Du droit d’une nation à user de contrainte envers une autre pour réclamer le libre-échange

Du droit d’une nation à user de contrainte envers une autre
pour réclamer le libre-échange, 5 novembre 1861. 

Journal des économistes (novembre 1861)

 

Du droit d’une nation d’user de contrainte envers une autre pour réclamer la liberté des échanges.

Après les diverses communications rapportées dans le compte rendu inséré dans le dernier numéro, la conversation s’est fixée sur une question formulée, dans le programme, de deux manières : par M. Renouard, en termes généraux, comme suit : « La non-intervention doit-elle être acceptée comme règle dans les relations économiques internationales ? L’intérêt économique d’un peuple l’autorise-t-il à user de contrainte envers une nation étrangère ? » et par M. Joseph Garnier, à propos d’un cas spécial : « L’Europe a-t-elle le droit de réclamer des États séparatistes de l’Amérique du Nord la libre sortie du coton ? »

Ces questions se rattachent à celle du droit de circulation sur le globe, qui a été traitée, il y a quelque temps, sur la proposition de ce dernier.

Quelques membres font remarquer que la question formulée par M. Garnier n’est point d’ordre économique.

M. Joseph Garnier croit que la question touche essentiellement aux principes économiques, sur lesquels il est plus aisé de raisonner que sur ce fantastique droit des gens dont les bases sont si variables et les formules si vagues et si incertaines.

Il ne s’agit pas de savoir qui a tort du Nord ou du Sud. En fait, les deux partis ont de graves torts : le Nord, en agissant à la vieille manière des gouvernements d’Europe, et en voulant maintenir par la force, et entre trente millions de petits-fils des premiers colons et d’immigrants, une association commencée il y a près d’un siècle, alors que le nombre des arrière-grands-pères ne s’élevait pas à trois millions ; — le Sud en demandant une séparation les armes à la main, sous le plus détestable des prétextes. Il s’agit d’une violation de la propriété sur une échelle énorme par suite du blocus des ports — violation de la propriété des planteurs ne pouvant vendre leur récolte, violation de la propriété de tous ceux qui, en Europe, vivent de la mise en œuvre du coton ; c’est une violation analogue à celle commise par le gouvernement chinois, qui prohibe l’entrée de l’empire aux étrangers, mais une violation bien plus désastreuse pour l’Europe : en ce moment des millions d’hommes souffrent cruellement de ce moyen de guerre employé par le gouvernement des États du Nord, et contre lequel les gouvernements d’Europe ont le droit de faire les plus énergiques réclamations au nom des principes économiques.

M. Dupuit, inspecteur général des ponts et chaussées, croit au contraire que la question proposée par M. Joseph Garnier est complètement étrangère à l’économie politique. Il est même difficile de savoir quelle science est appelée à en donner la solution. On demande si l’Europe a le droit de réclamer des États séparatistes la libre sortie du coton ? D’abord, pourquoi l’Europe plutôt que l’Asie, l’Afrique ou même l’Amérique du Sud ? Et puis, s’il ne s’agit que du droit de réclamer, il est évident qu’on l’a toujours ; on veut sans doute parler du droit d’exiger par la force des armes que les Américains laissent librement sortir le coton, car il n’y a pas de tribunal institué pour juger de la validité des réclamations. Le blocus du coton est une conséquence de la guerre entre les États du Nord et les États du Sud ; il n’y a jamais eu de guerre sans qu’il se soit passé quelque chose de semblable, soit pour une denrée, soit pour une autre. La question posée revient à demander si, quand deux nations sont en guerre, toutes les autres ont le droit de leur faire la guerre pour les empêcher de la faire elles-mêmes. On pourra discuter longtemps là-dessus sans se mettre d’accord et sans faire faire de progrès à la science économique.

M. Bénard, rédacteur du Siècle et rédacteur en chef de l’Avenir commercial, dit que la discussion ne tardera pas à montrer que la question proposée se rattache autant à l’économie politique qu’au droit des gens.

Nous n’avons pas à rechercher, comme pourrait le faire supposer la question telle qu’elle est posée, si nous avons le droit de forcer les Américains du Sud à nous vendre leur coton ; mais nous avons à étudier si, en refusant de nous vendre leur coton, les Américains du Sud ne violent pas d’abord le droit des gens et ensuite ne foulent pas aux pieds les principes économiques sur lesquels se base l’échange des produits.

Vattel, l’une des meilleures autorités sur cette matière, établit que c’est un devoir de vendre les uns aux autres, à un juste prix, les choses dont le possesseur n’a pas besoin pour lui-même et qui sont nécessaires à d’autres.

