Ignorance ou mauvaise foi

Ernest Martineau. Ignorance ou mauvaise foi. Annales économiques du 20 janvier 1891. 


IGNORANCE OU MAUVAISE FOI.

Dans le National du 5 janvier dernier, un journaliste, qui me paraît être quelque peu outrecuidant, qualifie d’ignorance ou de mauvaise foi le rapprochement que j’ai fait dans mon article des Annales du 20 décembre dernier sous ce titre : « Le Message du futur président des États-Unis » entre la déclaration de l’ex-président Cleveland sur la réduction du tarif douanier et le manifeste de la Chambre de commerce de Manchester en 1838.

« Qu’y a-t-il de commun, dit notre contradicteur, entre deux textes dont l’un demande l’abolition de toutes les lois de protection, tandis que l’autre ne demande qu’une réduction de tarifs ? »

Si ce rédacteur du National est de bonne foi — ce que je souhaite pour lui — pourquoi a-t-il tronqué la citation de la déclaration de l’ex-président Cleveland ? 

L’ex-président a dit : « il faut exiger une réduction du tarif correspondant aux besoins raisonnables du Trésor », or, notre adversaire, en reproduisant la déclaration dans la première partie de son article, a souligné les mots pour exiger une réduction du tarif, sans souligner les mots suivants : « correspondant aux besoin du Trésor », qui précisent la portée et l’étendue de cette réduction, et, en dernier lieu, on voit qu’il supprime absolument cette incidente et se borne à parler de réduction du tarif.

Si notre adversaire est de bonne foi, il fait preuve en vérité d’une singulière ignorance du sujet : quand la Chambre de commerce de Manchester demandait, en 1838, l’abolition des droit protecteurs, elle ne demandait pas la suppression de la douane fiscale, et la preuve en est dans la distinction que Cobden avait soin de faire dans le discours que nous avons cité — et que notre contradicteur a oublié, volontairement ou non, de reproduire. Cobden disait : 

« On prétend, par ignorance sans doute, que par libre-échange nous entendons l’abolition de tous droits de douane. Or, nous avons dit et répété mille fois que notre but est d’abolir non les droits perçus au profit du Trésor public, mais ceux qui ont été établis pour enrichir une classe privilégiée. »

Quoi de plus formel ? À moins que notre contradicteur ne veuille prétendre que Cobden était partisan d’une protection raisonnable et que sa déclaration n’a rien de commun avec le manifeste de la Chambre de commerce de Manchester !

D’ailleurs, la protection a été abolie en Angleterre et notre contradicteur n’osera pas sans doute prétendre que la douane fiscale a disparu également. Voyons, M. le rédacteur du National, si vous avez gardé la tradition de loyauté du grand écrivain dont vous vous réclamez, d’Armand Carrel, voudrez-vous reconnaître que Cobden était un libre-échangiste et qu’en distinguant, comme il faisait, la douane fiscale de la douane protectrice, il était l’interprète fidèle des vœux de la Chambre de commerce de Manchester ? 

Si vous reconnaissez tout cela, le reproche que vous nous adressez — reproche d’ignorance ou de mauvaise foi — s’évanouira complètement, et il restera finalement que c’est vous qui vous êtes trompé en prétendant que les deux textes par nous cités comme identiques n’avaient entre eux rien de commun.

« C’est avec raison, dites-vous, que M. Cleveland demande la réforme du tarif Mac-Kinley, et sa déclaration est de tout point conforme à ce que nous avons dit nous-même de la politique économique de l’ex-président. »

Pour un homme qui prétend avoir le monopole de la connaissance du mouvement économique des États-Unis, voilà une singulière réflexion ! 

En 1888, au moment de l’élection présidentielle, les bills Mac-Kinley n’existaient pas, apparemment, dans la législation douanière des États-Unis ; or, lors de la campagne électorale, le programme du président Cleveland était : réduction du tarif, si bien que les protectionnistes le qualifièrent de « MESSAGE LIBRE-ÉCHANGISTE » (free trade Message).

Votre audace irait-elle jusqu’à récuser les déclarations de vos frères et amis les protectionnistes des États-Unis ? 

Vous dites : « les démocrates des États-Unis ne sont pas des libre-échangistes, mais des protectionnistes raisonnables » ; j’ai à vous répondre qu’en parlant ainsi vous faites preuve d’une ignorance complète du grand mouvement économique qui a abouti au succès du parti démocrate aux élections de novembre dernier.

Si vous aviez lu avec attention la dernière partie de la déclaration de l’ex-président Cleveland — où il dit que les démocrates NE SERONT LIBÉRÉS DE LEURS ENGAGEMENTS qu’après la réduction du tarif à un chiffre correspondant aux besoins du Trésor public — vous auriez pu comprendre (car nous n’avons pas l’habitude de faire de la polémique avec des grossièretés et nous ne mettons pas en doute votre intelligence), vous auriez compris, dis-je, le sens et la portée de ces élections fameuses.

Les politiciens du parti démocrate, comme la plupart des politiciens, n’ont pas une foi des plus robustes dans les principes, et vous avez raison de dire qu’ils ne sont pas des libres-échangistes bien fermes sur le principe. Mais la masse des électeurs, exploitée par le système de la protection, s’est convertie, elle, au libre-échange, et avec la vigueur et l’énergie qui caractérise la race anglo-saxonne, les électeurs ont exigé de leurs représentants des engagements formels, pendant la période électorale, dans le sens de l’abolition de tous droits de protection.

