Intervention du 24 août 1846 sur la corruption électorale

Intervention du 24 août 1846 sur la corruption électorale

[Moniteur, 25 août 1846.]

 

M. LE PRÉSIDENT. M. Gustave de Beaumont a la parole. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Messieurs, l’honorable M. de Goulard vient de terminer son rapport par une question dont je ne suis pas bien sûr d’avoir compris le sens : il s’est demandé, parlant au nom du bureau, si, à l’occasion de la vérification des pouvoirs dont il s’agit, l’opposition n’avait pas la pensée de prendre cette question comme le terrain d’un grand combat, d’un scandale même qui porteraient tout à la fois sur les griefs imputables au gouvernement en général, et mettraient en quelque sorte en question devant cette chambre le caractère personnel du député dont l’élection est contestée. 

Si telle est sa pensée, qu’il se rassure ; il n’y a rien de vrai dans cette supposition ; je n’ai reçu mission, ni de qui que ce soit, ni de moi-même, d’apporter un grand débat général à cette tribune à propos de la question dont il s’agit ; et, quant à la position personnelle du candidat élu dont nous vérifions les pouvoirs en ce moment, nul plus que moi ne rend hommage à son caractère et ne reconnaît ses honorables services. (Mouvement.) 

Mais à l’occasion de cette question, où un grave débat doit avoir lieu, et je vais tout de suite le préciser, en montrant les points sur lesquels je crois qu’il doit se concentrer. 

Et d’abord qu’il me soit permis d’écarter un argument présenté par l’honorable M. de Goulard, qui, en vérité, a plutôt présenté un plaidoyer qu’un rapport (Réclamations au centre), et qui a pensé qu’il pouvait repousser les attaques dont l’administration est l’objet en matière d’élections, en proclamant sa loyauté bien connue en pareille matière. 

Mais c’est précisément le point qui est en question, et c’est ce point que je vais discuter. 

Je ne veux pas relever ici tous les griefs de la protestation dont on vous a donné lecture ; il en est deux que je ne veux faire que rappeler ; il en est un troisième sur lequel j’insisterai davantage. 

Et d’abord, la protestation a signalé un fait très grave en lui-même : c’est la violation qu’on aurait faite du secret des votes. Quoi qu’en ait dit l’honorable rapporteur, qu’il me soit permis de faire observer qu’il n’a pas détruit la puissance des faits consignés dans la protestation. 

On vous a lu à cette tribune un certain nombre de bulletins dont les désignations étaient toutes variées. La chambre se demandera si le hasard seul a produit une pareille combinaison ? 

Maintenant, j’arrive à un second fait sur lequel je m’étendrai un peu plus, parce qu’il est plus grave : je veux parler de l’espèce de contrainte morale dans laquelle ont été tenus la population de l’arrondissement électoral d’Embrun et de Briançon pendant les opérations du collège et les électeurs eux-mêmes. Oui, Messieurs, c’est un fait qui n’est pas contesté, qui est reconnu par l’honorable rapporteur lui-même ; il est certain que, pendant les opérations du collège, on a fait un déploiement de force armée qui, je crois, jamais ne s’était rencontré. 

Les postes de gendarmerie avaient été doublés ; la garnison avait été placée sous les armes ; elle a été tenue consignée pendant tout le temps des opérations ; les armes étaient formées en faisceau. La protestation articule, et je crois tenir d’une source digne de foi, que des cartouches même avaient été distribuées aux soldats. Enfin il semblait véritablement que la ville d’Embrun, dans laquelle se faisait l’élection, fût une place mise en état de siège. 

Et remarquez une chose : ce n’était pas un vain appareil et une vaine démonstration ; savez-vous ce qui arrivait dans ce moment ? Des groupes de trois ou quatre électeurs s’abordaient-ils ; quand le nombre de quatre était dépassé, on s’avançait sur eux pour les disperser. (Dénégations et rires au centre.) 

La protestation énonce le fait ; on le nie ; je ne veux pas invoquer, parce que ce serait tout à fait extraparlementaire, les renseignements qui m’ont été donnés d’ailleurs sur ce point ; je ne viens pas donner ici des paroles d’honneur qu’on prodigue trop à la tribune. Mais je discute sur des documents que j’ai le droit d’examiner. 

La protestation énonce les faits ; on dit qu’ils ne sont pas exacts ; nos discussions aboutissent toujours à ce terme extrême : eh bien, vérifions-les, et donnez-nous le moyen de les vérifier. Mais il faut répondre à ces allégations autrement que par des rires et murmures ; ce serait un argument trop commode pour la majorité. (Rires approbatifs à gauche.) Eh bien, je dis que ces faits sont incontestables. Oui, je le répète, quand des groupes de cinq ou six électeurs se formaient, on les dispersait par la force immédiatement. 

Et savez-vous, Messieurs, quelle est la concession qui a été faite aux électeurs ? On leur interdisait l’abord du collège électoral ; mais, afin de donner un semblant, un simulacre de liberté, on leur avait destiné un jardin où ils avaient le droit de séjourner ; ailleurs, ce droit ne leur appartenait pas. Depuis quand vient-on ainsi couper en deux la liberté des citoyens, leur donner le droit de se réunir ici, leur interdire le droit de se réunir là ; choisir ainsi le lieu qui plaît à l’autorité pour faire sa police, et attribuer ensuite une autre place à la liberté des citoyens ; Messieurs, je demande depuis quand a-t-on jamais vu de pareils exemples se produire ? Messieurs, le principe qui domine le droit et l’exercice du droit électoral, c’est le droit de communication des citoyens entre eux, il faut qu’ils puissent échanger librement leurs pensées, se transmettre leurs impressions, se communiquer leurs idées. Et qu’est-ce donc que des délibérations qui se poursuivent ainsi en présence des baïonnettes, en face des soldats réunis, les citoyens ne pouvant pas s’entendre entre eux sans être séparés par la force ! Ce n’est pas là une élection libre. Remarquez bien que c’est la loi à la main que je viens faire cette observation. La loi électorale porte, art. 45 : « Nulle force armée ne doit être placée sans sa réquisition (la réquisition du président du collège électoral) dans la salle des séances ni aux abords du lieu où se tient l’assemblée. » 

Eh bien, je le demande, quelles sont donc les circonstances qui avaient autorisé cette réquisition du président du collège ? Et quand vous auriez requis la présence de la force armée, était-ce un motif de procéder avec cette violence inouïe ? 

