Des colonies françaises aux Indes occidentales (14 juillet 1766)

Nicolas Baudeau, Des colonies françaises aux Indes occidentales (suite) (14 juillet 1766). Éphémérides du Citoyen, tome 5, juillet-août 1766.


14 juillet 1766.

IV.

DES COLONIES FRANÇAISES AUX INDES OCCIDENTALES

(Suite du N°. précédent.)

Quid censes munera terræ,
Quid maris extremos Arabas ditantis et Indos ?
HOR.

Les trois monarchies, confédérées par le pacte de famille, concourraient, selon nos idées, par leur messagerie navale, à la population, à la culture et au commerce de la Louisiane : il est aisé de comprendre que le bénéfice du fret formerait un revenu considérable à la compagnie tripartite, sans être onéreux aux négociants qui se chargeraient des achats et des ventes.

De quelque manière qu’on s’y prend, il est nécessaire de fixer un profit clair et net pour ceux qui font les avances et qui courent les risques du transport, surtout dans le commerce maritime. Les navires qui forment la voiture coûtent beaucoup à construire, à équiper, à pourvoir d’hommes, d’armes et de munitions ; plus ils sont faibles, plus les frais se multiplient par proportion : les gros bâtiments sont moins dispendieux et sujets à moins de périls. C’est un des premiers motifs qui rendent moins chères pour le fret les grandes et solides sociétés qui sont capables de mettre en usage des vaisseaux de force.

Une seconde raison se tire de la facilité qu’elles ont de compenser les profits considérables avec les chômages et les pertes : avantage très réel et très précieux, qu’on ne trouve point dans l’affrètement particulier. Un armateur qui vient de mettre son bâtiment à la mer ne se résoudra jamais à le faire partir pour sa destination, quoiqu’il n’ait qu’une moitié ou même qu’un quart de charge, en sorte que le bénéfice arrêté à tant par tonneau ne lui produise pas à beaucoup près les intérêts de ses frais et de ses avances. C’est ainsi que dans le commerce de terre un négociant ou un roulier n’expédiera point une voiture si la charge ne lui rapporte pas les frais du voyage.

Tout au contraire, dans les messageries de terre les coches et fourgons publics partent à demi-charge, au quart de charge, et partiraient même à vide, s’il ne se présentait rien à porter, par la raison que dans la continuité du temps, il se trouve une grande quantité de bons voyages qui compensent très avantageusement les mauvais : la compagnie qui les entreprend étant fixe et réglée, son bénéfice définitif se trouve encore assez fort à la fin du bail. On n’a qu’à transporter la même méthode à la mer, en adjugeant l’entreprise totale et perpétuelle de la messagerie navale pour la Louisiane à la compagnie tripartite, et on aura saisi nos idées ; bien entendu que dans ce commerce on observerait la même impartialité que dans le négoce de terre, c’est-à-dire que les armateurs particuliers seraient les maîtres d’envoyer leurs marchandises sur leurs propres vaisseaux, s’ils le jugeaient plus à propos, à condition seulement de ne pas précéder les coches maritimes des messageries navales, et de payer à la compagnie tripartite une petite redevance.

Nous croyons fermement que le droit territorial réservé à la compagnie, et qu’elle serait tenue d’affermer par portion tous les neuf ans, en denrées ou argent, à son choix, au moyen d’une adjudication juridique, sans gros frais, au plus offrant et dernier enchérisseur, lui produirait beaucoup par la suite, à proportion qu’elle peuplerait et ferait cultiver ; et nous ajoutons que le droit de fret ou de messagerie navale formerait à ce premier bénéfice un supplément considérable.

Les principaux objets que nous aurions à cœur pour l’établissement solide et profitable de la compagnie tripartite seraient, premièrement que les trois augustes monarques du sang de Bourbon, chacun dans son État respectivement, voulussent accorder à leurs sujets qui consacreraient pour cet objet leurs richesses numéraires, la pleine et sûre garantie de leurs fonds ou première mise, dont la rentrée serait affectée, en cas de besoin, sur leurs domaines respectifs, avec toutes les formalités requises. C’est une précaution nécessaire pour tranquilliser l’esprit du public, et pour l’exciter à des entreprises avantageuses.

Secondement, que la même bonté, pour faciliter d’autant plus l’établissement et diminuer les premiers frais, gratifiât respectivement la compagnie tripartite d’un certain nombre de frégates ou vaisseaux de force, déjà construits, que la paix rend inutiles en grande partie, et qui se gâtent plus dans un port qu’en voyage, à condition que la compagnie travaillerait annuellement à se former une marine propre à mesure qu’elle prendrait elle-même des accroissements.

