Esquisse d’une politique rationnelle (Partie 1 sur 2)

Dans cette longue étude en deux parties, Jean-Gustave Courcelle-Seneuil pose les bases d’une politique rationnelle. Il examine tour à tour le fondement des constitutions, le mécanisme des lois, l’organisation des gouvernements et le recrutement des fonctionnaires. Il remplace l’abus des mots par la précision des principes, et l’égarement de la routine par un programme de réforme ambitieux mais à opérer dans le temps et sans révolution. 


 

 

 

ESQUISSE D’UNE POLITIQUE RATIONNELLE

 

Par Jean-Gustave Courcelle-Seneuil 

(La Nouvelle Revue, 1889.)

 

INTRODUCTION

 

§ 1°. La politique et son objet. — La politique, en prenant ce mot dans son acception la plus large, est l’art appliqué à la conduite de la vie dans les groupes humains appelés « États » ou « Nations ». Cet art est pratiqué par les individus répartis dans des fonctions diverses dont l’activité se trouve coordonnée pour une fin commune, le développement de la vie : il est appliqué à tous et par tous : c’est l’art social.

Il se divise en quatre branches principales : politique proprement dite, droit, morale et pédagogie.

La politique est née, comme tous les autres arts, des besoins humains. Les hommes ont cherché d’abord à se procurer les moyens de vivre, soit par leur travail propre, soit par celui de leurs semblables violemment assujettis ou même appropriés. Les violences ont causé des guerres et les nécessités de la défense ont amené les individus et les familles à se grouper, puis à chercher les moyens d’augmenter la solidité et la force du groupe auquel ils appartenaient. On a donné de la cohésion au groupe en essayant de faire régner entre ses membres la paix par la justice, au moyen de règles qui passaient en coutumes, par l’institution de juges et d’une force publique chargée d’assurer, même par la contrainte, l’exécution de leurs décisions. Mais, de même que les individus s’étaient violentés les uns les autres avant de se grouper, les groupes divers ont continué à se faire violence par des guerres, d’abord continues, puis interrompues par des périodes de paix plus ou moins longues. Les mêmes hommes ont toujours été chargés, dans chaque groupe, de la direction supérieure de la justice au dedans et de la guerre au dehors. Leur fonction est désignée sous le nom de « gouvernement ». Ils dirigent, en effet, la marche de leur groupe comme le gouvernail dirige celle du navire.

Nous n’essaierons point de décrire par conjecture comment les groupes humains se sont formés, se sont mêlés ou séparés, puis reconstitués jusqu’à nos jours. Le récit de quelques-uns seulement de ces événements remplit toute notre histoire, qui commence bien tard et demeure fort incomplète. Les besoins de la défense, l’ambition de commander, la convoitise et l’amour du pillage ont multiplié les guerres et amené les hommes, inconsciemment, à former des groupes chaque jour plus homogènes ou plus grands.

Il faut prendre les groupes appelés « États » ou « Nations » tels qu’ils existent aujourd’hui dans notre monde occidental pour y étudier le gouvernement et ses fonctions. C’est l’objet de la politique proprement dite, dont nous allons nous occuper.

§ 2. Le gouvernement. — Les États de notre temps ont tous été formés par la guerre, plus ou moins mêlée d’actes volontaires d’une part plus ou moins considérable de la population. Il y a donc, dans leur formation, une part d’assentiment et une part de violence que nous n’entreprendrons pas de séparer. Constatons seulement que, grâce à la confusion des événements qui ont amené la formation de chaque État, les notions relatives à la constitution et à la direction du gouvernement sont demeurées partout fort obscures, malgré la discussion continue dont elles ont été l’objet depuis bientôt trois siècles. Essayons d’oublier ces discussions et les études antérieures pour aborder les questions de face, au point de vue de la science moderne.

Il у a trois choses à considérer dans l’étude du gouvernement : ses attributions, sa constitution, sa direction. Ce sera l’objet des chapitres suivants.

I

DES ATTRIBUTIONS DU GOUVERNEMENT

§ 1er. cessité de définir les attributions. — S’il existait une classe d’hommes ou même un seul individu supérieur aux besoins, aux passions, aux tentations, aux infirmités et aux erreurs humaines, le gouvernement lui appartiendrait de droit. Longtemps les peuples ont cru qu’il y avait des hommes supérieurs à tous les autres et investis par nature du droit de commander. Ces individus eux-mêmes l’ont cru ou feint de le croire et se sont déclarés dieux, comme Alexandre, ou ont ordonné en vertu de leur « certaine science », comme Louis XIV. C’est aussi sur leur infaillibilité que les papes fondent leurs prétentions au gouvernement de tous les hommes. Mais l’expérience nous a enseigné que ces hommes sont des animaux semblables à tous les autres hommes, soumis aux mêmes conditions, aux mêmes misères et aux mêmes erreurs. Leurs prétentions attestent seulement qu’ils se sont abandonnés aux séductions et aux égarements de l’orgueil.

Tous les hommes étant de même condition et sujets aux mêmes faiblesses, il est indispensable que le pouvoir de gouverner conféré à quelques-uns d’entre eux soit limité à certaines attributions dans lesquelles ils puissent agir, sans excéder la capacité humaine : il ne faut leur demander ni l’impossible, ni ce que les tentations auxquelles l’homme est sujet rend par trop difficile. Nous commencerons donc par l’étude des attributions ou de la fonction du gouvernement, parce que c’est la plus importante et la plus propre à nous éclairer dans la route que nous allons suivre. Ajoutons que c’est celle sur laquelle on trouve le plus grand nombre d’erreurs répandues dans l’opinion publique.

Empruntons la définition de l’opinion vulgaire à un grand penseur, Fr. Bacon : « Le droit public, dit-il (celui qui détermine les attributions du gouvernement), n’a pas pour seule fin d’être comme le gardien du droit privé, afin d’empêcher la violation de celui-ci et les injustices ; il s’étend aussi à la religion, à l’armée, à l’enseignement, aux arts (ornamenta), aux richesses, enfin à tout ce qui intéresse le bien-être de la cité. » Bientôt il ajoute que la fin des lois est le bonheur des citoyens (ut cives feliciter degant)[1].

Cette idée des attributions du gouvernement a régné pendant tout le XVIIsiècle. Au XVIIIe, on a discuté sur la religion et sur les richesses, mais Rousseau et ses disciples ont maintenu que le gouvernement et les lois avaient pour fin le bonheur des peuples. Aujourd’hui, le clergé conteste au gouvernement français l’enseignement. En somme, l’opinion publique est plus flottante et plus incertaine que jamais.

Nous examinerons bientôt les termes de l’aphorisme de Bacon. Mais nous devons auparavant signaler l’erreur énorme de l’opinion que « le gouvernement et les lois ont pour fin le bonheur des peuples ». Cette opinion était passée dès l’Ancien régime dans le langage courant : « Un prince chargé du bonheur de vingt millions d’hommes ne doit pas en affliger un à plaisir », répondait Landsmath à une taquinerie de Louis XV. Mme Campan dit de Louis XVI :« Au conseil, il s’occupait du bonheur de son peuple (Mémoires, ch. V.). Turgot faisait dire au même roi dans le préambule d’un édit : « occupé continuellement du bonheur de mes peuples » (Foncin, p. 270).

