Discours prononcé le 5 juillet 1865 sur le Sénatus-Consulte relatif à l’Algérie

Discours prononcé par Michel Chevalier sur le Sénatus-Consulte relatif à l’Algérie

Sénat. — Séance du mercredi 5 juillet 1865.

 

La parole est à M. Michel Chevalier. 

M. Michel Chevalier. Messieurs les sénateurs, j’ai demandé la parole dans le but de soumettre à votre expérience consommée quelques observations sur le sénatus-consulte qui fait l’objet de votre délibération. De ces observations, je dois le dire dès à présent, quelques-unes auront le caractère de critique.

Ce sénatus-consulte n’est point un acte isolé ; il se rattache à un grand ensemble et ce n’est point sur cet ensemble que ma critique portera, car, au contraire, je l’approuve de toutes mes forces. Il consiste, en effet, en une suite de mesures bien coordonnées, conçues par l’Empereur à la suite d’un voyage qui, eu égard aux circonstances dans lesquelles il a été accompli, est un titre de plus pour lui aux yeux de la France, comme il en sera un aux yeux de la postérité.

Ces mesures sont destinées à résoudre le grand problème de la colonisation et de la civilisation de l’Algérie, problème qui s’impose à nous, que nous ne sommes pas libres de négliger, car, selon que nous le résoudrons bien ou mal, selon que nous réussirons ou que nous échouerons, notre influence dans le monde, la considération qui se rattache au nom français et notre puissance même augmenteront ou décroîtront.

C’est parce que cette question de la colonisation et de la civilisation de l’Algérie se présente avec ces caractères que l’Empereur est allé dans ce pays. Il a renouvelé, dans cette circonstance, ce qu’il a accompli toutes les fois que de grands intérêts nationaux ont été en question ; il a fait cette fois ce qu’il avait fait en 1856, lorsqu’une inondation sans exemple avait ravagé la vallée du Rhône, ce qu’il avait déjà exécuté en 1859, lorsqu’il s’est agi de secourir, de l’autre côté des Alpes, une nation amie et de faire disparaître de ces régions une domination qui était une menace incessante pour la France. Il a payé de sa personne, il est allé en Algérie, il a vu, je ne dirai pas qu’il a vaincu, parce qu’il n’y a pas rencontré d’ennemis, il n’y a rencontré que des admirateurs et des cœurs enthousiastes. Il y a amassé des matériaux nombreux, recueillis d’une main sûre et qui serviront puissamment à la solution du problème.

La pensée fondamentale du sénatus-consulte est excellente, et ce n’est point à cet égard que je hasarderai aucune critique. Elle est conforme à l’esprit de notre temps qui veut la conciliation entre des intérêts jusque-là antagonistes, et le rapprochement des peuples, non seulement de ceux qui vivent ensemble sur le même territoire, mais même de ceux qui sont séparés par des frontières. Jusque-là donc, tant qu’on se borne à en examiner l’idée mère, le sénatus-consulte ne mérite que des éloges ; mais lorsqu’on arrive aux moyens par lesquels le sénatus-consulte entend atteindre le but, faut-il que je vous dise quelle a été aussitôt mon impression ? J’ai été désappointé, je n’y ai plus retrouvé la manière du gouvernement impérial.

Ce qui est propre au gouvernement de l’Empereur, et ce qui le caractérise très heureusement, c’est qu’il a dans l’action une grande fermeté, une grande énergie, ce qui ne l’empêche pas d’être un gouvernement éclairé. Il est rempli de décision, il se complaît dans les solutions beaucoup plus que dans les phrases ; il recherche les actes qui ont une grande portée. Cette manière d’être est un de ses titres à la confiance du pays ; c’est par là qu’il se distingue des gouvernements qui l’ont précédé. Sans avoir aucune animosité à leur égard, en se plaçant au point de vue de l’historien, on peut dire qu’ils se faisaient remarquer plus par l’art de disserter et de discuter que par celui d’accomplir des actes. Quand ils trouvaient devant eux un obstacle, leur penchant était de l’observer avec tous les instruments possibles, depuis la loupe, depuis le microscope jusqu’au télescope. Étudier, analyser, observer, c’est bien, mais il y a quelque chose de mieux, et c’est ce que fait en général le gouvernement de l’Empereur. Quand il rencontre un obstacle qui gêne la marche de la société, ou en dérange la prospérité, il croit qu’il ne doit se reposer que quand il l’a surmonté ou écarté. Ce cachet, qui est très-honorable pour lui, je ne l’aperçois pas dans le sénatus-consulte ; je l’y ai cherché par l’habitude que j’ai de le rencontrer dans ses allures ; je l’y ai cherché en vain. J’y ai trouvé, au contraire, de l’hésitation, de la timidité, enfin un genre qui n’est pas habituel au gouvernement impérial.

