La loi d’évolution et de progrès moral des sociétés et le socialisme

Ernest Martineau, La loi d’évolution et de progrès moral des sociétés et le socialisme, Journal des Économistes, Juillet 1899.


LA LOI D’ÉVOLUTION ET DE PROGRÈS MORAL DES SOCIÉTÉS ET LE SOCIALISME

 

Les socialistes invoquent le mouvement historique des sociétés, les lois fatales de ce qu’ils appellent la concentration croissante des capitaux, dans les mains d’une ploutocratie de plus en plus restreinte, jointe à la concentration progressive des travailleurs en syndicats professionnels et au développement du machinisme et de la grande production qui rend de plus en plus nécessaire le travail collectif, pour conclure que le collectivisme est l’aboutissement nécessaire de l’évolution économique et que c’est à la classe ouvrière, au prolétariat conscient de sa destinée, de sa mission historique, à provoquer l’expropriation économique des capitalistes, pour réaliser la socialisation des moyens de production. Telle est la doctrine des socialistes contemporains, des théoriciens du socialisme collectiviste, et ils proclament la nécessité de cette révolution sociale pour mettre fin à l’exploitation des masses ouvrières, pour aboutir à un état social où il n’y aura plus ni oppression, ni exploitation d’aucun individu humain.

Je prie qu’on remarque que le grief principal des socialistes contre la société actuelle, c’est ce qu’ils appellent la concurrence anarchique et meurtrière qui met aux prises les producteurs et qui fait que la société est déchirée par l’antagonisme des intérêts. À cette lutte inégale, homicide, où les faibles, nous dit-on, les prolétaires sont fatalement destinés à l’écrasement, il faut substituer un régime d’harmonie et d’union où les classes seront fondues ensemble, où l’État, le pouvoir central dirigera la production en commun, en même temps qu’il règlera la durée du travail et la valeur des services de chaque citoyen. Ainsi, la Révolution sera achevée par l’avènement de la justice sociale et par l’affranchissement, par l’émancipation de toutes les classes de la société.

Est-il bien sûr que ce régime tant vanté par nos socialistes fin de siècle, par les J. Guesde, Jaurès et tutti quanti, soit le dernier mot du progrès et qu’il assure l’affranchissement, l’émancipation des individus et des classes de la société ? Je ne vois pas bien, je l’avoue, cet affranchissement, cette émancipation des citoyens de l’État collectiviste ; il m’est impossible de partager les illusions de M. Jaurès affirmant que « les constatations économiques et les hautes exigences morales de la vie intérieure aboutissent au socialisme, que la haute conception de la moralité et de la dignité humaine conduit au socialisme qui est le sommet où mènent tous les chemins qui montent ». (Petite République du 4 mai 1899, L’idée socialiste.)

Certes, ce sont là de nobles aspirations, mais le système collectiviste est-il capable d’y donner satisfaction ? Peut-il réaliser cette conception si haute de la moralité et de la dignité humaine ?

Je vois, dans ce système, de l’aveu même de M. Jaurès, que c’est le pouvoir central qui sera chargé de coordonner les mouvements de la production, de régler les heures de travail, de fixer par un règlement la valeur des travaux, le prix des services de chacun des citoyens de l’État socialiste. Est-ce là un progrès certain, un moyen efficace de relever le niveau de la moralité et de la dignité des citoyens ?

M. Jaurès condamne l’organisation catholique comme une institution basée sur le principe d’autorité, qui ne peut être par suite qu’une force d’oppression ; comment ne voit-il pas que le socialisme collectiviste repose sur le même fondement, qu’il n’est et ne peut être qu’un régime d’oppression et de despotisme ?

De quel droit et à quel titre, si ce n’est en s’appuyant sur le principe d’autorité, les socialistes confisquent-ils à leur profit la direction du travail des producteurs, des citoyens ; de quel droit viennent-ils se substituer aux travailleurs pour évaluer, pour tarifer le prix de leurs travaux, pour apprécier la valeur de leurs services ?

Au point de vue de la moralité, de la dignité humaine, est-ce qu’il n’appartient pas à chaque citoyen, en tant que producteur, d’apprécier la valeur de ses services, de comparer avec une pleine et entière indépendance le service qu’on lui offre pour juger s’il est équivalent à celui qu’on lui demande en échange ? En cherchant à remplacer le jugement de l’intéressé par celui de l’État, ne voyez-vous pas que vous offensez la dignité humaine, que vous supprimez le ressort le plus puissant de la perfectibilité ?

