Mémoire des fabricants de Lorraine et de Bar

André Morellet, Mémoire des fabricants de Lorraine et de Bar, présenté à Monseigneur l’intendant de la province, concernant le projet d’un nouveau tarif, et servant de réponse à un ouvrage intitulé Lettres d’un citoyen à un magistrat (Nancy, 1762)


MÉMOIRE

DES

FABRICANTS

DE LORRAINE ET DE BAR,

PRÉSENTÉ

À MONSEIGNEUR

L’INTENDANT DE LA PROVINCE, 

Concernant le projet d’un nouveau tarif, et servant de réponse
à un ouvrage intitulé Lettres d’un citoyen à un magistrat.

À NANCY.

M. DCC. LXII


MÉMOIRE

DES FABRICANTS

DE LORRAINE ET DE BAR,

PRÉSENTÉ

À Monseigneur l’intendant de la province.

MONSEIGNEUR,

Au mois de mai dernier on nous assembla par vos ordres, le Corps des marchands et nous, pour nous faire part du projet formé par M. le Contrôleur général, de supprimer les différents droits de traite qui se perçoivent dans l’intérieur de la province, pour les convertir en un droit uniforme, percevable à la frontière. On nous demandait nos observations sur les avantages ou les inconvénients de ce nouveau tarif, relativement à la Lorraine, et nos estimations sur la quotité du droit à imposer sur chaque espèce de marchandise à l’entrée de la province.

Nous étions occupés du soin de répondre à la confiance de Monseigneur le Contrôleur général, et nous attendions une nouvelle assemblée pour nous concilier sur cet objet avec le Corps des marchands, lorsque nous avons vu paraître un ouvrage, qui a pour titre Lettres d’un citoyen à un magistrat, où l’auteur s’efforce de faire révoquer en doute l’utilité des fabriques et des manufactures, où il donne le commerce des productions étrangères comme la cause qui peut seule entretenir l’aisance dans la province, où le projet du tarif, si favorable à nos manufactures, est représenté sous les couleurs les plus odieuses comme l’ouvrage de financiers avides, et comme devant entraîner la ruine entière des deux duchés.

Mais quoique nous ayons été fort étonnés des assertions de cet écrivain, nous avons été plus surpris encore de le voir appuyer son sentiment en nous citant nous-mêmes, et en prétendant que nous sommes dans le doute et dans l’incertitude sur les avantages du nouveau tarif. Nous nous croyons obligés de combattre cette prétention de l’auteur des Lettres, et c’est une des principales raisons qui nous engagent à vous présenter nos observations sur cette matière.

Non, MONSEIGNEUR, nous n’avons jamais été dans l’incertitude et dans le doute ; dès le premier moment qu’on nous a communiqué le projet du nouveau tarif, nous l’avons regardé comme devant être de la plus grande utilité à la Lorraine, et nous sommes encore plus convaincus de cette vérité, depuis que nous avons examiné les raisons que l’auteur des Lettres a employées pour la combattre.

Pour mettre quelqu’ordre dans les réflexions que nous avons l’honneur de vous présenter, nous ferons voir d’abord directement les avantages qui seront la suite de l’établissement du tarif relativement à la Lorraine. 2°. Nous détruirons les objections que l’auteur des Lettres forme contre ce projet.

Nous éviterons la diffusion à laquelle il s’est livré pour faire un volume de plus de 400 pages sur la question dont il s’agit ; l’emphase qu’il a employée pour en imposer à des lecteurs peu instruits, ses exagérations, ses sophismes, ses contradictions continuelles, et les déclamations dont il a rempli son ouvrage. Nous serons courts, simples, vrais, et plus citoyens que lui.

Il serait superflu, MONSEIGNEUR, que nous nous arrêtassions à prouver, contre l’auteur des Lettres, la nécessité et l’utilité des tarifs en général. C’est un principe d’administration reçu aujourd’hui chez toutes les nations commerçantes, et établi dans tous les ouvrages écrits sur cette matière, que les impôts sur les marchandises étrangères sont nécessaires pour favoriser le commerce national. Sans impôts, dit l’auteur de l’excellent ouvrage intitulé Recherches et considérations sur les finances, « sans impôts, l’industrie naissante d’une nation souffrirait trop de la rivalité ambitieuse de l’industrie étrangère ». Peut-être que si toutes les nations de l’Europe abolissaient réciproquement les droits et les prohibitions sur les denrées et les marchandises qui sont l’objet de leur commerce, soit actif, soit passif, cette nouvelle administration devenue générale, dispenserait chaque pays commerçant de faire des lois pour rendre plus difficile, ou pour interdire absolument l’entrée ou la sortie de certains objets de commerce ; mais dans l’état présent des choses ces lois deviennent nécessaires. Un peuple commerçant ne peut se défendre contre une prohibition ou une imposition sur les productions de son sol ou de son industrie, établies chez le peuple voisin, qu’en interdisant ou en imposant aussi les denrées les marchandises que ce peuple, son rival, verserait chez lui.

Si lorsque les Anglais défendent chez eux l’usage des productions des fabriques françaises nous nous habillons des étoffes anglaises, la France devient tributaire de l’Angleterre ; les produits de nos terres, et même ceux de notre industrie dans d’autres genres, seront continuellement transportés, ou en nature, ou en valeur, en Angleterre, pour augmenter chez ces rivaux dangereux la population et l’aisance, tandis que l’une et l’autre diminueront chez nous. De là la nécessité et l’utilité des prohibitions ou des droits, c’est-à-dire des tarifs en général. Mais nous nous hâtons MONSEIGNEUR, de mettre sous vos yeux les preuves sur lesquelles nous nous appuyons, pour avancer que le tarif proposé par M. le Contrôleur général ne saurait être que très avantageux à la Lorraine en particulier.

Les avantages que procurent à une nation le travail des matières premières mises en œuvre, et portées par l’industrie à une plus grande valeur, sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de les développer ici. Par les travaux des manufactures, les productions du sol, les laines, les chanvres, les soies, deviennent et plus utiles et plus agréables. Les ouvrages d’un peuple industrieux franchissent les bornes de l’État ; elles vont jusques chez les étrangers obtenir la préférence sur celles que ceux-ci fabriquent eux-mêmes, et elles en attirent des denrées que la nature avait refusées à celui-là, ou ne lui avait pas données en assez grande abondance, ou de l’argent, avec lequel il peut satisfaire à ses besoins et à ses plaisirs.

L’agriculture, qui fournit les matières que les manufactures emploient, est payée avec usure des fonds qu’elle a fournis à l’industrie ; l’aisance des cultivateurs augmente en même raison que les succès des hommes industrieux, et la population, et la force de l’État, viennent à la suite de l’aisance des uns et des autres ; car les progrès de l’agriculture et des arts industrieux, marchent d’un pas égal ; encouragez l’agriculture, les travaux des arts s’animeront ; encouragez l’industrie, l’agriculture sera florissante.

Si donc l’établissement du tarif en Lorraine tend à animer les travaux de l’industrie dans la province, son utilité ne peut être révoquée en doute : or c’est l’effet qu’on en doit attendre.

L’état de langueur de nos manufactures est l’effet de deux causes ; d’un côté, le versement des productions des manufactures étrangères dans la province ; de l’autre, le débouché des provinces de France fermé à nos marchandises par les droits exigés à l’entrée de ce royaume. Le transport des bureaux sur la frontière de la Lorraine, entre l’étranger et nous, changera cet état de choses à notre avantage.

La principale cause de la langueur et de la décadence de plusieurs fabriques dans la province, est le versement des productions des manufactures étrangères ; c’est ce qu’il nous est très facile de démontrer, en partie, d’après les aveux de l’auteur des Lettres ; et en partie, d’après l’évidence des faits.

L’auteur des Lettres fait mention de quatre manufactures d’étoffes de laine établies à Nancy ; d’un nombre considérable de métiers à bas dans la même ville ; d’un Corps de drapiers, distingué et protégé, à Saint-Nicolas ; de deux manufactures de toiles élevées au Neuf-Château, qui faisaient passer des quintins et des linons jusqu’en Italie ; d’une fabrique de chapeaux à Gerbeviller, et de quantité d’établissements utiles, protégés et encouragés par nos souverains : tout ce détail est de l’auteur même des Lettres.

Tous ces établissements, depuis environ 20 ans, sont déchus, affaiblis ou anéantis ; c’est encore une vérité que l’auteur des Lettres reconnaît en plusieurs endroits de son ouvrage.

Maintenant si le versement des productions des manufactures étrangères en Lorraine est augmenté dans la même proportion que nos manufactures sont diminuées, et cela depuis la même époque, pourra-t-on méconnaître la cause véritable de la décadence dont nous nous plaignons ? Pourra-t-on se dissimuler que cette cause est précisément l’introduction libre des productions des manufactures étrangères, et ne sera-t-il pas prouvé que le meilleur remède qu’on puisse apporter à ce mal est précisément l’établissement du tarif ?

Or nous prouvons invinciblement que depuis 25 ou 30 ans le versement des productions des manufactures étrangères en Lorraine est augmenté au moins du double. (Nous pourrions aller beaucoup plus loin, sans craindre de nous écarter de la vérité ; mais cette assertion suffit à la cause que nous défendons, et aux conséquences que nous en voulons tirer.)

Selon une balance dressée par les marchands eux-mêmes, et jointe à un mémoire qu’ils ont présenté au roi de Pologne, à son arrivée en Lorraine, balance faite sur des états détaillés, et d’après leurs propres livres, l’exportation des denrées de la province en 1737, se montait à 5 260 000 liv.

Et l’importation des marchandises étrangères à la somme de 5 300 000 liv.

Voilà un fait, que l’auteur des Lettres ne peut révoquer en doute, puisqu’il est fondé sur un témoignage qu’il ne saurait récuser.

Or de 1737 à 1759, l’importation des marchandises étrangères est allée jusqu’à dix et douze millions : nous appuyons cette estimation sur plusieurs preuves.

Le droit d’entrée, dans la ville de Nancy, se perçoit au 96e denier du prix coûtant des marchandises qui y entrent. Cette ferme paye aujourd’hui quarante six mille livres de canon ; en y ajoutant les frais de régie, nous aurons au moins cinquante mille livres, qui supposent la valeur de cinq millions, ou à peu près, pour le prix des marchandises étrangères qu’on fait entrer à Nancy ; ainsi, voilà pour cinq millions de marchandises étrangères qu’on fait entrer dans la seule ville de Nancy. L’auteur des Lettres ne contestera pas la justesse de cette estimation, au moins pour les années antérieures à 1759.

Or le commerce qui se fait à Nancy, n’est guère que le tiers de celui qui se fait dans la province ; mais supposons qu’il n’en fasse que la moitié, on conviendra que nous sommes très modérés, si on se rappelle le nombre des marchands en gros, établis depuis environ trente ans dans toutes les villes de la Lorraine. Neuf-Château, Bar, Ligny, nous présentaient en 1759, ces marchands qui faisaient un commerce de trois à quatre cent mille livres. Saint-Diez, Luneville, Mirecourt, Épinal, Pont-à-Mousson, renferment également quantité de marchands qui, comme ceux de Bar, Ligny, Neuf-Château, tirent directement de l’étranger les marchandises qu’ils débitent.

