Entretien avec Philippe Fabry. Par Damien Theillier

romeRome, du libéralisme au socialisme

Philippe Fabry est historien du droit, des institutions et des idées politiques. Il a enseigné à l’Université Toulouse 1 Capitole. Féru d’histoire romaine, il est aussi passionné par la doctrine libérale, politique comme économique, et spécialement par les travaux de l’École autrichienne. Il vient d’écrire un livre, Rome, du libéralisme au socialisme : Leçon antique pour notre temps. Éditions Jean-Cyrille Godefroy, 2014.

Ce qui rend son livre unique, c’est qu’il croise précisément les données de diverses disciplines : l’histoire, le droit, la philosophie politique et l’économie.

Au IIe siècle avant Jésus-Christ, le grec Polybe essayait de répondre à la grande énigme historique de l’époque : comment Rome s’était-elle si vite rendue maîtresse de l’univers ? En 1776, l’œuvre monumentale d’Edward Gibbon, Histoire du déclin et de la chute de l’Empire romain, retraçait l’histoire romaine depuis Trajan jusqu’à l’effondrement de l’empire. Pourtant, estime Philippe Fabry, le problème était mal posé par Gibbon. Car, comment savoir pourquoi l’Empire s’est effondré si l’on n’a pas au préalable déterminé comment il est apparu ? Or, quelques années auparavant, en 1734, dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, Montesquieu avait développé une thèse originale et unifiée pour expliquer l’ascension et la chute de la puissance romaine : la liberté gagnée sous la République puis perdue sous l’Empire.

À la suite de Montesquieu, Philippe Fabry démontre que Rome a connu une trajectoire qui va du libéralisme au socialisme. La République romaine, qui fut la plus grande puissance libérale du monde antique, a duré de 510 avant J.-C. à 23 avant J.-C., soit  près de 500 ans. En comparaison, les États-Unis d’Amérique n’existent que depuis 1776, soit moins de 250 ans. Mais progressivement, la collégialité civique qui caractérisait la République romaine va disparaître au profit d’un pouvoir personnel incarné par des empereurs qui vont adopter le style de gouvernement des potentats orientaux de l’Égypte et de la Perse antique. « De manière générale, lorsqu’on dit qu’un empereur était très apprécié du peuple, il faut comprendre qu’il ouvrit les robinets de la dépense publique. Et de manière générale, taxes et dépenses ne devaient cesser d’augmenter dans la Rome impériale, à quoi s’ajouterait aussi l’inflation monétaire ».

La thèse du livre de Philippe Fabry est que « la chute de l’Empire romain est la conséquence de l’impasse dans laquelle le socialisme impérial avait conduit le monde antique ». Au-delà de son intérêt pour qui aime l’Histoire, cet essai original est également l’occasion d’entamer une réflexion sur le monde contemporain et sur l’évolution politique, économique et sociale des États-Unis, qui semblent suivre la voie de la Rome antique. (Damien Theillier)

Entretien :

1° La liberté perdue de Rome selon Montesquieu

Damien Theillier : Je voudrais commencer cet entretien avec Montesquieu dont vous revendiquez le parrainage, en quelque sorte, au début de votre livre. La thèse de Montesquieu est qu’à partir du moment où s’étend la domination romaine, se perd la liberté et s’introduit la décadence. Pour lui tout vient du fait que Rome perd les valeurs qui ont fait sa force et qui découlent de la vertu civique. Peut-on dire que Montesquieu avait tout compris, avant tout le monde ? Quelles sont les limites de son approche ?