Pour ne pas abuser moi-même de la parole et des phrases, et pour arriver à des faits précis, je vais dire ce qui m’a frappé, et, pour parler franchement, ce qui me semble défectueux dans le sénatus-consulte.

L’objet du sénatus-consulte est fort louable, puisque cet objet est de déterminer, non pas instantanément, il n’y faut pas songer, mais aussi vite que possible, la fusion entre la population européenne et la population arabe. Pour cela, comment faire ? Ici encore il y a une idée juste et opportune dans le sénatus-consulte, c’est de soumettre les deux populations aux mêmes lois, c’est de faire d’abord des indigènes de l’Algérie des Français, premier point ; et, ensuite, après en avoir fait des Français, d’en faire des citoyens français, c’est-à-dire des hommes régis par les mêmes lois civiles que nous.

Mais en marchant à ce but, on s’est vu en présence d’un obstacle considérable, qui réside dans la législation civile des populations indigènes, des Arabes et même des juifs qui existent là-bas en petite quantité, au nombre de trente mille environ. Cette législation civile diffère énormément de la nôtre sur un point essentiel, celui de la constitution de la famille. La famille est constituée en Algérie comme elle l’est malheureusement pour les musulmans dans tous les pays où domine le Coran, sur la base de la polygamie, avec tout ce qui s’ensuit : le divorce facile, la répudiation non moins aisée, un système d’éducation pour les enfants qui laisse beaucoup à désirer, un mode de succession particulier et puis, pour les mœurs et les usages de la vie, pour la sociabilité, pour le développement de l’esprit, un tout très différent du nôtre. La pierre angulaire de l’édifice social, c’est la polygamie, et tout s’en ressent. Cette polygamie est pour tout le monde ici, c’est évident, non pas seulement une différence vis-à-vis de la société français, mais une inégalité, une infériorité extrêmement marquée.

Entre la manière d’être des peuples il y a des différences qui ne sont que des diversités : ainsi, les Anglais ont la coutume et le goût du gouvernement par les assemblées, et cela leur réussit ; c’est entré dans leurs mœurs, il semble que cela y ait toujours été. Le système de la gestion collective par les assemblées est incarné en eux. D’autres peuples, comme nous, brillent moins qu’eux dans la délibération ; nous la pratiquons avec moins de méthode, de calme et de succès. Le gouvernement des assemblées s’accorde moins avec notre tempérament. Nous sommes essentiellement monarchiques. Non que je prétende que dans nos assemblées politiques ou dans des corps d’un caractère moins considérable, il ne se soit pas trouvé mainte fois, chez nous, des hommes habiles, et que la gestion collective ne s’y soit passée souvent d’une manière convenable. Néanmoins, nous différons des Anglais à cet égard. Nous devons avoir des libertés publiques organisées d’après cette règle que nous sommes un peuple monarchique, tandis que la base, chez les Anglais, c’est qu’ils sont un peuple délibérant et parlementaire. Voilà une différence ; mais elle ne constitue pas une inégalité ou une infériorité. Je ne crois pas que nous soyons inférieurs aux Anglais, parce que nous avons l’esprit monarchique, pas plus que je ne regarde les Anglais comme nous étant inférieurs parce qu’ils ont l’esprit de délibération et du régime parlementaire.