De là nous devons conclure que la totalité des marchandises qui entraient dans la province vers 1759, montait à la valeur de dix millions six cent mille livres, c’est-à-dire, au moins au double de ce qu’elle était en 1737.

Un autre calcul nous conduit encore au même résultat de dix millions et plus, de marchandises étrangères importées en Lorraine, vers 1759.

1°. L’auteur des Lettres nous apprend, que de mille marchands qui sont répandus dans la Lorraine, cent au moins font le commerce en gros, et tiennent magasin de marchandises étrangères ; que ces marchands tirent de Francfort, Bâle, ou Zursack, des marchandises de cinquante façons différentes. Qu’entre ces cent marchands, il y en a qui portent à trois cent mille livres les achats des marchandises étrangères ; lui-même était autrefois de ce nombre, et il nous fait entendre qu’il y en avait encore beaucoup d’autres : les plus faibles achats qu’il nous indique sont de cent mille livres.

Nous avons donc en Lorraine, suivant cet écrivain, cent marchands qui faisaient en Allemagne et en Suisse un commerce, les uns de trois cent mille livres, les autres de cent mille livres. Mais pour ne rien outrer, nous supposerons que la moitié de ces cent marchands, ne faisaient des emplettes que pour cinquante mille livres chacun, ce qui nous donnera en premier lieu 2 500 000 l.

Qu’un quart et demi ou trente-sept achetait chacun pour cent mille livres, ce qui produira en second lieu  3 700 000 l.

Et enfin, que les treize qui nous restent, le demi-quart par conséquent, s’achetaient chacun pour trois cent mille livres, ce qui fera 3 900 000 l. 

dont la somme totale sera de 10 100 000 l.

3°. L’aveu des marchands eux-mêmes vient à l’appui de notre estimation. Alarmés sur les effets du tarif, ils ont publié constamment et hautement que le tarif les ruinerait, en fermant l’entrée de la province à douze millions de marchandises étrangères, qui leur passaient par les mains.

D’après ces preuves, MONSEIGNEUR, ne sommes-nous pas autorisés à soutenir, que les importations étrangères sont augmentées de plus du double, depuis 1737 jusqu’en 1759 ? N’avons-nous pas raison de conclure contre l’auteur, que cette liberté de commerce avec l’étranger, a détruit nos manufactures et nos fabriques en laines, en lins et en chanvres, puisque leur destruction est venue par degrés, à proportion de l’augmentation successive du commerce de la Lorraine avec l’étranger, tandis qu’avant le progrès de ce commerce meurtrier nous avons vu nos manufactures et nos fabriques florissantes ? Et enfin, ne sommes-nous pas en droit d’espérer que le rétablissement de ces mêmes manufactures sera l’effet heureux du tarif, qui détruira cette première cause de leur dépérissement ?

Nous avons dit que l’autre cause du fâcheux état de nos manufactures, est l’entrée des provinces de France fermée aux productions de notre industrie ; et l’influence funeste de cette cause cessera encore par l’établissement du tarif.

On exige aujourd’hui un droit de 20 à 25% à l’entrée des provinces de France, pour la plus grande partie des marchandises de Lorraine. Ces marchandises se trouvent par là fort augmentées de prix dans les provinces de France. N’est-il pas évident que, si l’établissement du tarif lève cette barrière, notre commerce actif avec la France gagnera infiniment ? Alors nos verres, nos fers, nos bois, nos planches, nos papiers, etc., passeront en France avec bien plus d’abondance qu’aujourd’hui. Les étoffes de laine, et les toiles qui sortiraient de nos fabriques, pourront pénétrer dans la Champagne du côté de Reims, dans la Picardie, et même à Paris, où des essais ont été envoyés et goûtés. Elles pourront soutenir la concurrence des manufactures françaises, affranchies qu’elles seront des droits d’entrée, qui en ont jusqu’à présent arrêté le transport.

Il est vrai que l’auteur des Lettres dit, qu’en donnant des exemptions aux marchandises patrimoniales de la Lorraine, à leur entrée en France, on ne nous accorde qu’une légère faveur. p. 37. Mais lui-même, à la page 29, appelle ces exemptions, des avantages très précieux. Nous les avons toujours regardés comme absolument nécessaires et comme étant de la plus grande importance pour la province. C’est la substance des justes demandes que nous avons faites au ministère français, depuis près de 30 ans. Comment l’auteur des Lettres dément-il aujourd’hui sur cela des principes qu’il adopte ailleurs, et qui sont aussi généralement reçus qu’ils sont incontestables ?

Mais, dit l’auteur des Lettres, quels biens nous apportera le tarif, relativement aux exemptions des droits, dont nous ne jouissions déjà ? Nous achetons, dit-il, dans les villes françaises toutes les marchandises de leurs fabriques, sans payer, même hors le temps de foire comme les Français, les droits des tarifs de 1664, 1667, et des nouveaux arrêts. Nous recevons à meilleur prix, qu’aucune province de France, les marchandises de France et des îles françaises ; nos bois, nos grains, nos bestiaux y sont affranchis de tout droit ; nos verres, nos fers-blancs, et beaucoup de productions de nos manufactures, obtiennent journellement des décharges et des remises, sur les droits d’entrée, fixés par les tarifs, etc. Nous avons donc peu de chose à gagner à la suppression de la barrière, entre la France et nous ; ainsi nous ne devons pas être assujettis au tarif.

Nous répondrons 1°. que les exemptions qu’on nous a accordées, ne suffisent pas pour ranimer notre commerce avec la France, qui sera toujours languissant, tant que les productions de nos manufactures auront à supporter des droits à l’entrée de ce royaume, et qu’il y aura une barrière entre la France et nous. L’auteur dit lui-même, en plus d’un endroit, que notre commerce avec la France est ruineux pour nous. Sans adopter les calculs exagérés qu’il présente des marchandises de France, qui s’importent en Lorraine, il est certain que nous n’y faisons presque point de commerce actif ; et il est encore certain que le grand obstacle, à ce que nous en fassions, est l’impossibilité où sont les productions de nos manufactures, de soutenir la concurrence de celles de France, après avoir payé des droits à l’entrée du royaume.

2°. Nous ne pouvons pas raisonnablement opposer au projet de tarif des avantages, dont nous ne sommes redevables qu’aux principes même sur lesquels on fonde la nécessité du tarif. Si on nous accorde des exemptions, et des modérations des droits établis, c’est que la Lorraine faisant essentiellement partie de la France, nous ne devons pas être regardés comme étrangers par rapport à ce royaume ; que nous sommes compatriotes et concitoyens des Français ; que contribuant aux charges de l’État, il est juste que nous en partagions les avantages. Mais toutes ces considérations si équitables et si justes, tendent aussi à justifier la suppression des bureaux entre la France et nous, et l’établissement du tarif. Si nous sommes les citoyens d’un même État avec les Français, les faveurs doivent être égales entre eux et nous ; mais si nous voulons nous-mêmes être regardés comme étrangers, ne pouvons-nous pas craindre que le gouvernement français ne nous traite comme tels, et ne nous retire, ou ne nous refuse désormais des exemptions qui nous sont si nécessaires ?

Nous ne nous sommes pas refusés à ces réflexions, quoiqu’elles paraissent fournir des armes contre nous-mêmes ; 1°. parce qu’elles n’ont pas pu échapper au ministère français, et qu’en les faisant, nous ne disons rien d’inconnu. 2°. Parce que nous sommes véritablement alarmés des inconvénients qui résulteraient pour nos fabriques, du refus des faveurs qui nous sont nécessaires pour notre commerce de France, que nous aurions désormais à craindre, si le tarif n’a pas lieu : poursuivons.

L’auteur des Lettres, pour nous faire révoquer en doute les avantages du tarif pour la Lorraine, relativement à notre commerce avec la France, entreprend de prouver que la suppression des bureaux établis entre la France et nous, fera verser en Lorraine toutes les marchandises de France, tandis que nous n’en avons presque point à lui donner en échange, et que ce commerce devenu absolument passif pour la province, causera bientôt sa ruine entière. Il s’efforce ensuite de justifier ses craintes, en nous représentant toute la Lorraine comme inondée actuellement des marchandises de France, les villes des deux duchés comme remplies des marchandises de luxe françaises, et les gens de la campagne comme habillés des étoffes de France.

Nous ferons d’abord remarquer le défaut de justesse de ce raisonnement de l’auteur des Lettres. Si les marchandises de France inondent à présent la Lorraine, si selon le calcul même de cet auteur, les 4/5 des consommations des deux duchés sont fournis par la France, que reste-t-il donc à perdre à la province par l’établissement du tarif ? Comment représente-t-il un inconvénient qui existe actuellement comme devant être la suite d’un établissement qui n’existe pas encore ?

L’auteur fournit aussi des armes contre lui-même par ce calcul exagéré de ce que la France fournit à la Lorraine ; car on pourra lui dire que, si la France verse chez nous tant de marchandises, c’est parce que le tarif qui est établi dans les provinces de France qui avoisinent la Lorraine, en empêchant l’entrée des productions de l’industrie des Lorrains, a favorisé l’établissement des manufactures dans ces provinces françaises ; ce qui justifierait le tarif.

Mais les assertions de l’auteur des Lettres sur cet article sont manifestement fausses, et démenties par lui-même en d’autres endroits de son ouvrage.

Ces assertions sont fausses, car tout le monde sait que la Lorraine tire de l’étranger la plus grande partie des marchandises qui s’y consomment : des draps du nord, des droguets et des camelots d’Angleterre, des étoffes brochées et unies en soie, des siamoises et des mousselines de Suisse ; une quantité immense de toiles peintes du même pays, et beaucoup d’étoffes de différentes espèces, fabriquées dans les villes d’Allemagne : il n’est pas possible de contester ce fait qui est sous les yeux de tout le monde, sans se rendre coupable de mauvaise foi.

Dans la ville de Nancy, des 223 marchands qui y sont établis, un seul entre les magasiniers, tire toutes ses marchandises de France, trois ou quatre en tiennent à peine un 5e, et dans le reste des deux duchés, nous avançons qu’à peine trouvera-t-on douze marchands qui fassent un commerce direct avec la France ; tous ou presque tous tirent des magasins de Nancy le peu de marchandises françaises qu’ils vendent.

L’auteur des Lettres dément lui-même ailleurs ses propres assertions sur cela, en portant à des sommes considérables le commerce passif de la Lorraine avec l’étranger ; ce qui suppose que la plus grande partie des consommations de la province est fournie par les étrangers, et non par la France, et cet écrivain peut d’autant moins se refuser à cette conséquence, qu’il va jusqu’à assigner la raison de la préférence des étoffes étrangères sur les étoffes de France, dans leur meilleur marché. Il n’est donc pas vrai, selon lui-même, que les étoffes de France inondent la province ; mais on a déjà dû remarquer que les contradictions ne lui coûtent rien.

Nous voyons donc dans la suppression des bureaux entre la France et nous, et par conséquent dans l’établissement du tarif, un vaste champ ouvert aux productions de notre industrie, une circulation libre de nos marchandises et de nos denrées dans tout l’intérieur d’un grand royaume, un avenir heureux pour nos manufactures, et par une conséquence nécessaire l’encouragement de l’agriculture, et l’augmentation de l’aisance et de la population.

