Position de la question d’Afrique

Position de la question d’Afrique, par Adolphe Blanqui (Journal des économistes, mars 1842)


POSITION DE LA QUESTION D’AFRIQUE.

 

TABLEAU DE LA SITUATION DES ÉTABLISSEMENTS FRANÇAIS DANS L’ALGÉRIE EN 1840. [1]

SOLUTION DE LA QUESTION DE L’ALGÉRIE, par M. le général Duvivier. [2]

QUESTION D’AFRIQUE, ou De la double conquête de l’Algérie par la guerre et la colonisation, par M. Eugène Buret. [2]

 

Il semble que tout ait été dit sur la question d’Afrique, et pourtant les esprits sont plus incertains que jamais sur ce difficile problème de la colonisation algérienne. Plus les observateurs s’obstinent à écrire, plus le public persévère à douter, et le gouvernement et les Chambres partagent au plus haut degré les incertitudes du public. Si l’on en jugeait par le nombre de brochures qu’elle a fait éclore, nulle question ne paraîtrait plus éclaircie que celle-là ; et néanmoins, s’il faut dire ici notre pensée tout entière, jamais la solution ne nous parut plus éloignée. L’administration a beau publier des documents volumineux et circonstanciés, personne n’y veut croire, pas même leurs auteurs ; et sur cette terre de mirage, on ne peut rien bâtir qui ne disparaisse en un clin d’œil. Les avis les plus opposés sont émis par des hommes également compétents. La victoire même, qui aplanit habituellement les difficultés, n’en a résolu aucune en Afrique. Les trois publications que nous annonçons en tête de cet article résument parfaitement l’état actuel des choses. La première est censée contenir la pensée du gouvernement ; le livre du général Duvivier exprime l’opinion des militaires ; le travail de M. Buret résume et complète les vues des économistes.

Tous les dissentiments qui existent en France sur les affaires d’Alger viennent de ce qu’on n’a jamais bien connu les faits élémentaires, les données fondamentales du problème. Chacun semble se complaire dans une espèce d’illusion favorisée par des récits exagérés, que le gouvernement a trop souvent sanctionnés par son approbation, au lieu de proclamer des vérités sévères, qui auraient éclairé les esprits. Nul ne saurait dire positivement, à cette heure, à quel chiffre s’élèvent les dépenses que la métropole a faites en Afrique ; on en est encore à connaître la véritable étendue du domaine conquis ; les uns assurent qu’il y a de l’eau partout, les autres qu’il n’y en a nulle part ; enfin, et pour comble de bizarrerie, tandis que tout le monde s’accorde à reconnaître que l’Algérie est une terre nue et déboisée, le Tableau qui vient d’être publié par l’administration nous apprend qu’on y a créé trois gardes généraux forestiers, deux employés supérieurs, et seize simples gardes ou brigadiers. Ce vaste document est plein d’enseignements du même genre. Nous le recommanderions avec empressement à toutes les personnes qui désirent connaître la vérité sur les affaires d’Afrique ; mais les faits y sont exposés avec si peu d’exactitude, que si on les prenait pour base de quelque mesure importante, on courrait le danger de tomber dans de graves erreurs. Avant de nous livrer à l’examen de la question africaine, il est donc nécessaire de rétablir le véritable état des choses, et de prémunir les lecteurs de bonne foi contre les illusions d’optique dont les menace le Tableau publié par l’administration de la guerre.