Messieurs, on a tout à l’heure invoqué un prétexte, une excuse pour ces violences ; et on a dit qu’il s’était passé dans les élections précédentes des faits tels, que l’autorité avait dû, par un sentiment de bienveillance même pour le droit électoral et de protection pour les citoyens, mettre la force armée sur pied, afin de prévenir tout désordre ; on a invoqué à cette occasion les souvenirs de l’enquête de 1842. Ces souvenirs ne sont pas entièrement absents de mon esprit ; cependant j’ai voulu moi-même vérifier ce qu’il pouvait y avoir de juste et de fondé dans une pareille allégation. 

Eh bien ! qu’ai-je trouvé ? Que la commission d’enquête a repoussé complètement en 1843, ces prétendues violences dont on avait fait une arme contre l’élection de M. Allier ; elle a constaté qu’elles n’avaient pas eu lieu. Si la chambre le veut, je lui lirai des déclarations formelles, les conclusions formulées dans le rapport de l’honorable M. Lasnyer. 

Il y a mieux, il y a une autorité que l’honorable M. Déclozeaux ne récusera pas, c’est celle d’un de ses électeurs les plus dévoués, M. Fourrat, qui a déclaré au sujet des violences qui auraient été commises en 1842, lors de l’élection de M. Allier, que c’étaient des fables, des chimères, qu’il n’y avait pas eu de violence, et que tout s’était passé dans l’ordre le plus parfait. 

Eh bien ! maintenant venez donc dire et justifier l’appareil de la force militaire que vous avez déployé et que vous avez mis en présence des citoyens exerçant leurs droits, justifier de pareilles mesures de violence, sous le prétexte qu’il fallait prévenir les désordres de l’année 1842 ! Je dis que vous cherchez à combattre un fait certain, un fait bien établi, par l’évocation d’un fait imaginaire qui n’est pas vrai. (Approbation à gauche. ) 

Maintenant, je passe à un point qui me paraît plus grave encore que celui que je viens de présenter à la chambre. 

À mon avis, n’y eut-il que le fait que je viens de signaler, et n’eût-il été accompagné, ni suivi d’aucun autre fait reprochable à l’election, à mon avis, l’élection en serait viciée, et il y aurait lieu de l’annuler. 

Mais je viens soutenir qu’un grief beaucoup plus grave se présente ici. Je réclame la bienveillante attention de la chambre ; je la prie même de croire que je n’apporte ici aucune de ces petites irritations qui sont quelquefois la suite des luttes électorales. Je n’ai pas été attaqué dans le collège qui m’a nommé, et si j’ai eu un concurrent, je dois dire que ce concurrent, et l’administration qui l’a soutenu, n’ont employé que les moyens qu’on est convenu d’appeler légitimes, pour soutenir sa candidature. 

Messieurs, je suppose que le secret des votes ait été parfaitement observé, je suppose qu’il n’y ait eu aucune des violences qui viennent d’être rappelées tout à l’heure. Eh bien, je dis que la majorité obtenue par M. Desclozeaux, majorité incontestable, l’a été par des moyens qui sont propres à vicier l’élection ; et que ces moyens sont tels, que s’ils venaient à se généraliser, j’ose dire que dans dix ans il n’y aurait plus de gouvernement représentatif en France. (Approbation à gauche.) 

Assurément je ne conteste pas la majorité qui a été obtenue par l’honorable M. Desclozcaux, et sur laquelle a beaucoup insisté M. le rapporteur ; je ne la conteste pas, mais je l’attaque. 

Je ne conteste pas non plus le très petit nombre de ceux qui ont protesté contre l’élection, il n’y en a que huit ou neuf, je le sais. Eh, mon Dieu ! je le crois bien, qu’il n’y a eu que huit ou dix voix ! Allez donc demander aux soixante ou quatre-vingts électeurs qui, aux dernières élections, avaient voté avec enthousiasme pour un député de l’opposition, et qui, soumis à des influences que tout à l’heure je vais expliquer, ont voté avec le même enthousiasme pour un députe ministériel, allez donc leur demander s’ils se sentent corrompus ? … (Rires à gauche.) Je vous garantis qu’ils déclareront qu’ils ont agi en électeurs probes et libres (Nouveaux rires), et qu’ils ne voudront pas signer une protestation contre eux-mêmes. Ainsi, écartons cette objection qui n’a pas de valeur. 

J’appelle, sur l’élection dont il s’agit, toute l’attention de la chambre, parce que nulle part, peut-être, vous ne verrez mieux qu’ici comment l’administration peut s’emparer d’un petit collège possédé aujourd’hui par l’opposition. Ceci, Messieurs, est fort intéressant à connaître ; ceci est intéressant pour ceux qui peuvent opérer ce gain, comme pour ceux qui peuvent subir cette perte. Par petits collèges électoraux, j’entends les collèges électoraux qui comptent de 150 à 200 électeurs. Eh bien, dans ce moment-ci, la plupart de ces collèges électoraux si petits appartiennent au ministère ; il y en a encore quelques-uns qui appartiennent à l’opposition. 

