Chronique (Journal des économistes, décembre 1898)

Chaque mois, entre 1881 et 1909, Gustave de Molinari a publié une chronique politique et économique dans le Journal des économistes, commentant lactualité française et internationale sous un angle résolument libéral. Au programme notamment, dans cette livraison de décembre 1898, les effets de la politique protectionniste sur les relations de la France avec lAngleterre, la liberté pour les femmes de devenir avocates, l’antisémitisme en Algérie, et une solution pacifique à la question de l’Alsace-Lorraine.


 

 

Chronique

par Gustave de Molinari

 

(Journal des économistes, décembre 1898)

Fin de la guerre de tarifs entre la France et l’Italie. — Les effets de la politique protectionniste sur les relations de la France avec l’Angleterre. — Les résultats de l’application du système colonial à Madagascar. — Un discours de M. Aynard. — La diminution du commerce extérieur et des dépôts des caisses d’épargne. — La loi sur le paiement des salaires des ouvriers. — Une proposition de protection des salaires. — La femme avocat. — La protection des cancres. — L’anti-sémitisme en Algérie. — La police antisémite. — La maison de correction d’Aniane. — Les chemins de fer de l’État en Prusse. — La poste privée à Berlin. — Le penny postage entre l’Angleterre et ses colonies. — Le message de M. Campos Salles au Brésil. — Une solution de la question d’Alsace-Lorraine. — Le mouvement de la population en France.

 

 

La guerre de tarifs que les protectionnistes de France et d’Italie avaient provoquée il y a dix ans entre les deux pays va prendre fin. Quelques chiffres suffiront pour donner une idée des ravages qu’elle a causés : en 1887, sous le régime du traité de commerce, les importations d’Italie en France s’élevaient à 307 709 000 francs ; elles sont tombées à 131 738 000 francs en 1897. Les importations de France en Italie ont suivi à peu près le même mouvement : de 326 188 000. fr., elles sont descendues à 160 833 000 fr. À l’avenir, le tarif de guerre sera remplacé, des deux côtés, par le tarif minimum. Seulement, les soies seront exceptées de la convention, et le tarif des vins de toutes provenances vient d’être élevé au taux d’environ 40% ; en sorte qu’on estime que le nouveau traité ne dégrèvera guère qu’un tiers des produits italiens importés en France. On ne doit pas moins se féliciter de cette pacification des rapports commerciaux entre les deux pays ; mais ne pourrait-on pas se demander à cette occasion s’il n’y aurait pas lieu d’enlever à des politiciens belliqueux le pouvoir de rompre brutalement des relations desquelles dépendent les moyens d’existence de la multitude laborieuse et paisible ?

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À propos de l’affaire de Fashoda, nous disions dans notre dernière chronique que la rupture de l’entente cordiale que la politique du libre-échange était en train de cimenter entre la France et l’Angleterre, provenait en grande partie de la politique protectionniste. Le Bulletin des Halles prétend que la politique protectionniste n’y a été pour rien :

« Il n’y a eu là, dit-il, qu’une question coloniale et politique que la presse a envenimée ; y voir une question de protectionnisme ou de libre-échange, c’est dénaturer les faits et prouver que les adversaires de notre régime économique actuel en sont réduits à mettre des arguments bien piètres et faux au service d’une mauvaise cause. »

Ce n’est pas l’avis de l’ambassadeur d’Angleterre Sir Ed. Monson qui a confirmé en ces termes notre opinion, au banquet de la chambre de commerce anglaise.

« Les empêchements principaux à notre bonne entente avec la France provenaient généralement, ces dernières années, de considérations autres que des considérations territoriales. Je n’ai pas besoin de m’étendre sur l’antagonisme que le système protectionniste étendu par la France à sa politique coloniale doit produire, lorsqu’il se trouve en face de nos principes de libre-échange. »

Nous pourrions ajouter encore que le traité qui vient de mettre fin à la guerre de tarifs engagée entre la France et l’Italie a été considéré par les organes de tous les partis — les crispiniens et les mélinistes exceptés — comme le moyen le plus propre à rétablir la bonne harmonie entre les deux pays.

