Des colonies françaises aux Indes occidentales (14 mars 1766)

Nicolas Baudeau, Des colonies françaises aux Indes occidentales (suite) (14 mars 1766). Éphémérides du Citoyen, tome 3, mars-avril 1766.


14 mars 1766.

N° IV.

DES COLONIES FRANÇAISES AUX INDES OCCIDENTALES.

(Suit. voy. T. II. No. III. et IV. p. 33 et 49.) 

Quid censes munera terræ,
Quid maris extremos Arabas ditantis et Indos ?
HOR.

Avant le dernier traité de paix, le roi possédait une immense étendue de territoires dans l’Amérique : au nord, la Louisiane, le Canada et quelques îles voisines du banc de Terre-Neuve sur lequel se pêche la morue ; au centre, les îles à sucre ; au midi, la Guyane, qu’on appelle communément la Cayenne à cause de l’île qui porte ce nom, dans laquelle est bâtie la capitale : enfin les îles Malouines, presque aux derniers confins de cet hémisphère.

Par l’événement, il reste à la nation, dans l’archipel, qui occupe le centre du continent américain, une bonne partie de l’île Saint-Domingue : la Martinique, la Guadaloupe, la Désirade, Marie Galante et Sainte Lucie en totalité : le vaste continent de la Guyane française en terre ferme de l’Amérique méridionale, à la partie voisine du golfe et de l’archipel ; elle conserve au nord les petites îles Saint-Pierre et Miquelon ; à l’extrémité opposée, elle a les îles malouines.

Nos lecteurs doivent se fixer ces idées géographiques dans la mémoire. L’Amérique septentrionale, qui forme un vaste continent, correspondant à celui de l’Europe, est aujourd’hui partagée par la moitié entre les Espagnols et les Anglais : le fleuve Saint-Louis ou Mississippi, qui prend sa source dans la partie du nord, assez près de la baie de Hudson, sert de ligne de division : son cours est directement du septentrion au midi. Toutes les terres qui sont à la gauche de ce fleuve, ou à l’orient, sont aux Anglais, le grand Océan les baigne dans une longueur de plus de 1200 lieues. Toutes celles qui sont à la droite, c’est-à-dire à l’occident, sont aux Espagnols, leur bord le plus occidental est baigné par la mer du Sud.

Le golfe qui divise les deux grands continents de l’Amérique, est parsemé d’îles anglaises, françaises et espagnoles. Les terres qui l’environnent peuvent être considérées comme un vaste demi-cercle. Les Espagnols en possèdent tout le fonds, jusqu’à concurrence des trois quarts environ, depuis le Mississippi au nord, jusqu’à l’Orénoque au midi. La pointe du sud est occupée par la Guyane.

L’Amérique méridionale est partagée de même que la partie du nord en deux moitiés, dont l’une est occidentale et n’appartient en sa totalité qu’au roi d’Espagne : l’autre est orientale et se partage entre plusieurs. Les Hollandais possèdent les deux petites colonies de Surinam et des Berbices entre le fleuve Orénoque et la Guyane française. Le reste est au roi jusqu’aux environs du fleuve des Amazones ; les Portugais occupent la côte orientale depuis ce fleuve, jusqu’au Rio de la Plata ou rivière d’argent. Les Espagnols ont des établissements sur le dernier ; mais il reste à la pointe méridionale une longue étendue de côtes qui ne sont cultivées par aucun peuple de l’Europe.

Dans l’intérieur de l’Amérique méridionale, depuis le golfe jusqu’au détroit de Magellan, est une large bande visitée et même en partie policée par des missionnaires et qu’ils ont réussi à rendre inaccessible jusqu’à présent à tout autre qu’à eux-mêmes. Il est essentiel pour tout citoyen qui veut s’instruire sur cette partie fort importante au bien public, d’étudier ces positions diverses. Un coup d’œil sur la première carte de l’Amérique les gravera pour toujours dans la mémoire.

Une première observation concerne l’état ancien de nos  colonies dans l’Amérique septentrionale, avant la dernière paix. Depuis le traité d’Utrecht, elles étaient réduites à une espèce d’équerre fort singulièrement enclavée dans le territoire de nos voisins, avec des issues ou des abords très étroits et très embarrassés. Le Canada s’étendait immensément d’orient en occident, le long du fleuve Saint-Laurent, sans avoir de largeur ; les Anglais de la Nouvelle-Écosse, de l’Acadie et de la baie de Hudson pressaient cette colonie à la droite et à la gauche, tandis que maîtres de l’île de Terre-Neuve, qui masque toute l’embouchure du fleuve, ils en assiégeaient continuellement l’entrée et la sortie. 