Nous occupons aujourd’hui en Afrique quatre grandes villes : Alger, Bône, Oran et Constantine ; nous sommes campés à Coleah, à Blidah, à Medeah, à Miliana, à Cherchell, à Bougie, à Gigelli, à Mascara, à Tlemecen ; nous avons créé Philippeville de toutes pièces. Cinq ou six villages misérables, tels que Delhy-Ibrahim, Kouba, Bouffarik, Douera, composent la banlieue d’Alger. Entre la plupart de ces points il est impossible de circuler sans de fortes escortes ; il est difficile d’y vivre en tout temps, sous l’influence délétère du climat. Les documents publiés par l’administration avouent une mortalité annuelle du douzième de l’armée. Nous avons perdu en Afrique 75 000 hommes de nos meilleures troupes depuis la conquête, non par le feu de l’ennemi, mais par les maladies ; nous avons fait à l’avenir de cette colonie une première avance de plus de 500 millions. Nous y entretenons depuis un an une armée de plus de 60 000 hommes. Après bientôt douze ans d’efforts, nous avons réuni sur ce sol une population civile européenne de 32 000 personnes, parmi lesquelles on ne compte que 8 000 femmes environ, et sur ces 32 000 habitants, seulement 13 500 Français. La proportion des émigrants étrangers est plus forte que celle des nationaux, et la colonie ne peut guère être considérée que comme une agglomération d’individus plutôt que de familles, puisque les femmes n’y figurent que pour une faible minorité. Voilà l’état actuel de nos possessions dans le nord de l’Afrique.

Assurément, si l’on eût prédit au peuple français que tels seraient, après douze années de guerre et de dépenses, les résultats de la conquête, 13 500 Français et 15 000 ou 16 000 aventuriers étrangers, mal gardés par 60 000 hommes, au prix annuel de 60 millions ce peuple, à moins d’avoir perdu la raison, n’aurait jamais voulu tenter une semblable épreuve. Mais, malheureusement, il n’y a point à revenir sur le passé ; les faits sont accomplis, comme on dit de nos jours. La question est de savoir si nous devons persévérer dans de ruineux tâtonnements, et continuer sur une plus grande échelle les folies des douze années qui viennent de s’écouler. Nous ne voulons point aborder ici les considérations politiques, ni signaler l’erreur de dix gouverneurs nommés en dix ans, ni le luxe des fonctions inutiles, ni les abus qui en ont été la suite ; il nous suffira de faire ressortir les fautes économiques, et d’indiquer la marche à suivre pour les éviter.

La première erreur commise, celle qui a été cause de toutes les autres, ce fut de laisser envahir le domaine conquis par ce flot de spéculateurs venus à la suite de l’armée. Dès le moment où il fut permis à des particuliers de traiter directement avec les vaincus et de se faire adjuger, sous l’influence de la captation ou de la terreur, des propriétés qui n’auraient pas dû échapper à l’État, tout a été compromis en Afrique. La colonisation est devenue impossible à cause des colons : car ce n’étaient pas de vrais colons que ces brocanteurs de terres, achetant en gros pour revendre en détail, ou pour louer à l’armée elle-même, à des prix exorbitants, ce qu’elle avait conquis sur les champs de bataille. Ces hommes, qu’on commence enfin à connaître, ne venaient pas en Afrique pour cultiver, mais pour exploiter à la manière des Antilles, avec des esclaves blancs, qu’ils espéraient fixer sur leurs domaines. Quand les esclaves leur ont manqué, après quelques essais scandaleux, ils se sont faits marchands de vin, huissiers, notaires, fournisseurs, les uns vivant aux dépens de l’armée, les autres vivant de l’usure, et, sauf quelques rares exceptions, tous bien déterminés à profiter du travail d’autrui. Le principal obstacle à la colonisation est venu de cet accaparement général des terres. Chacun sait que le seul motif qui puisse déterminer des cultivateurs à émigrer, c’est l’espoir d’obtenir en toute propriété, et à bon marché, des terres pour les cultiver. Or, par cela seul que les terres étaient appropriées en Afrique à des spéculateurs sans capitaux et sans désir de travailler, les agriculteurs perdaient la seule chance qui pût les attirer dans ce pays. Les malheureux qui se sont aventurés sous le fer des Arabes et sous le ciel impur de la Mitidjah, ont presque tous péri de maladies ou de misère. C’était chose facile à prévoir ; car qui eût jamais voulu courir les risques d’aller en Afrique, pour y trouver des propriétaires comme en Europe, à qui il fallût payer tribut pour avoir le droit de labourer ? Va-t-on en Australie pour y payer un fermage, ou bien pour devenir propriétaire ?