Tout ce que nous venons d’avancer est fondé, comme on le voit, sur cet unique principe, que pour rendre en Lorraine les manufactures florissantes, et y relever le commerce abattu, il faut fermer l’entrée de notre province aux productions des fabriques étrangères, et ouvrir la France aux productions des nôtres. C’est précisément ce qu’on a dit il y a vingt-cinq ans, au moment de la cession de la Lorraine à la France, dans un mémoire avoué par toute la Province, qu’on attribue au père même de l’auteur des Lettres, et dans une circonstance, où l’on s’exprimait avec liberté et vérité : voici ce qu’on lit dans ce mémoire.

« La disposition présente des affaires publiques, prépare un moyen qui pourra tout à la fois animer, et le manufacturier, et le marchand de laine. Ce moyen fera un plus grand débit, qui mettant ce premier plus au large du côté du profit, pourra en même temps le mettre en état d’exciter mieux par l’intérêt, la curiosité du marchand sur la préparation de ses laines.

Ce plus grand débit pourra dériver de deux causes : la première sera la cessation du versement des draperies de Vervier et autres manufactures du nord, qui se répandent si abondamment dans la Lorraine par la voie de Francfort, et le commerce de Hollande : alors le régnicole n’ayant plus sous les yeux ces draperies étrangères, sera contraint à se borner à celles de son pays, dont le débit deviendra plus abondant, sans que l’argent sorte de la province. La seconde voie consistera à lever les bornes imposées jusqu’à présent au commerce de Lorraine, limité en ce qui regarde la France, à une liberté réciproque de communication de vivres, denrées et marchandises entre ce duché et les trois évêchés. Ces bornes pourront être levées ; et la Lorraine devenue une partie de la France, participera à une liberté générale de commerce dans tout le royaume.

À la vérité le premier moyen que l’on a proposé, semble former quelques difficultés ; elles regardent le commerce de Hollande, qui jusqu’à présent a si fort enrichi les marchands lorrains. L’interruption de ce commerce ne deviendrait-elle pas préjudiciable au pays ?

La réponse à cela a déjà été prévenue par ce qui a été dit ci-devant. L’argent conservé dans le pays, le plus grand débit de draperies dans la Lorraine même, et son commerce ouvert et étendu dans tout le royaume, bien au-delà des trois évêchés, formeront pour elle une avantageuse indemnité.

En effet il faudra raisonner de la Lorraine unie et incorporée dans le royaume de France, différemment de la Lorraine prise dans sa situation présente. Jusqu’à présent il fallait que pour le soutien et l’embellissement de son commerce, elle eût des ressources hors d’elle-même ; mais les grands événements auxquels on s’attend, lui en procureront dans son union avec le grand tout dont elle fera partie. Alors le système deviendra nouveau, et les maximes d’État différentes à son égard. Mais l’on s’arrêtera à ces réflexions, pour réserver aux grands maîtres dans l’art de gouverner les peuples, le droit de porter plus loin celles qui conviennent sur une pareille matière. »

Voilà les principes qui étaient universellement adoptés dans la province, au moment de sa réunion à la France, et on voit que ce sont précisément les nôtres. Cette conformité nous justifie.

Après avoir prouvé directement l’utilité du nouveau tarif relativement à la Lorraine, nous allons résoudre les objections de l’auteur des Lettres.

Vous pourrez être étonné, MONSEIGNEUR, que nous nous flattions de réfuter un ouvrage aussi volumineux que celui de l’auteur des Lettres, dans un mémoire aussi court que celui que nous avons l’honneur de vous présenter. Mais en laissant de côté les déclamations de cet écrivain, les injures qu’il dit aux fermiers, et les raisons futiles, qui ne méritent pas d’être discutées, nous pouvons être courts, et remplir notre objet.

On peut réduire aux articles suivants toutes les objections que fait l’auteur des Lettres contre le tarif.

1°. L’établissement des bureaux entre les deux duchés et les pays étrangers, fera perdre à la Lorraine tout le commerce actif qu’elle fait avec ces pays.

2°. Cet établissement entraînera l’avilissement du produit des terres, que les étrangers ne viendront plus acheter concurremment avec les Français et les nationaux.

3°. Le tarif fera perdre aux Lorrains l’avantage qu’ils trouvent dans la liberté de leur communication avec les étrangers, de recevoir des matières premières, des denrées et des marchandises de toute espèce, à un prix plus modique et plus proportionné à leurs facultés que ne les reçoivent les Français soumis aux droits imposés par le tarif.

4°. La Lorraine perdra tout le commerce d’économie et d’entrepôt qui l’enrichissait.

5°. Le nouveau tarif n’est pas une loi d’administration, mais seulement une loi bursale, inventée par les traitants et les travailleurs en finances.

Nous allons faire voir la faiblesse de ces objections.

Une remarque générale suffira pour répondre à la première. Le tarif ne peut être funeste au commerce actif de la Lorraine, que parce qu’il augmenterait pour l’étranger ou le prix des denrées, ou celui des matières premières, ou celui de nos ouvrages manufacturés, en leur faisant supporter un droit de sortie qu’elles ne payent point aujourd’hui. (Tous les objets de commerce peuvent se rapporter à l’une de ces trois classes.)

Quant aux matières premières, si les droits qu’elles seront obligées de payer à la sortie en en diminuant le prix pour les Lorrains, favorisent le progrès de leur industrie et l’établissement des manufactures, la province ne peut que gagner beaucoup à l’établissement du tarif, puisque c’est un principe de commerce qu’il est plus avantageux à une nation de mettre elle-même en œuvre ses matières premières que de les vendre brutes.

Des droits de sortie payés par les marchandises manufacturées ne peuvent pas détruire cette partie de notre commerce actif. Ces droits qui ne sont pas fixés, ne le seront sans doute que d’une manière qui permettra encore aux productions de notre industrie de soutenir la concurrence des productions des manufactures étrangères dans le pays que nous approvisionnons aujourd’hui ; nous devons en être d’autant plus persuadés, que c’est sur la fixation même de ces droits que nous sommes consultés. Le ministère qui a pour objet de rendre plus florissant le commerce du royaume, et par conséquent celui de la Lorraine, qui en fait éventuellement partie, manquerait son but si des droits excessifs nuisaient à nos exportations : il n’est pas raisonnable de lui supposer le projet insensé et contraire à ses propres intérêts, d’anéantir le commerce de la Lorraine sans aucun fruit pour les anciens sujets de la couronne. À la vérité l’auteur des Lettres part dans tout son ouvrage d’après cette supposition, mais elle n’en est ni plus équitable, ni plus vraisemblable. Si donc on impose des droits sur nos marchandises, on les déterminera sans doute à une quotité telle, qu’en fournissant à l’État le secours dont il a besoin, elle ne nuira pas à notre commerce au-dehors, sans lequel l’État entier perdrait de sa richesse et de sa force. L’intérêt de la France même se trouvant indivisiblement lié avec le nôtre à cet égard, c’en est assez pour rassurer sur les suites du tarif, relativement aux exportations de nos ouvrages manufacturés.

Enfin le commerce des denrées de la province ne souffrira pas davantage de l’établissement du tarif, par la raison générale que ces denrées étant presque toutes soumises à des droits modiques, se trouveront également convenir aux étrangers qui les achetaient ; l’auteur des Lettres n’apporte aucune raison du contraire qui mérite la peine d’être réfutée. 

Un seul article de nos denrées peut faire ici quelque difficulté ; les droits imposés sur les vins à leur sortie pourront en diminuer l’exportation. Mais n’avons-nous pas lieu d’espérer que ces droits, qui ne sont pas encore fixés, ne seront pas portés à une quotité trop considérable pour nuire à cette partie intéressante du commerce de notre province ? L’auteur des Lettres, au lieu de se livrer à des déclamations, n’aurait-il pas mieux fait d’examiner soigneusement quels droits peut supporter cette denrée, qui  n’étant pas après tout de première nécessité, comme les grains, ni d’une aussi grande importance pour l’État, et relativement à d’autres circonstances, peut être soumise à certaines impositions plutôt que d’autres denrées ?

N’aurait-il pas mieux fait de proposer les raisons qui nous font désirer que le droit proposé dans le projet de tarif soit diminué, et de déterminer jusqu’à quel point il doit l’être ? Mais il était incapable de cette discussion modérée. Quoi qu’il en soit, nous avouons que cet article doit être examiné avec soin, et nous espérons que le ministère aura égard sur cela aux représentations de la province, soit en diminuant généralement les droits sur les vins, soit en en mettant à couvert, à cet égard par quelqu’autre moyen, les intérêts de la Lorraine, qui sont indivisiblement liés avec ceux du royaume entier.

Mais quel est donc, après tout, ce commerce étranger, pour lequel l’auteur des Lettres paraît si alarmé ? À l’entendre, il est considérable ; il enfle prodigieusement notre commerce actif avec les étrangers, avec Francfort, et avec les Suisses en particulier, et réduit presque à rien les marchandises que nous en recevons ; sur l’un et sur l’autre de ces objets, il en impose à ses lecteurs.

Nous achetons à Francfort des indiennes et des toiles blanches, des draps d’Angleterre, appelés vulgairement draps du nord (quoique depuis quelque temps nos marchands en fassent venir une grande quantité d’Angleterre même), et une infinité d’étoffes, à l’instar de celles qui se fabriquent dans les manufactures de France, et qu’on pourrait imiter facilement en Lorraine. D’un autre côté, si nous en croyons des marchands mêmes, nous n’envoyons rien, ou presque rien, à Francfort, si l’on en excepte des dentelles de Mirecourt et quelques autres objets d’une très petite importance. L’auteur des Lettres fait mention d’huile de navette et d’eau-de-vie. Ces huiles de navette reviennent souvent dans son ouvrage ; à l’en croire, nous en faisons des envois en Suisse, dans le pays du Luxembourg, dans le comté de Chiny, et dans toutes les autres principautés qui nous avoisinent. Pour fournir à tant d’exportations, il faudrait qu’une grande partie du territoire de la province fût occupée par cette culture, et le fait est qu’elle n’est pas aussi considérable qu’il veut le faire entendre.

L’auteur des Lettres nous trace un tableau tout aussi infidèle du commerce de la Lorraine avec la Suisse ; si nous l’en croyons, les emplettes que nous faisons chez les Suisses se bornent à bien peu de choses, à des toiles peintes et blanches, à quelques rubans et quelques merceries, et nous leur donnons en échange des sels, des blés, des eaux-de-vie, des huiles de navette, des vins, des chandelles, des laines, des drogues, des teintures, etc.

Tout ceci n’est pas exact.

Parmi les objets de notre commerce actif avec les Suisses, l’auteur des Lettres parle de vins, et il ne s’en exporte presque point en Suisse, ni de blés, et il est prouvé, par le relevé des bureaux de l’intendance, que les Suisses n’en tirent que fort peu et fort rarement, et cela seulement lorsque cette denrée est rare ou chère chez leurs autres voisins. On doit dire la même chose de nos eaux-de-vie et de nos huiles. Pour les huiles en particulier, depuis deux ans ils les ont fort négligées, et généralement ils n’en prennent que lorsqu’elles sont à très bas prix. Les chandelles, dont parle l’auteur des Lettres, sont aussi un très petit objet, et ce commerce se réduit à quelques caisses de peu de valeur.