Sur une autre ligne perpendiculaire à celle-ci, coule du nord au midi le fleuve Saint-Louis ou Mississippi ; nos établissements étaient parsemés en très petit nombre sur ses rives ; et sans être gênés à la droite ni à la gauche par des obstacles naturels, nous ne pouvions encore de longtemps nous y étendre, vu le cours immense du fleuve principal et l’excessive langueur de notre population. L’entrée du fleuve Saint-Louis est unique et difficile à trouver. À la droite et à la gauche, nous avions les Espagnols.

Il est évident que ces deux positions étaient vicieuses par elles-mêmes, et encore plus par les circonstances. Le Français est extrême en tout, il est curieux, remuant et inquiet. Il regarde rarement de sang froid à côté de lui ; son impétuosité se porte en avant, toutes les fois qu’il n’est point arrêté par quelque obstacle. Ceux qui découvrirent les deux grands fleuves de Saint-Laurent et de Saint-Louis ne pensèrent qu’à les remonter le plus loin qu’ils purent, sans songer à s’étendre, à se fortifier d’abord autour de leurs embouchures afin de s’assurer la porte des vastes États que leur impatience brûlait de connaître et d’occuper.

Tandis que nos coureurs faisaient des traites effrayantes, en suivant le lit de ces deux fleuves, et qu’ils s’épuisaient à semer sur ces deux lignes immenses en longueur quelques chétifs établissements, éloignés de cent lieues l’un de l’autre, nos voisins s’approchaient insensiblement des bords, à la droite et à la gauche : ils se fortifiaient sur les rivages, assez éclairés pour voir dès le premier moment que l’intérieur du pays appartiendrait tôt ou tard à celui qui occuperait en force les rivages de la mer.

Pour mettre le comble, on imagina de joindre ensemble, sous une seule et unique administration, les établissements parsemés sur les deux fleuves. On fit une communication fort bizarre et fort incommode, par des lacs et des rivières affluentes. D’où il résulta que nous eûmes une province presque sans largeur et sans entrée, de plus de huit cent lieues de long, en sorte que pour y entretenir les communications les plus indispensables, il fallait remonter trois ou quatre cents lieues par eau et en descendre tout autant. L’Ohio qui faisait le point de réunion, ou le centre, était au moins à plus de trois et quatre cents lieues des deux uniques entrées, dont l’une est naturellement difficile et l’autre était presque entièrement au pouvoir de nos voisins par le traité d’Utrecht, qui leur donnait l’Acadie et l’île de Terre-Neuve.

Quand on réfléchit de sang froid sur une forme si singulière d’établissement, on est tout étonné de voir que ce n’est pas un songe : on admire d’abord la vivacité et l’inconséquence de notre nation ; mais quand on veut pénétrer plus attentivement, il faut rapprocher de ce tableau bizarre un autre beaucoup plus intéressant pour le zèle patriotique, les accusations intentées contre les administrateurs subalternes du Canada, leurs propres défenses, et le jugement qui les a condamnés. C’est là qu’on trouve les vrais motifs secrets de tous ces établissements absurdes, même s’ils eussent été réels, et bien plus encore dans l’exacte vérité, puisqu’ils n’étaient en quelque sorte que des illusions.

Sous le spécieux prétexte d’une utilité, et même, au dire de tous ces gens là, d’une nécessité que le gouvernement éclairé a trouvé totalement fausse, il se faisait continuellement une dépense énorme que la fraude multipliait encore jusqu’à des sommes prodigieuses. Il nous paraît important pour l’esprit national de bien approfondir cet objet. On en raisonne tous les jours dans les cercles mêmes. Le préjugé, la routine, la malignité, se plaignent souvent d’avoir vu changer à cet égard le système de l’administration : il est essentiel qu’on connaisse toute la sagesse des motifs qui ont déterminé la conduite du ministère, et qu’on sache enfin jusqu’à quel point la nation y gagne, au lieu d’y perdre.

Les demi politiques qui n’approfondissent rien, ne concevaient pas comment l’administration politique et militaire du Canada coûtait à l’État tant de millions. S’ils veulent s’en former une image dans notre Europe, qu’ils imaginent une seule province, composée de tout le cours du Rhin, et de tout celui du Danube : qu’ils dispersent en idée quinze ou vingt milles familles sur ces rivages ; que la capitale soit par exemple Cologne, et qu’une autre ville du même diocèse, de la même généralité, du même gouvernement, soit sur la mer noire à l’embouchure du Danube. En sorte que pour toute espèce de relation et communication, il faille remonter tout le cours du Rhin, traverser par terre jusqu’au Danube, et descendre la totalité de ce fleuve, ou réciproquement remonter ce dernier et descendre le premier : qu’ils imaginent que les quinze ou vingt mille familles semées sur ces bords, sont américaines, vivant, s’habillant, s’armant, se meublant des denrées d’Amérique : et pour donner au portrait le dernier trait de ressemblance, qu’elles ont sur toutes les côtes à l’embouchure des deux fleuves des nations très voisines, fortes et rivales, et dans l’intérieur des sauvages qu’il faut combattre ou acheter par des présents continuels et par un grand commerce.