C’est à force de tomber que l’enfant apprend à marcher ; sous prétexte que l’homme peut se tromper, qu’il peut tomber dans l’erreur, vous voulez qu’il n’apprenne pas à marcher, à se rectifier, à prendre de plus en plus conscience de son rôle d’homme.

De même que les Romains avaient décrété, dans leur législation, la tutelle perpétuelle des femmes à cause de l’infériorité prétendue de leur sexe, vous décrétez — c’est le progrès à votre manière — vous décrétez la tutelle perpétuelle des hommes, à cause de l’infirmité de leur nature tournée vers le mal : c’est ainsi que vous interprétez la loi d’évolution des sociétés humaines, que vous procédez à l’émancipation, à l’affranchissement de l’humanité.

De quel droit et à quel titre, je le répète, supprimez-vous ainsi, dans la personne des citoyens transformés en sujets de l’État, le droit d’appréciation, d’évaluation de leurs services respectifs ?

— C’est, nous dit-on, qu’il est du devoir de l’État de protéger les faibles, les humbles, ceux qui, dans la bataille de la vie, sont dans un état d’infériorité vis-à-vis des autres, vis-à-vis des puissants, des capitalistes.

Examinons la valeur de l’argument.

L’État, c’est un personnage important dans l’antiquité classique, chez les Grecs et surtout chez les Romains, un personnage trop important dans ces temps de civilisation esclavagiste et guerrière.

L’État intervenait alors pour organiser la domination des forts sur les faibles, des vainqueurs sur les vaincus et sur la descendance de ces derniers : son intervention, loin de protéger les faibles, les opprimait, les écrasait de tout son poids, tellement que, transformant leur nature, elle les dégradait jusqu’à les réduire au rang des choses ; elle en faisait des esclaves.

Au Moyen-âge et jusque dans les temps modernes, si nous continuons à interroger l’histoire, nous voyons l’intervention de l’État s’exercer constamment dans le sens de la domination des puissants sur les humbles et les faibles. Voilà l’histoire de l’État et de son intervention économique autant que politique à travers les siècles.

— Nous voulons changer tout cela, répondent les théoriciens du socialisme : nous mettrons le cœur à droite ; notre État à nous sera dirigé par des êtres bons, dévoués, exempts des passions et des erreurs des hommes ; notre État sera l’État modèle.

— L’État modèle ! ainsi sera réalisé sans doute le rêve de Rousseau : « il faudrait des dieux pour gouverner les hommes. » Si ce ne sont pas des dieux, tout au moins des archanges ou des anges.

Pascal a un mot à ce sujet que les théoriciens du socialisme feraient bien de méditer : « L’homme n’est ni ange ni bête, et celui qui veut faire l’ange… » nous n’achèverons pas la citation ; nous renvoyons les socialistes au texte de Pascal.

Rendons justice à M. Jaurès, il ne va pas jusqu’à soutenir la thèse de l’infaillibilité de l’État.

Il disait naguère à la tribune de la Chambre des députés : « L’État n’est nullement infaillible, donc il doit respecter la liberté de penser, la liberté philosophique. »

— Fort bien ; mais alors votre système de tutelle économique, votre intervention de l’État dans le domaine de la production et de l’échange, tout ce régime de servitude et de compression est détruit par la base, il tombe en poussière.

Si votre État n’est pas infaillible, pourquoi substituez-vous son jugement à celui de chaque intéressé pour apprécier, pour évaluer la valeur des services ? Ce n’est pas la peine, en ce cas, de changer le gouvernement des intérêts, de remplacer une faillibilité par une autre, et la faillibilité qui se trompera le moins souvent, à coup sûr, sera celle de l’intéressé lui-même.

Reprenant les propres paroles de M. Jaurès, je dis : « L’État n’est nullement infaillible, donc il doit respecter la liberté des contrats, la liberté économique. »

Qu’avez-vous à répliquer à cette objection ?

Le philosophe Jaurès n’aurait-il donc de respect et d’égards que pour la liberté philosophique et l’esprit de système l’aveuglerait-il au point de l’empêcher de voir les autres libertés ?

Est-ce que la liberté de juger, de comparer, d’apprécier les services que l’on m’offre en échange de ceux qu’on me demande n’est pas aussi précieuse que la liberté de philosopher ?

On l’a dit avec raison : primo vivere, deinde philosophari : le soin de la vie matérielle est le premier dans l’ordre des besoins de l’humanité ; la logique la plus élémentaire commande donc aux théoriciens du socialisme, partant du principe de la faillibilité de l’État, de placer au premier plan la liberté économique.

Ainsi, la contradiction est flagrante ; partant de la faillibilité de l’État pour conclure à la liberté philosophique, vous n’expliquerez jamais comment vous pouvez en même temps conclure à la tutelle économique.