L’économie politique ne peut qu’approuver une pareille maxime, car c’est sur une sorte d’obligation mutuelle de l’échange qu’elle base la théorie de la multiplication des richesses. Les maîtres de la science du droit des gens admettent tous que le commerce est un droit naturel ; il suit de là que toutes les fois que les gouvernements interviennent pour supprimer, ou même entraver une branche de commerce, ils sortent des limites que le droit et la justice assignent à leur pouvoir.

Nous sommes tous d’accord pour dire que la nature, en diversifiant les produits suivant les climats, a créé pour les hommes une obligation stricte d’échanger leurs produits. Ne devons-nous pas en conclure que les gouvernements qui, comme celui des confédérés, prohibent la sortie d’un produit, violent l’un des droits que l’homme tient de la nature, l’un des droits que l’économie politique a toujours revendiqués pour les individus comme pour les nations ?

Grotius, avant Vattel, avait proclamé le même principe ; seulement il semblait le baser uniquement sur le droit de la nécessité.

C’est là un droit que l’on ne peut admettre, car il peut mener fort loin ; il peut mener jusqu’à la négation du droit de propriété.

N. Bénard n’admet pas davantage la raison que Vattel a donnée dans une autre partie de son ouvrage pour établir que le commerce est de droit naturel. Dans ce passage, Vattel fait dériver ce droit d’une sorte de convention tacite par laquelle les hommes auraient consenti à abandonner leur droit de communauté en échange du droit de commerce.

Les économistes doivent être tous d’accord pour repousser ce prétendu droit de communauté et pour reconnaître en même temps que les gouvernements n’ayant pas ce que l’on appelait autrefois le domaine éminent, n’ont pas le droit d’intervenir entre un homme et son produit pour en entraver ou en diriger le placement, l’échange ou la consommation.

À moins d’accorder aux détenteurs de coton une indemnité préalable, le gouvernement des confédérés ne pouvait pas en prohiber l’exportation sans commettre un acte de confiscation ou de spoliation. Envers ses administrés, le gouvernement de Richmond a commis un acte de spoliation que la guerre ne suffit pas à justifier. À l’égard de l’Europe, ce même gouvernement a commis un acte d’hostilité que rien ne justifie, car il a voulu par là forcer les consommateurs de coton à intervenir dans la guerre qui déchire l’Amérique.

M. Blaise, des Vosges, croit qu’il faut rattacher la question posée par Joseph Garnier et développée par M. Bénard au sujet du droit de l’Europe à forcer les Américains à lui vendre leur coton, à la question plus générale posée par M. Renouard et relative au droit d’intervention chez un peuple étranger, pour faire respecter le principe de la liberté des échanges.

En généralisant ainsi la question et la dégageant des préoccupations du jour, il exprime l’avis que la science économique ne pourra jamais invoquer la force comme moyen d’assurer le triomphe de ses propositions ; qu’on ne peut pas plus contraindre un peuple qu’un individu à vendre ou échanger ce qui lui appartient, qu’il s’agisse de matière première ou de produit fabriqué.

La politique ou l’amour des conquêtes peut bien essayer de couvrir ses actes de violence du prétexte menteur de droits naturels à défendre et à satisfaire, mais la science économique n’a rien à voir dans une conduite semblable ; elle ne proclame pas de droits, et se borne à indiquer les conséquences économiques et l’influence sur la richesse des actes dont la politique seule a toute la responsabilité.

M. Horn, rédacteur du Journal des Débats, ne croit pas la question sérieusement discutable.

Il fait d’abord remarquer que la question dénature l’état même des faits. Elle suppose que c’est la volonté seule du gouvernement confédéré qui empêche la sortie du coton ; elle est, en réalité, empêchée bien plus efficacement par le blocus que le gouvernement de Washington a établi dans tous les ports du Sud. C’est donc aux deux partis belligérants qu’il faudrait faire violence pour obtenir la sortie du coton. Mais, à part même cette question de fait, M. Horn n’a pas d’idée d’un droit de forcer le Sud à nous vendre ses cotons. Il était bien libre de n’en point cultiver du tout ; comment ne le serait-il pas d’en faire ce que bon lui semble ? Si notre besoin nous autorise à le forcer à nous vendre du coton, nous pourrons de même le forcer à en cultiver, et on arriverait en logique rigoureuse à cette singulière conclusion, que s’il plaisait demain au Sud d’abolir l’esclavage, l’Europe l’en empêcherait de force, parce que cette réforme pourrait diminuer la récolte du coton dont elle a si grandement besoin. Où s’arrêterait d’ailleurs cette nouvelle théorie ? Si nous avons aujourd’hui le droit de forcer le Sud américain à nous vendre du coton, nous pourrons demain faire la guerre à la Turquie, à la Russie, quand il leur plairait d’interdire la sortie des blés dont nous avons bien autrement besoin que du coton ; le lendemain, au Zollverein et à tel autre État qui prohibe, par exemple, la sortie des chiffons, dont nous sentons un énorme besoin. Vu les nombreuses prohibitions ou quasi-prohibitions à la sortie que contiennent encore les lois douanières de l’Europe, le nouveau droit conduirait tout uniment à ce que Hobbes regardait comme l’état naturel de la société, au bellum omnium contra omnes.