C’est sur cette image très fidèle qu’il faut se représenter notre Amérique septentrionale pour concevoir jusqu’à quel point elle était dispendieuse et difficile à conserver.

Quand on sera bien rempli de cette idée, la conclusion infaillible qu’en tirera le bon fens de tout citoyen, c’est qu’il aurait fallu tout l’empire de la plus extrême nécessité, pour obliger un gouvernement sage à conserver même en temps de paix des établissements si coûteux et si exposés au plus grand danger. Le patriotisme cherchera donc non seulement l’utilité, mais même l’indispensable nécessité de ces colonies de l’Amérique septentrionale si bizarrement combinées ; mais il ne trouvera ni la nécessité, ni même l’utilité : c’est encore un fait très important qui nous paraît de la plus grande certitude, malgré l’entêtement du préjugé qui le conteste.

Revenons à notre principe : les colonies sont des provinces que la nation acquiert et conferve sous un ciel favorable, à l’effet d’y cultiver des denrées devenues nécessaires, qui ne croissent point en France, par la faute irrémédiable du climat. Le sucre, le café, le chocolat, le coton, les épiceries, les teintures, sont de ce genre ; on les recueille dans nos îles et dans le continent de la Guyane, de là vient l’utilité de ces établissements. Ce sont des Français qui nous les fournissent, en échange des denrées nationales qui les entretiennent. L’État n’a plus besoin de recourir aux étrangers, il se suffit à lui-même : tout au contraire, s’il en a de reste, il va le vendre aux peuples du Nord qui n’ont pas de colonies, et tire d’eux à la place d’autres effets, tels que des bois de construction et des pelleteries.

Ce dernier commerce n’est point à charge au gouvernement, il n’exige aucunes dépenses de sa part, en administration civile ou militaire, et nous en avons déjà fait sentir l’extrême utilité.

Examinons maintenant ce que fournissait le Canada : un peu de grains et de bétail, pas assez pour la nourriture des habitants et des troupes : quelques pelleteries inférieures à celles de Russie, du bois assez beau, mais qu’on avait absolument négligé par l’inconséquence accoutumée, et par les suites ordinaires des manœuvres françaises.

Mais ce n’est pas la peine de faire une colonie, pour avoir un peu des grains et du bétail d’Europe. Le castor ne se trouva-t-il même qu’au Canada, ce n’est pas une denrée assez utile ni assez précieuse pour faire dépenser au roi, c’est-à-dire au pauvre peuple français, jusqu’à cent millions au moins dans une seule guerre, afin que nous soyons affublés d’une coiffure bizarre et assez incommode : c’est donner sûrement une trop grande considération au chapitre des chapeaux, et des seuls chapeaux fins ; le pis qui pourrait en arriver serait d’en revenir aux toques de satin, de velours, et d’autres matières ; en vérité celles de castor ne valent pas les hommes et l’argent qu’on a tant dépensés, uniquement pour leur faire avoir la préférence.

Les martres, les loups cerviers, et les renards, méritent-ils mieux cette profusion de richesses et de sang humain ? Si vous n’en pouviez faire avec d’autres peuples qu’un commerce absolument ruineux pour vous, ne serait-il pas encore temps de s’en passer ? On ne tient pas aux parures de pur luxe, et d’un luxe de quelques mois, autant qu’aux denrées comestibles, d’une consommation journalière, et aux ornements qui sont de tous les temps et de tous les États, telles que les teintures communes. D’ailleurs tout le monde sait que les belles fourrures, par leur durée, font un petit objet de dépense ; mais ce qui tranche toute la difficulté, c’est que nous en aurons aisément de meilleures, et à mille fois meilleur marché pour la nation en général. Nos négociants n’ont qu’à porter en Russie les vins, les eaux-de-vie, les denrées françaises de toute espèce, que consommaient les habitants du Canada, ils en auront certainement le débit, ils en rapporteront tout autant de plus belles pelleteries.

L’État gagnera certainement à cette révolution : 1°. tous les hommes qui s’établissaient au Canada, nous avons de quoi les occuper ; 2°. tous ceux qu’on employait à si grands frais à l’administration et la défense de ces vastes déserts ; 3°. cette incompréhensible quantité de munitions de guerre et de bouche qu’ils consommaient ou par eux-mêmes ou par les sauvages. Cette masse de richesses refluera sur les autres parties du commerce.

La suite à d’autres ordinaires.

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