Le seul commerce actif de notre province avec les Suisses, qui mérite quelque considération, est celui de nos laines et celui de nos sels ; mais il y a quelques observations à faire, qui réduisent à leur juste valeur les exagérations de l’auteur des Lettres sur cette matière, et qui détruisent les conséquences qu’il veut en tirer.

La première, est que la vente de nos laines aux Suisses n’est pas un bien pour la province, puisque c’est une matière première qu’il nous serait plus avantageux de fabriquer que de vendre brute pour la racheter ensuite manufacturée.

La seconde, que nos sels sont pour les Suisses une denrée de nécessité, qu’ils achèteront toujours chez nous, parce que nous sommes leurs plus proches voisins, et qu’ils les achèteraient plus chers chez les autres. Ajoutons que ce sel, étant entre les mains des Fermiers du roi, ne peut être regardé comme un objet de commerce de la province, qu’on puisse faire valoir comme une partie de son commerce actif, lorsqu’il est question d’estimer les effets du tarif. Que le tarif s’établisse en Lorraine, ou non, cette partie du commerce actif ne peut être sujette à aucun changement ; on ne voit donc pas à quel propos l’auteur des Lettres fait ici mention de notre commerce de sel avec la Suisse, ni quelle conséquence il prétend tirer de ses observations sur cela contre le projet du tarif.

Quant aux marchandises que nous recevons des Suisses, on a vu que l’auteur des Lettres dit, comme en passant, que nous tirons d’eux des toiles peintes et blanches, quelques rubans et quelques merceries. Voilà un exposé bien modeste ; mais il faut savoir que ces toiles, ces rubans et ces merceries, sont des objets de la plus grande importance, dont l’importation est infiniment funeste à la Lorraine, et qui sont bien plus considérables que l’auteur des Lettres ne le prétend.

Ces objets de commerce sont la rubannerie en soie, fleuret et fil, des mouchoirs de soie de toutes qualités, des siamoises trois quarts, cinq quarts ; toiles à carreaux, toiles de coton, de coton et fil, de coton brodé, de coton et soie brochées ; des étoffes de soie unies, façon de gros de Tours, étoffes damassées, étoffes de coton et soie, filoselle et soie, etc., des quincailleries de toutes espèces ; des bonneteries de toutes qualités, en soie, laines peignées et cardées. Voilà, MONSEIGNEUR, l’objet du commerce de nos marchands avec la Suisse, qui s’augmente tous les jours, et qui favorise chez nos rivaux l’établissement d’une infinité de fabriques, tandis qu’il est un obstacle continuel à la prospérité et à la multiplication des nôtres.

Il est bien à souhaiter, pour les intérêts de la province, que le tarif proposé vienne retrancher les trois quarts et demi de ce ruineux commerce ; on conserverait dans le pays des millions que nous allons porter aux Suisses pour des marchandises que tout nous invite à fabriquer chez nous, dont la fabrication nourrirait et entretiendrait des milliers de familles.

Tous les détails qu’on vient de voir sont très directement relatifs à la question que nous traitons, et nous fournissent contre l’auteur des Lettres l’argument suivant, qui suffit pour nous rassurer sur les suites du tarif par rapport à notre commerce avec l’étranger. Le commerce qu’il est le plus important de conserver à la province, est sans doute son commerce actif (nous parlerons plus bas de son commerce interlope).

Si ce commerce, sans être soumis au tarif, avait prospéré, on serait peut-être autorité à craindre que le changement qu’on veut introduire ne fût funeste à la province ; mais il est manifeste que la Lorraine n’a que fort peu de commerce actif, et que son commerce passif est au contraire infiniment considérable. Que craint-on donc du tarif ? Ne doit-on pas espérer au contraire qu’il procurera à la province la diminution du commerce passif, et l’augmentation du commerce actif, la vraie source de la richesse et de la force d’un pays ?

Nous ne pouvons pas nous dispenser à ce sujet de relever les contradictions de l’auteur des Lettres avec lui-même, lorsqu’il parle de l’état du commerce de la Lorraine ; il en fait deux tableaux absolument différents l’un de l’autre.

Lorsqu’il veut rendre le tarif odieux, et prouver que la Lorraine ne peut pas se passer de marchandises étrangères, il dit, qu’à l’aspect du tarif on verra disparaître des familles chassées par le besoin, et qui iront chercher chez l’étranger une subsistance qu’elles ne trouveront plus dans leur patrie, Lettre IV. Que la pauvreté de la Lorraine ne permet pas à ses habitants de se vêtir d’autres étoffes que de toiles peintes et d’étoffes étrangères, etc., dont l’usage s’accorde mieux, dit-il, avec leur médiocrité et l’état de leur bourse.

D’un autre côté, lorsqu’on lui oppose que le tarif est nécessaire en Lorraine pour y favoriser les progrès de l’industrie, qui y est languissante, pour y élever des manufactures, etc., le même écrivain prétend que le commerce de la Lorraine n’a pas besoin de ces ressources ; que notre industrie a réalisé le fameux projet de Lucius Ferus, de joindre les deux mers par un canal, entre la Saône et la Moselle ; que depuis 40 ans il s’est établi dans les deux duchés un nombre considérable de négociants habiles, qui connaissent avec précision les lieux où croissent et  se fabriquent les denrées et les marchandises nécessaires à tout genre de consommation, et qui ont des correspondances directes avec toutes les places de l’Europe ; que nos compatriotes font passer en Allemagne et en Hollande des marchandises de toute espèce : en un mot, que la Lorraine a un commerce florissant et plus florissant que celui des provinces de France assujetties au tarif ; cette contradiction si marquée règne dans tout son ouvrage. Il s’en est sans doute aperçu ; mais il a cru que ses lecteurs ne s’en apercevraient pas, et il s’est trompé : de ces deux tableaux si différents, le premier est le seul vrai. Le commerce actif de la Lorraine est dans un état languissant, et a besoin d’être ranimé par toutes sortes de moyens ; mais supposons qu’il est aussi considérable que le prétend l’auteur des Lettres, et examinons les raisons sur lesquelles cet écrivain s’appuie, pour avancer que sa destruction entière sera l’effet de l’établissement du tarif.

Les étrangers, dit-il, ne recevront plus rien de nous si leurs marchandises manufacturées sont taxées à l’entrée de la province ; ils se vengeront de ce que nous aurons imposé les leurs, en imposant les nôtres, ou même en les prohibant absolument.

1°. Les différents peuples qui reçoivent les productions de notre sol, ou de notre industrie, le reçoivent, ou parce qu’elles sont nécessaires à leur consommation, ou parce qu’elles leur sont utiles pour un commerce qu’ils font avec un pays plus éloigné de nous qu’ils ne le sont eux-mêmes ; ou parce que, sans être ni nécessaires, ni simplement utiles, elles leur sont agréables. Dans tous ces cas, la mauvaise humeur, quelque forte qu’on la suppose, ne sera jamais capable de les déterminer à se passer de nos denrées et de nos marchandises : un motif aussi puérile ne les engagera pas à se passer de ce qui leur est nécessaire, ou à se priver de ce qui leur fournit la matière d’un commerce lucratif, ou de ce qui leur est simplement agréable. Penser différemment, ce serait mal connaître les hommes.

Nous remarquerons à ce sujet, qu’il ne tient pas à cet écrivain que les princes voisins ne s’arment en effet contre le tarif, et ne se vengent du ministère français, en interdisant à leurs sujets tout commerce avec nous ; c’est pour cela qu’il exagère le tort que fera le tarif aux pays étrangers qui nous avoisinent. Il va sonnant le tocsin dans le cabinet de ces princes ; il les rappelle aux traités faits entre eux et les ducs de Lorraine et de Bar ; il les fait souvenir qu’ils ont aussi le droit de proscrire les marchandises de France ; il regrette que leurs oppositions ne se fassent pas sentir : en un mot, tout son ouvrage respire partout la passion, et un projet formé de rendre odieuse une des démarches du ministère les plus sages, les plus conformes au bien du commerce, et les plus ardemment souhaitées par tous les bons citoyens.

Mais il suffit encore ici, comme sur beaucoup d’autres assertions de l’auteur des Lettres, de l’opposer lui-même à lui-même. On vient de voir que, selon cet écrivain, l’établissement du tarif est tout à fait injuste par rapport aux nations étrangères ; que les Allemands, les Suisses, les Hollandais, ne manqueront pas de réclamer et de fermer pour représailles l’entrée de leurs pays à toutes les marchandises de France et de Lorraine : toutes ces déclamations se trouvent dans la septième Lettre, pag. 175, 176 et 184. Or, dans la même lettre, le même auteur prétend que les princes voisins ne seront pas fâchés de l’établissement du tarif. Que depuis l’édit des cuirs, qui a assimilé la prévôté de Sarlouis à la France, quant à cette partie, les Allemands, nos voisins, sont devenus les tanneurs et les cordonniers de toute la prévôté ; que les Marchands de Deux-Ponts et des villes étrangères qui bordent la Sarre, se félicitent d’avance de l’établissement du tarif, et se flattent que leur commerce va revenir infiniment plus florissant, etc. Comment l’auteur des Lettres a-t-il pu se permettre des contradictions si grossières ?

Si les princes allemands ont tant d’avantage à espérer de l’établissement du tarif en Lorraine, ils ne chercheront donc pas à se venger de la France, en fermant l’entrée de leurs États aux denrées et aux marchandises des deux duchés ; ou s’ils ont à se venger, l’établissement du tarif ne leur aura donc pas été avantageux, au préjudice de la France et de la Lorraine.

Ajoutons une réflexion, qui fera sentir la faiblesse de cette objection de l’auteur des Lettres. À l’entendre, les habitants de Francfort ne voudront plus prendre nos denrées si on impose un droit à l’entrée en France sur les marchandises que nous achetons aux foires de Francfort. Pour détruire ce raisonnement, il suffit de remarquer que les foires de Francfort sont formées principalement par le concours des marchands suisses, qui y portent leurs mousselines, leurs indiennes, leurs toiles blanches ; des Saxons, des Brandebourgeois, des Bohémiens, qui y conduisent des étoffes de différentes espèces et de quantité ; et d’autres peuples d’Allemagne encore plus éloignés de nous.

Dire donc, avec l’auteur des Lettres, que les habitants de Francfort ne tireront plus nos marchandises et nos denrées, parce que les marchandises achetées à leurs foires seront sujettes à des droits d’entrée en Lorraine, c’est prétendre qu’ils prendront parti pour les Suisses, les Saxons, les Bohémiens, les Prussiens, etc., ce qui est absurde.

Enfin, comme les habitants de Francfort achètent nos denrées, non pas pour nous obliger, mais bien pour les revendre aux peuples de l’Allemagne, qui sont plus éloignés de nous qu’eux-mêmes, et que ce tarif n’empêchera pas que ce commerce ne continue de leur être avantageux, ils le continueront.

Mais ce n’est qu’à la faveur des contre-voitures, dit l’auteur des Lettres, que les habitants de Francfort nous enlèvent nos denrées ; ainsi, s’ils cessent d’apporter leurs marchandises en Lorraine, ils cesseront d’en enlever les productions. L’auteur des Lettres fait beaucoup valoir cet argument, qu’il applique aussi à notre commerce avec la Suisse.