L’état bienheureux ou le bonheur des peuples existe-t-il ou n’est-il qu’une conception chimérique ? Un homme conçoit un désir et parvient à le satisfaire : il est content ou, si l’on veut, heureux ; mais son contentement dure peu, parce que cet homme conçoit aussitôt des désirs nouveaux qu’il satisfait plus ou moins, sans jamais s’arrêter. Comme l’a dit Bastiat, « il est une source intarissable de désirs ». Ceux qui ont eu le plus de moyens de se satisfaire, les empereurs romains, par exemple, n’ont pas été plus satisfaits que d’autres, et, de même, les puissants et les possesseurs des grandes fortunes de notre temps. Les hommes les plus heureux sont ceux qui savent bien diriger leur activité, modérer leurs désirs et se contenter de ce qu’ils peuvent atteindre.

Mais le bonheur dont l’homme est susceptible ne dépend jamais d’autrui, et si un autre venait satisfaire nos désirs d’aujourd’hui, nous voudrions qu’il satisfît nos désirs de demain et nous fît la vie oisive, qui n’est certes pas le bonheur.

Le bonheur, si bonheur il y a, est un rapport entre le désir et la satisfaction. Tout cela est individuel dans le sens le plus intime du mot. C’est en quelque sorte la vie elle-même, et on vit par soi, non par autrui. Aussi Vauvenargues a-t-il dit avec un grand sens : « Il n’y aurait pas beaucoup d’heureux s’il appartenait à autrui de décider de nos occupations et de nos plaisirs. »

La politique doit chercher les conditions dans lesquelles les individus puissent le plus possible satisfaire leurs désirs, sans être contrariés les uns par les autres dans la recherche de cette satisfaction. Quant au bonheur, c’est l’affaire de chacun : le gouvernement ne doit pas le chercher parce qu’il lui est impossible de l’atteindre et parce que, dans cette recherche, il ne saurait éviter l’injustice.

Un peuple dont chaque citoyen attendrait son bonheur du gouvernement serait ingouvernable et très malheureux.

§ 2. Des attributions nécessaires du gouvernement. — Le gouvernement est institué pour faire régner la paix entre les hommes par une justice aussi entière que possible, soit dans les lois qui définissent les droits respectifs des particuliers, soit dans leur application. Depuis que les contrats ont été introduits dans le droit civil et font loi entre les contractants, il appartient au gouvernement de déterminer dans quelles conditions et sur quelles matières on peut s’engager, et de veiller à l’exécution des contrats comme à celle des lois civiles, pénales et autres. Il lui appartient également de défendre l’État contre les agressions des autres États et de veiller à ce que la force défensive soit aussi bien organisée qu’il se peut et efficace : ajoutons à ces pouvoirs l’assiette et la levée de l’impôt.

Telles sont les attributions nécessaires du gouvernement, celles qui constituent sa fonction essentielle. Il ne peut s’en acquitter dans les États modernes qu’avec la coopération d’un personnel nombreux, solidement organisé.

Ces fonctions constituent une division du travail bien marquée, comprenant le soin de la défense contre les injustices des hommes, la conservation de la paix. À ces fonctions on en a souvent ajouté d’autres, que nous appellerons « facultatives », dont les principales sont celles énumérées dans l’aphorisme de Bacon cité plus haut ; nous allons les examiner.

§ 3. La religion. — La religion, dit Bacon, appartient au droit public et se trouve ainsi dans les attributions du gouvernement. Cette idée, qui a régné pendant des siècles, n’est pas exacte. Toute religion est une forme de la pensée, et quel rapport y a-t-il entre les fonctions du gouvernement et la forme de la pensée ? Aucun absolument. Nul ne saurait commettre par la pensée, ni même par l’expression d’une opinion religieuse, une injustice contre qui que ce soit. Donc le gouvernement n’a pas à intervenir en cette matière.

S’il intervenait, il faudrait qu’il se fît arbitre des croyances religieuses, fonction pour laquelle il n’a aucune aptitude, ou qu’il remît cet arbitrage à des personnes de son choix, qu’il n’a aucune aptitude à bien choisir. Si ces personnes étaient placées hors de sa juridiction, elles pourraient obéir à des intérêts étrangers, ennemis de l’État, sans encourir elles-mêmes aucune responsabilité.

Cette attribution, qui pouvait avoir sa raison d’être dans les États païens, où la religion avait un caractère national et se bornait à l’observation de quelques pratiques extérieures, est oppressive dans un État chrétien, où la religion n’est pas nationale, mais universelle, où d’ailleurs elle prétend exercer sur la vie privée un empire très étendu et a pour fin, non la conservation ou la prospérité de l’État, mais le salut de l’individu dans l’autre vie. Elle a donc un caractère purement individuel et a droit simplement, comme les autres opinions individuelles du même genre, à la liberté et au respect.

L’enseignement de l’histoire nous apprend d’ailleurs que l’action du gouvernement en matière religieuse a toujours été une cause d’oppression et d’injustice, qu’elle a constamment troublé la paix au lieu de contribuer à la maintenir.

§ 4. L’enseignement. — Le gouvernement doit-il donner l’enseignement ? A-t-il pour cela une aptitude spéciale ? Nous ne le pensons pas. Doit-il demeurer étranger à l’enseignement ? Nous ne le pensons pas davantage.

Il doit le surveiller. Pourquoi ? Parce que ceux qui enseignent peuvent nuire à l’État en façonnant des citoyens injustes, indisciplinés, ennemis des lois de leur pays ou de mœurs vicieuses. L’enfant et l’adolescent n’ont pas de discernement : ils acceptent d’abord l’enseignement qu’on leur donne et ne le corrigent, en bien ou en mal, que plus tard, par leur jugement propre. Le gouvernement chargé de maintenir la paix par la justice ne doit pas tolérer qu’on prépare par système un recrutement de mauvais citoyens.

Il peut très justement, par exemple, fermer un établissement où l’on enseignerait les doctrines de Boniface VIII, condamnées en France pendant près de cinq siècles consécutifs et qui vont à la destruction de l’État par sa soumission à un prince étranger. Il peut de même empêcher et punir un enseignement mensonger de l’histoire ou l’enseignement des mœurs vicieuses.

On conteste au gouvernement ce droit de surveillance au nom de ce qu’on appelle « la liberté des pères de famille », c’est-à-dire de la puissance paternelle. On n’admet pas toutefois qu’en vertu de cette puissance le père puisse tuer son enfant ou le mutiler, ou le préparer à la désobéissance aux lois et à l’infamie. C’est en vertu du même principe que le gouvernement peut avec toute justice réprimer un enseignement corrupteur.

Les mêmes considérations lui donnent charge de réprimer dans la mesure du possible l’injure et surtout le mensonge et la calomnie dans toute discussion.

L’exercice de cette attribution de surveillance présente des difficultés sérieuses et exige du gouvernement d’autant plus de prudence et de mesure qu’il est à peu près impossible de définir exactement ses droits en cette matière par un texte législatif. C’est l’exercice du droit de légitime défense, qui ne peut pas plus être défini par un texte lorsqu’il s’agit de l’État que lorsqu’il s’agit d’un particulier.

§ 5. Les beaux-arts. — Les beaux-arts sont chose d’agrément et appartiennent de droit à la vie privée. Sans doute, il n’est pas indifférent qu’un peuple ait ou n’ait pas le goût des beaux-arts ; mais il n’entre nullement dans les attributions du gouvernement de cultiver ce goût, qui n’a rien de commun avec la conservation de la paix par la justice. La culture des beaux-arts est l’affaire des particuliers, et plus spécialement des particuliers riches. On n’a attribué la culture des beaux-arts aux gouvernants que parce qu’on s’était habitué pendant des siècles à considérer ceux-ci comme les plus riches des particuliers : le soin des arts entrait alors dans leurs menus plaisirs.