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Lesystème colonial que nous avons emprunté à l’Espagne et qui lui a si bien réussi n’a pas seulement pour effet d’engendrer les conflits que déplorait sir Ed. Monson, il est ruineux pour les colonies.Un voyageur qui vient de visiter Nossi-Bé et Madagascar esquisse le tableau suivant des ravages qu’il est en train de commettre :

« Les nouveaux règlements douaniers français entraveront encore les importations à l’avenir. Le tarif pour tout ce qui n’est pas de fabrication française est purement et simplement prohibitif. Cette forme extrême de la protection est, en fait, la pierre d’angle du système colonisateur français, et Madagascar est destiné à fournir un nouvel exemple de ses désastreux effets.

Passant de Nossi-Bé à Majunga, le voyageur déclare que, dans ce dernier port, tout présente l’aspect de la décadence. Une demi-douzaine de bâtiments de transport ayant servi à l’expédition française, y pourrissent sur la grève. D’après un entretien qu’il a eu avec un fonctionnaire habitant l’île depuis dix ans, le commerce local suivrait une marche rétrograde ; aussi ne peut-on s’empêcher de sourire en pensant aux prophéties pompeuses de la presse parisienne au moment de l’occupation ! Le développement de Madagascar sous le nouveau régime a pu être un beau rêve, mais ce n’est certainement pas une réalité.

On n’a absolument rien fait pour constater les ressources qu’offre l’île, ni pour en tirer le moindre parti. Des taxes excessives ont été établies dans toutes les directions. Chaque indigène adulte doit payer une capitation de 20 francs. Les trafiquants hindous sont soumis à un droit de patente qui varie entre 400 et 1 000 francs par an. Aussi abandonnent-ils généralement la localité. Le commerce de Majunga n’équivaut pas, aujourd’hui, au tiers de ce qu’il était il y a trois ans, et avec le système d’administration actuel, il n’y a aucun motif de croire qu’il se relèvera.

Sa conclusion est que Madagascar offre incontestablement des ressources, mais que tant que la politique coloniale de la France restera ce qu’elle est, son avenir commercial sera des plus problématiques. »

Deux chiffres donneront une idée de la décadence du commerce de Madagascar, depuis que cette colonie jouit des bienfaits de la protection.

De 1896 à 1898, les importations américaines y sont descendues de 418 417 dollars à 67 467. Les « coloniaux » protectionnistes de la métropole peuvent se réjouir de ce résultat, mais il est douteux que leur joie soit partagée par les colons.

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N’en déplaise au Bulletin des Halles, cette politique de la porte fermée que préconisent nos coloniaux n’est pas seulement nuisible à nos colonies, elle est bien pour quelque chose dans nos différends avec l’Angleterre. Sur ce point M. Aynard est du même avis que sir Edmund Monson. Nous en trouvons la preuve manifeste dans ce passage du discours de l’honorable vice-président de la Chambre des députés au dernier banquet de la Chambre de commerce de Paris :

« Il n’y a peut-être au fond de nos difficultés avec les Anglais que des questions de tarifs. Nos colonies ne sont pas faites pour produire seulement des fonctionnaires et des risques de guerre ; sur plusieurs points, au moins, nous devons renoncer au régime de la porte fermée, et ne plus croire qu’en conquérant des populations pauvres, nous les rendrons riches en gardant le monopole de leur vendre des produits plus chèrement que les autres. Nous les empêcherions tout simplement de consommer. »

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Nous constations dernièrement que le commerce extérieur de la France s’était élevé à 8 550 millions en 1880, sous le régime des traités de commerce, et qu’il était descendu à 7 554 millions en 1897, sous le régime du mélinisme. La chute a continué cette année. Dans les dix premiers mois, nos exportations ont diminué de 75 millions, et, dans ce chiffre, les produits fabriqués figurent pour 25 millions, tandis que les importations de l’étranger augmentent de 11,5 millions. D’un autre côté, la statistique des caisses d’épargne accuse, du 1er janvier au 30 novembre ; un excédent de retraits sur les dépôts, de 122 millions. Comme le remarque le Journal des Débats, la loi de 1895, qui a limité l’intérêt et réduit le chiffre des dépôts, y est sans doute pour quelque chose, « mais, ajoute-t-il, ce ne peut être la cause principale, puisque la loi avait déjà produit son effet antérieurement. Nous serions plutôt portés à voir dans cette quantité insolite de retraits un fléchissement de l’épargne. Les dépôts ont diminué parce que les forces vives de l’épargne ont diminué. »

Les protectionnistes n’en continuent pas moins à se féliciter d’avoir protégé l’agriculture et l’industrie, aux dépens du commerce et de l’épargne.

