La fin de la servitude politique

La fin de la servitude politique

par Gustave de Molinari

Extrait de la conclusion des Lois naturelles de l’économie politique, par Gustave de Molinari, édition Guillaumin, Paris, 1887, pp.272-277

(Laissons Faire, n°2, juillet 2013)

 

Affranchie des contrepoids naturels qui en réfrénaient l’abus et qu’aucun contrepoids artificiel n’a pu remplacer avec une efficacité appréciable, la servitude

politique place aujourd’hui plus que jamais l’individu à la merci de l’État ; c’est la servitude politique qui rend possible la continuation de l’état de guerre entre les peuples civilisés à une époque où la guerre a cessé d’avoir sa raison d’être, ainsi que le rétablissement de la forme la plus lourde et la plus cruelle du servage, — le service militaire obligatoire — dans la plus grande partie du monde civilisé ; c’est la servitude politique qui permet à l’État d’augmenter continuellement ses attributions et de multiplier ses charges aux dépens de la liberté et de la propriété de chacun, en contraignant ceux-là mêmes qu’il dépouille à lui fournir les moyens de les dépouiller. Ce serait cependant une illusion de croire que les nations civilisées s’en affranchiront de sitôt, quelles que soient l’étendue et la gravité des maux dont elle est la source.

L’état de choses qu’elle a produit s’appuie sur des croyances qu’on essaierait en vain de déraciner dans la disposition actuelle des esprits, et sur des intérêts encore plus intraitables que les croyances. Songez à la subordination absolue, dans laquelle l’individu a vécu et dû vivre pendant des milliers d’années vis-à-vis de l’État, sous peine d’être la proie de barbares pires que les bêtes féroces ; songez à l’opinion qui s’est alors formée dans son esprit et enracinée davantage de génération en génération, car elle s’appuyait sur l’expérience visible de la nécessité de l’omnipotence de l’État pour sauvegarder la sécurité de chacun ; songez enfin à l’éducation routinière et rétrograde que nous avons reçue dans les officines de l’État et qui nous enseigne comme un dogme que rien n’est changé dans le monde, depuis l’antiquité, et que nous sommes, nous, les héritiers directs de la civilisation d’Athènes et de Rome, entourés de barbares qui envient nos richesses et guettent perpétuellement le moment favorable pour nous en dépouiller. Calculez d’un autre côté la masse énorme des intérêts qui dépendent de l’État, le nombre et l’importance des fonctionnaires civils et militaires qui émargent au budget, considérez le nombre presque aussi considérable des intérêts engagés dans les monopoles, les privilèges et les protections que l’État accorde et garantit, et que l’abolition de la servitude politique laisserait sans support, et vous aurez une idée de la puissance presque inexpugnable de cette colossale place forte que l’on nomme l’État.

Cette forteresse, la garnison qui l’occupe n’est pas seule à vouloir la garder intacte ; les socialistes qui veulent s’en emparer sont d’accord sur la nécessité de la conserver, en élargissant même son enceinte afin qu’elle puisse contenir leur multitude, et de la rendre inexpugnable, quand ils l’auront conquise.

L’omnipotence de l’État et la servitude de l’individu qui sont les supports de l’ordre actuel des choses sont ainsi protégées par la coalition formidable des idées dominantes dans toutes les classes de la société, et des intérêts des classes prépondérantes qui exploitent l’État à leur profit, sans oublier ceux de la multitude qui prétend l’exploiter à son tour. Ce serait une entreprise vaine de prétendre l’emporter sur cette coalition universelle des idées et des intérêts. On peut se convaincre d’ailleurs, en constatant le peu de faveur dont jouissent les théories

 économiques, et la vanité de nos efforts pour limiter même dans la plus faible mesure les attributions de l’État et arrêter l’essor du fonctionnarisme, du protectionnisme et du socialisme, combien serait vaine l’espérance de convertir prochainement l’opinion publique à l’abolition de la servitude politique.