§ 6. Les richesses. — Les richesses sont l’objet légitime des désirs de tous les hommes, le moyen de vivre : elles sont produites par l’industrie des particuliers. Charger le gouvernement de diriger l’industrie et d’en partager les produits entre les particuliers, ce serait le charger de tous les soins de leur vie et les absorber en lui en quelque sorte. On ne va guère jusque-là, mais la plupart des hommes s’imaginent que, par l’emploi de la législation et de la force publique, le gouvernement peut enrichir les citoyens. C’était l’idée de Bacon et de son temps. Les recherches auxquelles cette opinion a donné lieu ont démontré : 1° que les gouvernants en général n’avaient aucune compétence industrielle qui les autorisât à réglementer et à régenter l’industrie ; 2° que le meilleur moyen d’enrichir une nation était d’y laisser l’industrie et le commerce absolument libres ; 3° qu’en intervenant dans l’industrie et le commerce, les gouvernants ne pouvaient que donner à l’un le bien de l’autre, contrairement à la fin de leur institution, qui est le maintien de la paix par la justice.

La justice consiste à défendre les citoyens contre la violence ou la fraude que leurs semblables pourraient exercer contre eux, en laissant d’ailleurs chacun d’eux, autant que possible, dans les conditions d’existence du genre humain sur la planète. Le gouvernement ne pourrait en favoriser quelques-uns qu’en leur donnant ce qu’il aurait pris aux autres, c’est-à-dire en pratiquant l’injustice, qu’il est chargé d’empêcher.

§ 7. Tout ce qui intéresse le bien-être de la cité. — Ces termes laissent la porte ouverte à toutes les fantaisies et à tous les sophismes des particuliers, toujours disposés à couvrir d’un prétexte de bien public leurs entreprises les plus injustes. J’exerce une industrie : j’affirme que la nation a intérêt à ce que cette industrie soit favorisée ou protégée, comme on dit : j’ajoute que si on ne la protège, soit en me faisant don d’une prime prélevée sur les deniers publics, soit par un droit d’entrée qui me permette de lever sur les consommateurs un impôt à mon profit, je ne puis continuer mon industrie. L’une ou l’autre des deux affirmations peut être fausse et les deux le sont presque toujours. Toutefois, le public a une telle habitude de se laisser prendre par les mots, que ces deux affirmations peuvent être admises sans vérification, surtout si elles sont soutenues par des personnes fort riches, qui viennent mendier,en carrosse, à titre de secours, le bien d’autrui.

Le bien-être de la cité est intéressé à la justice, mais à la justice seulement ; tout le reste peut être obtenu par l’initiative des individus, dont Bacon, dans son aphorisme, semble avoir oublié l’existence. C’est pourtant par les services rendus aux individus que les gouvernants acquièrent le droit de les commander.

Il y a des besoins que les hommes ne peuvent satisfaire que par la combinaison de forces considérables. Tels sont, par exemple, ceux qu’on satisfait au moyen des travaux publics. Dans un état arriéré de civilisation, le gouvernement, seul, dispose d’une force suffisante pour les entreprendre ; mais dès que la propriété et l’épargne jouissent d’une certaine sécurité, l’expérience prouve que les particuliers peuvent sans peine satisfaire tous les besoins de ce genre, mieux et à moins de frais que le gouvernement.

§ 8. Fonctions rationnelles. — Les fonctions rationnelles du gouvernement sont précisément les fonctions nécessaires auxquelles il est sage de se tenir. On connaît les avantages de la division du travail par laquelle la collaboration des hommes a obtenu dans l’industrie tant d’efficacité et tant d’étendue. Il serait très utile que cette division fût appliquée dans le règlement des attributions du gouvernement. Protéger les hommes contre les injustices dont ils pourraient être l’objet, attribuer à chacun le sien et faire régner la paix entre tous, est une tâche assez belle pour satisfaire les ambitions les plus hautes et pour occuper les capacités les plus étendues. Peu d’hommes sont en état de bien remplir cette fonction supérieure.

Elle ne doit pas être étroitement définie, parce que, si l’on peut assez bien connaître les formes les plus habituelles de l’injustice et les délimiter par les lois, on ne saurait connaître celles qui sont incessamment inventées. Il est nécessaire de laisser au gouvernement, afin qu’il puisse réprimer les formes nouvelles d’injustice et défendre la sûreté de l’État, des pouvoirs dont il est impossible, et dont il serait dangereux de mesurer l’étendue ; ce sont les pouvoirs de surveillance générale dans l’intérêt de la paix et de la justice.

C’est en faisant régner dans l’État la justice et la paix que le gouvernement procure aux citoyens le bonheur, autant qu’il dépend de lui. La fin de la politique est de trouver les moyens de procurer aux hommes le maximum de la justice et de la paix.

Contrairement à l’opinion de Bacon, le gouvernement doit être simplement le gardien du droit privé. On ne saurait lui attribuer une ingérence dans l’industrie, parce que les attributions de ce genre, étrangères à sa spécialité, sont en dehors de sa compétence : établi pour une autre fin, il n’a aucune capacité industrielle et ne peut agir que sur le conseil d’autrui. Ce conseil est presque toujours intéressé et injuste.

§ 9. Explications utiles. — Avant de passer outre, il peut être utile de nous expliquer sur quelques formules très répandues que nous ne rencontrerons pas dans la suite de notre exposition et qui pourraient inspirer des scrupules.

1° Droit naturel. Nous ne pouvons admettre l’existence d’un droit naturel obligatoire par lui-même. Les hommes se sont fait et se font le droit le plus raisonnable qu’ils peuvent, eu égard à leurs lumières et à leur état d’avancement dans la civilisation. Chacun peut concevoir et proposer un droit meilleur et plus rationnel que le droit positif, mais celui-ci seul est impératif et obligatoire par lui-même.

2° Liberté. Égalité. Fraternité. Cette devise est obscure, parce qu’elle est susceptible d’interprétations diverses qui appellent des explications.

On comprend trop souvent que la liberté de la presse et de la parole, c’est la faculté de tout dire impunément, même la diffamation, la calomnie, l’excitationà la révolte,à la débauche, etc. Liberté de l’enseignement, c’est la faculté pour toute personne de tout enseigner, et ainsi de suite. Nous n’admettons pas cette interprétation.

Pour nous, la liberté consiste dans la réduction des attributions du gouvernement qui laisse aux gouvernés une liberté plus grande. Nous disons liberté du travail, du commerce, de l’industrie, des échanges, parce que l’usage de cette liberté ne peut être nuisible ; liberté de penser et d’énoncer telle doctrine politique et religieuse que l’on veut, pour la même raison. Mais si nous voulons réduire les attributions du gouvernement, ce n’est pas pour qu’il devienne plus faible ; c’est, au contraire, pour qu’il devienne plus fort et apporte plus d’énergie dans les attributions qui lui appartiennent en propre.