Voilà ce que le rédacteur du National aurait compris s’il avait daigné lire avec attention la déclaration de M. Cleveland.

Que penser d’un tel écrivain qui se prétend si bien informé des évènements économiques qui se produisent en Amérique, et qui n’en connaît pas le premier mot ? 

J’avoue que je préfère les réflexions d’un autre organe protectionniste — le Petit Journal — qui avouait au lendemain des élections des États-Unis, que les poètes seuls pourraient expliquer l’évolution libre-échangiste des Américains, parce que les politiques y perdent leurs calculs et leur sagesse ! Le continuateur d’Armand Carrel devrait bien suivre l’exemple de son confrère protectionniste du Petit Journal : s’il désire sincèrement se renseigner sur le sens et la portée des élections des États-Unis, qu’il consulte une revue mensuelle qui se publie à New York et qui s’appelle le Belford’s Magazine. Je signale tout particulièrement à son attention, dans le numéro de décembre dernier, l’article intitulé : THE VERDICT AND ITS TEACHINGS, et, dans le numéro de janvier 1891, WHAT WON THE DAY. Quand il aura lu et médité ces deux articles, il aura quelque idée du sujet dont il parle avec tant de suffisance.

« Que les tarifs de douane soient « fiscaux » ou « protecteurs », qu’importe, dit-il, en sont-ce moins des tarifs et leur résultat n’est-il pas toujours de protéger l’agriculture ou l’industrie, c’est-à-dire la production du pays ? »

Je ne me permettrai pas d’adresser à cet égard au continuateur d’Armand Carrel le reproche de mauvaise foi, mais ce que j’ai le droit incontestable de faire, c’est de lui adresser le reproche d’ignorance.

Cette distinction du tarif protecteur d’avec le tarif fiscal est élémentaire, si bien que les hommes qui ont été les leaders du parti protectionniste l’ont toujours faite.

MM. Perrier et Saint-Chamans, qui étaient des protectionnistes convaincus, disaient, sous le règne de Louis-Philippe, que la douane protectrice est l’opposé de la douane fiscale, attendu que la douane fiscale a pour but de procurer des ressources au Trésor public, alors que la douane protectrice a pour but de renchérir les produits dans l’intérêt des producteurs.

Napoléon Ier disait également : la douane ne doit pas être un instrument fiscal, mais un moyen de protéger l’industrie.

M. Domergue, enfin, dans le livre de la Révolution économique, écrit sous le patronage de M. Méline, dit formellement à la page 47 de la 3e édition, que les droits de douane ont été établis POUR LES PRODUCTEURS, avouant ainsi que les intérêts du Trésor public sont le moindre souci des protectionnistes. 

Commencez-vous à comprendre, après ces citations, la distinction du droit fiscal d’avec le droit protecteur ? 

Nous admettons le droit fiscal, parce que, si l’État a besoin d’argent, nous lui reconnaissons le droit de taxer les marchandises à l’entrée ; nous repoussons le droit protecteur, parce que la protection a pour but d’empêcher les produits d’entrer, de restreindre l’offre sur le marché en vue de renchérir les prix.

À ce sujet, je recommande tout spécialement au rédacteur du National la définition suivante, qui explique le caractère de la protection d’une façon si ingénieuse qu’il sera certainement ravi d’admiration : je l’emprunte à la revue des États-Unis du mois de novembre dernier, au Belford’s Magazine.

« La protection est un seau percé d’un trou au fond ; quand on y verse de l’argent il passe par le trou et s’en va dans la poche des grands propriétaires et des gros manufacturiers. Plus le trou est grand plus il y passe de l’argent, le bill Mac-Kinley a été fait pour agrandir le trou. »

Vous voyez bien que le trou existait avant le bill Mac-Kinley : c’était pour le boucher que l’ex-président Cleveland avait en 1888 publié son fameux programme libre-échangiste.

Comprenez-vous maintenant pourquoi la grande masse du peuple américain repousse ce système ? 

C’est pour les mêmes raisons que nous, libre-échangistes français, nous le répudions.

M. Méline, le leader des protectionnistes au Parlement, disait, dans la séance de la Chambre du 9 juin dernier : « Si vous protégez les uns vous atteignez forcément les autres, c’est inévitable » ; comme cette parole justifie bien la définition américaine ! C’est la bourse des autres qui se vide dans les poches des producteurs protégés, grâce aux renchérissement produit par le tarif, en sorte que les lois d’affaires dans le système protecteur s’établissent d’après ce principe fameux : 

« Les affaires, c’est l’argent des autres. »

Est-ce clair, et viendrez-vous encore nous accuser d’épiloguer et de subtiliser ? 

Ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’on me reproche d’être en désaccord avec un autre écrivain dont l’article a paru dans le même numéro des Annales du 20 décembre dernier. 

Quelle justice distributive, et comme on reconnaît bien là la logique de nos protectionnistes : Ce n’est pas assez d’être responsable de ce que j’écris, on veut encore me rendre responsable de ce qu’écrivent les autres !

Pour me résumer je dis : La douane fiscale est un impôt, la douane protectrice est une dîme.

Continuateur d’Armand Carrel, je vous invite à vous expliquer là-dessus loyalement.

E. MARTINEAU.

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