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La Chambre des députés a discuté une proposition de loi, approuvée par le Sénat et relative au paiement des salaires des ouvriers. Elle a voté, entre autres chinoiseriesmalfaisantes, un article interdisant les amendes, les retenues et les mises à pied. Le résultat le plus clair de cette protection de l’ouvrier contre la tyrannie du patron sera de faire remplacer l’amende, la retenue et la mise à pied par le renvoi pur et simple. Qui donc protégera l’ouvrier contre ses protecteurs ?

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Une autre loi de protection ouvrière a été déposée par M. Holtz. Il s’agit de soumettre à une taxe suffisamment protectionniste les patrons qui occupent des ouvriers ou des employés étrangers. Quoique cette proposition soit dans la logique du système, car il est aussi juste et aussi raisonnable de protéger contre la concurrence étrangère les salaires des ouvriers que les profits des patrons et les rentes des propriétaires, nous doutons qu’elle soit votée par la majorité protectionniste de la Chambre. Cependant, de deux choses l’une, ou la protection est utile à l’industrie nationale, ou elle est nuisible. Si, comme le prétendent les économistes, elle est toujours et partout nuisible, il ne faut protéger ni les patrons, ni les propriétaires, ni les ouvriers ; si elle est utile, comme le soutiennent les protectionnistes, il serait profondément injuste d’en priver ceux des coopérateurs de la production qui en ont le plus besoin pour la réserver aux autres, et c’est pourquoi nous croyons que la majorité protectionniste de la Chambre manquera à tous ses devoirs en repoussant la proposition de M. Holtz. 

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La Chambre a adopté une proposition de loi qui ouvre aux femmes la profession d’avocat. Nous ne pouvons qu’applaudir à cette extension féministe du principe de la liberté du travail. Nous avons souvent remarqué ce qu’il y a d’inique et d’immoral dans une législation qui protège le sexe masculin contre la concurrence du sexe féminin dans les emplois supérieurs, sans s’aviser d’accorder aux femmes une protection analogue dans les professions et métiers plus modestes auxquels elles sont réduites à demander leurs moyens d’existence. Ce protectionnisme masculin inspire au Journal des débats ces réflexions judicieuses que nous nous plaisons à reproduire :

« On dit que la place d’une femme est à son foyer beaucoup plutôt qu’à la barre du tribunal. Cela est incontestable. Mais, à bien plus forte raison, la place d’une femme est à son foyer beaucoup plutôt que dans une filature ou tout autre atelier industriel. L’idée ne vient à personne de réserver aux hommes les métiers les plus pénibles, et de défendre à une fille, à une veuve ou même à une mère de famille de gagner sa vie dans une fabrique ou dans un magasin. Il serait difficile de comprendre à quel titre et de quel droit la législation qui permet aux femmes les occupations les plus fatigantes et les plus dures, leur interdirait l’exercice de professions où l’intelligence est plus nécessaire que la force physique. »

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Encore une application ingénieuse du protectionnisme. Il s’agit cette fois de l’enseignement de l’État. M. Gerville Réache vient de proposer de donner dans les concours aux grandes écoles un certain nombre de points d’avance aux candidats qui sortiraient des établissements universitaires. Ce serait, pour tout dire, la protection des cancres, et cela contribuerait, sans aucun doute, à élever sensiblement le niveau des études dans les établissements de l’État.

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Depuis que le chef des antisémites et des nationalistes algériens, M. Max Régis, Italien naturalisé, a été nommé maire d’Alger, les séances du Conseil municipal s’ouvrent et se terminent par le cri patriotique d’À bas les Juifs. Mieux encore, le journal du nouveau maire, l’Antijuif, a eu l’idée ingénieuse de mettre la photographie au service de l’antisémitisme.