De même pour l’égalité. On comprend trop souvent qu’il faut ou établir l’égalité des conditions sociales, ou s’en rapprocher. À nos yeux, cette interprétation est chimérique, parce que l’égalité des conditions entre hommes naturellement inégaux est irréalisable. Elle est injuste, parce qu’on ne peut avec justice prendre le bien du riche pour le donner au pauvre ou soi-disant tel ; elle est dangereuse parce que toute tentative du gouvernement dans le sens de l’égalité des conditions soulève les consciences et trouble la paix publique. La loi ne doit établir aucune inégalité, et les magistrats chargés d’appliquer la loi doivent donner à tous les citoyens un traitement égal. Ainsi, lorsque le législateur établit un impôt au profit de ceux qui exercent telle ou telle industrie, il viole le principe d’égalité et commet une injustice. Voilà comment nous comprenons l’égalité.

De même pour la fraternité. On prétend qu’il faut la porter dans les lois et le gouvernement. Nous croyons qu’on ne saurait l’y introduire sans attenter à l’égalité, à la liberté et à la justice. La fraternité ou, plus exactement, la bienveillance mutuelle a sa place dans les relations privées, non ailleurs. Dans ces relations mêmes elle est conditionnelle et cesse d’exister, tout comme entre frères, envers ceux qui s’en sont rendus ou s’en rendent indignes : elle est obligatoire envers tous les autres, moralement, mais non pas en droit.

Nous savons d’où vient la devise : « Liberté. Égalité. Fraternité. » Elle a été conçue dans un temps où les relations des particuliers étaient étroitement réglementées, où il y avait des classes sociales séparées les unes des autres par les lois et par les mœurs. Cette devise était alors une protestation négative très claire et bien comprise. Aujourd’hui que l’état social est changé en ce sens qu’il admet plus de liberté, plus d’égalité et plus de fraternité qu’autrefois, cette devise a perdu la plus grande partie de sa valeur et frappe beaucoup moins l’intelligence des hommes. Elle leur suggère même des idées erronées.

II 

CONSTITUTION DU GOUVERNEMENT

 

PREMIÈRE PARTIE

Considérations générales.

 

§ 1er. Nature et nécessité du gouvernement. Depuis que les hommes se sont constitué des gouvernements ils n’ont plus cessé d’en avoir, et, malgré les bouleversements de toute sorte amenés par le jeu des passions humaines, les gouvernements se sont succédé sans interruption. Des sociétés dont l’organisation était rudimentaire ont passé sous l’autorité d’un gouvernement, mais aucune société, ayant vécu avec un gouvernement, n’y a renoncé pour cesser d’être gouvernée. On a vu des nations réunies à d’autres par la conquête, ou se partager et se séparer à la suite de dissensions civiles, sans que les individus qui les composaient aient cessé un instant d’être sous l’empire d’un gouvernement quelconque. On peut donc dire que l’existence d’un gouvernement est un phénomène social nécessairement continu.

Mais nous ne pensons pas que jamais les gouvernements aient été constitués, ou, pour parler plus exactement, modifiés à la suite de délibérations désintéressées en quelque sorte, en vertu de considérations purement théoriques. Ces considérations ont pu et pourront encore exercer une certaine influence, mais une influence toujours secondaire.

La constitution du gouvernement consiste dans la désignation des hommes qui exercent le pouvoir souverain. Quelquefois, ils sont désignés par des coutumes ou lois plus ou moins anciennes et acceptées par les peuples, quelquefois ils sont imposés violemment par la conquête ou par la force militaire. Les premiers sont considérés comme les seuls qui soient réguliers, et les seconds, lorsqu’ils réussissent à se maintenir, ne peuvent durer qu’à la condition de régulariser leur titre en quelque sorte en obtenant l’assentiment des gouvernés.

Cet assentiment s’obtient et se conserve en faisant régner la justice dans l’État. Le gouvernement affaiblit cet assentiment ou le détruit par la pratique de l’injustice.

Ce principe fondamental étant posé, nous aborderons quelques questions controversées.

§ 2. La souveraineté. — La souveraineté est le pouvoir de commander à tous les citoyens d’un État sans être contrôlé par aucun supérieur et, dans la pratique, le pouvoir de faire les lois ou de les défaire. Ce pouvoir, par définition, est continu et ne peut être limité. À qui appartient-il ?

La souveraineté est continue, c’est-à-dire qu’à chaque instant de la vie d’un peuple il existe un gouvernement quelconque investi du pouvoir souverain, sans solution de continuité, sans commencement. La souveraineté appartient à l’opinion publique par laquelle est constitué le pouvoir spirituel, qui n’est jamais personnifié.

Mais il faut de toute nécessité que le pouvoir souverain soit exercé par quelque homme ou quelques hommes. Quels seront-ils ?

Sous le régime féodal et plusieurs fois avant lui, le pouvoir souverain, assimilé à une propriété privée, en suivait la loi ; il était héréditaire et l’est encore aujourd’hui dans tous les pays où subsistent plus ou moins les idées féodales. Dans presque tous ceux où l’on rencontre l’hérédité, on a associé au roi des conseils élus ou établis et continués par tradition pour tempérer le pouvoir d’un seul, donner de la suite et de la raison à son exercice. Lorsque ces gouvernements ont duré longtemps, acceptés par l’opinion, les peuples se sont habitués à les considérer comme légitimes. De là est sortie la théorie de la légitimité très bien formulée par Bossuet et par plusieurs autres.

Cette théorie a été combattueà la fin du siècle dernier par une théorie du même genre qui attribuait au peuple, par droit naturel, la souveraineté, et n’en admettait l’exercice, à titre légitime, qu’à ceux que le peuple avait délégués pour cela. Les deux théories se rencontrèrent à la Révolution et la seconde prévalut.

Aux yeux de la raison, ce nous semble, ni l’une ni l’autre de ces théories n’est exacte. La première est l’expression d’un fait historique accidentel : la seconde naît de la considération d’une nécessité évidente, l’assentiment des gouvernés. Ce qui est erroné dans l’une comme dans l’autre, c’est l’idée commune de légitimité. En effet, pour être absolument légitime, un gouvernement devrait toujours être exactement approprié à sa fonction, il devrait être composé d’hommes qui connussent la justice autant que les plus éclairés de leurs contemporains et connussent aussi les meilleurs moyens de l’appliquer, au dedans et au dehors ; d’hommes qui eussent en même temps un caractère assez intègre et assez ferme pour vaincre toutes les résistances. Or, on n’a pas encore trouvé d’institutions qui appellent au gouvernement des hommes semblables et les y maintiennent par une succession ininterrompue. Il n’y a donc aucune forme de gouvernement qui soit légitime par elle-même.

Considérer un gouvernement comme légitime à l’exclusion de tout autre à cause seulement de son origine ou de sa forme, nous semble une superstition, un reste d’opinions anciennes que la raison ne peut admettre. La légitimité ne tient ni à l’origine ni à la forme du gouvernement : elle tient à la manière dont les fonctions sont remplies : en d’autres termes, elle est conditionnelle.

Les rapports entre le gouvernement et les gouvernés constituent un engagement entre hommes tous faillibles. Cet engagement n’est pas le résultat d’un contrat, comme on l’a dit, puisqu’il dépasse la portée des contrats. Nul ne peut s’engager personnellement par contrat au-delà de son existence, pour ses descendants ; nul ne peut s’engager à une sujétion indéterminée, comme celle qui existe pour le gouverné à l’égard du gouvernement. C’est un engagement de raison, formé par nos devanciers sur la terre et continué par nous, à des conditions toujours sous-entendues, sans qu’elles aient été et puissent être définies autrement que par expérience, au jour le jour, comme une sorte de reconduction tacite indéterminée.