Philippe Fabry : Concernant Montesquieu, la première chose frappante dans ses Considérations est qu’il avait compris des choses que peu d’auteurs comprenaient – au sens fort du terme, c’est-à-dire en faisaient un pilier de leur analyse – à savoir que le bateau ne va pas plus vite que le vent qui le pousse, c’est-à-dire que les individualités fortes qui apparaissent, et qui jalonnent spécialement l’histoire romaine, sont avant tout les signes de tendances profondes. C’est en ayant cette idée à l’esprit qu’il s’est attaché à l’histoire de Rome en se demandant pourquoi elle a évolué comme elle l’a fait, quels ressorts peuvent bouleverser le caractère d’un peuple. En réfléchissant ainsi, il a vu (pouvait-on ne pas le voir ?) que le système politique et économique changeait, entre le début de la République et la chute de l’Empire, du tout au tout. Les premiers Romains étaient obsédés par l’idée de défendre leur liberté (le respect des institutions garantissant la liberté, le dévouement dans la défense de ces institutions en cas de menaces extérieures, voilà comment se définit la « vertu civique »), qu’ils ont fini par abandonner dans l’Empire.

Sur l’intuition, Montesquieu a pour ainsi dire tout bon. C’est sur le détail et la tenue du raisonnement explicatif que l’on peut se montrer critique.

Ainsi, Montesquieu a tendance à revenir un peu à l’idée du « grand homme » quand il explique que les grandes guerres extérieures ont donné trop de pouvoir aux généraux qui ont déséquilibré les institutions. Bien sûr, il ne trahit pas son idée de départ, puisque ces individus demeurent le produit d’un mouvement de fond, mais l’intérêt de l’analyse est limité par les lacunes de Montesquieu sur la réalité antique. Lacunes dont on ne peut certes le blâmer, puisque on les a comblées depuis avec une puissante archéologie scientifique qui n’existait pas à son époque ; de ce point de vue Montesquieu est à l’histoire romaine ce qu’Aristarque fut à l’héliocentrisme : il avait l’intuition et raisonnait bien, mais il lui manquait les instruments de mesure efficaces pour étayer ses raisonnements ! Ainsi Montesquieu croit-il encore que Rome, dans sa « jeunesse » n’avait que le pillage de ses voisins pour s’enrichir, alors que l’on sait aujourd’hui que la ville avait une agriculture et un artisanat florissants, et qu’elle commerçait beaucoup avec ses voisins. De même, sur le plan économique, il manque encore à Montesquieu un bagage intellectuel qui ne devait apparaître qu’une quinzaine d’années après la première édition des Considérations, avec la physiocratie. Or, le rôle des bouleversements économiques sur la mutation politique est essentiel : si Montesquieu avait eu les notions et les informations dont on dispose aujourd’hui, il aurait remarqué que les grandes conquêtes du IIIe-IIe siècle n’ont pas seulement donné un grand rôle aux généraux, ce qui est plutôt secondaire, mais que surtout, avec l’afflux massif d’esclaves et de terres et ses conséquences sur l’offre, la demande, et donc les prix, et par là les coûts de production, se sont produits d’énormes transferts de richesse qui ont eu un effet très important sur le tissu socio-économique romain, et par suite sur le système politique, par le classique schéma marxiste infrastructure/superstructure (oui, en Histoire Marx a inventé des outils intellectuels de grande valeur).

Montesquieu a donc fait un travail d’analyse très riche, limité principalement par le manque d’informations et d’outils propres à son époque. En science, c’est le rôle des successeurs que de reprendre les intuitions intéressantes de leurs aînés avec les nouveaux instruments à leur disposition et de se demander si cela donne des résultats valables. Le drame de Montesquieu est d’avoir été éclipsé par Gibbon qui était peut-être un historien plus appliqué dans le détail mais certainement moins trapu pour ce qui est de l’analyse historique, la réflexion sur les causes et les conséquences, la théorisation des « couches » de l’Histoire. Gibbon a repris l’idée de « décadence de la vertu civique » de Montesquieu mais sans bien la comprendre : la meilleure preuve de cela est qu’il commence son histoire par le règne de Trajan, qu’il estime être l’âge d’or de Rome, alors que pour Montesquieu à ce moment la vertu civique avait déjà complètement disparu, avec l’avènement de l’Empire. Hélas, les historiens ont une sorte de préférence instinctive pour les gros livres détaillés au détriment des livres courts mais riches intellectuellement. Ils ont donc réfléchi au problème tel que posé par Gibbon, et non par Montesquieu.

2° La notion d’individu est-elle antique ou moderne ?