Tel peuple sera protestant, tel autre peuple sera catholique, ou bien celui-ci sera luthérien, celui-là calviniste. À mes yeux, j’en demande pardon à M. l’archevêque de Paris que j’aperçois sur son fauteuil, cela ne constitue une infériorité ni pour l’un ni pour l’autre ; les deux peuples se valent ou peuvent se valoir entre eux, il n’y a qu’une diversité.

Mais, quand il s’agit d’une institution telle que la polygamie, pour le peuple qui l’a adoptée, c’est un motif d’infériorité radicale, une cause d’abaissement, un obstacle au progrès dans vingt genres divers. Chez les nations qui en sont affectées, cette institution entraîne une multitude de conséquences que je n’ai pas à détailler ici, que vous connaissez mieux que moi et qui empêchent le développement des institutions, le mouvement social, le raffinement des usages, la culture de l’intelligence, le progrès des arts, de la littérature et des sciences. Un peuple qui a cette institution pour base porte en soi, par cela même, le principe de sa décadence.

Je le dirai en passant, c’est là une raison pour laquelle l’islamisme, qui a lutté pendant une suite de siècles avec une si grande énergie et quelquefois un si grand succès contre les peuples chrétiens, a été en définitive surpassé et vaincu par eux. Aujourd’hui, à Constantinople, qui est son principal siège, il est bien inspiré pour reconnaître sa défaite et il cherche par des efforts louables à s’en relever autant que possible. Je lui souhaite de réussir ; mais je doute qu’il y parvienne tant qu’il n’aura pas effacé de ses lois et de ses mœurs, non seulement la polygamie, mais les usages et les habitudes regrettables, pour ne pas dire funestes, qui en sont sortis en si grand nombre. La société musulmane en est profondément viciée dans ses organes essentiels.

En présence de cette manière d’être propre à la population indigène de l’Algérie, en présence de cette constitution de la famille sur la base de la polygamie, il y avait une attitude à prendre dans le sénatus-consulte, et c’est ce qui n’a pas été fait. Puisque la polygamie constitue une infériorité pour la population qui en est affectée, il y avait lieu de se préoccuper de la nécessité d’en dégager l’indigène de l’Algérie.

Du moment qu’on admet que c’est un mal pour elle, le législateur placé vis-à-vis d’elle, avec la mission d’améliorer sa position, doit faire un grand effort pour la soustraire à cette influence déplorable. Eh bien, cet effort, le sénatus-consulte ne le fait pas.

Les dispositions du sénatus-consulte sont impuissantes à cet égard, et en voici une preuve.

Le moyen de dégager la population indigène de cette influence, c’est de faciliter à l’indigène ce que dans le langage même du sénatus-consulte on appelle « acquérir la qualité de citoyen » ; car une fois citoyen français, l’indigène de l’Algérie sera régi par le code Napoléon qui exclut la polygamie. Or, cette qualité de citoyen, comment pourra-t-on l’obtenir aux termes du sénatus-consulte ? On le pourra purement et simplement, à titre individuel. Il faudra poursuivre cette qualité individuellement ; il faudra que l’Arabe ou le juif, habitant de l’Algérie, qui voudra devenir citoyen, poursuive cette qualité par des démarches personnelles et en supportant des dépenses ; il faudra qu’il sollicite un décret de l’Empereur rendu en conseil d’État, et comme il y a environ trois millions d’Arabes qui représentent à peu près 500 000 familles, il y aura à rendre 500 000 décrets. C’est un peu fort, vous en conviendrez. (Mouvement.)

Un sénateur. Ne vous effrayez pas ; cela ne se fera pas de si tôt.

M. MICHEL CHEVALIER. C’est là un abus de formalités, et qui me paraît entacher le sénatus-consulte à un degré fâcheux. Il faudra que par des actes postérieurs on se tire de ce mauvais défilé dans lequel on se sera engagé par le sénatus-consulte et où tout est impraticable.