Cet engagement, qui constitue le droit, ne saurait être un engagement de droit : c’est un engagement de raison et de morale, moralement obligatoire, tant que ses conditions sont remplies ; mais qui cesse d’être obligatoire, lorsqu’elles ne le sont plus. Alors s’ouvre ce qu’on a improprement appelé « droit de résistance » ou « de révolte ». En cas de révolte, gouvernants et gouvernés se trouvent les uns vis-à-vis des autres dans l’état de nature défini par Grotius, où les hommes, cessant d’être soumis à une même autorité légale, ne sont plus justiciables que de la morale et entrent en conflit les uns contre les autres.

Aucun juge n’est ni ne peut être constitué pour juger ce conflit. Chaque individu doit donc agir d’après son jugement et les règles de la morale. Ces règles sont assez simples, les voici : « Aucun gouvernement existant ne doit être combattu de parti pris, tant qu’il est possible de l’éclairer et de l’améliorer par la discussion, tant que les lois permettent d’en changer le personnel et la direction. La révolte n’est excusable qu’en présence d’injustices voulues avec une invincible obstination par un gouvernement auquel on ne peut prévoir aucune fin régulière ou dont la violence ne laisse pas à l’opinion le temps de se faire sentir. La révolte, en ce cas, peut être non seulement excusable, mais louable, lorsqu’elle est spontanée et qu’un très grand nombre de citoyens y participent sans s’être concertés. Mais les préparations, les menées révolutionnaires et les conspirations sont toujours blâmables, parce qu’il n’est pas raisonnable que quelques citoyens s’entendent pour surprendre les autres et s’arroger, par une organisation plus ou moins militaire, un pouvoir qui, en morale et en raison, ne leur appartient pas. »

La révolte est licite quand elle peut être considérée comme légitime défense et coupable quand elle est une agression fondée sur la crainte d’une attaque ou sur un grief de peu d’importance, susceptible du redressement par justice, c’est-à-dire par discussion. Le particulier isolé se défend à bon droit contre le malfaiteur qui l’attaque à l’improviste et menace sa vie ; il cesse d’être dans son droit si l’attaque n’est pas actuelle et pressante ou si les agents de la force publique l’ont mis hors de danger.

Lorsque les gouvernements opposent à la manifestation des doctrines, à la publicité et à la discussion des faits des obstacles légaux qui empêchent l’opinion souveraine de s’éclairer, ils sont injustes dans des conditions qui rendent impossible de définir même les règles morales de la résistance. La liberté de discussion et la possibilité de modifier le gouvernement par des élections fréquentes ne laissent place à aucune révolte excusable.

Voilà quant à l’étendue du pouvoir souverain : si les limites que nous lui assignons semblent indécises en théorie, elles se déterminent assez simplement dans la pratique. Il en est de même de tous les principes de la morale, qui doivent être interprétés largement, de bonne foi. Les règles de la conduite des hommes ne sont et ne peuvent être, comme on le voudrait, des lignes géométriques sans largeur ni épaisseur, parce que tous les actes humains, surtout les actes sociaux, sont qualifiés par des conditions et par suite plus ou moins indéterminés.

Nous avons constaté que l’exercice du pouvoir souverain était continu et que ce pouvoir, dont on pouvait limiter rationnellement les attributions, était illimité dans son étendue. Ajoutons que, quel que soit le nombre des personnes appelées à l’exercer, ce pouvoir est un. Il ne peut être divisé sans être affaibli et bientôt anéanti. En d’autres termes le commandement suprême ne peut être partagé. C’est là une vérité d’expérience attestée par le témoignage de toute l’histoire. D’ailleurs la division est inconciliable avec la fonction essentielle du gouvernement, qui est de juger, décider, prendre un parti, vouloir en un mot. On a dit que l’homme ayant un corps et une âme, il y avait un gouvernement pour les corps et un autre pour les âmes. C’est jongler avec les mots. Est-ce que l’homme, l’individu, a deux volontés ?Non. Il n’en a qu’une seule par laquelle il agit tout entier. De même le gouvernement, qui est la volonté de l’État, doit être un, si on ne veut admettre une cause permanente de guerres civiles.

Lorsque nos universités catholiques érigent en doctrine, à l’appui des prétentions de la cour de Rome, que les papes sont investis par Dieu d’un pouvoir souverain « sur tout ce qui touche au bien des âmes » et ont le droit de définir eux-mêmes ce pouvoir, ils enseignent une doctrine anarchique, inconciliable avec l’ordre social. En effet, les âmes sont intéressées dans tous les actes que régit le gouvernement, et si l’on attribuait au pape le pouvoir que réclament pour lui nos universités catholiques, je ne sais si le gouvernement civil conserverait le pouvoir de veiller au balayage des rues. Il serait absolument subordonné ou, pour parler franchement, supprimé. Les mêmes docteurs reconnaissent naturellement au pape le droit de susciter des révoltes contre les gouvernements jugés « pernicieux ». C’est faire de la hiérarchie catholique l’organisme d’une conspiration permanente et toujours prête à la révolte contre les gouvernements et les peuples qui ne lui obéissent pas. Cette conspiration peut ne pas éclater, parce qu’elle est contenue par la prudence, mais elle ne cesse jamais d’exister.

On ne peut s’opposer avec plus d’audace à l’établissement de la paix et de la justice entre les hommes.

§ 3. Les révolutions. — On appelle « révolution » le renversement violent du gouvernement et son remplacement par un autre : c’est la perturbation de l’ordre légalement établi et une preuve de l’insuffisance du gouvernement légal.

En effet, le premier devoir des hommes qui gouvernent étant de maintenir la paix, ils y ont manqué chaque fois qu’ils se sont laissé renverser par la violence.

Le gouvernement infaillible et parfait n’ayant pas été découvert, tous les gouvernements commettent des fautes plus ou moins graves et plus ou moins nombreuses. Les peuples doivent les endurer et les endurent jusqu’à un certain point, au-delà duquel ils se révoltent avec ou sans succès. La révolte sans succès indique l’existence de fautes sérieuses, mais insuffisantes pour motiver un renversement : la révolte heureuse est une révolution.

Une révolution est toujours un accident fâcheux, préjudiciable au peuple qui la subit, dont elle atteste le défaut de sagesse. Toute révolution est donc un mal; mais il n’y a pas lieu pour cela de considérer comme coupables les hommes qui la font. Il y a des révolutions honnêtes et des révolutions qui ne le sont pas.

Sont honnêtes les révolutions provoquées par la tyrannie, c’est-à-dire par l’injustice voulue ou par l’incapacité incurable des gouvernements et effectuées par le soulèvement des peuples. Telle est celle de laquelle est sortie la république des Provinces-Unies, celle qui renversa Charles Ierd’Angleterre, celle qui renversa Louis XVI en France, etc.

Ne sont pas honnêtes les révolutions préparées et conduites par des conspirations militaires ou autres, afin d’élever au pouvoir certaines personnes déterminées, ou d’imposer par la ruse ou la force un gouvernement qui répugnerait au peuple.

Le motif de cette différence est fort simple. Les peuples aiment le repos et la paix : ils ne se soulèvent que sous l’impression d’actes qui révoltent leur sentiment de la justice, et alors la plupart des révoltés apportent dans la révolte du désintéressement. Au contraire, la conspiration, militaire ou autre, a toujours pour fin la satisfaction d’intérêts particuliers et d’ambitions privées.