À ces deux premiers bienfaits, qu’on ajoute une très petite remise sur les droits d’entrée et de sortie pour toutes les marchandises importées ou exportées par la messagerie navale de la compagnie, et tout spectateur instruit prédira le succès de la compagnie tripartite.

Le premier soin de cette société combinée devrait être de peupler la Louisiane ; de là naîtrait son propre bien, sa gloire et son utilité. Commençons par une observation fondamentale et de la plus extrême importance. Presque toutes les autres colonies ont le désavantage terrible de dévorer leurs habitants d’Europe et d’Afrique. Il est peu de tempérament qui n’y soient altérés, peu de colons qui parviennent à la vieillesse, peu de familles qui s’y multiplient considérablement ; de là naît le préjugé du peuple qui se refuse assez raisonnablement aux émigrations.

Le climat et le sol de la Louisiane est au contraire le plus agréable et le plus salubre de tous. Les Européens s’y portent à merveille : on y parvient à la vieillesse la plus avancée, sans être assailli des maux qui tyrannisent ici l’extrême décrépitude. Les femmes y sont singulièrement fécondes, et les enfants très vigoureux : c’est une vérité bien constatée par les épreuves de près d’un siècle. Nous ne craignons point de dire qu’elle a toujours été le premier motif d’une prédilection très forte que nous avons depuis longtemps pour cette colonie au-dessus de toutes les autres ; c’est la plus favorable de toutes à l’humanité : par quelle fatalité serait-elle la plus abandonnée ?

Voici le témoignage précis d’un témoin oculaire, qui demeura la majeure partie de sa vie dans cette contrée. « On passe peu de jours à la Louisiane sans voir le soleil : ce n’est que par orage qu’il y pleut ; le mauvais temps n’y dure point, et une demie-heure après, il n’y paraît plus ; mais les rosées sont très abondantes et remplacent avantageusement les pluies : ainsi l’on croira sans peine que l’air est parfaitement bon, le sang y est beau, les hommes s’y portent bien, peu de maladies dans la force de l’âge, point de caducité dans la vieillesse qu’on pouffe beaucoup plus loin qu’en France ». (Lepage, Histoire de la Louisiane, Tom. I, pag. 141.)

Il faut ajouter qu’on n’a rien à redouter en ces heureuses contrées, ni des animaux carnassiers, tels que les lions et les tigres, ni des affreux serpents dont les relations mêmes les plus modernes font de si terribles descriptions, ni de ces infectes incommodes et venimeux qui désolent d’autres contrées. La population de la Louisiane serait donc la plus facile et la moins dispendieuse pour les trois métropoles. Il faut à presque toutes les autres renouveler sans cesse les générations des habitants, qui, bien loin d’y multiplier, ont peine à y subsister au-delà de douze ou quinze ans. À la Louisiane, une famille bien établie, non seulement resterait, mais dans vingt ans y serait triplée pour le moins par sa sa seule propagation.

Ce premier avantage est d’une très grande considération dans l’état où se trouvent actuellement les trois monarchies confédérées. Outre les Français et les Espagnols, que les intérêts des deux États ne permettraient peut-être pas de laisser émigrer en très grand nombre, notre système y appellerait des Italiens et des Siciliens : la récolte d’hommes et de femmes pourrait être très abondante en ces climats ; tout l’État ecclésiastique et les provinces limitrophes sont pleines de familles errantes, qui, la majeure partie de l’année, mendient en chantant et en jouant de divers instruments : elles n’ont point de propriété ni de subsistance que par le dangereux métier de la gueuserie ; on en pourrait tirer bon parti pour la Louisiane, en s’y prenant avec les précautions convenables, ainsi que nous l’expliquerons plus bas.

L’Allemagne fournit aussi de très grosses troupes d’émigrateurs, très propres aux colonies, et surtout à la Louisiane, qui leur plairait bien plus que toute autre à cause du climat. La compagnie tripartite serait à portée de les attirer sous ses drapeaux pacifiques, et de les établir dans son domaine.

Ce qui manque le plus communément aux nouveaux essaims qu’on veut transporter, ce sont les femmes. Si la compagnie tripartite éprouvait cette disette, qui cependant devient moindre chaque jour, elle aurait encore une ressource dans les filles américaines de ces régions : elles sont blanches, bien faites, spirituelles, adroites et courageuses.