M. Horn estime qu’en bonne économie politique il n’y a ni besoin ni droit qui puisse prévaloir contre le droit éternel et immuable de tous et de chacun de faire de sa propriété ce que bon lui semble. Quelque douloureux que soit pour nos industries le manque du coton, et quelque peu sympathique que nous soit la cause des planteurs du Sud, du moment qu’il leur a plu — ou au gouvernement de fait qui est censé les représenter et agir d’après leur volonté — de retenir leur coton, nous devons nous y résigner, comme aux autres conséquences fatales de cette guerre fratricide ; agir autrement, ce serait se rendre coupable de la plus flagrante violation du droit de propriété et des notions les plus élémentaires du droit des gens.

M. Frédéric Passy, tout en acceptant une partie des idées émises par M. Joseph Garnier et M. Bénard, combat très vivement cette opinion.

Il s’associe sans hésiter aux reproches adressés à la conduite des États américains, et trouve, comme les préopinants, cette conduite regrettable à tous les points de vue. Il reconnaît avec eux que ce n’est pas seulement à l’Amérique, mais à l’Europe, qu’elle porte préjudice ; et dès lors il trouve naturel que l’Europe s’en émeuve.

Tout gouvernement qui met obstacle à l’exercice inoffensif de droits naturels commet, à ses yeux aussi bien qu’aux yeux de M. Garnier, une faute et un abus de pouvoir ; et interdire l’échange en particulier, c’est blesser dans leur propriété tous ceux qui ont besoin d’échanger, acheteurs ou vendeurs, étrangers ou nationaux. Un temps viendra, il n’en doute pas, où, grâce au progrès de la science et de la moralité, l’injustice et le danger de ces mesures violentes seront universellement reconnus, et, la solidarité des nations se faisant chaque jour plus vivement sentir, l’inviolabilité absolue du commerce sera bientôt, il l’espère, l’un des articles fondamentaux d’un droit des gens plus équitable et plus raisonnable que celui qui a prévalu jusqu’à ce jour.

M. F. Passy fait, autant que personne, des vœux pour le prompt accomplissement de ce progrès ; mais, en attendant qu’il soit accompli, il pense qu’il faut accepter le monde tel qu’il est et se bien garder de porter atteinte à la souveraineté des nations étrangères et de chercher à imposer à autrui, individu ou société, la sagesse par la force. Ce serait, dit-il, ouvrir la porte à tous les abus et à tous les caprices de l’intervention, et mettre à l’ordre du jour un socialisme international, aussi dangereux pour la paix extérieure qu’à pu jamais l’être pour la paix intérieure le socialisme civil le plus téméraire. Il n’y a pas longtemps, M. Garnier vient de le rappeler, que les prohibitions florissaient en France. La loi qui les y maintenait était évidemment de même nature que l’interdiction dont on se plaint de la part des États-Unis. Elle blessait, comme elle, les nationaux et les étrangers ; et pour les Français désireux d’acheter ou de vendre au dehors, comme pour les Anglais et autres désireux d’acheter ou de vendre en France, c’était une incontestable atteinte à la liberté du travail et au droit qu’a chacun de disposer de son bien. Qu’auraient dit M. Garnier et les autres partisans de l’intervention en Amérique si l’Angleterre, au nom du droit d’échange reconnu et proclamé par elle, s’était avisée, non pas de nous adresser des représentations amicales, mais de nous faire des sommations menaçantes, et, au lieu de nous amener, par la persuasion et par l’exemple, à ouvrir volontairement nos frontières au reste du monde, avait prétendu les ouvrir malgré nous à coups de canon ?

La situation de l’Amérique est ce qu’était la nôtre. L’Europe, blessée par elle, mais blessée indirectement, est fondée à lui faire entendre des observations et des conseils. Elle peut et elle doit lui représenter le tort qu’elle se fait à elle-même, et le dommage qu’elle cause au reste du monde, victime innocente des ses déchirements et de ses erreurs ; mais elle n’a aucun droit à aller plus loin, et l’Amérique, quelque besoin que nous ayons de son coton, est maîtresse de nous le refuser, comme elle serait maîtresse de le détruire.