Une voix à gauche. Pas pour longtemps ! 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Eh bien, je mets en fait, et je crois que nous arriverons à la démonstration la plus évidente de ce fait, qu’en les plaçant sous le régime auquel on a soumis le collège électoral d’Embrun et de Briançon, on ramènera forcément, uniformément au ministère dans un temps donné, tous les petits collèges électoraux qui aujourd’hui sont à l’opposition. (À gauche. C’est vrai !) 

Je dis dans un temps donné : ce n’est qu’une question de temps et de savoir-faire, une question de bons ou de mauvais préfets. 

Messieurs, j’ai vu des gens s’étonner de ce que le ministère ait eu dans les élections une assez grande majorité ; je n’éprouve pas, moi, la même impression. 

Ce qui m’étonne, c’est que cette majorité ne soit pas encore plus grande. Je suis étonné au contraire de ce que l’opposition ait encore un aussi grand nombre de représentants ; qu’il y ait un certain nombre de collèges, placés comme ils sont entre leurs intérêts les plus chers et leurs principes, persistant à se montrer fermes dans leurs principes, au préjudice de leurs intérêts les plus chers. Et certes, Messieurs, cette impression que j’éprouve, vous l’éprouveriez, vous, si vous ordonniez une enquête générale ; je crois que vous ne le ferez pas. (Rires approbatifs à gauche.) Je le regrette beaucoup. 

S’il m’était seulement permis de citer quelques faits étrangers à l’élection qu’on discute dans ce moment…. Me le permettez-vous ? je n’en citerai qu’un. (Parlez ! parlez!) 

Eh bien, je vais le faire bien rapidement, parce que sans cela vous m’interrompriez. (Rire.) Voici une lettre ; je commence par la lire. Voici ce qui a été écrit dans l’arrondissement électoral de M. Corne, je me trompe, de celui qui a remplacé mon honorable ami M. Corne. 

« À madame veuve Dallez. 

Madame, 

J’étais chargé de faire connaître à MM. les brasseurs qu’il leur est accordé 40% de métiers à la contenance brute de la chaudière de fabrication et de 13 à 15 h. d’ébullition. Ils doivent cette concession à l’intervention de M. de Saint-Aignan, qui a bien voulu appuyer leur réclamation auprès de l’administration. 

Veuillez, Madame, agréer mes très humbles et empressées civilités, 

Le receveur buraliste de Masmières, 

Taillefer. » 

C’est timbré de la poste. 

À gauche. La date ? 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Du 25 juillet. 

M. ODILON BARROT. C’est important. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. J’oubliais, en effet, le plus important. Vous me permettrez l’explication. Au moment de l’élection, le 25 juillet, tous les brasseurs de l’arrondissement de Cambrai étaient en grand émoi, et ils sont au nombre de 60 ; depuis longtemps, ils sollicitaient une concession dans la proportion de 40 au lieu de 30% pour la fabrication à laquelle ils se livrent ; c’étaient une faveur à laquelle ils attachaient le plus grand prix. On leur a dit : Votez pour M. de Saint-Aignan, et vous aurez cette concession. Ils ont dit : Vous nous promettez ; mais qui nous garantit que la promesse sera tenue ? On vous l’écrira. Ils ont reçu la lettre, et la promesse a été tenue. Lorsque 60 voix sont ainsi enlevées du jour au lendemain, à la veille d’une élection, au moyen d’une pareille manœuvre, vous venez parler de la pureté, de la loyauté de l’administration en matière d’élection ! (Approbation à gauche.) 

M. DE SAINT-AIGNAN. Je demande la permission d’expliquer le fait qui vient d’être dénoncé à la chambre ; il est fort simple…. (Parlez ! parlez !) 

Lorsque j’avais l’honneur d’être préfet du département du Nord, les brasseurs de l’arrondissement de Cambrai, aussi bien que ceux du département du Nord, m’ont signalé une différence qui existait entre la manière dont l’administration tolérait la fabrication de la bière dans les communes rurales, et la manière dont elle tolérait cette même fabrication dans l’intérieur des villes. On accorde aux brasseurs des villes 40% ; je demande la permission à la chambre de lui donner l’explication d’un fait qu’elle ne comprend peut-être pas bien. On accorde 40% aux brasseurs des villes pour ce qu’on appelle le gonflement du métier ; on accorde également dans l’intérieur des villes quinze heures pour la cuisson des bières : dans les communes rurales on accordait aux brasseurs 30% pour ce même gonflement des métiers, et dix heures pour la fabrication de la bière ; de telle sorte que, de deux brasseurs qui ne sont distancés que par les limites de la commune rurale et de la commune urbaine, l’un se trouve dans le cas d’une contravention, lorsque l’autre ne s’y trouve pas. 

Comme préfet, j’ai trouvé qu’il y avait là une inégalité choquante. Il en résultait que tel brasseur était condamné par an à payer pour des faits qui n’étaient point en contravention dans la commune voisine, 600, 700 et même 800 fr. d’amende. 

Un membre à gauche. Très bien ! Allez ! allez ! 

M. DE SAINT-AIGNAN. On peut trouver cela très bien, comme je l’entends dire ; mais ceux qui sont condamnés se trouvent très mal (On rit) : ils le trouvent très mal, parce que les voisins se trouvaient très bien. Vous sentez effectivement qu’entre deux industries parallèles, vivant de la même existence, celle qui est condamnée à 800 fr. trouve très dur ce que celle qui n’est pas condamnée trouve au contraire très bon. 