Nous répondrons ; 1°. la plus grande partie du commerce actif que nous avons avec Francfort se fait dans les temps des foires : or, pour les exportations que nous faisons aux deux foires de Francfort, nous ne nous servons pas de contre-voitures. Tel est en particulier notre commerce de dentelles de Mirecourt (qui, selon le calcul même de l’auteur, sont l’article le plus considérable de notre exportation) ; nos marchands les portent eux-mêmes à la foire, pour les vendre aux commerçants de différentes nations qui y abordent, et ce commerce est absolument indépendant des contre-voitures. Ajoutons qu’il est absurde de supposer que les voitures soient un objet de quelque importance dans un commerce de dentelles.

2°. Pour qu’on puisse craindre raisonnablement la diminution de notre commerce actif avec Francfort, à raison du défaut de contre-voitures, il faudrait que le nouveau tarif diminuât les importations des marchandises qui nous viennent de Francfort assez considérablement, pour que la quantité des voitures employées à cette importation chez nous, ne pût pas suffire à exporter ce que nous envoyons nous-mêmes actuellement à Francfort. Or, en accordant à l’auteur des Lettres que l’établissement du tarif diminuera les importations étrangères, s’il est de bonne foi, il doit convenir que ces importations demeureront toujours assez considérables pour nous procurer le peu de contre-voitures dont nous avons besoin pour nos propres exportations, puisqu’après tout importation des étrangers surpasse de beaucoup notre exportation actuelle, et qu’à peine la dixième partie des voitures de Francfort sert-elle de contre-voitures pour nos denrées dans l’état actuel des choses ; que si, comme cela doit arriver, nos exportations augmentent, cette augmentation même nous mettra en état de supporter les frais de voitures, même sans avoir des retours.

3°. Quoique en matière de commerce, il faille calculer les plus petites économies, il est cependant déraisonnable de supposer qu’un commerce fondé sur des besoins, tel que celui que les habitants de Francfort, ou plutôt les marchands de diverses nations qui se rassemblent à ses foires ont avec nous, qu’un commerce, dis-je, de cette nature soit anéanti, parce qu’il se fera sur les frais de transport une augmentation presqu’insensible. Or l’augmentation résultante du défaut de contre-voitures ne saurait être considérable ; un voiturier qui retourne ne donne pas sa voiture pour rien au négociant, qui veut lui faire un chargement.

4°. L’auteur des Lettres qui fait valoir si fort l’avantage des contre-voitures, n’a pas fait attention que cet avantage tourne entièrement au profit de nos rivaux ; car, au moyen de ce que nous ne commerçons avec eux que par des contre-voitures, ce sont eux qui retirent tout le bénéfice de la voiture. Ce sont les Liégeois qui viennent en Lorraine, et qui y font d’abord sur leurs cuirs, et ensuite sur nos vins, le bénéfice du transport. Croira-t-on que la petite diminution de prix que peut nous faire un voiturier liégeois, dédommage la province de ce qu’elle ne transporte pas elle-même ses denrées avec ses hommes et ses chevaux ?

Nous ne nous étendrons pas d’avantage sur cette réflexion, qui doit se présenter à toutes les personnes un peu instruites en matière de commerce, et qui est échappée à l’auteur des Lettres.

5°. L’auteur des Lettres a-t-il calculé avec précision ce qu’il en coûtera de plus ? Est-il sûr que les denrées et les marchandises que nous envoyons à Francfort, ne peuvent supporter aucune augmentation de prix chez l’étranger, sans être entièrement abandonnées ? Que ce commerce tient absolument à tel et tel prix des voitures ? Que nos négociants même, en les supposant obligés d’envoyer à droiture, ne trouvent pas des ressources d’économie qui les dédommageront du défaut de contre-voitures ? etc.

On voit par ces détails, que nous pourrions pousser plus loin, avec quelle affectation l’auteur des Lettres grossit de petits objets, pour en faire des monstres, et avec quelle légèreté il décide par des assertions vagues, une question de commerce qui demanderait une grande connaissance des détails.

Pour terminer ce que nous avons à dire du commerce actif des deux duchés avec les pays étrangers, nous remarquerons qu’outre Francfort et les Suisses, dont nous avons parlé dans ce qu’on vient de lire, le peu de commerce actif que nous avons se fait avec le pays de Luxembourg et le comté de Chiny, la principauté de Salm, le duché des Deux-Ponts, le comté de la Leyne et de la Hollande.

Les pays de Luxembourg, et le Comté de Chiny reçoivent de nous des blés, des vins, des papiers, et des huiles. La principauté de Salm, les Deux-Ponts, le comté de la Leyne, des étoffes, des cuirs tannés, des peaux apprêtées, des blés, des vins, des eaux-de-vie, des huiles, des fers, des chandelles, des crins, etc., la Hollande, des aciers, et des bois. Ces objets de commerce sont, ou des matières qui ont reçu une nouvelle valeur dans nos manufactures, qui ne payeront que des droits de sortie modérés, avec lesquels elles pourront encore le disputer aux productions des manufactures étrangères, ou des denrées de nécessité, comme des blés, des grains, des huiles, dont les droits de sortie sont ou nuls, ou modiques. Pour la Hollande en particulier, le droit de sortie sur les matières qu’elle prend de nous, ne peut être et ne sera que modique ; et un droit modique ne rebutera pas des consommateurs, surtout pour des marchandises qui sont pour eux d’une grande nécessité. Les Hollandais peuvent difficilement se passer de nos fers, de nos aciers et de nos bois ; ces mêmes marchandises ont été constamment plus chères dans la guerre présente de plus de 30%, sans que les exportations en soient diminuées. On voit par là combien les craintes qu’il veut inspirer, seraient frivoles et malfondées.

Enfin une dernière réflexion de l’auteur des Lettres contre le projet de fermer l’entrée de la Lorraine aux productions des manufactures étrangères, est que les habitants des deux duchés s’expatrieront ; parce qu’ils ne pourront plus user de telles et telles étoffes, dont leur goût et leur économie leur faisaient désirer l’usage, et parce qu’ils les envieront à leurs voisins étrangers, qui à quatre pas d’eux, ignorent cette espèce d’entraves, et quelles considérations pourraient les retenir ? 

Nous pouvons dire d’abord que le désir de se vêtir d’une certaine espèce d’étoffe plutôt que d’une autre, ne peut jamais être une raison suffisante de s’expatrier, et qu’il ne faut pas de grandes considérations pour retenir des gens qui n’auraient pas de plus puissants motifs. Nous n’avons point vu d’émigrations des habitants de la Champagne en Lorraine, quoiqu’on ait pu se vêtir en Lorraine de toiles étrangères, et de draps anglais, ce que ne pouvaient pas les Champenois. Les émigrations passées, dont l’auteur des Lettres parle, n’ont rien de commun avec le tarif, qui n’était pas encore établi lorsque la province en a souffert. On doit en conclure au contraire que puisque ces émigrations ont eu lieu dans un temps, où la province jouissait des privilèges, pour lesquels l’auteur des Lettres combat avec tant de chaleur ; ces privilèges, cette liberté qu’il vante tant, ne suffisent donc pas pour maintenir la Lorraine dans un état heureux. Il n’eût pas été difficile, dit l’auteur des Lettres, de retenir les familles fugitives, elles ne demandaient que du pain. Ces familles manquaient donc de pain, quoique la province ne fût pas accablée sous le joug du tarif, elles manquaient de pain ; quoique le commerce d’entrepôt, source féconde de richesses et d’aisance pour la Lorraine, si l’on en croit l’auteur, quoique ce commerce fût absolument libre ; elles manquaient de pain, mais c’est précisément pour leur en procurer, qu’il faut travailler à ranimer l’industrie nationale, sans laquelle il n’y a jamais d’aisance pour le peuple.

Ainsi l’auteur des Lettres est bien maladroit de citer ces émigrations, et cet état fâcheux de la Lorraine, en combattant l’établissement du nouveau tarif ; car il fortifie par là notre grand argument. Si la province est malheureuse, lui dirons-nous, c’est que le commerce d’entrepôt, à plus forte raison le commerce de contrebande auxquels la Lorraine est réduite, ne suffisent pas pour y répandre l’aisance, enrichissent quelques particuliers, sans fournir au peuple des moyens suffisants de subsistance, et que le commerce fondé sur les productions du sol, et sur les travaux des manufactures, est le seul qui puisse entretenir l’abondance et la population qui en est la suite. Or, continuerons-nous, le transport des bureaux entre l’étranger et la Lorraine est le seul moyen de favoriser l’établissement des manufactures, et par contrecoup l’agriculture même, en répandant l’aisance chez les habitants de la campagne. L’auteur des Lettres devait donc toujours dire que la Lorraine était dans un état très florissant, comme il le dit en quelques endroits ; mais la vérité est que la Lorraine souffre infiniment de cette liberté que l’auteur des Lettres préconise, et la vérité est plus forte que la mauvaise foi.

Passons à la seconde objection de l’auteur des Lettres. L’établissement des bureaux entre l’étranger et nous, entraînera l’avilissement du produit des terres, que les étrangers ne viendront plus acheter concurremment avec les Français. Cette objection fait la matière de la douzième Lettre, et c’est sans difficulté celle qui est la plus plausible ; nous allons cependant faire voir qu’elle a plus d’apparence que de solidité.

Nous convenons d’abord avec l’auteur des Lettres, que ce n’est pas toujours une maladresse de vendre ses matières premières, au risque de les racheter manufacturées ; mais cette conduite ne peut être bonne en économie politique que dans certains cas, avec certaines conditions ; et nous avançons que la Lorraine n’est point dans ce cas, et que l’exportation des matières premières est pour cette province, dans les circonstances où elle se trouve, un vice destructif de tout commerce.

Si l’on suppose un pays où les besoins des habitants soient remplis à peu près aussi abondamment que dans les autres sociétés policées et voisines, où la richesse et la population soient relativement à l’étendue et à la fécondité du sol, aussi grandes que dans les pays voisins ; que ces avantages soient dans une pareille nation, ou l’effet de l’agriculture et du commerce des denrées que la terre produit, vendues brutes aux étrangers, ou celui des travaux des manufactures ; c’est une chose indifférente à ce pays et à cette nation.

La société y est nombreuse, forte et riche ; par quelque route qu’elle soit arrivée à ce but, l’objet de la législation est rempli.

Mais si un pays est pauvre et mal-peuplé, moins riche, moins heureux et moins florissant que les pays qui l’environnent, et qu’on recherche les causes du mal, on ne pourra les trouver que dans le négligement des travaux de l’agriculture, et de ceux de l’industrie. Tel est l’état de la Lorraine ; elle n’est ni aussi riche, ni aussi peuplée qu’elle pourrait et qu’elle devrait l’être.

L’auteur des Lettres le dit lui-même en plus d’un endroit ; et quand il n’en conviendrait pas, le fait est sous les yeux de tout le monde. C’est donc en partie dans le défaut des manufactures que le mal prend sa source ; la défense d’exporter les matières premières peut donc être un bien relativement à la Lorraine, quoiqu’absolument, et dans des circonstances différentes, ce ne soit pas toujours une maladresse de vendre ses matières premières, pour les racheter en suite manufacturées.