L’Afrique une fois envahie par des brocanteurs, il était impossible d’espérer qu’elle fût jamais cultivée d’une manière sérieuse. La condition des journaliers y eût été pire que celle des paysans d’Irlande, car les paysans d’Irlande jouissent au moins d’une espèce de sécurité personnelle, tandis que les cultivateurs de l’Algérie sont exposés continuellement aux incursions de l’ennemi et à l’insalubrité du climat. Tous les mécomptes sont venus de là. M. le général Duvivier et M. Buret sont d’accord avec tous les hommes de sens sur les funestes effets de cette tolérance, qui a frappé de stérilité le sol entier de l’Afrique française partout où la propriété a été envahie par la spéculation, au lieu d’être concédée aux travailleurs. Ces deux écrivains signalent, chacun du point de vue qui lui est propre, mais avec une égale énergie d’expression, cette plaie coloniale, la première que nous ayons à guérir, sous peine de ne rien faire d’utile et de durable. Il est donc probable que l’État procédera bientôt à la reprise de son domaine, et que la distribution en sera faite à de vrais cultivateurs, si l’on veut constituer enfin en Afrique une population coloniale digne de ce nom, au lieu d’une immense hôtellerie en plein air et en mauvais air.

Nous ne pouvions pas espérer de nous soustraire, en essayant de coloniser le nord de l’Afrique, aux lois générales de la colonisation en tout pays. L’histoire des colonies anciennes et modernes est toute pleine d’avertissements dont nous aurions dû profiter avec d’autant plus de sollicitude, que l’établissement de notre puissance en Afrique présentait plus de difficultés. Tout se réunissait, dès l’abord, contre nous, dans ce pays si peu connu et si rebelle à toute colonisation : ses rivages n’offrent aucun port assuré contre les grandes tempêtes ; aucun fleuve navigable ne permet d’y circuler ni d’y gouverner commodément ; il n’y a point de forêts, point de routes ; le ciel y est de feu durant six mois de l’année, et le voisinage même de l’Europe y maintient dans toute sa vivacité cet esprit de retour, qui donne aux émigrations le caractère d’un pèlerinage plutôt que celui d’une expatriation définitive. Aussi nos émigrants d’Afrique n’ont été jusqu’à ce jour que des touristes. Pendant l’année 1840, on a compté à Alger 6 376 arrivées et 4 545 départs ; à Oran, 1 841 arrivées et 1 506 départs ; à Bone, 2 351 arrivées et 2 084 départs ; de sorte que si l’on joint les décès aux départs, on trouve la population presque immobile. À Bône, il y a même eu diminution pour l’année 1840. Les dangers de toute espèce auxquels sont exposés les étrangers élèvent le prix du travail à un taux si onéreux, que nulle entreprise importante ne pourrait être soutenue sans des risques extraordinaires. Aussi, hors l’enceinte des villes, où les loyers sont assez chers pour compenser de pareilles avances, rien n’a été tenté d’important ; rien ne se fera désormais par la seule force individuelle, parce que les malheurs des premiers cultivateurs ont dessillé les yeux des imprudents qui voudraient les imiter.