Par une bizarrerie que je ne me m’explique pas, les auteurs de l’exposé des motifs ont indiqué la bonne voie qu’il aurait fallu prendre. Ils ont signalé un précédent qu’il n’y avait qu’à imiter avec les tempéraments et la gradation qu’observe toujours un gouvernement sage.

Ils ont rappelé un fait très digne d’attention qui a eu lieu dans l’Empire français, en 1806. 

Lorsque la population israélite de l’Empire demanda, ou pour mieux dire, lorsque les personnes notables de cette population qui formaient au milieu d’elle une très petite minorité, demandèrent qu’on leur reconnût la qualité de citoyens français, cette population se trouvait à peu de chose près dans la même situation que la population indigène de l’Algérie. L’état civil des juifs était régi alors en France par les prescriptions du Talmud ; c’est rappelé dans l’exposé des motifs du sénatus-consulte. Ces règles comportaient la polygamie, le divorce, la répudiation, enfin les mêmes choses qui subsistent dans l’Afrique française, où d’ailleurs le Talmud fait loi pareillement l’égard des juifs.

Que fit-on alors ?

Est-ce que le gouvernement de l’Empereur Napoléon Ier dit : Les Israélites qui voudront devenir citoyens français devront l’obtenir par décret individuel délibéré en conseil d’État ? Pas du tout. On convoqua une assemblée composée des notables réels, on les fit délibérer, sous le nom de grand sanhédrin. À la suite de mûres délibérations, l’assemblée accepta le programme que le gouvernement lui avait présenté, et qui consistait à séparer ce qui est du domaine de la loi de ce qui est du domaine de la foi. On laissa parfaitement intact ce qui appartenait à la sphère de la foi, parce que la foi est un sentiment qu’il faut toujours respecter, une force qu’il faut bien se garder de contraindre. Mais on modifia d’une manière très sensée ce qui était du domaine de la loi. Conformément à l’avis du grand sanhédrin fut rendu un décret qui modifia l’état civil de la population israélite, en effaça la faculté de la polygamie et tout ce qui s’ensuit, ce qui par cela même les mit en position de recevoir la qualité de citoyens français. Puisque ce plan a si bien réussi avec les juifs qui étaient en France, on peut croire qu’il réussirait de même avec la population juive de l’Algérie ; je parlerai tout à l’heure de la population musulmane.

Ici je demande au Sénat la permission de placer une remarque : c’est qu’il y a une distance plus grande entre le juif et le chrétien qu’entre le chrétien et le mahométan. À cet égard, j’invoquerai l’autorité de Joseph de Maistre, qui a dit que l’islamisme était une secte chrétienne (Mouvement), ce qui, assurément, ne saurait se dire des juifs. C’est un mot du célèbre Joseph de Maistre : « L’islamisme, a-t-il dit, est une secte chrétienne. » (Réclamations.) Joseph de Maistre était cependant assez difficile quand il s’agissait du christianisme. Son point de vue n’était pas celui de la tolérance. Il avait un immense talent, mais il était aux antipodes de la tolérance.

Autre preuve : le musulman honore le Christ, non seulement il l’honore, mais il le regarde comme un prophète, tandis que le juif a une opinion toute différente, tout opposée.

De là on serait fondé à déduire, ou au moins à présumer qu’une tentative de progrès qui a réussi avec la population juive en France, il y a cinquante ans, aurait grande chance de réussir avec une population mahométane.

Une autre raison qui me confirmerait dans cette opinion relativement au mécanisme à mettre en mouvement par le sénatus-consulte, afin de dégager l’état civil des Arabes de ce qu’il a d’inconciliable avec le nôtre, c’est que parmi les populations musulmanes de l’Algérie et de tous les pays du monde, cette institution sociale vicieuse, la polygamie avec tout ce qui s’ensuit, n’est pas en voie ascendante ; elle est bien certainement en voie de retraite. Il est incontestable, pour quiconque a visité les pays musulmans, que le nombre des hommes qui usent de la faculté d’avoir plusieurs femmes, de posséder un harem, est de plus en plus restreint et déjà très limité. Les personnes qui connaissent le mieux Constantinople disent que dans cette capitale, centre de la puissance de l’islamisme, parmi les fonctionnaires les plus élevés du gouvernement ottoman, la polygamie est plutôt une exception qu’une pratique habituelle ou dominante.