J’ai trouvé qu’en bonne justice on ne pouvait pas appeler contravention, porte à porte, ce qui ne l’était pas ; il me semblait injuste qu’on pût laisser frapper d’amende un brasseur voisin, alors qu’un autre ne l’était pas ; je ne connais pas de loi qui permette à l’administration de déférer comme délit à la justice dans un endroit, ce qui serait permis dans un lieu voisin. J’ai donc demandé, non pas comme on le disait quelques jours, ni même quelques mois avant les élections, mais il y a deux au trois ans, que cet état de choses fût changé. Maintenant, savez-vous quel a été mon auxiliaire ? M. Corne. (Rires au centre.) 

Plusieurs membres à gauche. Aussi il n’a rien obtenu !

M. DE SAINT-AIGNAN. J’invoque son nom, et non pas son appui. 

M. Corne avait demandé précisément ce que j’ai demandé moi-même. Voilà comment les choses se sont passées.  

L’administration a écrit à tous MM. les brasseurs, leur a fait connaître que la demande que j’avais appuyée avait été accordée. 

Je déclare qu’aucun brasseur n’avait fait une démarche personnelle auprès de moi ; je déclare n’avoir écrit à aucun d’entre eux que j’avais obtenu de l’administration ce que je considérais comme une justice. (Au centre. Très bien !) 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Messieurs, je n’ai nulle envie de contredire ce que vient de déclarer l’honorable M. de Saint-Aignan. Ce n’est pas lui que j’ai attaqué. Je suis pleinement touché et frappé plus que je ne puis le dire de la justesse des observations qu’il vient de vous présenter : il vous a montré avec la dernière évidence tout ce qu’il y avait d’inique dans une distinction qui a été trop longtemps maintenue par l’administration, et qui eût dû disparaître devant le sentiment de la simple équité. Oui, il a bien raison, on ne pouvait maintenir plus longtemps une semblable injustice. Je ne lui ferai que cette simple question : Comment se fait-il donc qu’une cause si juste, si bonne à gagner, n’ait pas été gagnée plus tôt ? Comment se fait-il qu’il ait fallu tant d’instances de la part de l’administrateur du département, qui connaissait si bien les intérêts de ce département, et dont le gouvernement devait entendre la voix avant tout, qu’il ait fallu tant de sollicitations pour arriver au but, et encore que ce but n’ait été atteint que le jour, non pas où le préfet a été entendu, mais où le candidat est intervenu ? (À gauche. Très bien ! très bien !) 

M. LAPLAGNE, ministre des finances. Messieurs, le fait dont l’honorable M. de Beaumont vient d’entretenir la chambre, ne m’a été connu que par la relation qui en a été faite dans quelques journaux. J’ai demandé des explications, ces explications sont un peu différentes de celles que vient de vous donner l’honorable M. de Saint-Aignan, mais elles s’accordent au fond. (Rires à gauche.) 

Je vais dire en quoi elles diffèrent, et vous verrez que ce rapprochement de M. de Beaumont est tout à fait inexact. 

La concession qui a été faite soit aux brasseurs de la ville, soit aux brasseurs de la campagne, était en dehors des termes de la loi. C’était une tolérance que l’administration avait cru devoir accorder, tolérance qui avait pour résultat non pas l’établissement du droit, mais la fixation du minimum de fabrication qui résulterait de certains faits constatés soit par la capacité des chaudières, soit par la durée de l’ébullition. 

L’administration avait cru devoir aller dans ses concessions jusqu’à la limite où elle n’avait pas à craindre de fraude. 

Dans la ville de Cambrai, où elle avait un service organisé, un personnel nombreux, elle avait cru pouvoir se contenter de 30% là où dans les campagnes elle exigeait 40%. 

Je répète qu’il ne s’agissait pas ici de la fixation des quantités fabriquées, qu’il s’agissait d’un moyen de contrôle pour l’administration, pour qu’elle fût certaine qu’on ne dépasserait pas la prise en charge, pour me servir de l’expression technique. Là où l’administration avait un service organisé, un personnel nombreux, là elle a admis une prise en charge moindre, parce que, je le répète, sa surveillance était plus efficace. 

Cela remonte à 1819. Depuis cette époque, les brasseurs de la campagne réclament : l’administration a constamment repoussé leurs réclamations, tant qu’elle n’a pas été armée des moyens de constater et combattre la fraude. 

L’année dernière, la chambre a accordé une augmentation dans le personnel des contributions indirectes pour la surveillance de l’industrie du sucre indigène. Cette industrie du sucre indigène étant très développée dans l’arrondissement de Cambrai, le personnel a été organisé dans les premiers mois de cette année. L’administration a jugé qu’elle avait les moyens suffisants pour être garantie contre les fraudes que pourraient commettre les redevables. 

C’est du moment où elle a été armée d’un personnel suffisant pour n’avoir plus de craintes, qu’elle a admis l’égalité entre les brasseurs des campagnes et les brasseurs des villes (Ah ! ah !) 

Les mêmes réclamations ont été faites à toutes les époques ; elles ont été faites à l’époque de toutes les élections générales, et elles ont été repoussées tant que l’administration n’a pas eu les moyens de combattre la fraude. Lorsque l’administration a eu ces moyens, et seulement alors, elle a cru qu’elle ne devait pas maintenir une inégalité qui n’avait plus de motif. (Mouvements divers.) 

M. GUYET-DESFONTAINES. Avec lettres d’avis ! 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je ne répondrai que ces trois mots à M. le ministre des finances, sans discuter, parce que, quand les faits sont clairs, évidents, on ne les commente pas. M. le ministre des finances, à la différence de M. de Saint-Aignan qui parlait de réclamations remontant à trois ans, parle de réclamations remontant à 1819 ; et c’est le 25 juillet seulement qu’on a jugé opportun de les admettre. (Rires ironiques à gauche. — Murmures au centre ) 

Je ne commente pas, comme vous le voyez, parce que, quand on a les preuves en main, il ne faut pas discuter, on affaiblit. 