Mais c’est là une matière à laisser aux historiens qui traitent l’histoire à un point de vue judiciaire avec plus ou moins d’impartialité.

§ 4. La Révolution française.—La Révolution française a eu cela de particulier que, loin d’être limitée à un changement de gouvernement, elle a changé toute la constitution de la société, non seulement en France, mais plus ou moins dans toute l’Europe et dans un moment où personne, si ce n’est quelques hommes instruits, calmes et prévoyants, ne s’y attendait. Elle est née du jeu de forces sociales en lutte les unes contre les autres, si bien que les hommes mêmes qui y ont joué le plus grand rôle ne l’ont guère comprise. De là, des confusions déplorables qui durent encore et qu’il est utile d’indiquer.

On n’a vu pendant longtemps dans la Révolution que l’exécution de projets voulus, un drame ou plusieurs drames successifs, et on s’est disputé sur la valeur des acteurs.

En fait, s’il a existé un très grand nombre de projets et de drames particuliers, aucun projet et aucun drame n’a embrassé l’ensemble. Qu’on juge chacun des acteurs d’après ce qu’il a fait ou négligé de faire, rien n’est plus juste. Mais qu’on personnifie en quelque sorte la Révolution dans les deux partis en lutte, qu’on attaque et qu’on défende chacun d’eux en mêlant au hasard les actes, les doctrines et les paroles, comme on l’a fait trop souvent, voilà qui est pousser par trop loin la méconnaissance de l’histoire.

Les événements et les actes de la Révolution ressemblent assez à ceux qui ont marqué toutes les périodes pendant lesquelles est survenu un brusque et profond changement social : le bien et le mal y sont très mêlés, et l’ensemble laisse une impression triste. Le mélange et la contradiction des doctrines laissent de même une impression tragique : on est frappé de l’inexpérience, de l’ignorance, de l’aveuglement du gouvernement et du peuple ; on est frappé de la contradiction qui existe entre les deux doctrines de la liberté et de l’assistance, qui ont prévalu à la fois et qu’on a bien de la peine à séparer l’une de l’autre, encore de nos jours, dans l’esprit des hommes. Voilà ce qui appelle l’attention des penseurs.

Le vulgaire n’a vu qu’une chose dans cette révolution et dans les petits contrecoups qui l’ont suivie : c’est qu’un gouvernement et même une société peuvent être renversés et remplacés en peu de temps. Il ne tient compte ni de la longue préparation historique de la Révolution, ni des résistances et des difficultés que les changements les plus légitimes ont rencontrées et rencontreront encore. De là le sentiment exagéré de la puissance du législateur et les utopies si nombreuses fondées sur cette opinion fausse, « que dès que le pouvoir du législateur ne peut être limité par les lois, le législateur peut tout ».

Si l’on porte sur l’histoire un regard désintéressé, on constate : 1° que les institutions renversées par la Révolution étaient minées depuis des siècles et ont péri violemment parce que l’on n’avait ni su, ni osé entreprendre de les réformer ; 2° que les institutions nouvelles, préparées par le travail des siècles, n’ont été suffisamment comprises dans leur ensemble ni par les hommes de la Révolution, ni par leurs successeurs, qui depuis cent ans tâtonnent et, loin d’avancer, cherchent toujours à revenir en arrière, pendant que les générations se succèdent, que de nouveaux besoins se font sentir et que les vieilles idées se transforment en utopies.

§ 5. La forme du gouvernement. — Les études relatives à la forme des gouvernements ont, depuis des siècles, fixé l’attention des penseurs qui ont presque toujours attribué à ces formes une importance fort exagérée. On a cherché, depuis Aristote, la « constitution parfaite », comme si, avec des individus plus ou moins imparfaits et faillibles, mus par des désirs et des besoins changeants, il pouvait exister une constitution parfaite !

Cette recherche a été empêchée par une classification déjà courante au temps d’Hérodote, celle des gouvernements monarchique, aristocratique et démocratique, selon que le pouvoir souverain est attribué à un seul, à un petit nombre ou à tous les citoyens.

Cette classification très populaire n’a rien de scientifique. En effet, la forme du gouvernement ne dépend pas de telle ou telle volonté particulière : elle dépend de l’état social. Là où la capacité politique se rencontre dans une classe seulement, le gouvernement est attribué à un petit nombre ; là où la capacité ou l’incapacité de tous est égale, la démocratie gouverne, et, là où la capacité politique est nulle dans le peuple entier, le gouvernement appartient à un seul.

Les formes de gouvernement n’ont d’ailleurs ni caractère ni vertu propre, comme on l’a cru depuis Polybe tout au moins, et dogmatiquement soutenu : ce ne sont pas des substances qu’une espèce de pharmacien politique mêle et dose à sa fantaisie pour obtenir un résultat voulu. Chacune d’elles peut être, selon les temps et les circonstances, bonne, médiocre ou mauvaise, à tous les degrés. Aucune n’a de stabilité par elle-même. Les gouvernements d’ailleurs se conservent par leur sagesse, par les services qu’ils rendent aux peuples ; ils périssent par leurs fautes, par une incapacité nuisible aux peuples, qui sentent fort bien les services et les fautes, même lorsqu’ils sont incapables d’en juger sainement.

La royauté et la tyrannie sont l’objet d’une grande illusion, celle du gouvernement d’un seul. Un grand État n’est jamais gouverné par un seul. Un homme peut bien être l’enseigne d’un groupe à la tête duquel il marche et qui porte son nom ; mais le chef est bien souvent, le plus souvent même, l’instrument du parti qu’il commande en apparence et qui le dirige en réalité. Depuis longtemps la dimension des États et la multitude des attributions accordées au pouvoir souverain ont fait du gouvernement des hommes une institution collective.

Il ne suffit pas non plus, notre histoire l’atteste, de décréter l’hérédité pour obtenir la stabilité et la durée. Si l’hérédité féodale a duré longtemps en Europe, c’est parce que l’opinion des peuples a longtemps considéré la possession du pouvoir souverain comme une propriété de droit civil. Cette opinion a rendu des services dans le passé et fourni aux peuples tombés un principe de relèvement et de réparation ; mais elle est morte chez nous et tellement affaiblie ailleurs qu’elle n’y peut être entretenue que par des services actuels, qui font vivre et durer un gouvernement, quel qu’il puisse être.

Il n’est pas de gouvernement, quelle que soit sa forme légale qui n’ait un conseil dont les connaissances, la prudence et la sagesse déterminent sa durée. Tout individu, fût-il empereur ou roi, ignore beaucoup, est inégal, disposé à voir les choses tantôt en bien, tantôt en mal, téméraire aujourd’hui, pusillanime demain ; il a besoin d’être éclairé, souvent modéré ou encouragé par des conseillers de sens rassis. L’homme qui gouverne seul, fût-il très supérieur, est exposé à commettre des fautes graves, quelquefois irréparables. D’ailleurs, l’individu est sujet aux maladies, à la vieillesse et à la mort, tandis que le conseil n’est pas malade, ne vieillit pas et ne meurt pas.

Un groupe d’hommes ayant sur la conduite du gouvernement des idées communes et raisonnables est la première condition de la stabilité. C’était une vérité d’expérience bien comprise dans les temps féodaux, où des gouvernements nombreux, faibles, toujours entourés de dangers et de menaces, sentaient vivement la nécessité de se défendre par la prudence et la réflexion. Aujourd’hui, cette nécessité est moins sentie parce que le danger est moins apparent, mais elle n’a pas cessé d’exister.