DT : Benjamin Constant distinguait deux formes de liberté : la liberté des anciens (collective) et la liberté des modernes (individuelle). Et vous dites qu’en fait, ces deux libertés ont existé dans le monde antique. Mais qu’est ce qui permet d’affirmer que la notion d’individu existait vraiment à Rome avant l’apparition du christianisme auquel on la rattache traditionnellement ?

PF : Benjamin Constant, ainsi que d’autres auteurs comme Frédéric Bastiat, avaient une image assez faussée de la Rome primitive et de son rapport au droit et à la propriété. Il faut dire que leur science de Rome était celle d’avant Mommsen et l’école allemande, or notre connaissance de la Rome primitive a énormément progressé depuis.

Je ne dis pas que la notion d’individu des Romains était exactement la même qu’après le christianisme, mais l’essentiel de la notion juridique d’individu, elle, est là. Bien sûr l’individu romain, c’est avant tout le citoyen, et la notion peut être encore vue comme collective en cela que sous l’idée de citoyen se rassemblent son épouse, ses enfants, ses esclaves qui n’ont pas d’autonomie juridique. Mais la notion est bien individuelle en ce que le citoyen est une personne individuelle, et que les autres ne sont rattachés qu’à son droit, mais ne sont pas vus comme étant la même personne. Autrement dit, ce qu’a réellement apporté le christianisme ce n’est pas la notion d’individu, c’est la notion d’égalité entre les individus, qui fait que dans notre société moderne chaque personne humaine a la citoyenneté en propre, que nul n’appartient à un autre, comme esclave ou conjoint, que nul ne tire son droit d’un autre : si vous êtes étranger marié à un Français et que vous êtes accusé de délit, ce n’est pas en tant qu’époux d’un Français que vous aurez droit à une défense, avec un avocat, mais en tant  que personne humaine. L’apport du christianisme est là, pas dans l’existence de droits attachés à une individualité, mais à sa généralisation sans condition autre que l’appartenance au genre humain.

3° La République romaine, une première forme de libéralisme ?

DT : A Rome, la liberté et les droits n’étaient-ils pas l’apanage d’une petite minorité ?

PF : Non, en ce sens que tout homme libre majeur et dont le père – celui dont il tirait sa citoyenneté par naissance – était mort bénéficiait de la citoyenneté sui iuris, en droit propre. Or, à une époque où l’espérance de vie était de 35 ans, rares étaient ceux qui restaient longtemps « dans la main » de leur père. De son vivant, celui-ci avait droit de vie et de mort sur les siens, mais il faut voir que ce droit de vie et de mort de votre père sur vous signifiait largement une absence de droit de vie et de mort de l’État sur vous, car le pater familias, vis-à-vis de l’État, couvrait ses propres « sujets » de son droit de citoyen, ils en bénéficiaient donc indirectement. On peut penser que les gens sont plus libres si leur droit de vivre dépend de leur géniteur que s’il dépend de l’État ! Tout ceci est d’autant plus vrai au début de la République où il y a très peu d’esclave, et où, par conséquent, la maisonnée qui se trouve sous l’autorité du pater familias est composée principalement de parents, épouse et enfants pour lesquels il y a une bienveillance naturelle. Il faut donc se défaire de l’idée qu’on se fait de ce  « droit de vie et de mort » comme quelque chose de monstrueux : la plupart des individus, aussi normaux que vous et moi, vivaient une vie de famille paisible.

DT : La république romaine était oligarchique et non démocratique. Pourtant, elle protégeait les libertés civiles. Pensez-vous que le libéralisme puisse coexister avec des régimes politiques non-démocratiques ? Et jusqu’à quel point ?

PF : On croit depuis longtemps que la démocratie est nécessaire à préserver la liberté. Cette idée n’est pas complètement fausse en ce qu’elle découle du raisonnement suivant : si les décisions de gouvernement sont prises collectivement par des individus aux droits garantis, ceux-ci ne vont pas scier la branche sur laquelle ils sont assis et vont utiliser le pouvoir pour préserver leurs libertés, non les amputer. Mais ce raisonnement est vicié car il ignore que tous les individus n’ont pas le même intérêt à la démocratie : des groupes peuvent vouloir s’en servir pour lutter contre des inégalités qu’ils assimilent à des injustices. Dans ce cas, la démocratie devient un régime de redistribution.