La lettre que je produis ici, émanée d’un employé du ministère des finances, constate que c’est à l’intervention de M. de Saint-Aignan, on ne parle pas de M. Corne, que cette faveur est due ; c’est par M. de Saint-Aignan que cette faveur a été obtenue. Eh bien, je me borne à dire ceci, c’est que, puisque ce dégrèvement était une justice, j’aurais mieux aimé que justice fut faite par d’autres motifs que des motifs politiques et en vue d’obtenir les 60 voix qui ont fait la majorité. (Approbation à gauche.) 

M. LE MINISTRE DES FINANCES. Je ne réponds pas de ce que peuvent faire et écrire des agents de l’administration (Réclamations à gauche) ; seulement je prie la chambre de remarquer qu’en 1842 l’honorable M. Corne a été nommé à la majorité d’une voix. 

À gauche. C’est une erreur ! 

M. LE MINISTRE. Deux ou trois. 

M. ODILON BARROT. Il y a eu au moins vingt-cinq voix ! 

M. LE MINISTRE. J’entends cinq voix, je l’admets. (À gauche. Vingt-cinq !) Eh bien, si les soixante brasseurs avaient un si grand intérêt, le gouvernement eût pu faire alors ce qu’on dit qu’il a fait depuis. (Interruption.) 

M. CRÉMIEUX. Vous avez obtenu une loi qui vous a fait avoir un plus grand nombre d’employés. Vous ne pouviez pas le faire en 1842 ; autrement vous l’auriez fait. 

M. LE MINISTRE DES FINANCES. Je regrette de n’avoir pas été compris par M. Crémieux. Je pouvais tout aussi bien le faire en 1842 qu’en 1846 ; mais en 1842 les conditions régulières du service ne l’exigeaient pas, et comme je ne m’attachais qu’aux conditions régulières du service, je ne l’ai pas fait. 

M. DE BEAUMONT. Je ne veux pas nuire à l’utilité de ce débat en le prolongeant, et je me hâte de rentrer immédiatement dans l’exemple spécial que je voulais mettre sous les yeux de la chambre, exemple emprunté à l’élection d’Embrun et de Briançon. Vous allez voir ce que c’est qu’un collège comme celui d’Embrun et de Briançon entre les mains de qui saura le manier. Le collège d’Embrun et de Briançon vous est déjà un peu connu ; il rappelle quelques souvenirs de l’enquête électorale. Il n’a sans doute pas échappé à votre mémoire qu’en 1842 on avait tenté de s’emparer des voix de ce collège en les achetant à prix d’argent ; l’entreprise n’a pas réussi. Cette fois, on aurait pensé qu’il valait mieux acheter les suffrages des électeurs avec des faveurs administratives et des places : il faut le dire, l’entreprise a réussi complètement. 

Et d’abord, vous le savez, il y a 150 électeurs dans l’arrondissement d’Embrun et de Briançon. Or savez-vous combien il y a d’électeurs qui a priori sont placés dans une situation plus ou moins dépendante du pouvoir ? 

Je ne ferai pas comme les auteurs de la protestation, qui rangent parmi les électeurs susceptibles de subir une influence les marchands de vin et les entrepreneurs de fortifications ; la chambre sait bien que, dans des protestations de ce genre, il se glisse toujours des exagérations qu’il est de votre sagesse et de votre raison d’écarter ; mais je prends simplement les électeurs qui sont dans une situation en effet telle qu’elle implique, je ne dirai pas la dépendance absolue vis-à-vis du pouvoir, mais une certaine disposition à condescendre aux intentions de l’autorité. Eh bien je rencontre dans une situation qui ne peut être niée trente-neuf ou quarante fonctionnaires publics salariés ; dix-huit environ de l’ordre judiciaire, dix-huit ou dix-neuf employés des finances, deux ou trois appartenant à l’administration proprement dite. 

Maintenant, je pourrais joindre à ce chiffre un certain nombre de fonctionnaires qui, sans être précisément dépendants, ne sont pas non plus dans une situation très indépendante quant à leur vote, je veux parler des maires et des adjoints, qui sont au nombre de treize ou quatorze. 

Cependant je veux bien n’en pas tenir compte : reste un noyau de quarante fonctionnaires publics qui ont une extrême bienveillance envers le candidat tel quel de l’autorité. Je dis que c’est là une base d’opérations très favorable pour celui qui veut entreprendre de se placer dans ce collège. (Bruit.) 

Ici j’entends dire que c’est une attaque contre la loi électorale : quand cela serait, je ne m’en défendrais pas ; mais je conviens que ce n’est pas le moment de traiter la question à ce point de vue. Je ne vois donc en ce moment dans ces quarante fonctionnaires que la base sur laquelle se va poser une candidature ministérielle. Vous allez voir maintenant comment on a travaillé sur cette base. Je viens de vous dire le fait de la loi, je vais vous dire le fait de l’homme. 

Messieurs, depuis trois ans ou quatre ans l’honorable député élu est le candidat du ministère dans le collège d’Embrun et Briançon ; depuis trois ou quatre ans, il est député surnuméraire. 

À gauche. C’est cela. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Vous savez ce que c’est que le député surnuméraire. Tout député de l’opposition a dans son collège, à côté de lui, une espèce de Sosie, de collatéral (On rit) s’apprêtant à recueillir sa succession, et épiant l’occasion de la saisir. 

Je dis tout député de l’opposition ; j’ai tort, car il y a des députés ministériels qui ont aussi ce collatéral dont je parle ; ce sont ceux qui ont à côté d’eux quelqu’un de plus ministériel qu’eux-mêmes, témoin l’honorable M. Mater, qui l’a échappé belle, et qui a été si bien immolé sous l’exigence des principes constitutionnels, par son meilleur ami. (Exclamations à gauche.) 