M. LE COMTE DE BOURQUENEY. Elle y existe à peine.

M. MICHEL CHEVALIER. Je remercie M. de Bourqueney de son renseignement.

La polygamie est de même en retraite, à plus forte raison, sur la terre d’Afrique. Un des motifs qui font que le domaine de cette institution se rétrécit, c’est un argument de ménage, un motif d’économie. Il y a beaucoup de gens qui trouvent que ce n’est déjà pas mal, au point de vue de la dépense, d’avoir une femme ! (Sourires) mais en avoir plusieurs, … cela devient impossible !

Cette institution sociale s’en va, je le disais, même à Constantinople, capitale de l’empire ottoman, à plus forte raison dans nos possessions algériennes. Il y a même cette circonstance très particulière signalée aussi dans l’exposé des motifs par MM. les commissaires du gouvernement, qu’une portion assez nombreuse de la population musulmane de l’Algérie, le tiers environ, les Kabyles, repousse systématiquement, et de temps immémorial, la polygamie.

Il me semble, Messieurs, que la conclusion à tirer de là, c’est qu’une suite d’efforts tentés avec habileté, avec prudence, avec cette circonspection, attribut de tout gouvernement intelligent et éclairé, dans le but d’obtenir de la part des populations musulmanes de l’Algérie quelque chose de semblable à ce qui a été obtenu en France de la population juive en 1807, auraient des probabilités de succès. Ce n’est pas là une espérance chimérique. Dès lors, pourquoi ne pas l’essayer ? Pourquoi tout au moins ne pas s’en réserver les moyens par une rédaction appropriée du sénatus-consulte ?

Les Arabes, dans l’Algérie, sont aussi faciles à consulter que l’étaient les juifs sur le territoire français en 1806, beaucoup plus même, parce qu’ils sont réunis, organisés, qu’ils ont des espèces de conseils municipaux qu’ils appellent des djemmaa ; ils sont constitués à l’état collectif, tandis qu’en 1806 et 1807 les juifs étaient dispersés sur le territoire de l’Empire français, sans lien les uns avec les autres. Par conséquent on pourrait obtenir des déclarations collectives dans le genre de celle qu’on eut du grand sanhédrin alors. On pourrait ainsi créer des citoyens français collectivement par tribus ou fractions de tribus. 

Il serait à souhaiter que le sénatus-consulte fût combiné dans ce sens, et qu’au lieu d’appeler les Arabes à des démarches purement et simplement individuelles, à l’effet d’obtenir la qualité de citoyen français, on fît aussi un appel à des déclarations, à des démarches collectives. C’est la seule manière d’en finir sans multiplier les paperasses ; c’est la seule voie qui mène à une solution quelque peu sérieuse.

À cette occasion, j’intercalerai ici une observation relativement à un autre objet que traite aussi le sénatus-consulte : la naturalisation des étrangers en Algérie. On ne saurait trop approuver les facilités plus grandes que le gouvernement entend donner à la naturalisation des Européens qui iront se fixer dans l’Afrique française. C’est une excellente mesure que de réduire le délai à trois ans au lieu de dix, et de ne pas exiger la déclaration préalable, qui en France doit être faite au commencement du séjour, afin que celui-ci compte. Il est bien d’admettre qu’aussitôt que le séjour de trois ans aura été constaté, quand même il n’y aurait pas eu une déclaration de l’émigrant à son arrivée, les trois années lui compteront.

Mais à cet éloge j’ajoute une critique, c’est que le sénatus-consulte impose également à l’émigrant qui veut être naturalisé en Afrique la nécessité d’un décret rendu à Paris en Conseil d’État ; il serait aussi efficace, plus pratique et infiniment plus simple de se contenter d’une décision prise tout uniment en Algérie, par le gouverneur général en son conseil. Ce serait de la paperasse de moins, une plus prompte et plus économique expédition des affaires.

