire, de fixer, de multiplier et perpétuer dans la colonie chacune des espèces d’habitants qu’elle peut recevoir ; nous nous contentons d’établir ici en faveur de la compagnie le champart territorial sur le pied du onzième des fruits quelconques, pour les Européens ou Américains, du cinquième ou sixième pour les Africains ou Asiatiques noirs.

Secondement, nous attribuons à la même compagnie le droit de fret ou de messagerie navale dont il faut que nous donnions l’idée. Loin d’accorder, suivant quelques systèmes trop malheureusement accrédités, à la Compagnie de la Louisiane le commerce exclusif, nous voudrions au contraire lui prescrire pour une de ses lois fondamentales l’exclusion absolue de tout négoce pris dans son sens véritable, c’est-à-dire, de tout achat, vente ou revente de denrées ou marchandises, désirant que la liberté la plus entière et la plus parfaite règne dans notre nouvelle colonie, pour le commerce tant intérieur qu’extérieur.

Mais nous nous sommes fait depuis longtemps un principe politique, dont l’utilité nous paraît de jour en jour plus étendue ; nous ne confondons point dans le négoce maritime la marchandise avec la voiture, ni le profit du marchand avec celui du voiturier : l’usage ou plutôt l’abus commun les a trop englobés jusqu’ici dans la même négociation, et c’est principalement dans l’administration d’une colonie comme la nôtre que cet artifice des négociants serait plus préjudiciable.

Pour se convaincre de cette vérité fondamentale très simple, et cependant très méconnue, il faut considérer que l’intérêt général de l’humanité, des nations commerçantes, des métropoles et des colonies, est que les consommateurs respectifs puissent échanger librement leurs denrées réciproques, les rendre mutuellement aussi communes et aussi achetables qu’il est possible ; par exemple, que le sucre qui croît en Amérique soit apporté en aussi grande quantité, et par conséquent à aussi bon marché qu’il soit possible dans notre continent, et réciproquement que le froment qui naît en Europe soit reporté en l’autre hémisphère dans la même proportion.

Quand nous disons au meilleur marché possible, nous entendons de manière que la culture en demeurerait avantageuse de part et d’autre aux cultivateurs divers, chacun en droit soi ; qu’il y aurait un produit net pour le laboureur semant le grain, et pour le planteur cultivant les cannes ; que les frais de la voiture seraient payés, les dangers et pertes compensés, même avec un bénéfice en sus pour les acheteurs, les voituriers et les vendeurs réciproquement. On sent qu’en établissant les produits net de part et d’autre en faveur des cultivateurs, et en restreignant les bénéfices des agents du négoce à leurs justes bornes, tout est dans l’ordre et dans la prospérité ; plus on multiplie, plus on travaille, plus on profite d’une part, plus on aide à la multiplication et au profit de l’autre. En deux mots, apporter ou envoyer beaucoup de ses denrées à bon marché, c’est l’intérêt public. Tout au contraire, le marchand acheteur et revendeur qui s’est encore approprié la voiture ne désire rien tant que de pouvoir porter et reporter peu, afin de vendre cher ; il épargne les avances, les entretiens, les dangers de ses voitures, et n’en gagne pas moins : c’est par ce principe de monopole qu’une compagnie de commerce fameuse dans tout le monde, après s’être approprié toutes les plantes qui produisent une de nos épiceries, n’en apporte en Europe qu’une quantité déterminée, et brûle tout le reste, pour vendre toujours au même prix ce qu’elle introduit parmi les nations. Cette manœuvre est vraiment le chef-d’œuvre de l’esprit marchand, et quiconque veut raisonner en bonne politique sur le commerce ne doit jamais la perdre de vue.

Si nous en étions encore à ce point d’illusion de confondre ainsi l’intérêt particulier du revendeur avec celui du commerce et des nations, nous serions capables de proposer la pratique absurde qu’on avait suivie dans plusieurs établissements pareils, par exemple dans celui de la France équinoxiale sous le feu roi, et de la Louisiane même sous la régence (pour ne parler que de ceux qui n’existent plus) ; nous attribuerions à la compagnie proposée un privilège exclusif pour le commerce de l’Europe à la colonie, et de la colonie en Europe.

L’effet naturel d’un pareil droit est très facile à prévoir, l’administration de la compagnie calculerait la masse des négociations à faire en importations et en exportations de manière qu’il ne pût lui en coûter que le moins possible d’embarras, de mises et de risques, relativement à ses fonds d’établissement, et qu’il lui en revînt un fort bénéfice, c’est-à-dire un dividende de dix, douze ou quinze pour cent, et s’en tiendrait là : elle se garderait bien de porter dans l’Amérique septentrionale une plus grande quantité de denrées et de marchandises européennes, en disant, par exemple, si nous les y vendons à moindre bénéfice par tonneau nous en débiterons beaucoup plus, et ce moindre profit multiplié tant de fois davantage mettra notre gain total au pair ou même au-dessus ; car enfin s’il s’agit de gagner dix millions par an, il est égal de les gagner par cinquante chargements d’aller et revenir, qui rapportent chacun deux cents mille livres, ou par cinq cents chargements qui rapportent chacun vingt mille francs. Il n’est point de négociant et encore moins de compagnie négociante qui ne préfère le premier dès qu’elle a le choix de l’un et de l’autre.

Mais tout le monde est capable de sentir qu’une compagnie quelconque est la maîtresse de choisir entre ces deux partis, et par conséquent qu’elle prendra le premier toutes les fois qu’elle aura le privilège exclusif du commerce quand même elle ne serait pas chargée des frais de voiturage ; et c’est bien pis, si vous la supposez encore, suivant la méthode vulgaire, obligée à faire les avances, à supporter tous les frais et tous les accidents du transport : elle a pour lors mille raisons au lieu d’une de se restreindre dans les bornes qui lui paraissent suffisamment avantageuses. On n’a pas besoin de citer les preuves, elles sont sous les yeux des citoyens les moins éclairés.

C’est donc avec très grande raison que nous rejetions l’idée d’un privilège exclusif de commerce du plan que nous nous sommes formé d’une colonie, que nous voudrions voir la plus peuplée, la plus agricole et la mieux commerçante qu’il serait possible dans les circonstances où les lois de la nature et les arrangements politiques mettent aujourd’hui la Louisiane.

Mais il ne suffit pas de prohiber à la compagnie le fatal privilège, source des abus et des vexations. Nous ne voudrions même pas la laisser à la merci des négociants voituriers, qui ne tendent qu’à se rapprocher, autant qu’ils peuvent, des mêmes principes de monopole : c’est pour l’en préserver que nous proposons d’établir en sa faveur une triple messagerie navale, par le moyen et au profit de la compagnie tripartite. Le nom de messagerie navale explique seul toutes nos idées ; c’est-à-dire que de quelques ports de France les plus commodes, tels que Bordeaux, La Rochelle et le Havre, partiraient régulièrement un certain nombre de navires pour la colonie qui seraient ses vrais coches maritimes : que tout citoyen quelconque serait admis à charger sur ces navires toutes les marchandises (non prohibées, tant qu’il y aura des prohibitions légales), moyennant tant par quintal pour droit de fret : qu’il partirait réciproquement, aux temps marqués, de la colonie, un certain nombre de navires pour la France, dans lesquels on pourrait aussi librement charger toutes les denrées permises. C’est la première division de notre messagerie navale. La seconde et la troisième classe des coches maritime seraient établies de même, l’une dans les ports d’Espagne, assignés par Sa Majesté Catholique, et l’autre, dans ceux des deux Siciles.

La suite à l’ordinaire prochain.

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