Voilà donc, Messieurs, l’honorable M. Desclozeaux candidat dans le collège d’Embrun et de Briançon. Le député titulaire va disparaître, vous allez voir même s’évanouir les administrateurs en titre, le préfet, le sous-préfet ; ils ne disparaissent pas tout à fait, ils s’effacent pour laisser briller en toute occasion le député surnuméraire. S’agit-il de quelque place, s’agit-il de quelque subvention à donner aux localités, s’agit-il des intérêts administratifs généraux, ou particuliers, ou locaux, adressez-vous à M. Desclozeaux ! Il est étranger à la localité, il n’est point administrateur, il n’habite pas même le pays, il n’est pas député ; n’importe, il va être et sera en toute occasion l’intermédiaire entre l’administration et les administrés, entre les électeurs et les autorités publiques, tout passera par ses mains, parce qu’il est candidat ministériel à la députation ! 

Messieurs, l’administration elle-même s’applique à le constater, et vous n’oubliez pas qu’une lettre fut écrite en 1845 par M. le ministre des travaux publics pour faire connaître à M. Desclozeaux, pour l’informer qu’une décision intéressante pour l’arrondissement d’Embrun et Briançon avait été prise par lui relativement à la route n° 91 allant de Grenoble à Briançon. 

Je puis vous mettre sous les yeux le commentaire qui a été donné à cette lettre par M. le conseiller d’arrondissement délégué, faisant l’intérim de la sous-préfecture ; il disait : 

« Je joins à ma lettre copie de celle de M. le ministre à M. Desclozeaux, qui lui annonce cette allocation et se félicite d’avoir pu donner cette satisfaction aux intérêts qu’il a bien voulu lui recommander. 

Comme vous le remarquerez avec plaisir, Monsieur le maire, M. le ministre a mis de l’empressement à se rendre à ses sollicitations, puisque la loi, en vertu de laquelle il a pu agir, ne date que du 30 juin dernier. Par cet acte bienveillant, M. Desclozeaux témoigne de toutes ses sympathies pour la population briançonnaise. 

Il est d’autant plus digne de toute sa reconnaissance que depuis trop longtemps, vous le savez comme moi, l’achèvement de cette route avait été négligé, nonobstant toutes les démarches faites jusqu’ici. 

Je vous prie, Monsieur le maire, de donner de la publicité à la lettre de M. le ministre à M. Desclozeaux, et de la porter surtout à la connaissance de vos administrés, qui, je me plais à le croire, en garderont bon souvenir. M. le ministre a également des droits à notre reconnaissance. » (Mouvement.) 

Une voix. Qui a signé cette lettre ? 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. J’ai dit que cette lettre avait été écrite et signée par le conseiller d’arrondissement délégué, faisant par intérim les fonctions de sous-préfet. 

Messieurs, c’est, à mon avis, une chose très grave que l’intervention du député ; je dis du député, titulaire dans les affaires de l’administration ; c’est en général le renversement de la hiérarchie ; c’est l’administration faite au point de vue de la politique ; c’est le point de vue de l’équité mis de côté et le point de vue de la politique substitué à la justice ; c’est l’administration abaissée, privée de sa légitime influence. Il n’y a plus d’administration, il n’y a plus d’administrateurs, il n’y a plus que de la politique et des agents politiques. (Approbation à gauche.) 

Je conçois, et j’en suis bien convaincu, que, quoiqu’on fasse, on ne parviendra pas à empêcher qu’il existe toujours un certain patronage de la part de celui qui a été élu sur ses concitoyens auprès de l’administration et de ses agents. Mais, je le demande, lorsque ce patronage est exercé par celui-là qui n’est ni administrateur ni député, je demande à quel titre ce patronage est-il exercé ? 

Une voix au centre. Parce qu’il est candidat ! 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. J’entends cette réponse ; parce qu’il est candidat. Mais alors ce n’est donc qu’en vue de l’élection qu’il agit ; ce n’est donc qu’en vue de l’élection que vous lui accorderez ce qu’il sollicite ? De quel nom appellerai-je les actes qui se passent dans cette circonstance, si je ne les nomme des manœuvres électorales ? (À gauche. C’est évident !) Voyez, Messieurs, les conséquences, lorsque cet homme, étranger à l’arrondissement, qui n’est ni député, ni administrateur, est en même temps haut fonctionnaire de l’administration centrale, qui jouit à la fois d’un grand crédit auprès de toutes les administrations, et d’une grande puissance dans l’administration à laquelle il appartient lui-même. M’étonnerai-je de toutes les promesses de faveurs dont on vous a entretenus, qui sont consignées dans la protestation et dont M. Desclozeaux a été le dispensateur ?

Je comprends très bien qu’on ait demandé un régiment tout entier pour la garnison d’Embrun à M. Desclozeaux, et qu’il l’ait promis. Je comprends très bien que, quand on a distribué des fonds de secours à des incendiés, on ait choisi le moment où passait M. Desclozeaux pour faire cette distribution, afin de laisser croire que c’est lui qui les faisait donner ; c’est tout simple : il fallait faire valoir le candidat. La protestation signale dans les termes les plus formels une promesse de 14 000 fr. pour reconstruction de l’église de Guillestre, et cette promesse avait été faite chez un juge de paix en présence de M. Desclozeaux. Qu’a dit, sur ce point, M. le rapporteur ? 