Il est compliqué de dire exactement ce qu’était la République romaine. C’était plus précisément une oligarchie contrôlée par des assemblées populaires. Mais la vraie garantie de la liberté était dans la sacralisation des libertés individuelles, dans une proportion qu’à mon sens on n’a retrouvé depuis que dans la déférence américaine devant les amendements à la Constitution. Le droit, en garantissant des libertés inaliénables très importantes, réduisait à très peu de choses la sphère d’intervention possible de l’État. Quand vous êtes dans ce type de configuration, peu importe qui dirige : une oligarchie, une démocratie ou une monarchie, puisque son pouvoir est de toute façon très restreint. En résumé, ce qui compte n’est jamais qui exerce le pouvoir, mais quelle est l’étendue du pouvoir. Ce qui paraît en revanche assez constant, c’est que les régimes démocratiques ont une tendance plus forte à ralentir la croissance, assez inexorable, du pouvoir que les autres régimes. C’est pour cela qu’on peut penser que, en présence d’un État, la combinaison la plus favorable à la liberté est 1) pouvoir très limité par des droits individuels larges et garantis et 2) un pouvoir confié à un assentiment du peuple.

4° Les sociétés complexes peuvent-elles survivre ?

DT : L’une des caractéristiques constantes des sociétés humaines est qu’elles finissent par s’effondrer. Or, la thèse en vogue chez certains historiens est que les sociétés s’effondrent parce qu’elles sont trop complexes. Dans L’Effondrement des sociétés complexes, Joseph Tainter aborde le cas de l’empire romain et fait des analogies avec notre époque. Qu’en pensez-vous ?

PF : Je pense que c’est une idée complètement fausse que les sociétés s’effondrent parce qu’elles sont trop complexes, mais que l’erreur d’analyse part d’une intuition qui, elle, est juste, à savoir que des sociétés très complexes et rigides s’effondrent sans parvenir à s’adapter. Mais, le problème n’est pas dans les sociétés complexes, mais dans les administrations complexes. Et là, c’est Hayek qui nous donne les outils intellectuels permettant de comprendre le problème. La complexité d’une société n’est nullement un obstacle à son adaptation aux changements (climatiques, démographiques…) dès lors qu’elle est gouvernée par un ordre spontané. En revanche, lorsque se développe une administration complexe, avec un appareil important et les lourdeurs bureaucratiques qui vont avec, et avec la tendance naturelle à la planification, alors les rigidités empêchent l’adaptation et le blocage de l’administration complexe entraîne l’effondrement de la société complexe. C’est ainsi que la petite mondialisation qu’a constitué l’Empire romain n’a pas survécu au développement et à l’effondrement de l’administration impériale romaine. On n’est pas revenu à une société complexe sans pouvoir, mais à une multitude de sociétés simples et isolées (fin de l’urbanisation, fin des échanges massifs à grande distance, etc.)

La confusion entre société complexe et administration complexe est facilitée dans l’esprit des commentateurs par le fait que les sociétés complexes, c’est-à-dire avec une forte division du travail, des échanges commerciaux très forts, un fort cosmopolitisme, ont tendance à voir se développer, presque en réaction, des administrations complexes. Mais les deux sont distincts, et c’est bien à la complexité d’une administration, planificatrice au lieu d’être juste régalienne (ce qu’on pourrait appeler une administration simple) qu’est dû l’effondrement des sociétés complexes, pas à la complexité des sociétés, qui est une bonne chose.

5° Rome et l’Empire soviétique

DT : L’historien russe Mikhaïl I. Rostovtzeff, dans son Histoire économique et sociale de l’empire romain (1926) a expliqué le déclin de Rome par l’instauration d’un «  socialisme d’État » semblable à celui de l’URSS. Cette analogie a-t-elle été une source d’inspiration pour votre livre?