On a parlé de nécessité, et l’on a dit que, par suite de la conduite des États-Unis, un million d’hommes, peut-être, étaient en danger de périr faute de travail. C’est un grand malheur, et une preuve nouvelle des liens étroits qui unissent entre elles les destinées des diverses nations. Mais, si l’on veut profiter de cette solidarité quand elle est avantageuse, il faut savoir se résigner à en souffrir quand elle est nuisible. C’est parce qu’elle a ses charges, comme ses bénéfices, parce que les maux, comme les biens, sont désormais communs dans une large mesure, que le sort d’aucun peuple n’est indifférent aux autres, que l’expérience de chacun profite à tous, que l’opinion de tous influe sur chacun, et qu’il se forme peu à peu sur toutes choses et par tous pays, une opinion publique qui juge les sociétés et dont la pression sert la justice et la sagesse. Cette opinion générale, il faut la développer, non l’entraver ; et c’est l’expérience et la liberté qui la forment. Laissons se tromper les peuples, encore bien que nous en souffrions ; ils en souffriront bien plus que nous. C’est leur droit, comme c’est celui de chaque homme ; et c’est en se trompant que l’on s’instruit.

On a parlé aussi de propriété, et l’on a dit que la propriété des filateurs de coton en Europe était violée, aussi bien que celle des propriétaires de coton en Amérique. Quant à ceux-ci, c’est leur affaire, non la nôtre ; et ce n’est pas à nous à aller faire les redresseurs de torts dans le Nouveau-Monde. Quant aux filateurs, ils n’ont qu’un droit, c’est de faire aux détenteurs de coton des offres qui les décident à le céder. Les choses sont à leurs possesseurs, non à ceux qui en ont besoin, et prétendre que le besoin constitue un droit, c’est mettre le monde à la merci de la force et de la convoitise.

On disait, au Moyen-âge, comme l’a répété M. Bénard, qu’en s’appropriant la terre on s’est engagé à ne pas refuser son superflu à ses semblables pour lesquels il est nécessaire ; et saint Thomas, entre autres, a formellement déclaré que, dans l’extrême besoin toutes choses redeviennent communes. Qu’en ont conclu les casuistes ? que le vol, quand il est motivé par le besoin, n’est pas un vol ; que le propriétaire qui le subit n’est point autorisé à s’en plaindre ou à s’en défendre ; et que, s’il y résiste, on peut le tuer sans crime, comme un violateur du droit naturel. C’est cette étrange doctrine, avec ses étranges conséquences, que, sous l’impression d’une grande anxiété nationale, on ressuscite aujourd’hui à l’usage des nations, après l’avoir condamnée et conspuée à l’égard des individus. Elle n’est pas plus honnête et plus sensée dans un cas que dans l’autre ; le bien des peuples est aussi respectable que celui des particuliers, lors même qu’ils en usent mal, et le vol et la violence ne changent pas de caractère en changeant de forme et de théâtre.

Sait-on, d’ailleurs, quand on parle d’intervention, sur quelle pente on se met, et est-on bien sûr qu’une lutte avec l’Amérique, même entreprise par l’Europe entière, n’amènerait pas pour celle-ci plus de souffrances, plus de morts et plus de ruines que n’en pourrait entraîner jamais la fermeture, même complète, des manufactures de coton ? M. F. Passy ne croit pas à cette fermeture générale ; il est convaincu que le coton, tout en étant plus rare et plus cher, ne fera pas entièrement défaut ; il pense que les hauts prix tenteront l’Amérique, que d’autres sources, jusqu’à ce jour peu importantes, s’ouvriront plus largement, et que la crise sera surmontée, comme l’ont été d’autres crises, non sans souffrances, mais sans l’anéantissement de l’industrie européenne. Mais le mal dût-il être plus grave qu’il ne peut l’être, mieux vaudrait encore, à son avis, s’y résigner, que l’aggraver par la violence. La guerre ne nous donnerait probablement pas le coton de l’Amérique, peut-être le détruirait-elle et en tarirait-elle la production pour l’avenir. Mais elle nous causerait assurément des maux immenses et tout volontaires. Supportons ce que nous ne pouvons empêcher, qu’il vienne de la folie des hommes ou de la faute des éléments ; mais n’y ajoutons pas étourdiment par notre impatience.