M. Desclozeaux était peut-être présent. Mais ce n’est pas lui qui a fait la promesse. En vérité, je ne m’attendais pas que de pareils arguments seraient présentés devant la chambre, ils ne sont pas dignes de son attention. (Adhésion à gauche.) Comment ! un candidat parcourt l’arrondissement, les promesses sont prodiguées en son nom, on annonce qu’il fera pleuvoir tous les bienfaits de l’administration sur ce pauvre arrondissement qui les attend comme une terre desséchée attend la rosée du ciel (Mouvements en sens divers) ; on annonce que les églises sous sa main vont se reconstruire, que les garnisons vont s’augmenter, que tout le monde aura des places ; il n’y aura bientôt plus que des fonctionnaires dans l’arrondissement d’Embrun et de Briançon, ces promesses sont faites par les partisans bien connus de M. Desclozeaux, d’autres, en sa présence même, et l’on conteste sur la question de savoir si c’est lui qui a fait ces promesses, s’il en est le complice ou le témoin ! En vérité, je n’ose pas discuter plus longtemps de pareils moyens, et je regrette que l’honorable rapporteur, dont je reconnais le talent, n’en ait pas employé de plus dignes de lui. 

Maintenant, je demanderai à tout le monde ici, et à M. Desclozeaux lui-même, faut-il s’étonner, quand une fois il s’est placé dans cette situation, qu’il se voie assiégé de solicitations de tout genre, que l’on pèse sur lui pour obtenir une foule de places, et bien plus qu’il n’en peut donner. Je suis convaincu, je vais lui parler avec franchise, je suis convaincu qu’il y a un très grand nombre de fonctionnaires de l’administration centrale qui, s’ils avaient été dans la situation de M. Desclozeaux, dans sa situation officielle, en eussent abusé beaucoup plus qu’il ne l’a fait ; je suis persuadé qu’il a résisté souvent à la pression de ces sollicitations, qui sont très impérieuses et insatiables. C’est la conséquence de la position même dans laquelle il s’est placé ; ce n’est pas l’homme, c’est le fait que j’attaque. 

Je ne veux pas entrer dans le détail des fonctions publiques dont l’honorable M. Desclozeaux a peut-être quelquefois disposé dans son propre ministère, et de celles qu’il a procurées par son patronage. Il n’y a que deux faits que je veux rappeler à la chambre, parce qu’il m’est impossible de les passer sous silence. Je les rappelle, parce que déjà la chambre les a connus, parce que l’enquête électorale même en contient le germe, et parce qu’une fois je les ai déjà moi-même produits à cette tribune. 

Oui, au nombre des fonctionnaires qui sont entrés dans l’ordre judiciaire sous le patronage de M. Desclozeaux, il y a deux hommes qui n’auraient pas dû y entrer : ce sont deux hommes que l’enquête électorale avait signalés comme des fauteurs ardents, des partisans dévoués du candidat ministériel. 

M. Desclozeaux, à mon avis, a eu tort de les placer ainsi sous sa protection et d’en faire deux juges de paix, non dans l’arrondissement d’Embrun et de Briançon, mais dans deux arrondissements voisins ; car le collège d’Embrun et de Briançon est assez riche, non seulement pour fournir des candidats à ses propres fonctions publiques, mais encore pour en fournir aux fonctions publiques qui appartiennent à d’autres départements. 

Je crois que ces deux hommes, je les nommerai si on le veut : je ne crois pas que ce soit nécessaire (Non ! non !) ; je crois que ces deux hommes n’auraient pas dû être l’objet de pareilles faveurs. 

Enfin, il y a un magistrat que M. Desclozeaux a pris sous sa protection, et qui n’en était pas digne. Oui, cette intervention du candidat, du député surnuméraire dans l’arrondissement de Briançon et d’Embrun, il y a un homme qui avait cessé d’être magistrat et qui ne le serait pas redevenu ; il y a un procureur du Roi qui, flétri par l’enquête pour des faits qui atteignaient profondément la moralité de son caractère, a été replacé par un patronage que je rencontre et que je regrette de rencontrer. (Approbation à gauche.) Ce procureur du Roi est un électeur de M. Desclozeaux. 

M. LUNEAU. Ab uno disce omnes ! 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Je ne pousse pas plus loin ces récriminations, je crois que M. Desclozeaux, comme je l’ai dit, est placé sur une pente où il était très difficile qu’il ne glissât pas. 

Maintenant, m’étonnerai-je que, soumis à de pareilles influences, influences personnelles, influences locales, s’adressant à tous les intérêts, à toutes les passions qui peuvent animer le cœur de l’homme, que soumis à de pareilles influences, les électeurs en très grande majorité aient donné leurs voix à M. Desclozeaux ? Je le dis sincèrement, je suis convaincu que, n’eût-on pas violé le secret du vote, n’eût-on pas déployé autour de l’élection cet appareil de force militaire qu’on avait à tort cru utile et nécessaire pour amener le résultat obtenu, le sort de l’élection n’eût pas été très différent. Je crois que les électeurs d’Embrun et de Briançon appartenaient à M. Desclozeaux. 

J’écarte de même le détail des faits particuliers qui sont invoqués, de ces agents financiers, qui, là comme partout, ont été mis au service de l’élection, de ces agents financiers qu’on pourrait croire étrangers aux luttes politiques, car, après tout, ils prennent l’argent de toutes mains, sans demander l’étiquette politique des écus qu’ils reçoivent. Ces agents financiers, là comme partout, sont intervenus avec une extrême violence et le zèle le plus exagéré. 

Je ne parlerai pas davantage de ces juges de paix qu’on a signalés dans la protestation comme les plus chauds, comme les plus ardents courtiers de l’élection de M. Desclozeaux. Oui, les électeurs arrivaient ayant un juge de paix à leur tête qui les disciplinait comme une troupe armée. 

Je n’ai plus rien à dire de la triste intervention de la justice dans les débats politiques. 