Une seule création vraiment française a constaté jusqu’à ce jour la présence d’une grande métropole, c’est l’improvisation du bourg de Philippeville dans la rade de Stora, sur la route de Constantine. Là, c’est bien la colonisation qui a tout fait, si l’on consent à donner ce nom à la construction de cent cinquante maisons en pierre, occupées par des industriels de tout genre, qui ne cultivent point, mais qui sont employés directement ou indirectement au service de l’armée. Grâce aux sages résolutions du maréchal Valée, qui ne voulut pas laisser renouveler dans la province de Constantine les abus dont la banlieue d’Alger a tant souffert, le domaine public est resté intact aux environs de Philippeville, et les concessions ne se font peu à peu qu’à des colons sérieux, c’est-à-dire à des hommes qui savent construire des maisons et labourer les terres. Mais de tous les essais tentés jusqu’à ce jour, il résulte avec la dernière évidence que la colonisation est impossible en Afrique par les seules ressources de l’émigration individuelle. La France est un pays d’où l’on émigre peu ; la propriété y est très divisée, par conséquent très accessible ; l’industrie, malgré ses crises et le système protecteur qui lui ferme tous les débouchés étrangers, offre un asile presque assuré à la classe ouvrière. Il n’est donc pas probable que des colons volontaires aillent en Afrique tant qu’ils pourront subsister en France. Cette question nous paraît définitivement jugée, et la situation économique de l’Algérie se réduit aux résultats suivants, sur lesquels l’attention publique ne saurait trop s’arrêter :

En douze années d’occupation, après plus de 500 millions de dépenses et le sacrifice de 75 000 hommes morts dans les hôpitaux, nous ne sommes parvenus à établir misérablement en Afrique que 13 500 Français.

Nous n’avons pas fondé un seul établissement d’agriculture qui puisse être considéré comme appartenant à la colonisation, telle qu’elle est entendue dans tous les pays civilisés.

Nous n’occupons que l’espace foulé par nos soldats, qu’il faut approvisionner aux dépens de la métropole, avec des difficultés inouïes.

Nous n’avons pas sur la côte un seul port en état de recevoir ou d’abriter nos flottes et même nos transports, en cas de tempête ou de guerre maritime.

Nous n’avons pas assaini, depuis douze ans, un seul hectare de terre dans la Mitidjah, qui ne sera peut-être pas susceptible d’être assainie avant un siècle.

Nous ne vivons en Afrique que des dépenses de l’armée, et nous n’avons créé, comme propriétés privées, que trois ou quatre rues à Alger et le bourg de Philippeville tout entier. Tout ce qui a été fait en dehors de ces deux créations est l’œuvre de nos soldats : casernes, hôpitaux bons ou mauvais, grandes routes, magasins, fortifications, tout a été construit par l’armée ; toutes les routes d’Afrique sont pavées de ses hommes, tous nos édifices sont bâtis sur leurs ossements.

Telle est la situation au vrai. Elle est ainsi comprise par tous les observateurs sincères qui ont étudié l’Afrique de près. Eux le pensent, moi je le dis. Si donc les choses sont en cet état, que faut-il faire ?

Commençons par nous mettre d’accord sur les faits. Pourquoi avons-nous perdu tant de monde en Afrique ? Parce que nous nous sommes disséminés au loin sans avoir les moyens de nous maintenir. Plus on s’éloigne de la côte, plus les chances de fatigues, de dépenses, de mortalité augmentent. Lisez, dans l’excellent écrit de M. Buret, ce qu’il en coûte pour faire arriver une pièce de vin et un sac de farine à Medeah, à Miliana, à Mascara, à Tlemecen. Lisez, dans la brochure du général Duvivier, ce que le soldat est réduit à endurer dans des baraques de bois et sous des tentes à jour. Tout lui manque aussitôt qu’il s’avance en sentinelle perdue au-devant de ces affreux déserts, affreux déserts quoi qu’on dise. Ailleurs l’ennemi prend soin de vos blessés, quand le hasard de la guerre les fait tomber entre ses mains : ici l’ennemi les mutile, les assassine, les égorge avec volupté. Il faut donc se concentrer, être en force partout où l’on croit devoir rester, et toujours peser de tout son poids. À quoi bon tenir emprisonnées dans Gigelli, dans Bougie, dans Cherchell, des garnisons qui ne pourront jamais coloniser, car elles ne peuvent pas même sortir de ces tristes enceintes, plus funestes cent fois, plus lugubres que des tombeaux ! Le général Duvivier demande qu’on les abandonne ; le général Bugeaud pense qu’on doit les abandonner un jour : pourquoi y reste-t-on, si ce n’est pour mourir ?