La Louisiane occidentale ne contient que neuf nations de naturels, depuis le saut Saint-Antoine, situé au quarante-cinquième degré de latitude nord, jusqu’à l’embouchure du Mississippi vers le vingt-neuvième ; savoir, les Sioux, les Panis, les Missouris, les Padoucas les Kanoatinos, les Quadodaquious les Natchez, les Cenis et les Atacapas qui sont errants et dispersés dans ses déserts immenses.

Tous ces peuples sont naturellement industrieux, braves, amis des Français : ils ne demanderaient pas mieux que de se fixer par des alliances et par des lois. Mais il faudrait absolument les traiter en égaux, les adopter comme vrais citoyens, et confondre, surtout leurs enfants avec ceux des nouveaux colons, par des mariages réciproques.

La civilisation des Américains septentrionaux aurait dû sans doute être considérée comme un des premiers objets de la politique qui dirigeait nos colonies. On a trouvé dans le Canada ces naturels divisés en nations peu nombreuses, qui circulaient sans cesse dans leurs antiques forêts, ignorant nos arts, nos mœurs et nos vices, acharnés les uns contre les autres, sans savoir trop pourquoi, par des inimitiés invétérées et cruelles. Nos marchands leur ont appris à consommer beaucoup de nos liqueurs fortes qui les détruisent, afin d’en tirer en échange beaucoup de pelleteries : on leur a fourni des fusils, de la poudre et des balles pour leurs chasses, afin qu’elles fussent plus abondantes, et par conséquent plus lucratives pour le négoce. Nos petits administrateurs ont cru faire merveille d’entretenir leurs guerres particulières, et de les détruire par eux-mêmes. Quand nous avions la paix en Europe, les sauvages, nos alliés, s’exerçaient sur d’autres peuples à fusiller, à surprendre et à piller. En temps de guerre on s’en formait des troupes auxiliaires, dont les Anglais ont eu beaucoup à souffrir dans les premières campagnes qui leur ont préparé la conquête de Québec et de ses dépendances. On aurait pu gagner peu à peu ces naturels, les convertir non seulement à la foi chrétienne, mais encore à la civilisation européenne, en faire à peu près de vrais Français par adoption, se charger de leurs enfants, qu’ils donnent volontiers à instruire quand on a gagné leur confiance ; leur donner une éducation vraiment française, et croiser les races dans leur établissement, c’est-à-dire joindre un Américain à la fille d’un colon né dans l’Europe, et une jeune sauvage bien élevée à un Français. Dès la seconde ou troisième génération, vous n’auriez eu qu’un seul peuple très nombreux, très robuste, très facile à gouverner pour la métropole, mais très difficile à subjuguer pour nos ennemis.

S’il avait été dépensé, pour favoriser cette incorporation, la millième partie des sommes qu’on a prodiguées pour détruire les sauvages les uns par les autres, et pour dévaster le pays, afin d’enrichir quelques particuliers, on aurait été, dans la dernière guerre, à la cinquième génération des familles nées de ces premières alliances ; et peut-être n’est-il pas possible d’estimer la différence des résultats.

Il serait donc intéressant de ne pas commettre les mêmes fautes pour la Louisiane. L’objet le plus important, peut-être, au succès d’une si belle colonie, serait de civiliser les naturels le plus parfaitement qu’il serait possible, et de les incorporer aux nations d’Europe qu’on y transportera.

Qu’on ne nous dise point qu’il est impossible de fixer ainsi les peuples de ce nouveau monde sous le joug des lois douces et honnêtes, qui les transformeraient en citoyens libres et en cultivateurs éclairés : on n’a qu’à lire l’histoire de la Nouvelle-France, et celle du Paraguay, l’une et l’autre écrite sur des mémoires très sûrs, par le P. Charlevoix, on verra que rien n’est au contraire plus possible à exécuter, quand on sait s’y prendre avec les ménagements convenables. Plusieurs nations avoient été parfaitement civilisées par les missionnaires, et la majeure partie garde encore ses lois et ses usages. Il est vrai que d’une part, les gouverneurs militaires ou civils favorisaient peu ces établissements sédentaires : une nation errante, sauvage et chasseresse, qui dépensait beaucoup de fusils, de balles, de poudre et d’eau-de-vie, et qui rapportait en retour beaucoup de chevelures d’ennemis pour elle, et beaucoup de pelleteries pour la traite, leur convenait bien mieux ; d’autre part, les missionnaires retenaient leurs néophytes très isolés, et ne se prêtaient point à leur incorporation avec les Européens : ils avaient leur intérêt à l’empêcher. Le fait n’en demeure pas moins démontré par de très longues et très heureuses expériences, que les peuples naturels de l’Amérique sont propres à la civilisation par nous proposée.

La suite à l’ordinaire prochain.

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