C’est, dit en terminant M. F. Passy, ce que malheureusement jusqu’à ce jour tous les peuples ont toujours été portés à faire dès qu’ils ont rencontré un obstacle ou une privation, et la force est encore la plupart du temps leur recours presque unique dans leurs difficultés. M. Garnier parlait tout à l’heure de la Chine et des Chinois, et exprimait, à l’occasion de ce pays et de ce peuple, l’idée que le monde ne saurait être, par l’ignorance ou l’obstination d’une race, fermé à l’entreprenante activité des autres races. M. Passy sait que cette idée est populaire et que c’est être téméraire que de la condamner ; il n’hésite pas cependant à le faire et il déclare nettement que, dans sa conviction, la force n’a jamais avancé les affaires de personne et que l’on recule en voulant aller trop vite. C’est faute de patience que l’on se fâche ; c’est faute de savoir et de vouloir employer des raisons plus douces et meilleures que l’on a recours à l’ultima ratio des peuples et des rois ; c’est parce qu’il semble long de persuader que l’on veut contraindre ; mais La Fontaine aura toujours raison :

Patience et longueur de temps 

Font plus que force ni que rage. 

Il n’y a de relations utiles, durables, sérieuses, que les relations volontaires et libres ; la violence engendre la résistance et l’animosité ; la guerre sème la guerre, et ni le commerce ni la civilisation ne se propagent par les armes.

M. Joseph Garnier trouve que M. Horn tire des conséquences forcées, exagérées de ses prémisses. M. Garnier ne demande pas qu’on force les planteurs du Sud à vendre leur coton, et encore moins qu’on les force à cultiver le cotonnier ; il pense seulement que l’Europe a droit de réclamer la levée des entraves qui empêchent les possesseurs des récoltes de coton de les vendre et de les exporter. Sans doute, ces détenteurs de coton sont libres de ne pas vendre leurs récoltes si cela leur convient, mais ce n’est pas d’eux qu’il s’agit ; il s’agit des deux gouvernements qui prennent des mesures nuisant non seulement à leurs sujets, mais nuisant encore et bien cruellement à de nombreuses populations en Europe.

M. J. Garnier pense qu’il faut ici, comme en beaucoup de questions économiques, distinguer le droit des individus de ceux de l’État. Les individus peuvent user et abuser de leur propriété ; ils peuvent la détruire si bon leur semble ; mais cette liberté est limitée par la force de l’intérêt qui amène le besoin de vendre ; tandis que l’État n’a pas le droit de prohiber la vente et l’exportation, parce qu’en agissant ainsi il atteint et blesse l’industrie des autres pays, dont les gouvernements ont le devoir de faire d’énergiques réclamations pour cette violation en grand de la propriété des travailleurs européens et des sentiments d’humanité.

M. Garnier ne nie pas que sous le régime des prohibitions la France n’eût un tort analogue à celui des États-Unis et des Chinois, seulement le dommage avait de moindres proportions. Il pense que la vraie notion de la propriété, résultant du principe de la liberté des échanges, doit être désormais une des bases du droit des gens perfectionné. — Quant à l’emploi de la force, c’est une autre question au sujet de laquelle il se range à l’avis de MM. Passy et Horn, parce qu’il est membre du Congrès de la paix et qu’il a plus de foi dans les moyens pacifiques que dans les moyens militaires et violents.

M. G. Lafond, consul général de Costa-Rica, trouve que M. Joseph Garnier a raison de dire que les questions du moment doivent être discutées dans le sein de la Société, car si elles ne sont pas du domaine exclusif de la science économique, elles s’y rattachent toujours par de certains côtés qu’il est utile de connaître et d’apprécier, suivant la manière de voir de ses divers membres.

Répondant à M. Dussard au sujet de la position des États du Sud, il dit que l’état de guerre de ces deux parties de l’Amérique constitue bien deux gouvernements de fait, quoiqu’encore non reconnus. Cela ne s’est-il pas présenté bien des fois ? Les États de l’ancienne Amérique espagnole : le Mexique, l’Amérique centrale, la Colombie, le Pérou, la Bolivie, les Provinces Argentines et le Chili n’ont-ils pas été reconnus de fait par plusieurs des grandes puissances européennes et américaines avant leur reconnaissance par l’Espagne ? Les navires de commerce de toutes les nations ne fréquentaient-ils pas leurs ports ? Ceux de guerre n’étaient-ils pas sur toutes leurs côtes pour protéger le commerce et la sécurité de leurs nationaux ? Les commandants des stations ne traitaient-ils pas avec leurs gouvernements ? Ne reconnaissaient-ils pas leurs pavillons ?… Et tout récemment les grandes puissances, sans être en guerre avec la Turquie, avec les grands-ducs de l’Italie centrale, avec le roi de Naples, n’ont-elles pas reconnu de fait les États belligérants ?

Quant à l’esclavage dans les États du Sud de l’Union, il n’est pas la seule cause de leur désir de séparation.