Mais nous ferons une autre question. Nous supposons que le général Bugeaud, qui a si bien mené la guerre depuis un an, et qui tient si glorieusement la campagne aujourd’hui, finisse par s’emparer d’Abd-el-Kader, ou par le rejeter, brisé, dans le Maroc ; je suppose la guerre finie : que fera-t-on ? Personne ne le sait, à moins qu’on ne le demande à la commission qui vient d’être nommée ; mais ces choses-là ne se demandent point à une commission. Ici, nous nous retrouvons en présence des mille projets que l’Algérie a fait éclore, et qui se réduisent désormais à trois : la colonisation civile sous la protection de l’armée ; la colonisation par l’armée ; la colonisation par les indigènes. Parmi ces divers projets, débris de tous les autres, la colonisation individuelle nous semble impraticable. On n’émigre pas volontiers de France, nous l’avons dit ; et puis, pour cultiver, en Afrique comme partout, il faut des capitaux. Quand même le gouvernement aurait reconquis tout le domaine pour le distribuer à de vrais colons, il faudrait encore qu’il leur fît les avances nécessaires pour l’exploiter. À combien de millions se monterait la subvention ? La France voudrait-elle la payer ? Par où commencerait-on ? Par la montagne ou par la plaine ? Le général Duvivier, qui a longtemps commandé à Blidah et aux environs de Bône en homme qui ne craint ni le climat ni l’ennemi, lance de rudes anathèmes contre les plaines ; l’abbé Landmann, le digne curé de Constantine, voudrait placer des fermes sur les pentes de l’Atlas ; le général Duvivier, des postes sur les crêtes. Aucun homme expérimenté ne veut de ce grand cimetière qu’on appelle la Mitidjah, et que nous nous occupons d’environner d’une enceinte. Un cimetière bien fermé, quand la mort plane sur sa surface et s’exhale de son sein, en est-il moins un cimetière !

La colonisation militaire ? Peut-être, à tout prendre, sera-ce de longtemps la meilleure. Mais les soldats voudront-ils se transformer en cénobites, et vivre sans famille et sans femmes sur la terre de saint Augustin ? C’est dans le livre du général Duvivier qu’il faut lire le plan un peu compliqué qu’il présente à ce sujet, et dans lequel brillent des vues très ingénieuses. À son avis, la colonisation, moitié militaire, moitié civile, devrait se borner aux montagnes des environs de Bône et à celles des environs d’Alger ; on ne tenterait rien dans la province d’Oran. Le général Bugeaud a présenté, à ce qu’on assure, au gouvernement, un projet d’une étendue plus vaste et sur la plus grande échelle. Nous ne le connaissons point ; nous ne pouvons pas en parler. Mais tous ces projets, pour être exécutables, demandent à être exécutés dans des proportions modérées, à cause de l’énorme consommation d’hommes et de capitaux qu’entraînera inévitablement la construction des premiers cantonnements, des premières routes, des premiers canaux. On n’improvise pas sur une telle terre une civilisation tout entière à vol d’oiseau. En tout cas, la colonisation militaire exclurait le désordre et les divagations aventureuses qui ont présidé jusqu’à ce jour à la colonisation civile. Quoi qu’on fasse, il faudra désormais procéder par l’expropriation et par la discipline.

Nous ne parlerons pas de la colonisation par les indigènes, car les indigènes ne coloniseront jamais, dans l’état actuel de leurs mœurs et de leur religion. Si l’on ne devait jamais compter que sur le revenu qu’on leur ferait payer, à la manière des Anglais dans l’Inde, la perception serait trop chère, et l’entretien de nos garnisons absorberait vingt fois la valeur du produit des impôts.