Ce n’est pas toujours une maladresse pour une nation de vendre une partie de ses matières premières brutes, lorsqu’une autre partie de ses matières premières mise en valeur par les travaux de l’industrie, fournit à cette nation des profits plus grands que ceux qu’elle aurait fait en travaillant toutes ses matières premières.

Si les Lyonnais recueillent des chanvres, il peut être de leur intérêt de les vendre brutes, d’acheter des toiles toutes faites, pour appliquer tous les bras de la province à fabriquer des étoffes de soie, dont la vente fournira à la province des profits plus grands que la fabrication de quelques toiles. Mais si après avoir appliqué aux manufactures de soie autant d’hommes que l’état du commerce en demande, il reste des bras oisifs, il sera plus avantageux aux Lyonnais de fabriquer des toiles, que de vendre leurs chanvres aux étrangers : les Lorrains sont assurément dans ce dernier cas.

Mais descendons dans quelques détails.

1°. La concurrence des étrangers est bien une des causes qui soutiennent le prix des matières ; mais ce n’est pas la seule. Dans un pays fermé aux étrangers, mais riche en manufactures de toile, la culture du chanvre peut être plus plus encouragée par la concurrence des seuls nationaux entre eux que par celle des étrangers avec les nationaux. Que sera-ce si les nationaux ne les disputent pas aux étrangers ? Croit-on que les cultivateurs y gagneraient ? C’est là cependant ce qui arrive en Lorraine. L’auteur des Lettres dit que les laines s’aviliront, si les étrangers n’entrent pas en concurrence avec les nationaux, et nous disons qu’elles s’aviliront davantage, si les nationaux n’entrent pas en concurrence avec les étrangers.

2°. Indépendamment de la concurrence des nationaux, l’établissement des manufactures favorisé par la prohibition de la sortie des matières premières, dédommagera avec usure le cultivateur de ce défaut de concurrence des étrangers. Quand ces laines se vendraient un peu moins chèrement, si la population et l’aisance, suite nécessaire de l’établissement des manufactures, lui font vendre ses autres denrées à meilleur prix, il gagnera encore à la prohibition de la sortie des laines.

3°. Si aujourd’hui que le tarif n’a pas lieu, et que la sortie des laines de Lorraine est entièrement libre, la culture de cette matière première était dans un état florissant, on pourrait attribuer à bon effet la concurrence des étrangers, et craindre que le tarif ne fût funeste à la Lorraine, en détruisant cette concurrence ; mais dans le fait, et par l’aveu même de l’auteur, cette concurrence n’a ni encouragé la multiplication des bestiaux, ni perfectionné les laines. Car dans la même Lettre il dit que nos laines sont fort médiocres, qu’elles ne conviennent aux étrangers que quand la récolte est abondante, c’est-à-dire quand elles sont à bas prix ; que l’émulation des cultivateurs sur cet objet de commerce a besoin d’être aiguillonné ; que nous avons des villages entiers dépourvus aujourd’hui de troupeaux, etc. Où sont donc les beaux effets de cette concurrence des étrangers ? Qu’avons-nous donc à craindre de la prohibition de la sortie des laines, puisque la liberté n’a produit aucun bien ? Voilà encore un exemple des contradictions familières à l’auteur des Lettres.

Mais, dit cet écrivain, si on livre les bergeries de Lorraine à nos fabricants, exclusivement aux étrangers, on rendra l’état fabriquant d’étoffes de laine, tandis que par sa constitution il doit être laboureur et pasteur ? C’est méconnaître les droits du plus grand nombre, contre une poignée d’hommes qui sont les apôtres de la liberté du commerce, quand elle les sert, mais qui en deviendraient les destructeurs et les tyrans, quand elle contrarie leurs intérêts personnels.

Voila des idées fausses, des contradictions et des injures.

En nous livrant les laines de la province, en encourageant nos fabriques, les manufactures de laines pourront prospérer, mais l’État n’en deviendra pas pour cela fabriquant d’étoffes de laine. L’agrandissement des manufactures a des bornes nécessaires, déterminées par l’étendue de la consommation tant intérieure qu’extérieure, par la nécessité des autres genres d’industrie et de travaux, pour satisfaire aux autres besoins, et par une infinité d’autres circonstances.

D’ailleurs, quel inconvénient l’auteur trouverait-il à ce qu’un pays entier fût principalement appliqué à la fabrique des étoffes de laine ? N’y a-t-il pas des provinces de France, et des autres États de l’Europe, dont les habitants sont principalement appliqués à un seul genre d’industrie, pourvu que ce genre d’industrie leur fournisse par le commerce toutes les choses dont ils ont besoin ? Quel mal y a-t-il que ce pays ne soit ni agriculteur, ni pasteur ? Mais il sera l’un et l’autre à la fois.

Il est telle province dont les productions du sol sont au moins aussi variées que celles de la Lorraine, très riches en fabriques de laine : ces deux choses ne s’excluent pas l’une de l’autre, et peuvent se réunir. 

Pour les injures que l’auteur des Lettres nous adresse, elles ne valent pas la peine d’être relevées. Nous n’avons ni le pouvoir, ni le désir de tyranniser la liberté de commerce, sans laquelle aucun genre d’industrie ne peut prospérer. Nous ne recueillons ce que dit sur cela l’auteur des Lettres, que pour vous faire remarquer, MONSEIGNEUR, le peu d’équité et de modération de cet écrivain.

La troisième objection de l’auteur des Lettres contre le tarif, est que l’établissement des bureaux entre la Lorraine et les pays étrangers nous fera perdre l’avantage d’acheter des étrangers des denrées et toutes sortes de marchandises, à un prix beaucoup plus modique que les habitants du royaume soumis au tarif.

Pour appuyer son raisonnement, l’auteur donne pour exemple dans sa quatrième Lettre, les sucres de Hollande, dont le tonneau payera, dit-il, cinq cents livres d’entrée en Lorraine selon le tarif, tandis qu’il ne paye aujourd’hui aux fermiers de la Lorraine tout au plus que vingt sols ; les toiles, dont la pièce de 36 aulnes supportera, selon lui, un droit équivalant à la valeur de deux chemises, c’est-à-dire, d’un septième de la valeur, et plusieurs autres marchandises sur lesquelles on payera au fermier selon le nouveau tarif, le sixième ou le cinquième de ce qu’elles coûteront. Voyez la quatrième lettre ; voici notre réponse.

1°. L’auteur des Lettres présente ici l’état de la question avec une mauvaise foi inexcusable. En effet les droits exprimés dans la lettre de Monseigneur le Contrôleur général, ne sont proposés que comme des exemples, et non comme une quotité déterminée sans retour, puisque c’est sur cette même quotité qu’on nous consulte ; d’ailleurs ces mêmes droits sont plus considérables sur les marchandises étrangères, qui peuvent nuire aux manufactures de la province, que sur celles qui sont d’un usage nécessaire, et qu’on est obligé de tirer de l’étranger.

On ne saurait voir, sans étonnement, cet écrivain en imposer à ses lecteurs sur ces circonstances, dont il était cependant très bien instruit. Il représente le droit de 20% comme fixé sans retour, et même comme susceptible d’augmentation, sans l’être de diminution ; et il donne ce même droit de 20% comme universel, et affectant toutes les marchandises étrangères, sans aucune distinction de celles dont la province ou le royaume auraient des équivalents d’avec celles dont on ne peut se pourvoir que chez les étrangers.

Rien ne peut excuser cette infidélité de l’auteur des Lettres dans la manière de présenter les objets, et de traiter une question qui intéresse aussi fortement le bien de la province.

2°. L’exagération, et la fausseté des calculs de l’auteur sont manifestes.

Les droits sur les épiceries, par exemple, mentionnés dans la Lettre de Monseigneur le Contrôleur général, ne sont que de 7,5, et non pas de 20%. Il est vrai que comme ils ne sont pas fixés, nous ne pouvons pas assurer qu’ils n’augmenteront pas ; mais l’auteur des Lettres a bien moins de droit encore d’avancer qu’ils seront portés à 20%. Mais que les droits soient de 10%, par exemple, les exagérations et les plaintes tragiques de l’auteur à cet égard deviennent risibles. En effet qu’arrivera-t-il donc de si funeste ? Les habitants de Nancy payeront le sucre vingt-sept sols et demi la livre, au lieu de vingt cinq sols : est-ce là de quoi désoler l’auteur des Lettres, et de quoi lui faire dire que les assimilateurs, les travailleurs en finance, auront le plaisir peu humain de priver la province de sucre ?

3°. Les droits imposés par le nouveau tarif peuvent être plus considérables, sans être plus à charge à la province. En effet,

Pour estimer si ces droits sont plus ou moins à charge, il ne suffit pas d’en faire le calcul absolu, il faut le comparer aux facultés de ceux qui les payent. Il y a tel pays et telle province qui ne payent que des droits modiques à leur souverain, et qui souffrent plus de ces droits modiques, que tel autre qui paye des impôts beaucoup plus considérables. Ce principe ne peut pas être contesté, et il nous semble qu’on peut en faire à la Lorraine une application très juste. La culture y est négligée, les manufactures y sont languissantes ; cette province est mise à contribution par tous les pays voisins qui lui fournissent des marchandises de toutes espèces qu’elle pourrait elle-même se procurer. La nature de son commerce beaucoup plus passif qu’actif lui fait perdre continuellement des sommes considérables ; la population y diminue. Voilà des faits qui sont sous nos yeux ; voilà la substance de plaintes que font depuis plus de vingt ans la province et la cour souveraine.

Dans cet état, le fardeau le plus léger peut être encore trop pesant, mais détruisons les causes de cette faiblesse. Rendons aux manufactures et à l’agriculture leur activité ; changeons la nature de ce commerce ruineux ; élevons entre les étrangers et la province une barrière, qui, en empêchant le versement de leurs productions chez nous, encourage notre industrie : en retenant ainsi l’argent dans la province, et en en augmentant la circulation, nous pourrons payer des droits plus considérables, et les payer plus aisément que ceux auxquels nous sommes soumis aujourd’hui.

4°. Nous pouvons dire à l’auteur des Lettres, que l’exemption de tous droits sur les marchandises de France dédommagera la Lorraine de ceux qu’elle payera sur les marchandises étrangères ; la circulation intérieure de toutes les denrées et marchandises du royaume, qui sera la suite du tarif, fera que telle denrée et telle marchandise de France nous coûtera moins cher, parce qu’elle ne payera plus de droits de sortie du royaume. L’auteur des Lettres peut d’autant moins se refuser à cet argument, qu’il prétend que la Lorraine est actuellement inondée de marchandises de France. Sa prétention sur cela est fausse ; mais si dans l’état actuel la province ne gagnait pas beaucoup à recevoir libres de tous droits le peu de marchandises qu’elle tire de France, il n’en sera pas de même quand la barrière qui nous sépare des Français sera tout à fait renversée, et l’exemption de tous droits sur ce que nous tirerons de France sera un dédommagement, si non entier, au moins considérable, pour ce que nous payerons de droits à la frontière entre l’étranger et nous. L’auteur des Lettres n’a pas pu se dissimuler cette considération ; mais il n’en a fait mention en aucun endroit, parce qu’il n’est pas de bonne foi.