Les États du Sud sont fatigués de payer trop cher les objets manufacturés de l’Europe : ce sont eux qui effectivement remboursent à l’Europe avec leurs cotons, leurs tabacs et autres produits intertropicaux, tous les articles européens dont ils ont besoin. Les États du Nord, qui sont manufacturiers, ont trouvé tout naturel d’imposer tous les articles manufacturés, pour protéger les similaires qu’ils fabriquent, et ce sont les populations du Sud qui, en les consommant, payent et remplissent les coffres du Trésor fédéral.

Voilà un des motifs principaux de la séparation que des libre-échangistes ne sauraient méconnaître.

Ceci est une guerre comme bien d’autres guerres. Des États réunis trouvent le pacte mauvais, ils veulent le changer et leurs coassociés ne le veulent pas. Où est le droit ? C’est la cause de tous ceux qui se croient opprimés ; qui peut en être le meilleur juge ? Les parties intéressées sans doute.

Au surplus, le Sud des États de l’Union n’empêche pas seul la sortie des cotons ; le Nord bloque les ports du Sud avec sa flotte. Si on pouvait sortir des ports du Sud, on y achèterait sans aucun doute du coton, car les détenteurs ne résisteraient pas à l’offre de prix avantageux.

M. Gabriel Lafond dit en finissant que si l’Europe a besoin de cotons elle peut s’en procurer ailleurs.

M. Dupuit, malgré les explications qui ont été données, avoue qu’il ne comprend pas mieux la question qu’au commencement de la discussion. La guerre entre les nations est une nécessité, parce qu’il n’y a ni tribunal pour juger leurs différends, ni force publique pour faire exécuter ses arrêts. Cette nécessité une fois reconnue, il faut bien en admettre les conséquences. Or, celle contre laquelle on réclame est en vérité une des plus naturelles et des plus simples. Il n’y a, au reste, que deux manières d’envisager la question, au point de vue du droit des gens, au point de vue de l’équité naturelle.

Les nations civilisées ne font pas la guerre à la manière des sauvages, elles ont admis certains usages, certaines règles qui en adoucissent les rigueurs. La connaissance de ces usages constitue une science spéciale entièrement fondée sur des conventions variables de leur nature, suivant les temps et les lieux. Il en est de même dans les combats singuliers, dans les duels où deux adversaires cherchant à se tuer sont cependant obligés de suivre certaines règles à l’observation desquelles veillent les témoins. Veut-on savoir si les Américains, en empêchant le coton de sortir, violent le droit des gens, c’est-à-dire les conventions actuelles de la guerre maritime ? Il faut consulter les auteurs spéciaux qui traitent de ces matières tout à fait étrangères à l’économie politique. Veut-on juger le fait d’après les simples lumières de l’équité naturelle ? En vérité, quand on reconnaît aux gens le droit de se massacrer, de lancer des bombes pour brûler les villes et les vaisseaux, on ne peut guère leur refuser celui d’empêcher du coton de sortir. De toutes les conséquences que peut avoir la guerre, c’est évidemment celle qui révolte le moins le bon sens et la raison.

M. Reeve, rédacteur en chef de la Revue d’Édimbourg, voit dans le sujet que discute la société une question de droit des gens plus qu’une question d’économie politique.

Les conséquences du blocus des ports du Sud sont désastreuses pour l’Europe en général, pour l’Angleterre en particulier ; mais l’Europe et l’Angleterre ne peuvent oublier qu’elles ont souvent pris des mesures semblables. Tout récemment, quand a éclaté la guerre avec la Russie, la sortie des salpêtres, de divers mécanismes et objets en fer, etc., a été prohibée en Angleterre, et le Danemark, la Suède et d’autres pays ont adressé des plaintes par suite des dommages que leur causaient ces mesures.

Dans cette situation, il ne peut plus s’agir de principes économiques. D’autre part il est juste et sage de rejeter tout moyen de coercition et de violence.

Si l’Europe, si l’Angleterre en particulier, subissent pacifiquement les conséquences de cette triste situation, des avantages ne tarderont pas à en résulter : avec la cessation de la lutte, les ports seront ouverts et les exportations reprendront leurs cours ; avec la continuation de la lutte, la cherté extraordinaire des cotons provoquera des efforts prodigieux pour la culture du coton dans les pays susceptibles d’en produire, et il s’ensuivra un avantage général pour toutes les nations ; les États du Sud n’auront plus au même degré le monopole d’une production qui perpétue l’esclavage, et les approvisionnements de l’industrie européenne seront plus assurés.