C’est en employant les Arabes eux-mêmes à la garde du pays, par des combinaisons qui nous en épargneront les frais énormes, que nous parviendrons à utiliser la victoire et à dominer l’Afrique, sans nous y ruiner corps et bien. La politique doit achever l’œuvre de la guerre. Nous ne devrons désormais apparaître que dans les grandes circonstances, comme pouvoir rémunérateur et vengeur. Peu à peu les indigènes apprécieront le bonheur de vivre sous nos lois, ou plutôt sous notre protection, et ils se résigneront définitivement à nous servir. On ne saurait appliquer à tout le littoral le même système d’occupation et de colonisation. Il y a en Algérie une foule de points où la colonisation serait funeste à la domination si elle était trop hâtive. Toute la partie de l’ouest sera probablement organisée d’une manière différente de celle de l’est. Quelques grands établissements à la manière romaine, à Constantine, à Mascara, à Tlemcen, peut-être à Medeah et à Miliana, nous garantiront la suzeraineté coloniale sur tout le reste. Mais ce que, pour le salut de nos soldats et de nos colons autant que pour celui de nos finances, il importe d’évacuer au plus vite, ce sont ces ruineux et affreux cimetières qu’on appelle Bougie, Gigelli, et tous les camps épars dans le désert, avec leurs grands cercueils de bois qu’on nomme des blockhaus. La colonisation agricole, soit par les troupes, soit par les cultivateurs, ne doit procéder, selon nous, qu’avec réserve et par essais complets sur des points choisis, dans la banlieue d’Alger et autour des grandes villes militairement occupées, par conséquent bien défendues.

Mais de quelque côté qu’on se tourne, d’innombrables difficultés s’élèvent, même dans l’hypothèse de la paix. Quelques esprits sérieux, préoccupés du besoin d’organiser, ont supposé qu’après la paix un gouverneur civil serait préférable à un gouverneur militaire, et M. le général Duvivier a vivement combattu cette idée que nous avons partagée un moment. La question du gouverneur civil ou militaire n’est point, comme le général paraît le croire, le résultat d’une opinion défavorable à la capacité des hommes de guerre. Tout le monde apprécie la haute intelligence qui les distingue, et les militaires sont peut-être même aujourd’hui les seuls hommes auxquels on rende le plus volontiers justice dans tous les partis. Ce qu’on a voulu dire par gouvernement civil, c’est la substitution du régime civil au régime militaire pur, qui sera longtemps encore nécessaire au succès de la colonisation africaine. Nous croyons que l’honorable général Duvivier a cédé à des préventions qui datent de l’Empire, en repoussant avec trop de chaleur des opinions qui n’ont plus cours aujourd’hui. Son livre est la meilleure réponse qu’il pût faire à ceux qui craindraient de ne pas rencontrer dans un même homme l’habileté de l’organisation civile et la capacité militaire.

Mais la question d’Afrique n’est pas là ; M. Buret l’a placée sur son véritable terrain. Il était difficile qu’un observateur aussi impartial et aussi éclairé n’aperçût pas dès l’abord toutes les erreurs économiques que notre inexpérience a commises depuis la conquête. Il les signale une à une avec sa modération accoutumée. Il démontre fort bien l’impossibilité de coloniser sans l’intervention du gouvernement, c’est-à-dire du Trésor et de l’armée. Il demande comme nous la reprise du domaine usurpé, la reconstitution de la propriété algérienne au profit du travail agricole, et non de la spéculation. Il expose admirablement les grands principes qui ont présidé à la colonisation chez les anciens et chez les modernes. Mais je n’ose adopter son avis ni partager ses espérances, quand il propose au pays d’intervenir avec toute sa puissance dans le grand œuvre de la colonisation africaine. Je crois plutôt que cette colonisation veut être conduite avec une extrême lenteur et une extrême prudence, sur quelques points bien choisis, peu nombreux, peu coûteux. L’exemple des Romains ne prouve rien pour nous. Les documents historiques que le gouvernement vient de publier démontrent suffisamment que les Romains n’ont eu en Afrique qu’un petit nombre de grands postes, bien fortifiés, bien habités, bien reliés entre eux, et d’où ils commandaient à tout le pays. Ils faisaient volontiers battre les indigènes les uns par les autres, comme nous faisons battre Abd-el-Kader par Mustapha quand nous en trouvons l’occasion. Nous agirions aveuglément si nous voulions brusquer à force d’hommes et d’argent un dénouement qui doit être l’œuvre des siècles. La langue, le climat, la religion, les mœurs, tout nous repousse en Afrique ; nous devons pénétrer peu à peu sur cette terre, qui ne sera toujours française qu’à condition que nous serons toujours prudents.