PF : J’ai découvert Rostovtzeff en travaillant sur mon livre, c’est-à-dire en m’étant déjà forgé la certitude que Rome avait connu une trajectoire du libéralisme au socialisme. Rostovtzeff est évidemment un auteur majeur, dont l’ouvrage très savant, même s’il commence à dater un peu, dresse un tableau très complet de l’évolution économique et sociale de l’Empire. Néanmoins Rostovtzeff, encore pénétré de l’appréhension « gibbonienne » du problème, pensait que le Principat, soit le Haut Empire, les deux premiers siècles après Auguste, sont une période faste avec un régime politique efficace. Il était convaincu que l’anarchie militaire au IIIe siècle était une sorte de révolution populaire sur le mode soviétique de 1917, qui l’avait traumatisé – Rostovtzeff avait alors émigré de Russie – et avait ruiné ce système efficace du début de l’Empire. Or, l’Empire, comme le pensait Montesquieu, mais également un auteur comme Toynbee, était en soi une dégénérescence.

Dans mon livre, j’explique que cette erreur, quant à la qualité du Haut Empire, est due à une illusion d’optique, car à cette époque les provinces adoptaient, à retardement, des institutions semblables à celles que Rome était elle-même en train d’abandonner. Du coup, l’ensemble du monde romain était très dynamique, et Rome pouvait paraître superbe en prélevant le tribut sur des provinces qui s’enrichissaient. Mais cet enrichissement était la conséquence de gouvernements provinciaux qui respectaient des principes semblables à ceux de la République romaine défunte, pas du jeune Empire. Lorsque les provinces ont commencé à subir l’administration impériale directe, au IIIe siècle, la dynamique économique a marqué le pas nettement.

DT : Quelle est l”originalité de votre livre par rapport à La Chute de Rome. Fin d’une civilisation, de Bryan Ward-Perkins, professeur à l’Université d’Oxford, qui s’est imposé comme l’un des meilleurs spécialistes de la fin de l’empire romain ? Peut-on dire que Ward-Perkins décrit bien les signes du déclin mais ne parvient pas à identifier la cause véritable du déclin ?

PF : Le livre de Ward-Perkins est remarquable mais c’est, pourrais-je dire, le livre d’un pur historien, qui décrit, qui explique, mais sans vraiment chercher de schéma directeur. Il ordonne les faits et montre l’existence d’un cercle vicieux entre instabilité politique, difficultés militaires et difficultés économiques, mais ne va pas chercher la racine de ce cercle vicieux, qui est ce que j’appelle, suivant la terminologie hayekienne, le socialisme, et qui est la grande cause unificatrice, la cause des causes. En sortant du livre de Ward-Perkins, on a bien compris « comment » mais toujours pas « pourquoi ». C’est cette réponse manquante que j’ai cherchée.

6° Rome et les États-Unis

DT : Vous soulignez qu’il existe d’étranges similitudes quant au rôle mondial qu’ont pu jouer les États-Unis et la Rome antique. Les États-Unis sortiront-ils vainqueurs du grand bouleversement du monde contemporain, ou connaîtront-ils la décadence et la destruction ?