Je reprends le fil des réflexions que j’étais en train de soumettre au Sénat sur les procédés à suivre afin de conférer aux Arabes la qualité de citoyen, qui les unirait plus étroitement à nous.

Il ne me reste plus que quelques mots à dire. 

Nous ne sommes pas les seuls qui nous efforcions de faire disparaître les distinctions sociales et politiques, qui existent entre les chrétiens et les musulmans. Le gouvernement français n’est pas le seul qui travaille à combler ce fossé, qu’on a cru longtemps profond comme un abîme.

Un autre gouvernement, qui a été glorieux autrefois, et dont présentement l’éclat est amoindri, je veux parler du gouvernement ottoman, s’applique avec une résolution qui l’honore, et depuis plus de cinquante ans, à accomplir ce grand changement, qui aurait de si heureux effets, la fusion en un seul corps de nation des races qui peuplent son immense territoire, abstraction faite de leurs différences religieuses.

Les instruments dont il peut se servir ne sont peut-être pas aussi bons que ceux qui sont à la disposition de l’administration française. Ses tentatives jusqu’ici n’ont pas été couronnées d’un plein succès ; mais il persévère avec une volonté inébranlable ; par cela même il réussira. Du moins il l’aura mérité.

Le gouvernement ottoman a dès à présent proclamé l’égalité entre ses sujets, quelles que soient leurs croyances religieuses ; et, dans l’empire turc, il y a une grande variété de croyances ! Il y a d’abord la division fondamentale des chrétiens et des mahométans ; mais il y a en outre des mahométans de plusieurs sectes ; le culte chrétien lui-même est fort divisé : il y a les catholiques, les grecs séparés, les grecs unis, les arméniens séparés, les arméniens unis, toutes fractions qui jusqu’ici ne marchent pas parfaitement d’accord. Il y a aussi la population juive.

Le gouvernement des sultans lutte indéfiniment afin de réussir dans sa grande tentative. Par l’entreprise à laquelle nous nous livrons en Algérie, nous sommes vis-à-vis de lui à l’état de concurrence, ou pour mieux dire d’émulation. Je suis forcé de dire que, s’il fallait s’en rapporter à la rédaction du sénatus-consulte, il nous faudrait confesser que le gouvernement ottoman a abordé le problème avec plus de résolution que nous. Je ne vois pas de raison pour que nous lui laissions cet avantage.

L’exemple de la Sublime Porte peut n’être pas d’une grande portée aux yeux de quelques personnes : néanmoins, j’estime que c’est un beau spectacle que de voir un gouvernement qui s’était laissé fort attarder, qui n’avait pas comme nous le stimulant et l’auxiliaire des idées philosophiques, et qui bien plus que nous était sous le joug du fanatisme et de la superstition, aborder avec cette résolution, de cette manière carrée, comme on dit aujourd’hui, la grande œuvre de la fusion des races et des nationalités par l’égalité civile et politique de toutes les croyances religieuses.

Ce spectacle a de la grandeur ; il mériterait de nous influencer, et c’est un motif pour que nous soyons moins hésitants que ne l’ont été les rédacteurs du sénatus-consulte.

Je voterai cependant pour le projet ; il faut prendre la moitié de ce qui est bon et juste quand on la trouve, sauf à réclamer ensuite l’autre moitié. Mais je n’hésite pas à soutenir qu’il eût été possible dès à présent d’avoir une solution moins incomplète.

Il serait bon que les commissaires du gouvernement pussent déclarer que, dans le règlement d’administration publique qui reste à intervenir, et qui est annoncé par le sénatus-consulte, on s’occupera d’introduire des clauses qui, nonobstant la rédaction restrictive de celui-ci, rendraient praticable la collation de la qualité de citoyen français aux indigènes de l’Algérie par des actes collectifs, au lieu de la conférer exclusivement par des actes individuels dans lesquels, avec la meilleure volonté du monde, je ne puis reconnaître une solution qui ait de l’efficacité. (Très bien !)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.