Personne, par exemple, dans l’hypothèse de la paix avec les Arabes, n’a encore songé aux mesures de précaution que réclamerait la colonie en cas de guerre maritime. Qui défendrait Alger contre un débarquement à la presqu’île de Sidi-Ferruch ? Nous sommes prêts par devant, le serions-nous par derrière ? Il appartenait au général Duvivier, qui a soulevé cette grave question, de la traiter de main de maître ; et pourtant son projet de transporter dans l’Atlas la capitale de l’Afrique française trouvera des contradicteurs. Quelques-uns penseront qu’avant de nous donner une capitale, nous ferions bien de nous assurer le pays, et les conditions nécessaires pour y vivre sans être affamés, soit du dedans, soit du dehors. Que de questions à résoudre, on le voit, même quand on aura résolu la plus grave de toutes ! Plus on y réfléchit, plus cette affaire d’Afrique est un abîme d’incertitude et de doute. La paix offrira plus de difficultés que la guerre, malgré l’immense honneur qui reviendra à ceux qui seront assez heureux pour mener celle-ci à bonne fin. Quand la paix sera faite, il faudra que le génie organisateur de la France se montre sous son vrai jour, car jusqu’ici ce qu’il y a de plus clair, c’est que nous n’avons rien obtenu en retour de nos 500 millions et de nos 75 000 braves soldats, morts de misère ; c’est que nous continuons de jeter les hommes et les millions dans ce gouffre, sans en sonder la profondeur ; c’est que nous augmentons la semence, sans voir augmenter la récolte, et que ce qui devrait être une question d’économie politique, froidement débattue, est devenu une affaire d’amour-propre national, où nous finirons par compromettre la sécurité de la métropole, sans assurer l’avenir de la colonie.

Il est à regretter que nulle conséquence ne puisse être déduite du monceau de documents récemment distribués par l’administration de la guerre. On dirait, à voir l’incohérence de ces renseignements statistiques, que le gouvernement a voulu nous dédommager de la qualité par la quantité. On n’y trouve aucune idée émise sur aucune question ; c’est l’image du système suivi jusqu’à ce jour en Afrique. Il y a aussi des assertions qu’on ne saurait trop contredire, parce qu’elles sont contraires à la vérité. Ainsi on parle de routes qui n’existent pas même sur le papier ; on signale des colons installés dès l’année 1840, dans des villages qui n’étaient pas encore tracés en 1841, et l’on annonce des améliorations de plusieurs genres, qui prouvent seulement qu’on y a pensé à Paris, car personne ne les connaît en Algérie. Ces déplorables inexactitudes ne contribuent pas peu à entretenir l’irrésolution qui domine dans tous les esprits, toutes les fois qu’il est question des affaires d’Afrique. L’administration les présente sous un jour favorable pour encourager des espérances qu’elle ne partage pas, et comme par déférence pour l’opinion publique, qui croit avec obstination aux merveilles promises par les premiers inventeurs de l’empire africain.