PF : Je dois dire que ne suis pas optimiste. Je pense que les choses évolueront en deux temps. Dans un premier temps, les États-Unis sortiront indéniablement vainqueurs du grand bouleversement du monde contemporain qui s’annonce, et même est déjà en cours. Dans quelques décennies l’expression « pax americana » n’aura jamais été aussi vraie. Néanmoins, cette victoire extérieure annoncera des tendances intérieures négatives : les États-Unis deviendront l’équivalent du pouvoir central d’un État mondial. Songeons à une ONU dont le Conseil de Sécurité, après une réduction américaine de la Chine et de la Russie, serait entièrement aux mains des États-Unis. Ceux-ci pourraient donner l’apparence de la légalité internationale à n’importe quelle intervention. Comme pour Rome, et plus encore que maintenant, la tentation sera grande pour les maîtres de l’État américain d’utiliser la puissance diplomatique et militaire pour s’enrichir et acquérir du pouvoir, battant en brèche les fondements de la liberté américaine. Dans un deuxième temps, donc, la liberté individuelle, les garanties face au pouvoir reculeront, peut-être même y aura-t-il guerre civile. Tout cela débouchera sur une dictature, qui glissera plus ou moins vite sur la pente de l’étatisme, vers le totalitarisme. Ce faisant, les États-Unis entraîneront le monde entier dans leur décadence, comme Rome le fit du monde méditerranéen. Quand le système s’effondrera sous son propre poids, comme l’URSS, l’humanité sera plongée dans une sorte de Moyen-Age, marqué par une relative régression technologique, un dépeuplement des villes, une démondialisation et un morcellement politique instable. La lueur d’espoir est qu’après le Moyen-Age, les avatars modernes de la civilisation de la liberté ont fait bien mieux, sur tous les plans, que les occurrences antiques. L’Amérique a été bien plus libre et humaniste que Rome. Nous pouvons donc rêver aux nouveaux sommets qu’atteindra l’humanité dans cet avenir distant.

DT : A l’époque, l’empire romain n’avait pas de concurrent, il régnait en maître sur le monde, d’une façon monopolistique, repoussant quelques hordes barbares de temps en temps et cela pendant plusieurs siècles. Au contraire, la puissance américaine a toujours été confrontée à des concurrents. Au début, c’était l’Europe, avec la Grande Bretagne, puis ce fut l’Allemagne nazie, l’URSS et les pays communistes. Aujourd’hui, c’est la Chine, les régimes islamistes et à nouveau la Russie. Rome n’a jamais connu une telle situation, me semble-t-il.

PF : C’est tout simplement que le moment où l’Amérique sera toute seule n’est pas encore arrivé ! Mais il est très probable que d’ici la fin du siècle, et à mon sens même d’ici 30 ans, ce sera le cas. L’Europe a joué pour l’Amérique le rôle joué pour Rome par la Grèce, à savoir une sorte de civilisation-mère qui est assez naturellement devenue vassale de la jeune civilisation dans le cadre de conflits plus vastes où leur unité profonde est apparue. La Russie joue dans l’épopée américaine le rôle cumulé de Carthage et de la Macédoine. Il faut savoir que la Macédoine et Carthage étaient alliées contre Rome au cours de ce qui fut un authentique conflit « mondial » de l’Antiquité, d’un bout à l’autre de la Méditerranée, et que les historiens découpent de manière assez artificielle en guerres puniques et macédoniennes quand une expression « Guerre de Méditerranée » serait bien plus adaptée. Rome a mis cent ans à se débarrasser de Carthage. Aujourd’hui, la Russie de Poutine est dans la situation de Carthage et de la Macédoine lors des derniers conflits, au IIe siècle : des états très affaiblis mais encore trop vigoureux pour accepter d’être réduits à l’état de vassaux. Ils cherchent à retrouver les feux de leur gloire passée. Poutine est un peu le roi Persée de Macédoine, qui s’est cru assez « refait » pour défier Rome, et qui a été écrasé, scellant la fin de l’indépendance de la Macédoine. Ce qui se passe en Ukraine est selon moi les prémices de cette évolution.

Les régimes islamistes ne peuvent nullement être considérés comme des « rivaux ». Ce sont des résistants locaux à la domination américaine, d’autant plus motivés que leur culture, notamment religieuse, est radicalement autre. C’était le cas des Juifs qui n’ont jamais accepté la domination romaine, ont fini étrillé lors de guerres qui ont eu un coût humain proportionnellement comparable à la Shoah et dont le Temple a été détruit. Tout comme l’Islam aujourd’hui, les Juifs du Ier-IIe siècle ont vu pulluler les sectes millénaristes violentes, notamment les zélotes, ou sicaires. Je pense d’ailleurs personnellement que le grand incendie de Rome sous Néron n’était pas le fait de chrétiens disciples de Jésus, mais de chrétiens au sens plus large, c’est-à-dire les suiveurs d’un Christos, un Messie, qui était le titre que chaque nouvelle secte donnait à son chef, comme les chiites de Moqtada Al Sadr ont voulu voir en celui-ci le « Mahdi » tant attendu. Les Romains, peu au fait des subtilités religieuses juives, voyaient donc comme « chrétiens » tous les juifs messianistes. Le grand incendie de Rome, qui précède de quelques années les guerres judéo-romaines du Ier siècle, aurait été le 11 septembre romain.