M. Jules Duval est d’avis, contrairement à M. Dupuit, que dans l’interdit jeté par les États du Nord et du Sud de l’Union contre la sortie du coton, il y a à la fois une question du droit des gens et une question de droit économique et naturel qu’il faut examiner séparément. La loi prohibitive émane d’un gouvernement régulier. Ne fût-elle pas sanctionnée par un blocus effectif, elle entre dans le droit public du monde civilisé. Dès lors, les gouvernements qui tiennent à vivre en paix avec la République doivent la respecter. M. Duval admet volontiers que des remontrances et des négociations sont, en thèse générale sinon absolue, un meilleur moyen que la force pour obtenir la réparation des torts causés par quelque loi étrangère ; on arrive à peu près aussi vite au résultat désiré, et l’on y arrive plus sûrement, plus fraternellement et moins chèrement. C’est l’objet même du droit des gens.

Mais autre chose est le droit naturel et économique qui engage les individus. Il n’appartient pas aux gouvernements de violer par des lois qui lient moralement la conscience et l’honneur des citoyens et surtout des étrangers. On a parlé de la Chine ; elle fournit un exemple de cette violation dans la défense faite par les empereurs de Chine à leurs sujets d’émigrer. Est-ce qu’un Chinois manque à son devoir moral s’il n’en tient pas compte ? Est-ce surtout que des planteurs de Java ou des négociants de Singapour y manquent s’ils profitent de la bonne volonté d’émigrants chinois pour les emmener ? Le droit personnel, en pareil cas, l’emporte sur la loi écrite. Ailleurs, comme naguère en Espagne et peut-être encore au Mexique, l’exportation de la cochenille vivante est défendue sous peine de mort ; cependant le gouvernement français a célébré et récompensé le hardi colon d’Alger qui, de l’Andalousie, l’a introduite clandestinement en Afrique, comme la civilisation tout entière a glorifié l’intendant Horn pour avoir fait dérober le girofle, la cannelle et la muscade aux prohibitions des Hollandais.

Sans élever le droit économique, et particulièrement le droit d’exportation et d’importation, à la hauteur d’un principe toujours inviolable, comme il fait partie du droit naturel, il ne doit pas être entièrement livré à la fantaisie des gouvernements, sans correctif aucun. Le correctif c’est la contrebande que l’économie politique n’a jamais jugée aussi sévèrement que la loi, parce qu’elle y a vu un moyen pacifique de tempérer la gêne irrationnelle apportée à la liberté des transactions ; et l’opinion publique elle-même se montre généralement envers la contrebande d’une indulgence qui est l’indice d’un juste redressement. Dans la circonstance actuelle, des négociants européens y recourraient pour parvenir, à leurs risques et périls, jusqu’aux planteurs du Sud, et d’un commun accord un marché s’établirait entre eux pour la livraison et l’expédition des cotons, que la conscience publique ne protesterait pas et l’intérêt public applaudirait. Il en serait certes tout autrement si les Européens entendaient forcer les planteurs du Sud à vendre leurs cotons, comme quelques membres l’ont supposé.

Ceci n’est du reste qu’un cas particulier de la thèse générale sur le droit respectif des gouvernements et des citoyens. La solution est délicate sans doute, et nul n’oserait poser, comme principe absolu, le droit de citoyens à violer les lois de leur pays ; mais on n’oserait pas davantage affirmer les droits des gouvernements à violer à leur gré les droits naturels des citoyens, avec la certitude d’une obéissance passive. M. Duval aime mieux faire pencher la balance du côté des particuliers, parce que de ce côté le péril est moindre. En bravant les lois de l’État, l’individu joue, suivant les cas, sa liberté, sa fortune ou sa vie ; tout lui conseille donc la prudence. Au contraire, en opprimant l’individu, l’État, qui représente la majorité et qui dispose de la puissance publique, ne court d’autre risque que celui très invraisemblable d’une révolte victorieuse. L’abus est donc bien plus probable de la part de l’État que de la part de l’individu.

M. Jules Pautet : Il lui semble que l’on a fait peser sur le droit des gens des accusations injustes et tient à faire une utile distinction qui lui paraît être dans la réalité.

Le droit des gens se divise en deux parties essentiellement distinctes : le droit des gens absolu et le droit des gens relatif. Le droit des gens absolu est celui qui a pour base le droit naturel que Dieu a gravé dans le cœur de l’homme ; il découle de la morale immuable et se fonde sur les éternels principes du juste et du bon. Si les peuples réglaient toujours leurs rapports internationaux sur le droit des gens absolu, ils n’auraient pas à redouter les épouvantables catastrophes qui désolent si souvent l’humanité, et qui aujourd’hui déchirent l’ancienne Union américaine.

Le droit des gens relatif est celui que les peuples établissent eux-mêmes ; le mare clausum de Selden en est l’expression la plus vive ; mais le droit des gens absolu lui répond par le mare liberum de Grotius. Le droit des gens relatif est fondé aussi sur les traités intervenus entre les nations, et l’on comprend alors qu’il soit sujet aux fluctuations de la raison humaine, et qu’il varie selon les événements.