Le livre du général Duvivier et celui de M. Buret dissiperont quelques-unes de ces illusions. Nous ne connaissons rien de plus original et de plus pittoresque que les descriptions que le premier a faites des scènes de la vie militaire en Afrique, et des rudes épreuves auxquelles nos soldats sont soumis. Ses observations sur l’hygiène militaire sont d’une finesse et d’une vérité qui feraient honneur à un médecin consommé. Il y en a même quelques-unes d’effrayantes[4] par les hypothèses qu’elles peuvent autoriser, et qui expliqueraient l’invasion des fièvres pernicieuses qui déciment nos bataillons. M. Buret n’a pas rendu moins de service à la cause africaine, en exposant les vrais principes de la colonisation, méconnus depuis la conquête. C’est certainement dans son livre que se trouvent les premières idées pratiques raisonnables qui aient été exprimées sur la colonisation de l’Afrique. Jusqu’ici on n’avait fait que de la critique ; M. Buret a proposé un commencement d’organisation. Je ne lui reproche que de l’avoir établi sur de trop grandes bases. Qu’on fasse la guerre avec vigueur, avec ensemble, sur tous les points, si l’on peut, et en frappant de grands coups, c’est ce qu’il y a de mieux en ce moment ; mais une fois l’ennemi abattu, quand nous aurons à lutter contre ces ennemis invisibles et indéfinissables qui, en Afrique, sont toujours à l’état de guerre contre les Européens, je ne crois pas que nous devions nous étendre et coloniser par masses. Que la victoire marche au pas de charge, et la colonisation à pas de tortue, sans oublier la carapace. On gagne une bataille en deux heures ; on ne fonde les empires et les colonies qu’avec le temps. La plus funeste erreur, après douze ans de guerre, serait d’entretenir des illusions capables de rendre la paix stérile et ruineuse, le jour où nous l’aurons.

BLANQUI.

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[1] Un vol. in-folio de 452 pages, avec neuf cartes, publié par l’administration de la guerre.

[2] Paris, 1841, un vol. in-8°, chez Gaultier-Laguionic, rue Dauphine.

[3] Paris, 1842, un vol. in-8°, chez Ledoyen, Palais-Royal.

[4] « Durant l’été de l’année 1838, je commandais le camp inférieur près Blida ; la boucherie pour les troupes était établie en dehors, au loin, sous un superbe karoubier, dont le tronc avait environ quatre-vingts centimètres de diamètre, et dont la végétation était vigoureuse et magnifique. Les ordres les plus positifs étaient donnés pour que le sang et tous les débris fussent enterrés immédiatement. Je visitais cet endroit tous les jours, et l’on savait que les punitions sévères suivaient immédiatement toute négligence. Les branches de l’arbre servaient à suspendre les viandes jusqu’au moment de la distribution.

Malgré toutes ces précautions les plus minutieuses, une odeur de putréfaction régnait dans ce lieu. — D’où provenait-elle ? — Certainement de toutes ces molécules volatiles que dégagent les viandes fraîches, et qui, en Europe, donnent une si belle carnation aux bouchères et à ceux qui vivent journellement dans cette atmosphère, mais qui, sous le soleil d’Afrique, passaient rapidement à un état de décomposition putride.

En peu de temps les conséquences les plus funestes eurent lieu pour le beau karoubier. Ses branches mouraient successivement, et la mort commençait toujours par leurs extrémités les plus minces. Plus de la moitié de cet arbre, en observant celle-ci par un plan vertical, était privée de vitalité ; la face la moins exposée, seule encore présentait des branches vivantes, diminuant en nombre de jour en jour. — Je fis transporter la boucherie autre part : la destruction s’arrêta ; toutes les branches mortes, si nombreuses, n’étaient plus que du vieux bois ; mais les branches non atteintes encore par la contagion virent leur couleur se raviver. De nombreux bourgeons se firent jour au travers de l’écorce du corps de l’arbre dans toute sa longueur, et celui-ci fut sauvé.

Ce fait m’a paru important à faire connaître, à cause de toutes les conséquences de science et de salubrité auxquelles il doit donner naissance. »

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