Écartons encore une erreur singulière propre à notre pays et à notre siècle, celle qu’on peut former une aristocratie en créant une classe de privilégiés. C’était une des idées chimériques de Napoléon Ier. On a vu des aristocraties sortir d’une formation historique et fondées sur des services rendus : on n’en a jamais vu qui eussent été l’œuvre fantaisiste d’un législateur. Un roi ou un empereur peuvent créer des nobles et même une noblesse plus ou moins décorative, ils ne peuvent créer une aristocratie. C’est par les privilèges et les injustices que les aristocraties périssent : ce n’est point par là qu’elles se fondent.

§ 6. sumé de la première partie.— Si nous considérons de haut et dans son ensemble la vie des États et des peuples, nous voyons que les fonctions du gouvernement y sont attribuées dans une sorte de concours, dont l’opinion est le juge suprême, mais dont les conditions sont peu connues et très difficiles à définir, parce que l’opinion est flottante, faillible et trop facile à égarer. Toutefois, comme la raison et la vérité l’emportent toujours à la longue, on peut dire que l’objet du concours est la justice et qu’en jugeant les choses de gouvernement c’est d’après la justice espérée ou présumée que les peuples ont l’habitude de décider.

D’ailleurs, point de légitimité royale, impériale ou populaire, point de forme de gouvernement sacrée ! Tout change avec les circonstances et l’état des esprits. Toutefois la longue durée d’une forme de gouvernement est une présomption favorable en sa faveur et on comprend très bien que les multitudes considèrent un gouvernement qui a duré longtemps comme plus légitime qu’un autre, à cause de l’habitude. Mais une fois que la possession a été interrompue et la solution de continuité bien constatée, le charme est rompu et rien n’est plus puéril que de travailler à une restauration. Pour restaurer, il faudrait ramener les peuples à l’état d’esprit où ils étaient au temps où le gouvernement renversé était en pleine vigueur, et un homme de sens ne saurait y songer. On peut regretter la mort de telle ou telle institution, comme celle d’une personne ; mais on ne fait pas plus ressusciter les institutions que les personnes et on ne peut faire que des imitations, d’après un idéal inspiré par des souvenirs plus ou moins vagues.

On discute encore chez nous sur les avantages et les inconvénients de la république et de la monarchie. La république, c’est le renouvellement périodique du personnel chargé d’exercer la souveraineté ; la monarchie, c’est l’exercice de la souveraineté livré à un seul à temps ou héréditairement. Lequel est préférable ?

L’assentiment des peuples est la condition nécessaire de l’existence d’un gouvernement régulier, et la république est la forme qui assure le mieux cet assentiment. C’est le règne de la loi, comme disaient les Athéniens, qui le préféraient à celui d’une personne.

 

DEUXIÈME PARTIE

 LES INSTITUTIONS

 

§ 7. Position de la question. — Maintenant que nous avons, autant qu’il est en nous, déblayé le terrain de quelques opinions aussi erronées que populaires, étudions les questions générales que soulève la constitution du gouvernement.

Constatons d’abord qu’il s’agit de l’œuvre la plus difficile de l’art humain. Trouver à un moment donné des hommes capables de bien gouverner n’est pas chose facile, trouver des hommes qui aient cette capacité et les moyens d’assurer qu’ils se succéderont sans interruption pendant une longue suite d’années, est bien plus difficile encore.

En effet, la première qualité à demander à l’homme de gouvernement, c’est la volonté constante d’être juste. Or, l’homme qui gouverne, animé de toutes les convoitises humaines, a le pouvoir d’être injuste contre les personnes et les biens des gouvernés. Il peut arriver qu’il soit juste quant à lui-même, mais cela ne suffit pas : il faut encore qu’il soit juste entre les prétentions diverses et opposées des particuliers qui le sollicitent incessamment pour qu’il commette des injustices en leur faveur. Ces particuliers sont toujours nombreux, habiles à séduire, à flatter, à menacer, à dissimuler la nature de leurs prétentions par les mensonges les plus énormes, à tromper en un mot, très pressants et d’autant moins scrupuleux dans l’emploi des moyens qu’ils ne sont à aucun degré responsables des injustices commises en leur faveur. Il faut que l’homme de gouvernement ait, non seulement la volonté d’être juste, mais la connaissance ou le discernement des droits de chacun et surtout, par-dessus tout, la fermeté nécessaire pour les faire respecter.

Voilà des conditions qu’il est bien difficile de réunir, même à considérer les choses de haut et de loin, abstraitement en quelque sorte. Dans la pratique, les difficultés augmentent par la nécessité d’arriver à la possession du pouvoir, sans laquelle on ne peut montrer les qualités que nous venons d’indiquer. Tout gouvernement est entouré d’hommes qui sont ou se disent ses partisans, soutiens, serviteurs. Dans les pays d’institutions libres, ces hommes sont groupés sous le nom de parti. Dans les pays où le pouvoir porte le nom d’un seul, ces hommes se groupent sous le nom de cabales de cour. Ces groupes, si différents de forme, se ressemblent tous au fond : ils obsèdent ceux qui détiennent le pouvoir et n’y laissent arriver sans trop de peine que ceux dont ils espèrent des avantages particuliers, c’est-à-dire des injustices. Ainsi la première condition à remplir pour arriver sans trop de peine à la possession du gouvernement, c’est de montrer qu’on manque des qualités les plus nécessaires pour bien gouverner. Quelques hommes ont pu prendre le gouvernement par d’autres voies, par exception et par accident ; quelques autres, après être arrivés par d’assez mauvais moyens, ont bien ou à peu près bien gouverné.

Ces considérations nous expliquent pourquoi les véritables hommes d’État sont si rares dans l’histoire.

La plupart de ceux qui aspirent au pouvoir souverain ne se proposent guère que de s’en servir pour satisfaire leurs convoitises personnelles et ne semblent pas se douter des devoirs de la fonction. Tous veulent conserver le pouvoir, et peu d’entre eux y réussissent. Les révolutions ministérielles sont fréquentes dans les monarchies les plus absolues, elles sont fréquentes aussi dans les gouvernements parlementaires : là elles viennent des Chambres ; dans les monarchies, du prince ; quelquefois, au-dessus des Chambres et du prince, de l’opinion.

Les Chambres et leurs électeurs, les princes, l’opinion elle-même peuvent être trompés par les mensonges de tout genre et de toute nature qui forment en quelque sorte l’atmosphère dans laquelle se meuvent et vivent les gouvernements. C’est au milieu des bruits que font autour d’eux les solliciteurs et les ambitieux, amis ou ennemis, qu’ils doivent se diriger.

Lorsque l’on considère toutes ces difficultés, on est disposé à l’indulgence pour ceux qui gouvernent, plutôt qu’à pousser l’exigence à l’excès.

Telles sont les conditions communes à tout gouvernement. Il a près de lui des gens qui veulent se servir de lui pour leurs fins particulières, et des ennemis qui veulent le renverser pour le remplacer. En dehors de ces deux classes d’hommes, se trouve la multitude des gouvernés, passive lorsqu’elle est à peu près satisfaite du gouvernement, inquiète lorsqu’elle le sent irrésolu ou mauvais, et révolutionnaire lorsqu’elle n’espère plus qu’il s’amende.

§ 8. Observation générale.Avant de passer à l’examen dequelques problèmes constitutionnels, nous devons placer ici une observation générale.