5°. Dans la question que l’auteur traite ici il ne s’agit pas de comparer simplement la quotité du droit imposé par le nouveau tarif, avec la quotité actuelle de ceux qu’impose la foraine, mais avec ces droits de foraine et les inconvénients, les abus, les embarras de régie de cette même foraine. En effet, le commerce peut gagner à payer un droit considérable, si ce droit est payé en une seule fois, et si ce droit une fois acquitté la marchandise est exempte de toute autre formalité. Or, pour faire juger combien la foraine est à charge au commerce de la province, il nous suffit de renvoyer au tableau que l’auteur des Lettres trace lui-même des abus et des embarras de sa régie. Selon cet écrivain, p. 81, elle n’est point administrée dans les principes de modération et de sagesse ; elle présente l’arbitraire, le minutieux, l’aggravant ; elle est contentieuse, on y porte toute la rigueur du droit jusque dans les détails les plus vils ; les bureaux sont multipliés inutilement ; une multitude de lois et de règlements sollicités, après les méditations les plus profondes, sur les moyens d’augmenter les revenus de la Ferme, jette dans la perception des incertitudes et des difficultés, qui tournent toujours contre le peuple qui ne sait pas se défendre. Les peuples chargés d’impositions, de vingtièmes, de corvées, regardent la foraine comme la plus grande de leurs charges ; 720 bureaux, pour la perception de la seule foraine, alimentent un nombre infini de commis, qui se donnent la main pour nous envelopper, et qui trouvent dans l’abus qui les a rassemblés les moyens d’insulter à notre misère en l’augmentant ; elle fait perdre chaque jour à la province, et fait transmigrer un nombre effrayant de citoyens, etc. 

On n’imaginerait jamais la conséquence que tire l’auteur des Lettres, de ce que nous venons, MONSEIGNEUR, de mettre sous vos yeux. À la vue de ces abus, dit-il, il n’est pas raisonnable d’en conclure l’abolition d’un établissement précieux d’ailleurs. Nous concluons au contraire, et tous les bons esprits concluront avec nous, qu’il ne faut pas balancer à abolir un établissement qui entraîne tant d’abus ; mais, dit l’auteur des Lettres, c’est à l’abolition des abus qu’il faut travailler, sans toucher à la foraine ; on sait bien qu’on abuse de tout. C’est vraiment une chose risible, de voir la foraine devenir, aux yeux de l’auteur et de ses partisans, une loi infiniment respectable, précisément parce qu’il est question d’y substituer le nouveau tarif. On n’abuse de la foraine, selon eux, que parce qu’on abuse de tout ; mais la vérité est que les abus sont ici presque inséparables de la chose, parce que les abus ne sont que les précautions mêmes qu’on prend pour la conservation de la chose. Selon l’auteur, il n’y a rien de plus aisé que de réformer les abus, et il n’y a, dit-il, qu’à donner sur la foraine un édit applicable à tous les cas possibles. Si l’auteur était en état de donner, en matière d’administration, des principes applicables à tous les cas possibles, il serait sans doute un grand homme d’État, car la difficulté de perfectionner la législation dans tous les genres, vient principalement de la difficulté de prévoir et d’embrasser tous les cas possibles ; mais de ce que l’auteur des Lettres juge qu’il n’y a rien de plus aisé que d’atteindre à ce but, on est en droit d’en conclure qu’il est mal instruit sur les matières dont il décide si légèrement.

Il prétend qu’au moyen de quatre ou cinq dispositions, on pourra administrer la foraine avec 200 bureaux, et en retrancher par conséquent 520. Ce n’est pas à nous, MONSEIGNEUR, à justifier cette multitude de bureaux répandus dans la province, qui y sont à charge au peuple, et si nuisibles au commerce ; mais il nous semble que le premier intérêt des Fermiers étant de diminuer leurs frais de régie, ils n’ont guère pu établir de bureaux que pour assurer la perception des droits. Au reste, cette réduction des bureaux est précisément un des avantages qu’on attend de l’établissement du nouveau tarif ; il est vrai que nous ne pouvons pas nous flatter que le retranchement sera tout de suite de cinq septièmes, mais nous soupçonnons que les réductions considérables que propose l’auteur, ne sont pas plus praticables que ce qu’il propose de donner sur la foraine, un édit applicable à tous les cas possibles. D’ailleurs, quand on entreprendrait aujourd’hui cette réduction, elle rencontrerait trop d’obstacles, sans doute, ou de la part des Fermiers, ou de la part de la chose même, pour que nous pussions espérer une réforme prochaine et suffisante, tandis que le projet du tarif nous apporte tout à coup l’avantage le plus précieux de cette réforme, la liberté des communications et du commerce dans l’intérieur.

Nous voici parvenus à la discussion de ce que dit l’auteur des Lettres sur le commerce interlope de la Lorraine, et sur le tort que fera l’établissement du nouveau tarif à ce même commerce.

L’auteur cherche à obscurcir la question, en présentant ensemble à ses lecteurs, et comme devant également souffrir de l’établissement du tarif, et le commerce d’entrepôt que fait, ou que peut faire, la Lorraine des denrées et des marchandises de France avec l’étranger, et le commerce d’entrepôt que fait, ou que peut faire, la Lorraine des marchandises des pays étrangers avec la France ; cependant il est évident que le premier de ces commerces ne saurait souffrir du tarif ; que les marchandises de France payent les droits de sortie à des bureaux placés entre la France et la Lorraine, ou à la frontière de la Lorraine, en entrant dans le pays étranger ; c’est exactement la même chose pour l’étranger qui les achète, pourvu que le total des droits supportés ne soit pas plus considérable, ce qui est l’esprit du nouveau tarif.

En ne parlant donc que des marchandises étrangères, dont les deux duchés faisaient le commerce d’entrepôt avec la France, il en faut faire deux classes : l’une, de celles qui sont prohibées en France ; et la deuxième, de celles qui ne le sont pas.

Quant aux marchandises étrangères non prohibées en France, et qui y entrent en acquittant de certains droits, si l’on demande à l’auteur des Lettres en quoi, et comment le versement que la Lorraine en fait et en peut faire en France, souffrira de l’établissement du nouveau tarif, il lui sera impossible de donner sur cela une explication satisfaisante ; si le tarif n’augmente pas la quotité totale des droits que supportent les marchandises étrangères à leur entrée en France, que ces droits soient acquittés à leur entrée dans les provinces de France, ou à leur entrée en Lorraine, pour circuler ensuite librement dans toute l’étendue de la France ; si l’on suppose que dans l’un et dans l’autre cas les droits sont payés, c’est une chose au moins indifférente aux habitants des deux duchés.

Mais si le tarif diminuait la quotité totale du droit que paye la marchandise, il sera manifestement avantageux ; prenons pour exemple les sucres et épiceries que nous tirons des Hollandais, pour les porter dans les provinces de France qui nous avoisinent ; les Français payent les droits établis dans l’intérieur de notre province, et des droits d’entrée considérables à leur introduction en France. Cette surcharge fait que l’habitant de la Champagne paye ces denrées plus cher, en les recevant des Hollandais par nos mains, qu’en les tirant des extrémités de la France, malgré les frais énormes de transport. Le tarif supprimerait absolument les droits de foraine perçus dans les deux duchés, et changerait le droit de 20 à 25% d’entrée, dans les provinces de France, en un droit de 7,5% à l’entrée de la Lorraine. Nous aurions donc beaucoup plus de facilité à vendre ces denrées dans les provinces de France, que nous n’en avons aujourd’hui ; nous pourrions soutenir la concurrence des marchands de Nantes et de Bordeaux, etc.

En prenant pour exemple les marchandises comme le sucre, qui paieront un droit assez considérable, nous raisonnons dans le cas qui nous est le moins favorable ; mais combien d’autres marchandises, sur lesquelles notre avantage sera infiniment plus grand ; toutes les matières premières, toutes les drogueries nécessaires aux teintures, en un mot, toutes les marchandises sur lesquelles les droits seront réduits par le nouveau tarif, nous fourniront l’objet d’un commerce avantageux avec les provinces de France, parce qu’en les tirant de Hollande et de l’étranger, nous pourrons les vendre aux provinces qui nous avoisinent avec un grand avantage, et en concurrence avec les négociants des ports de mer du royaume.

Le nouveau tarif serait donc favorable à notre commerce d’entrepôt avec les provinces de France.

Il ne reste donc plus de commerce d’entrepôt en Lorraine, auquel l’établissement du nouveau tarif puisse donner atteinte, que celui des marchandises non prohibées, mais qui payent des droits en entrant en France, que les habitants des deux duchés pourraient verser dans le royaume en fraudant ces mêmes droits, et celui des marchandises prohibées que ces mêmes habitants peuvent verser en France en contrebande : voilà le véritable commerce interlope, pour lequel l’auteur des Lettres est sérieusement alarmé. C’est là le seul objet de ses craintes, et de celles des marchands, dont il est l’avocat ; pour s’expliquer nettement, il aurait dû dire : nous ne voulons point de tarif, parce qu’il nous fera perdre le commerce lucratif que nous faisons en versant en France les marchandises prohibées en contrebande, et les marchandises étrangères, non prohibées, en fraudant les droits.

La question réduite ainsi à ses termes les plus simples, nous combattons les prétentions de l’auteur des Lettres ; 1°. en lui faisant voir que la province a déjà perdu une partie de ce commerce, et cela par des causes absolument différentes de l’établissement du tarif. 2°. Que quand cette perte serait un effet de l’établissement du tarif, les plaintes et les déclamations de l’auteur seraient encore injustes. 3°. Enfin, que ce commerce perdu pour la Lorraine peut être remplacé par d’autres commerces plus avantageux à la province.

1°. La Lorraine a déjà perdu une partie du commerce interlope, auquel l’auteur des Lettres est si attaché, et cela par des causes absolument distinguées de l’établissement du tarif. L’objet principal de ce commerce était, comme on sait, le versement des toiles peintes en France. L’usage de ces marchandises étant défendu dans le royaume et libre en Lorraine, cette province servait d’entrepôt à toutes celles qu’on introduisait en France en contrebande.

Nous convenons, avec l’auteur, que ce commerce a été fort lucratif, pour plusieurs de nos marchands. En 1759, le ministère de France, déterminé par plusieurs motifs très sages, comme le désir d’établir des manufactures de toiles peintes, l’impossibilité d’empêcher la contrebande qui se faisait des toiles étrangères, etc., a permis la fabrication des toiles peintes, et même l’entrée des toiles étrangères sous un certain droit. Depuis cette époque, il s’est élevé dans le royaume plusieurs manufactures de toiles ; d’autres, qui étaient établies depuis peu, comme celle d’Orange, en Provence, sont devenues beaucoup plus florissantes, et la partie des toiles peintes étrangères, qui se consomment encore en France, s’achète en droiture des étrangers par les marchands français. La diminution de ce commerce en Lorraine a été une suite nécessaire du changement arrivé en France à cet égard. L’auteur des Lettres fera-t-il aussi un crime au gouvernement français d’avoir fait perdre à nos marchands le commerce des toiles peintes en France, en levant la prohibition ? La perte de ce commerce est absolument indépendante du tarif projeté ; que ce tarif ait lieu ou non, la Lorraine se trouvera toujours dans la même situation où elle est aujourd’hui par rapport à cette contrebande.