C’est sur le droit des gens relatif que doivent peser les accusations que l’on a formulées et non sur le droit des gens absolu, qui est la science essentiellement juste, morale et qui consacre les vrais principes de la liberté humaine aussi bien pour les nations que pour les hommes entre eux.

M. Baudrillart pense que M. Jules Duval va beaucoup trop loin en légitimant la contrebande. La contrebande a pu être en fait une compensation des mauvais effets d’une loi fiscale, mais elle a les inconvénients moraux de toute violation de lois en vigueur que l’économie politique conseille de réformer et non de violer. M. Baudrillard aperçoit surtout une contradiction dans la manière dont quelques préopinants ont raisonné. Ils reconnaissent en effet le droit souverain qu’a chaque État de veiller à sa défense, et en même temps ils semblent admettre à côté de ce droit un droit individuel de rendre vains les moyens que l’État emploie pour se défendre. Ainsi l’État prohibera dans une vue de défense la sortie du coton, mais les individus du même État auront le droit d’en faire sortir tant qu’ils pourront. Entre ces deux droits, lequel est le faux, lequel est le vrai ?

M. Bénard rappelle que dans une des précédentes réunions M. Dupuit a posé ces deux questions : « Supposons, a-t-il dit, que l’Angleterre fût seule à produire du fer, est-ce qu’elle aurait le droit d’en refuser l’usage aux autres peuples et à en prohiber la sortie ?

« Supposons encore, a-t-il dit, que le Pérou prohibât la sortie du quinquina, dont l’action est si hautement fébrifuge, et qui ne saurait être remplacé par aucun autre produit, est-ce que le reste du monde n’aurait pas le droit de réclamer contre une pareille injustice ? »

On a été à peu près d’accord pour déclarer que dans ces deux cas il y aurait abus de la part des gouvernements dont il s’agit, et il semble à M. Bénard que la réunion ne peut manquer de reconnaître qu’en prohibant la sortie des cotons, le gouvernement du Sud a commis un acte d’iniquité envers ses administrés, et en outre un acte d’hostilité envers l’Europe.

M. Dupuit croit devoir prendre une troisième fois la parole pour réfuter, comme l’a déjà fait M. Baudrillart, une doctrine dangereuse, émise par M. Jules Duval, et pour expliquer la prétendue contradiction que M. Bénard vient de lui reprocher.

M. Jules Duval croit que l’individu a sur les produits de son travail des droits tellement sacrés que les lois civiles ne peuvent rien contre eux ; que l’individu a le droit de porter et de vendre ses produits là où il trouve le plus grand profit, et que, d’un autre côté, il peut aller chercher ce dont il a besoin là où cela lui paraît le plus avantageux. La conséquence de cette doctrine, c’est qu’on pourrait introduire des vivres dans une place assiégée, et qu’on pourrait faire la contrebande dans un pays soumis au régime de la prohibition. Introduire des vivres dans une place assiégée, c’est faire la guerre à l’assiégeant ; celui-ci a donc le droit de vous traiter en ennemi. Faire la contrebande, ne pas payer des droits que payent ses concitoyens, c’est faire retomber sur eux une partie de l’impôt qui doit peser sur vous. Il faut donc obéir aux lois mauvaises, sauf à demander leur réforme. Donner à l’individu le droit d’apprécier la loi et de juger dans quelle mesure il convient de lui obéir, ce serait introduire l’anarchie dans la société. M. Dupuit ne parle ici que des lois qui n’intéressent pas la conscience, comme sont les lois fiscales par exemple.

Quant à la contradiction signalée par M. Bénard, M. Dupuit fait observer qu’il ne faut pas confondre l’état de guerre, qui est un état exceptionnel, avec l’état de paix. Les nations, comme les individus, ont le droit de faire ce qui leur est utile et ce qui n’est pas nuisible aux autres, voilà le principe. Si certaines denrées, si certaines richesses existaient exclusivement sur le territoire d’une nation, les autres nations auraient le droit de demander que ces denrées, ces richesses leur fussent accessibles par voie d’échange, et que leurs marchés leur fussent ouverts, parce que l’échange serait profitable à tous. Mais si cette nation se trouvait en guerre, et que l’ouverture de ses marchés dût avoir pour conséquence de la faire succomber ou seulement de prolonger la guerre, il est évident qu’on ne pourrait plus lui demander une chose qui, non seulement ne lui serait plus avantageuse, mais nuisible. L’état de guerre est un état anti-économique auquel on ne peut pas appliquer les règles ordinaires. Le médecin qui vous conseille de bien vous nourrir en bonne santé, n’est pas en contradiction avec lui-même quand il vous ordonne la diète dans la maladie.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.