Je croyais, nous avions cru, que la justice de paix du moins, elle qui a tant de contact avec les intérêts minimes des populations, qui tous les jours a besoin de la confiance des citoyens, demeurerait étrangère à ces luttes politiques qui divisent la population en deux partis. Il n’en est rien ; ce sont au contraire les juges de paix dont on a fait les agents électoraux les plus zélés, les plus dévoués. C’est cela, surtout, qui est un mal social, c’est-à-dire quelque chose de bien pire qu’un mal politique. (Très bien !) 

Messieurs, parmi les griefs qui sont élevés contre M. Desclozeaux, quelques-uns sont, je crois, prouvés ; d’autres ne le sont pas. C’est pour cela que je crois que la chambre doit prononcer l’ajournement de l’élection. Je ne cache pas que cet ajournement doit conduire à une enquête. Je la demande ; je vous l’avoue, je n’ai pas beaucoup d’espoir de l’obtenir. 

On parle beaucoup, Messieurs, de progrès depuis quelque temps ; ce mot est dans toutes les bouches : à en croire beaucoup de personnes, ceux qui y ont résisté longtemps, la majorité qui l’a combattu, le gouvernement qui s’y est opposé, seraient maintenant d’accord pour le réaliser. 

Je vous avoue que je désire bien plus un pareil résultat que je ne l’espère. Je ne crois pas ; j’ai tort de dire que je ne crois pas, je crois que vous le désirez ; mais je crois que vous ne le pourrez pas ; votre point d’appui s’y oppose. Mais enfin on parle de progrès ; voulez-vous que je vous dise le progrès que je crois qui va s’accomplir ? 

Messieurs, jusqu’à présent, du moins dans la dernière session, tout le monde paraissait d’accord que l’enquête en matière électorale était la meilleure, ou plutôt la seule garantie de la sincérité des élections ; car elle seule met en relief tous les vices, toutes les fraudes, toutes les manœuvres, de quelque part qu’elles viennent. 

Eh bien, on a fait des enquêtes dans la dernière législature ; je crois que cette année on n’en fera pas. Voilà le progrès de cette année. 

Messieurs, l’année dernière, quand on s’est expliqué sur cette question, le ministère en parlait dans des termes qui indiquaient qu’il n’aimait pas beaucoup l’enquête ; cependant il l’a laissé faire, je crois même qu’il s’y est prêté. Aujourd’hui il en parle, il reconnaît le principe, mais il empêchera qu’on le mette à exécution. Voilà un deuxième progrès. 

Voici encore un progrès. 

Lors des élections de 1842, je ne me rappelle pas que M. le ministre de l’intérieur ait fait une circulaire pour flétrir la corruption électorale. Il y a eu en 1842 pas mal de corruption, mais moins que cette année. Cette année, en 1846, M. le ministre de l’intérieur a fait une circulaire très belle pour condamner les actes que précisément vous ratifiez aujourd’hui. Comme on a fait plus de corruption, on s’en tire en la blâmant davantage. 

J’ai encore à signaler un progrès. 

À la fin de la dernière session, si je consulte mes propres impressions, les partis étaient assez calmes ; on tendait à la conciliation, et beaucoup de personnes qui étaient divisées tendaient à se rapprocher. Le ministère avait alors la majorité ; je crois qu’il l’a cette année plus nombreuse ; je ne sais pas si je dois dire qu’elle est plus modérée, c’est un progrès que je n’oserais pas garantir. (Rumeurs diverses.) 

Voulez-vous encore un progrès ? Il y avait 175 fonctionnaires à la chambre en 1842 ; il y en a, cette année, 190. 

J’ai encore un progrès à vous signaler. Je crois que cette année l’opposition a perdu un certain nombre de députés dans les petits collèges ; je crois que si les choses suivent leur cours, comme elles me paraissent le suivre, aux élections prochaines tous les députés de petits collèges appartiendront au ministère ; ce sera là le dernier progrès. 

En résumé, voici ce que je dis, et je termine par ce seul mot. 

Trouvez-vous bon que l’administration passe aux députés et non seulement aux députés, mais encore aux candidats qui aspirent à la députation ? 

Trouvez-vous bon que pour s’assurer une majorité, on emploie les promesses, les dons, les faveurs de l’administration les places, les subventions, que l’on dispose de tous les intérêts administratifs en vue de l’élection ? 

Trouvez-vous bon qu’on forme ainsi des majorités, et qu’ainsi l’on parvienne à s’emparer du peu de petits collèges qui appartiennent encore à l’opposition ? Dans ce cas, Messieurs, je vous le dit, n’hésitez pas à valider l’élection. 

Mais je dois ajouter : En même temps que vous validez l’élection vous décrétez la ruine du gouvernement représentatif (Exclamations au centre. — Approbation à gauche.) Oui, vous décrétez la ruine du gouvernement représentatif, ou la ruine de la centralisation en France. (Adhésion à gauche.) Oui, il faudra nécessairement que la question se résolve par la mort de l’un ou de l’autre, il est possible que les institutions libres l’emportent ; mais c’est qu’alors la centralisation aura été vaincue. Je ne crois pas que la centralisation soit vaincue, car c’est la force vitale du pays ; elle subsistera ; mais alors c’est la liberté politique qui périra. (Rumeurs.) Voilà ce que je vous dis, et j’ajoute : Si vous validez l’élection c’est comme si vous disiez : Il faut une profonde réforme administrative et une réforme électorale. (Adhésion à gauche.) 

Je demande l’ajournement. 

A propos de l'auteur

Gustave de Beaumont est resté célèbre par sa proximité avec Alexis de Tocqueville, avec qui il voyagea aux États-Unis. Son œuvre, sur l'Irlande, les Noirs-Américains, ainsi que ses nombreux travaux académiques et politiques, le placent comme un auteur libéral sincère et généreux.

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