2°. Quand même l’établissement du tarif ferait perdre à la Lorraine le commerce d’entrepôt des marchandises de contrebande pour la France, les plaintes que l’auteur des Lettres fait à ce sujet seraient injustes : c’est la deuxième proposition que nous avons à prouver.

La Lorraine fait éventuellement partie du royaume de France ; cette province ne peut pas être regardée aujourd’hui de la même manière qu’avant le traité de Vienne. Antérieurement à cette époque, elle était, par rapport à la France, province véritablement étrangère ; les intérêts des deux États étaient absolument séparés, et quelquefois opposés ; que les habitants des deux duchés fissent alors un commerce de contrebande en France, qu’ils attaquassent les manufactures françaises par des importations défendues par les lois de ce royaume, qu’ils cherchassent à y verser des marchandises prohibées, rien de plus simple ; c’est là un état de guerre innocente entre toutes les nations concurrentes et rivales.

Aujourd’hui nous ne formons plus avec les Français qu’un même peuple et une même nation : cet état de guerre ne peut plus subsister ; nos intérêts deviennent communs, et les principes d’administration doivent être les mêmes.

3°. Enfin on a vu, dans tout le cours de ce mémoire, les preuves de ce que nous avançons, qu’un commerce avantageux réparera pour la Lorraine la perte de ce commerce, que l’auteur des Lettres regrette si fort ; nous ne nous arrêterons pas davantage sur ce sujet.

Il ne nous reste plus qu’à répondre à ce que dit l’auteur des Lettres, que des vues d’intérêt personnel ont guidé les personnes qui ont proposé l’établissement du tarif ; que le tarif est une loi bursale, inventée par les financiers, qu’il appelle travailleurs en finances ; cet auteur juge que ce sont les travailleurs en finances qui ont enfanté ce projet, parce que le ministère, dit-il, propose l’établissement du tarif avec ménagement, et avec de sages précautions, comme si la sagesse même du ministère qu’il préconise, n’était pas un argument de plus en faveur du tarif, et comme si le ministère ne pouvait proposer avec ménagement que des projets pernicieux. D’ailleurs, on n’entend pas ce qu’il veut dire par ce ménagement et ces précautions du ministère ; s’il veut faire croire que le ministère se défie encore de l’utilité du projet, on peut assurer qu’il se trompe grossièrement ; l’utilité de la libre circulation des denrées et marchandises, et de la suppression des droits dans l’intérieur du royaume, ne peut pas être encore un problème dans l’esprit des ministres, appuyée qu’elle est par le vœu général de tous les négociants, et par les souhaits de la nation entière. Les précautions et le ménagement, qui sont toujours raisonnables et dignes de la sagesse du gouvernement, ne tombent que sur les moyens de concilier l’avantage du commerce, qui sera la suite nécessaire de l’établissement du tarif, avec la conservation des revenus du roi ; nous disons la conservation, et non pas l’augmentation ; et en tout état de cause, il est absurde de faire valoir contre le projet la sagesse et la précaution de ceux qui le proposent.

L’auteur des Lettres avance aussi que M. le Contrôleur général, par le nouveau tarif, en paraissant diminuer les revenus des Fermes, les augmente, autant par la quotité du droit, que par la diminution des frais de régie.

Il n’est pas vrai que M. le Contrôleur général augmente la quotité du droit ; 1°, parce que si certains droits sont augmentés, d’autres seront diminués, et qu’avec cette compensation il est faux de dire que la quotité des droits soit augmentée. 2°. Parce que loin que la quotité des droits soit augmentée, les personnes qui travaillent à la confection du tarif sont convaincues que tout ce qu’on pourra faire sera de sauver les droits du roi, et pensent même qu’au moins dans les premières années, Sa Majesté fera à la liberté du commerce, et au bonheur de ses sujets, un sacrifice considérable. 3°. Enfin, parce que la quotité des droits n’étant pas encore déterminée, et M. le Contrôleur général consultant les commerçants sur cette détermination même, il est faux de dire que cette quotité soit augmentée.

Tout ce que l’auteur des Lettres pourrait dire de plus plausible, c’est que la quotité des droits est augmentée, au moins pour la Lorraine en particulier ; mais si elle n’est pas augmentée au total, les travailleurs en finances ne gagneraient donc rien à l’établissement du tarif ; ainsi, il ne reste plus de raison de croire qu’ils sont les auteurs du projet.

Nous ne nous arrêtons pas à réfuter une autre prétention de l’auteur des Lettres ; selon lui, les travailleurs en finances, qui étaient dans la confidence du projet du nouveau tarif dès 1750, ont multiplié les abus et les embarras de la régie de la foraine pour la décréditer, et se sont attachés à gêner les communications entre les évêchois et nous, pour faire désirer le tarif.

Nous croyons, MONSEIGNEUR, que ces assertions ne méritent pas une réfutation sérieuse ; les travailleurs en finances ne songeaient certainement pas au tarif en 1750. Des financiers avides, tels que ceux que nous peint l’auteur, n’ont nul intérêt de désirer une régie simple ; et ceux qui sont assez éclairés pour voir que leur intérêt se trouvera réuni avec celui du commerce, dans l’exécution du nouveau tarif, ne ressemblent pas à ceux dont parle l’auteur. Enfin, il est toujours absurde de supposer qu’un projet imaginé et préparé de loin, par les travailleurs en finances, ait été adopté ensuite aveuglément par toutes les personnes qui sont à la tête de l’administration, à qui les intérêts du peuple doivent être et sont plus chers que ceux des financiers, et applaudis par les commerçants même, et par tous les écrivains politiques.

Nous ne citerons parmi ces derniers que l’auteur des Recherches et considérations sur les finances ; cette autorité ne peut pas être récusée par l’auteur des Lettres qui cite souvent cet ouvrage utile, et qui n’ignore pas que les principes n’en sont pas favorables aux travailleurs en finance.

Sous les années 1614 et 1615, après avoir fait l’histoire de ce qui se passa dans l’Assemblée des États-généraux, tenus la première année de la majorité de Louis XIII, il rapporte la demande faite par les États, de la suppression de la traite foraine, et du transport des droits aux extrémités du royaume, et il ajoute : rien de plus judicieux que cette demande, c’est la nation entière qui l’a formée, les représentations particulières et malentendues des provinces réputées étrangères doivent-elles l’emporter ? Serait-ce donc entreprendre sur leurs privilèges de répondre à ce vœu général, qui subsiste encore parmi tous les citoyens éclairés et zélés pour la patrie ? Ou plutôt est-il quelque privilège plus sacré que la prospérité du royaume, le travail national, et la liberté du commerce ? On a assez attendu que ces provinces reconnussent leurs vrais intérêts.

On voit que l’auteur des Recherches sur les finances décide la question que nous traitons d’une manière absolument opposée aux prétentions de l’auteur des Lettres. Celui-ci trouve que le projet de supprimer les droits dans l’intérieur, et de les transporter à la frontière, est insensé ; celui-là avance et prouve que rien n’est plus judicieux. L’auteur des Lettres prétend que l’extension de ce projet à la Lorraine est injuste ; l’auteur des Recherches soutient que les prétentions particulières, et les privilèges des provinces réputées étrangères, ne doivent pas l’emporter sur le bien général de la nation. L’un représente ce même projet comme devant entraîner la ruine de la province ; l’autre assure que les provinces réputées étrangères, qui opposent une pareille résistance, méconnaissent leurs véritables intérêts, etc.

On peut voir aussi sous l’année 1664, ce que dit du tarif le même auteur. On y trouvera l’apologie la plus complète de l’opération qu’entreprend aujourd’hui le ministère, et des principes diamétralement opposés à ceux de l’auteur des Lettres (si cependant on peut donner le nom de principes aux assertions vagues, décousues, et inconséquentes de ce dernier).

Nous ne pouvons pas nous dispenser de remarquer sur cela que l’auteur des Lettres, qui n’a pas pu ignorer l’opposition de ses principes, à ceux de l’auteur des Recherches sur les finances, et qui a osé le citer en sa faveur, et en appeler à son témoignage, est nécessairement coupable, ou d’étourderie, ou de mauvaise foi. La force de la vérité nous arrache ce reproche, et nous sommes persuadés qu’il sera trouvé juste par tous nos lecteurs ; mais ajoutons encore une réflexion décisive en faveur du tarif, contre la dernière observation de l’auteur des Lettres, et que lui-même nous fournit.

Cet écrivain emploie une partie de sa première lettre à faire l’éloge du génie vivifiant de M. Colbert, et il convient qu’une des opérations de ce sage ministre, les plus utiles au commerce, a été son tarif de 1664.

Deux obstacles principaux s’opposaient au rétablissement du commerce en France ; l’un était la concurrence des marchandises étrangères, et l’autre, les entraves mises à la circulation des marchandises nationales dans l’intérieur, par la multiplicité des péages, droits et impôts. M. Colbert résolut de fermer l’entrée de la France aux productions des manufactures étrangères, et de supprimer les droits et impôts perçus dans l’intérieur, pour les convertir tous en un droit uniforme d’entrée et de sortie, percevable aux frontières du royaume. C’est dans cet esprit que fut dressé le tarif de 1664 : le projet de M. Colbert était général, et s’étendait à toutes les provinces du royaume ; mais celles qui sont encore aujourd’hui réputées étrangères, y opposèrent une résistance peu éclairée, et injuste sans doute, mais que le ministre ne voulut pas surmonter : l’ouvrage demeura donc imparfait.

On voit par cet exposé simple et vrai, que Monseigneur le Contrôleur général, en travaillant à l’exécution du tarif, ne fait que suivre et achever l’ouvrage commencé par M. Colbert.

Que penser donc de la contradiction dans laquelle tombe l’auteur des Lettres, qui réclame l’autorité de M. Colbert, qui convient que l’exécution, quoiqu’incomplète, du plan de ce ministre, fit éclore en peu d’années une multitude de manufactures, créa le commerce, et qui d’un autre côté représente dans tout son ouvrage l’achèvement de l’exécution du projet de M. Colbert, comme une invention de traitants et de travailleurs en finances, comme une opération destructive de tout commerce, ruineuse, meurtrière, etc. ? On ne sait quel nom donner à cette manière de présenter les objets.

Nous terminerons ici nos observations, MONSEIGNEUR, nous aurions pu les faire plus étendues, si nous avions voulu suivre l’auteur des Lettres dans tous ses écarts, et dans les discussions inutiles auxquelles il s’est quelquefois livré ; mais nous croyons avoir présenté les principales raisons sur lesquelles il nous semble que la province doit désirer l’établissement du tarif, et détruit les principales objections de l’auteur des Lettres, contre un projet aussi utile.

Nous espérons que vous ferez parvenir nos réflexions à Monseigneur le Contrôleur général, et que vous nous donnerez en cette occasion une nouvelle marque du zèle avec lequel vous travaillez au bonheur de la province, et des bontés que vous avez toujours eu pour le Corps des fabricants.

Nous sommes avec un respect infini,

MONSEIGNEUR,

Vos très humbles et très obéissants serviteurs les fabricants de Lorraine, etc., etc.

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