« Nous avons annoncé, dit-il, que nous allions organiser une équipe de photographes munis d’instantanés ayant pour mission de ‘fixer’ les traits des Françaises persistant à acheter chez les juifs. 

C’est chose faite aujourd’hui. Les huit photographes de l’Antijuifont déjà commencé leurs opérations, et nous ont livré un certain nombre de clichés que nous faisons agrandir.

Cette opération terminée, nous les exposerons dans une salle de dépêches qui sera prochainement installée.

Ce sera très curieux. »

Ce qui est plus curieux encore, c’est que le gouvernement, chargé d’assurer la sécurité et la liberté des Français, sans oublier les Françaises, tolère cette application antisémitique de la photographie.

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Voici encore de quelle façon le nouveau maire comprend l’exercice de ses fonctions de chef de la police municipale :

« Les Juifs peuvent essayer leurs coups, s’ils l’osent et le risquent. Je n’ai pas besoin de gendarmes et d’arrêté municipal pour chasser leur bande et disperser au loin leur troupeau lâche et vil. On retroussera les manches, on tapera dans le tas, à coup de botte ou d’un revers de main ; le premier magistrat de la ville n’en sera pas dérangé un seul instant. Contre les juifs et tous les traîtres, il est assez fort pour dépouiller l’écharpe, et infliger seul la correction nécessaire. » 

Avant d’être élevés à la dignité de citoyens français et de jouir des droits imprescriptibles énumérés dans la déclaration des droits de l’homme, les juifs algériens ont vécu pendant des siècles sous le régime turc. Ont-ils gagné au change ?

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Nous avons signalé les traitements abominables que subissent, en Hollande, les enfants enfermés dans les maisons de correction de l’État. D’après les renseignements apportés à la Chambre par un députe socialiste, M. Fournière, les mêmes horreurs auraient été commises à Aniane ; ce qui n’empêche pas M. Fournière et les autres socialistes de proclamer la supériorité de l’État en toutes matières, y compris l’éducation et la correction des enfants placés sous sa tutelle.

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La Prusse est le pays du monde où les services de l’État sont le mieux organisés, et où leur supériorité, en comparaison de ceux de l’industrie privé est, assure-t-on, la plus manifeste. Voici, d’après l’auteur d’une brochure sur la politique financière des moyens de transport, M. Goltfried Zoepfl, comment fonctionne le service des chemins de fer dans cet État modèle.

« L’emploi des excédents de l’exploitation à d’autres besoins de l’État a pour conséquence de faire reposer le budget sur cette ressource de revenus ; il en résulte que l’administration des chemins dû fer recule devant des réductions générales de tarifs, ajourne sans cesse les renouvellements de matériel, limite son entretien. Aussi voit-elle les accidents se multiplier et se trouve-t-elle obligée, comme aux fêtes de la Pentecôte, de transporter les voyageurs dans des wagons à bestiaux. »

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Un autre service, dont l’État s’est emparé depuis longtemps sous le prétexte que ce service exige une exactitude et une discrétion particulières, le service des postes, ne laisse pas moins à désirer. Aussi qu’est-il arrivé ? C’est que l’État ayant négligé de s’en attribuer le monopole — négligence qu’il s’est gardé de commettre en France — des « postes privées » se sont établies, et elles lui font une concurrence de plus en plus serrée. Voici ce que nous lisons à ce sujet dans une correspondance de Berlin, adressée à l’Indépendance belge :

« La poste laisse beaucoup à désirer, à cause de ses prix surtout. Aussi avons-nous vu, à la grande satisfaction du public, s’établir plusieurs ‘postes privées’, qui transportent les lettres et les imprimés presque pour rien et qui, malgré cela, font d’excellentes affaires. Leurs boîtes, rouges, jaunes ou d’autres couleurs, sont attachées aux façades des maisons, tout comme les boîtes bleues de l’État. Chacune de ces postes a ses timbres particuliers, qu’on peut se procurer le plus souvent dans le magasin à la porte duquel la boîte est clouée. 