Mais ce qu’aucune propagande libérale ne pourrait faire, la force des choses, c’est-à-dire l’opération naturelle et inévitable de l’omnipotence de l’État et de la servitude de l’individu, se chargera, quoi qu’il arrive, de l’accomplir.

Nous pouvons constater les résultats de cette opération, et ces résultats sont particulièrement sensibles depuis un siècle. Ils se résument dans l’inégalité croissante de la progression des dépenses des États et de celle des ressources des nations qui sont obligées d’y pourvoir.

Malgré l’essor énorme que l’avènement de la grande industrie, et en particulier le progrès des moyens de communication, ont imprimé à la production et à la richesse, la progression des dépenses et des dettes des États civilisés a été constamment supérieure à celle des revenus qui servent à acquitter les unes et à servir les intérêts des autres. De plus, cette inégalité va croissant et il est facile de prévoir qu’elle est destinée à s’accélérer encore. Tandis que le volume et le poids de l’État augmentent à mesure que des classes plus nombreuses entrent en partage de la puissance politique, et prétendent avoir leur part dans le budget, l’essor de la production qui alimente le budget est ralenti par le poids croissant des impôts, des monopoles, des protections, et des entraves qu’ils nécessitent. Depuis quelques années déjà, le ralentissement est sensible ; le mouvement ascendant de la richesse s’est affaibli et avec lui le mouvement de la population. Un moment viendra où les nations les plus progressives et les plus riches seront dans l’impossibilité de faire face à des charges plus rapidement multipliées que leurs ressources.

En admettant même que la progression de ces charges demeure ce qu’elle est depuis un siècle, la France, par exemple, aura à alimenter à la fin du siècle prochain un budget de 12 milliards et à servir les intérêts d’une dette de 120 milliards.

Pourra-t-elle y suffire avec sa production surchargée de taxes et de protections et sa population presque stationnaire ? En attendant, le mal causé par cette inégalité progressive des charges et des ressources ira s’aggravant. On ne manquera pas d’y chercher des remèdes ou des dérivatifs en recourant aux panacées en crédit de la guerre et des révolutions. Mais la guerre est désormais frappée d’improductivité : toute guerre victorieuse ou non a pour conséquence une augmentation du chiffre de la dette publique. Les révolutions, ces guerres intérieures, ont des résultats plus désastreux encore ; elles arrêtent la production et augmentent d’une manière permanente les charges de l’État en rendant nécessaire l’extension de ses attributions. De plus les révolutions futures, en cessant d’être exclusivement politiques pour devenir sociales, placeront le matériel et la direction de la production entre les mains d’une classe moins capable d’entretenir et d’augmenter l’un et de gouverner l’autre, elles occasionneront une déperdition de richesse bien autrement considérable que les révolutions politiques. Un moment viendra alors où l’État omnipotent et absorbant s’effondrera faute de support, et où il faudra bien le reconstituer sur une autre base.

Les amis de la liberté pourraient donc se croiser les bras et se contenter de « laisser faire » la force des choses pour assister au triomphe de leurs doctrines.

Mais, si le développement de la civilisation est soumis à des lois naturelles qui gouvernent la marche de l’humanité et qui prévalent en dépit de tous les obstacles que leur opposent l’ignorance et la folie humaines, on peut cependant aplanir ces obstacles, accélérer ou ralentir la marche de l’humanité, diminuer ou augmenter la somme des forces qui la conduisent au but mystérieux qui lui est assigné.

Montrer les vices et les résultats funestes du système actuel de gouvernement des sociétés civilisées, et s’efforcer d’en hâter la transformation, voilà en quoi se résume aujourd’hui la lâche des amis du progrès. Si modeste et si ingrate que soit parfois cette tâche, ils ne doivent point l’abandonner. Leur devoir est de s’appliquer incessamment à éclairer l’opinion publique, dussent-ils lutter en vain contre le courant qui l’entraîne. Lorsque l’opinion sera convertie, l’évolution de l’ancien régime au nouveau s’accomplira d’elle-même sans secousses et sans violence, et la servitude politique fera place à la liberté.

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