Tout arrangement constitutionnel repose sur des dispositions de droit public ; et ces dispositions, quelque sages et quelque bien rédigées qu’elles puissent être, ne sauraient être absolument claires, ni prévoir tous les cas qui peuvent se présenter. Elles doivent donc être l’objet de discussions, d’interprétations et, tout naturellement, on apporte dans ces discussions et ces interprétations les habitudes contractées devant les juges du droit civil.

Ce sont des habitudes dangereuses. En effet, dans les contestations soumises aux tribunaux civils, les deux intérêts en conflit ont un caractère purement privé. Dans les conflits de droit public, il ne s’agit pas d’intérêts privés, mais presque toujours d’un règlement de fonctions, qui est d’intérêt public. On doit chercher à coordonner les prétentions opposées de manière à les faire converger vers l’utilité commune, et ne pas laisser les prétentions de chacun s’exagérer sans mesure. Il faut, en un mot, interpréter à la bonne foi plutôt qu’à la lettre, en tenant grand compte des précédents et surtout des intérêts de la paix publique, qui est la fin de tout droit et de tout gouvernement.

Ni les conflits entre personnes chargées d’attributions diverses dans un même gouvernement, ni les conflits qui peuvent s’élever entre le gouvernement et ceux qui tentent de le renverser, ne doivent être discutés et jugés d’après les mêmes méthodes que les contestations entre particuliers soumises au droit civil. En effet, malgré le préjugé contraire d’origine féodale, le pouvoir conféré pour une fonction de gouvernement est tout autre chose qu’une propriété privée ; c’est une charge, comme on disait très bien autrefois.

§ 9. De la liberté d’exprimer ses opinions. — Le premier problème qui se présente à notre examen est celui de savoir dans quelle mesure il convient que chacun soit libre de parler et d’écrire pour le public.

La connaissance de la vérité satisfait au premier besoin politique des citoyens : l’erreur et le mensonge y font obstacle. Le gouvernement est impuissant contre la première à laquelle il est lui-même exposé, et ne peut la dissiper qu’en laissant la discussion libre. Il peut et il doit dans une large mesure réprimer le mensonge. C’est ce qui fait de la question qui nous occupe le premier des problèmes constitutionnels.

Écartons de toute discussion les règles établies en cette matière pour ce qui touche les particuliers, comme les dispositions pénales qui punissent l’injure, la diffamation, la calomnie. Ce sont des dispositions dont le but est de conserver la paix publique et qui devraient être appliquées indifféremment, soit que le délit eût été commis par la parole ou par la voie de la presse, en laissant aux juges le soin d’apprécier la gravité de chaque cas.

Il s’agit ici des paroles ou des publications relatives à des doctrines religieuses, philosophiques ou politiques, aux choses et aux personnes de gouvernement. On a quelquefois supprimé ou limité fort étroitement la faculté de parler et d’écrire sur ces matières, et quelquefois on a laissé une liberté entière ou presque entière à la parole et à la presse.

Le premier système évite le bruit et donne du prestige à un gouvernement qui n’est jamais critiqué : mais il laisse le gouvernement et les citoyens dans une ignorance très dangereuse pour les uns et les autres. C’est la durée ininterrompue de ce régime pendant 150 ans environ qui a causé l’inexpérienceétonnante dont les Français ont fait preuve à l’époque de la Révolution. Ils ne se doutaient pas de ce qu’était une société politique, et cette ignorance avait gagné le gouvernement. Des historiens ont pu soutenir que Louis XIV avait ignoré les dragonnades, assertion incroyable et peut-être fondée. Ce régime n’empêchait d’ailleurs ni les médisances, ni les calomnies sur les personnes haut placées, comme on le voit par la lecture des mémoires et de la correspondance du temps[2].

Le second système pratiqué, même jusqu’à l’abandon, présente un avantage très grand : il renseigne le gouvernement et le public sur les choses et sur les hommes. Il doit être conservé en principe, dans un temps surtout où, grâce à la facilité des communications entre les peuples, on ne pourrait, si on voulait rétablir plus ou moins l’ancien système, que réunir les inconvénients de l’un et de l’autre régime.

Mais il ne faut pas tomber dans une superstition trop commune, comme toutes celles qui viennent de la doctrine erronée du droit naturel, superstition qui s’attache aux mots « liberté de la presse ». Cette liberté a des limites rationnelles qu’il est facile de définir, savoir : 1° les injures, toujours mauvaises, doivent être punies en tout cas ; 2° les mensonges intentionnels sur les événements et sur les actes des fonctionnaires doivent être punis, et la preuve contraire doit être fournie sans aucun délai ; 3° en cas d’injures ou accusations collectives, on devrait punir, comme s’il s’agissait d’un particulier, à moins que l’accusé ne prouvât le bien fondé de l’accusation ; 4° l’excitation à la révolte pourrait toujours être punie, mais on pourrait aussi, sans inconvénient, la rattacher à la révolte, si elle a été préparée ou si elle a eu lieu, et la négliger dans le cas contraire.

La liberté n’existerait entière qu’en matière de doctrines religieuses, philosophiques, politiques ou autres. La répression serait ainsi limitée à l’injure, en tout cas, et au mensonge intentionnel d’un effet immédiat ou prochain. On ne saurait pousser la répression plus loin sans aller contre la fin même de la liberté, qui est d’éclairer le gouvernement et le public, de faire connaître la vérité dans la mesure du possible.

§ 10. Des formes proprement dites. — Nous avons déjà dit pourquoi nous n’étudierons pas les prétendues formes du gouvernement dont s’est occupé Aristote, ni la monarchie de droit divin de Bossuet, ni la monarchie-propriété fondée sur le principe féodal. Mentionnons seulement une opinion populaire, formulée avec beaucoup d’impudence de notre temps, c’est que le pouvoir souverain appartient de droit à qui a su s’en emparer par quelques moyens que ce soit, et que le détenteur de ce pouvoir n’est tenu par aucune autre loi que son caprice. C’est l’absence de toute doctrine, et le retour à l’état sauvage autant que possible : car si on évoque le tyran des républiques grecques et italiennes, on évoque en même temps le tyrannicide méritoire et obligatoire. Cette prétention affichée et soutenue dans notre pays atteste un profond désordre dans les idées politiques : c’est la négation de la société civile.

Nous nous bornerons à l’examen des organes de gouvernement des pays libres et des doctrines sur lesquelles ces gouvernements sont fondés.

COURCELLE-SENEUIL,
de l’Institut.

(À suivre.)

___________________

[1]Neque jus publicum ad hoc tantum spectat, ut addatur tanquam Custos juri privato, ne illud violetur atque cessent injuriæ ; sed extenditur etiam ad religionem et arma et disciplinam et ornamenta et opes, denique ad omnia circa bene esse civitatis. Nov. Organum, liv. VIII. Préface du Traité de la justice universelle, aphorisme IV.

[2] Voyez notamment, pour les dernières années de l’Ancien régime, les Mémoires dAugeard, secrétaire de la reine Marie-Antoinette et les brochures nombreuses publiées contre cette princesse.

A propos de l'auteur

Jean-Gustave Courcelle-Seneuil a défendu toute sa vie la liberté des banques, ce qui lui a valu d'être redécouvert par les partisans récents de ce système. Il a aussi apporté une contribution novatrice sur la question de l'entreprenariat avec son Manuel des affaires (1855), le premier vrai livre de gestion. Émigré au Chili, il y fut professeur et eut une grande influence sur le mouvement libéral en Amérique du Sud.

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