D’abord, les postes privées ont laissé à désirer. Elles n’étaient pas aussi sûres que la poste de l’État ; des lettres se perdaient ou arrivaient souvent avec de grands retards. Peu à peu, cependant, ces défauts ont disparu et la sympathie du public pour les sociétés particulières de transport est devenue telle, que l’État, importuné par leur concurrence, a juré de les anéantir ! Mais cela n’ira pas aussi facilement qu’on le croit dans les bureaux officiels.

Un jour, les postes privées — dont quelques-unes transportent aussi les paquets — ont appris qu’on allait purement et simplement les supprimer ! Comme de juste, à cet avis elles se sont mises à jeter les hauts cris, et l’opinion a trouvé leurs protestations si bien fondées, que le secrétaire d’État, M. von Podbielski, qui s’était chargé d’opérer l’exécution sommaire, a dû rentrer ses instruments.

Mais le voici qui revient à l’attaque. Il prétend faire décider qu’à partir du 1erjanvier, l’État seul pourra transporter encore des lettres fermées. En d’autres mots, les sociétés ne seraient plus autorisées qu’à transporter les imprimés sous enveloppe ouverte ! Mais cela ne se fera pas plus facilement.

Si l’on veut se défaire des services en question, il faudra les dédommager ou plutôt réduire les tarifs de l’État. Laissons faire le progrès. Les temps ne sont plus éloignés où l’État — qui exploite le public d’une façon indigne — se verra empêché de réclamer encore des 50 et 60 francs pour transférer un citoyen d’un bout du pays à l’autre, et 25 centimes pour passer une lettre ordinaire de Cologne ou d’Aix-la-Chapelle à Liège ou à Bruxelles. »

Selon toute apparence, l’État ne manquera pas de supprimer cette concurrence audacieuse et anarchique. C’est une « réforme » à laquelle applaudiront sans aucun doute les économistes étatistes de Berlin comme au moyen plus sûr d’améliorer le service postal.

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Notons, en revanche, que l’Angleterre a abaissé le prix du transport des lettres avec ses colonies, l’Inde comprise, au niveau de la taxe intérieure d’un penny (10 centimes).

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Le nouveau président des États-Unis du Brésil, M. Campos Salles, serait-il un économiste ? Il vient de présenter à l’occasion de son entrée en fonctions, un message auquel — chose rare quand il s’agit d’un document de ce genre — nous pouvons applaudir sans réserve.

« La politique financière sera la principale préoccupation de son administration : non seulement sa responsabilité est donnée à un arrangement conclu à Londres ; mais l’honneur national est aussi engagé. La situation demande des solutions définitives. Il ne faut créer aucune dépense, il ne faut même pas faire la moindre dépense qui ne soit pas absolument urgente avant de mettre de l’ordre dans nos affaires, avant de régulariser nos comptes.

Le Président signale, comme causes principales de la crise financière, le protectionnisme des industries, les émissions artificielles de papier, les déficits budgétaires, l’exagération du fonctionnarisme, les dépenses appartenant aux États couvertes par l’Union, l’attribution aux recettes ordinaires des sommes provenant des dépôts, la mauvaise perception des impôts, l’augmentation des dettes flottante et consolidée. Le Président ajoute que, pour la politique internationale, il faut maintenir, dans les relations avec les puissances, la fidélité absolue à l’exécution des lois de garanties des personnes et des intérêts étrangers comme des nationaux. »

À la vérité, il y a loin de la parole aux actes ; mais nous n’en avons pas moins bon espoir que le nouveau président tiendra à honneur de réaliser les promesses de son programme, ne fût-ce que pour l’originalité du fait.

 

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Dans une lettre adressée à la baronne de Suttner, que publie l’Europe nouvelle, le contre-amiral Reveillère propose une solution originale de la question de l’Alsace-Lorraine. Nous nous plaisons à la reproduire et nous croyons qu’elle aurait des chances sérieuses d’être adoptée, si son adoption dépendait des peuples et non des politiciens.

« La solution que j’ai l’honneur de vous soumettre, dit-il, m’a été inspirée par le spectacle des îles Normandes.

Les habitants de Jersey, Guernesey… se disent Normands, ils refusent obstinément la qualification d’Anglais.

Ces îles jouissent de l’autarchie la plus absolue. Le gouvernement anglais n’intervient en rien dans l’administration du pays. Un conseil élu par les habitants élit le Connétable. Connétable et conseil élu gouvernent souverainement le pays.