Pour finir : la Chine. Celle-ci tient plutôt le rôle de la Gaule, un pays immense, trois ou quatre fois plus peuplé que l’Italie romaine, et ayant entraîné l’intervention romaine suite à un conflit à ses marges. Aujourd’hui, ces occasions de conflits sont nombreuses. L’Asie s’arme comme l’Europe de 1913, et la Chine a des prétentions sur Taïwan, les îles japonaises de Senkaku et défend la Corée du Nord face à une Corée du Sud nerveuse. Sans parler des tensions avec le Vietnam. Avec les difficultés internes de l’économie chinoise qui vont apparaître nécessairement avec le ralentissement, il me paraît certain qu’une guerre éclatera dans les deux décennies à venir. Une guerre que la Chine ne pourra pas gagner, puisqu’elle sera seule contre toute l’Asie coalisée à l’Amérique. Elle perdra cette guerre et sera dépecée en entités politiques plus petites par les USA, afin de ne jamais réémerger comme concurrent géopolitique.

Et alors l’Amérique, comme l’Empire romain sera bien seule. Pour le pire, je le crains.

DT : Toujours concernant le parallèle entre Rome et les États-Unis, vous écrivez : « Un grand pays libéral est assez mécaniquement conduit à perdre son sel libéral, à cause justement du poids de la puissance que lui donne son modèle fondé sur la liberté. » Pourriez-vous expliquer ce point ? Et n’est-ce pas une affirmation un peu déterministe, voire fataliste ?

PF : C’est assez simple : je dirais que tout groupe humain donné a un potentiel dynamique. Ce potentiel se réalise de manière optimale dans la société de liberté, ou de non-contrainte, soit l’ordre spontané dont parlait Hayek. Il se réalise de manière minimale dans la société totalitaire, ou de contrainte absolue. Ce qui fait qu’un petit groupe humain vivant en régime de liberté sera plus dynamique qu’un grand groupe vivant en régime de contrainte. On peut avoir un équilibre dans lequel un petit pays libre a une richesse globale égale à celle d’un grand pays, quinze fois plus peuplé, mais où la liberté est très limitée. C’est le cas si vous comparez la France de Louis XIV aux Provinces-Unies néerlandaises à la même époque. Cela implique bien sûr que, par tête, la richesse du petit pays est bien supérieure à celle du grand pays.

Cela fait que les petits pays libres ne parviennent jamais à imposer une hégémonie aux grands pays moins libres. Au mieux, ils parviennent à leur résister et à leur tenir la dragée haute.

Mais si vous prenez un grand pays, très peuplé, et qu’il adopte un régime de liberté, alors sa puissance est telle qu’il devient hégémonique, car il sera beaucoup plus riche, à taille égale, que ses voisins non libres. Et là vous avez la comparaison de la Guerre froide, entre USA et URSS.

Le problème, c’est qu’un grand pays libre est tellement hégémonique que ses élites, qui actionnent son pouvoir collectif, sont naturellement tentées d’user de ces facultés extraordinaires pour leur profit. Et puisque les hommes ne sont jamais tous des saints, vous en trouverez forcément qui le feront.

C’est effectivement très déterministe, très fataliste. Cette idée, à vrai dire, est au centre de ma pensée historique. Je suis convaincu que les hommes sont comme les particules de gaz : individuellement, ils sont libres, il n’y a pas de déterminisme, seulement de l’aléa. Mais pris en masse, on se trouve face à une distribution selon la loi des grands nombres, et les grandes trajectoires historiques sont fortement déterminées. J’ai plusieurs travaux là-dessus que j’espère publier prochainement.

Publié sur 24hGold

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