Le pavillon anglais n’en flotte pas moins sur les îles Normandes. Le gouvernement anglais, exclusivement chef militaire, ne se mêle en rien des affaires du pays très remarquablement administré d’ailleurs.

Commandant un navire de guerre, j’ai pu constater à Guernesey, dans une affaire très délicate, combien sont indépendants l’un de l’autre le pouvoir civil et le pouvoir militaire, et combien ils respectent mutuellement leurs attributions si différentes.

Cette reconnaissance complète de leur autarchie par l’Angleterre enlève aux habitants des îles Normandes tout désir d’être Français, bien qu’ils aient obstinément conservé notre langue. Si la Grande-Bretagne avait voulu en faire des Anglais de force, vraisemblablement ces îles seraient françaises aujourd’hui.

L’Angleterre n’exerce donc sur ces îles qu’un protectorat militaire.

Notons que, sous les guerres du premier Empire, la neutralité des îles Normandes fut rigoureusement observée. Elles en profitèrent pour exercer une fructueuse contrebande.

Si, comme les îles Normandes, l’Alsace-Lorraine était déclarée neutre et civilement indépendante, elle tiendrait autant qu’elles à sa nationalité. Les Alsaciens-Lorrains seraient jaloux de leur autarchie comme nos voisins de l’ouest. Si nous tentions de nous emparer de ces îles Normandes, qui ne veulent s’avouer anglaises à aucun prix, leurs habitants se lèveraient comme un seul homme pour nous combattre. De même, s’ils avaient joui quelque temps du bienfaisant régime de la neutralité assurée et d’une pleine autarchie, les Alsaciens-Lorrains n’auraient plus le désir de redevenir Français.

D’autre part, nous n’aurions pas plus la tentation d’envahir l’Alsace-Lorraine que nous n’avons la tentation de faire une descente à Jersey. Alors, l’Alsace-Lorraine serait ce à quoi l’histoire et la géographie la destinent : à devenir le trait d’union entre la France et l’Allemagne, désormais unies par les liens d’une étroite amitié pour le plus grand bien de l’Europe et du monde.

Si l’Allemagne désirait un rapprochement avec la France, les conditions de ce rapprochement pourraient se discuter sur les bases suivantes :

1° Le traité de Francfort est aboli ;

2° Pour consolider entre la France et l’Allemagne une union éternelle, un traité est conclu entre les deux hautes puissances en prenant pour point de départ les principes ci-après :

1° L’Alsace-Lorraine est déclarée territoire neutre et civilement indépendant sous le protectorat militaire de l’empire ;

2° Le gouvernement civil de l’Alsace-Lorraine, gouvernement autonome, a son drapeau particulier, qui n’est ni allemand, ni français ;

3° L’empire tient garnison dans les forteresses de l’Alsace-Lorraine ; 

4° Les Alsaciens-Lorrains ne peuvent servir dans les armées continentales de la France et de l’Allemagne. Ils peuvent servir dans les armées coloniales des deux nations. »

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Le Journal officiel publie le rapport du service de la statistique générale sur le mouvement de la population en 1897. La situation reste à peu la même que d’habitude. De 38 133 385 individus en 1896, la population a passé à 38 269 011, soit une augmentation de 135 626. La natalité a été de 859 107 contre 865 586 en 1896, soit une diminution de 6 479. Mais cette diminution a été compensée et au-delà par celle des décès : 751 019 en 1897, contre 771 886 en 1896 ; différence en moins : 20 867, accusant un certain accroissement de la longévité ; ce progrès qui est dû à l’assainissement des villes et à de meilleures habitudes d’hygiène se continuera sans aucun doute. Malheureusement, les causes qui enrayent le développement de la natalité continuent à agir de leur côté : aussi longtemps que l’étatisme et le protectionnisme, en renchérissant la vie des parents décourageront l’élève des enfants, il est douteux que le chiffre des naissances s’accroisse, et il n’y a aucune apparence que l’on remédie à cette cause d’affaiblissement de la natalité. Au contraire !

Paris, 14 décembre 1898.

G. DE M.

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