La contradiction est d’autant plus forte que ce n’est pas seulement en matière philosophique, mais aussi en matière politique, que M. Jaurès et, avec lui, les autres théoriciens du socialisme, se réclament de la liberté.

C’est au nom de la dignité de l’homme, de la libre pensée, de la libre science que M. Jaurès proteste contre la tyrannie de l’État en matière politique comme en matière philosophique : dans la plupart de ses écrits, le mot de liberté se retrouve à chaque instant sous sa plume et, s’il aspire au collectivisme, c’est pour favoriser, nous dit-il, l’expansion, l’épanouissement de l’individualité, pour aboutir à l’affranchissement des masses ouvrières.

C’est, en vérité, un étrange spectacle, et ces théoriciens du collectivisme, qui protestent avec raison contre l’assimilation de leur système économique à l’anarchie, font preuve ici d’une anarchie singulière dans les idées.

Est-ce que les questions sociales, en effet, se distinguent des questions politiques par une ligne de démarcation nettement tranchée ? Loin de là, l’étymologie elle-même prouve l’identité de signification de ces deux termes : politique, social ; c’est ainsi que la définition de l’homme d’Aristote, πoλιτικόν ζῷον, est traduite communément par les mots : animal social.

« C’est dans l’intérêt des humbles, dites-vous, des faibles, pour les protéger, que l’État socialiste doit intervenir, en matière économique », mais vous oubliez qu’il y a aussi des humbles, des faibles d’esprit qu’il faudrait protéger, en matière politique, contre les autres, contre les charlatans de toute sorte, contre les rhéteurs habiles et les sophistes subtils : pourquoi donc, dans deux cas semblables, identiques, concluez-vous différemment : ici à la liberté ; là, à la tutelle ?

La contradiction est si criante que M. Jaurès lui-même va nous la dénoncer.

Dans sa thèse de Sorbonne sur les origines du socialisme allemand, il dit :

« Au point de vue socialiste, ceux qui proclament le néant d’une liberté de pure indifférence, ceux qui, en philosophie et en théologie, rejettent une fausse et menteuse image de la liberté, ceux-là, en matière économique, répudient une vaine image d’une liberté qui n’a que le nom de liberté. » (Revue socialiste, numéro de juin 1892, p. 649).

C’est à merveille, et on voit ici la parfaite concordance des doctrines : théologiens, philosophes autoritaires, socialistes, tous crient ensemble anathème à la liberté, qu’il s’agisse de la liberté philosophique et politique ou de la liberté économique.

Mais alors, pourquoi cette opposition dans la doctrine actuelle de M. Jaurès et des socialistes marxistes en général, entre leurs théories philosophiques et politiques d’une part et, de l’autre, leur théorie économique ?

Cette fausse et menteuse image de la liberté rejetée, disiez-vous, par les philosophes et les théologiens, cette liberté de pure indifférence dont vous dénonciez naguère le néant, voici que vous en vantez aujourd’hui la vérité et les charmes, vous vous prosterner devant elle ; cette idole que vous brûliez, vous l’adorez maintenant sous les traits de la liberté philosophique et politique ; par contre, vous la répudiez et lui criez toujours anathème sous la forme de la liberté économique. Singulière logique, en vérité, que la logique de ce maître en philosophie !

Ces distinctions subtiles, inexplicables, loin de porter la conviction dans les esprits, provoqueront invinciblement le doute, la défiance contre de telles doctrines : pour tout esprit logique, la liberté est une et indivisible et M. Jaurès n’a pas le droit de la fractionner arbitrairement au gré de ses conceptions, de ses fantaisies économiques

Là où la liberté est absente, la servitude règne : la socialisation de la production et de la distribution des richesses, sous la tutelle de l’État, c’est une conception de théologien, une doctrine rétrograde : c’est la destruction de l’œuvre économique de la Révolution française, de ce glorieux principe de la liberté du travail que Turgot venait de proclamer et qui marquait l’avènement de l’ordre nouveau fondé sur la justice où tout individu humain, sous la garantie de l’État, doit être maître de lui-même, de ses facultés et de ses services, où la liberté de chacun ne doit avoir d’autre limite que la liberté égale des autres.

La contradiction de doctrine des théoriciens du socialisme, sur ce point fondamental, nous pourrions la relever à chaque page de leurs écrits, de leurs discours ; voici, par exemple, qu’au chapitre 1er du Capital de K. Marx nous trouvons cette phrase : « La vie sociale ne sera dégagée du nuage mystique qui en voile l’aspect que le jour où s’y manifestera l’œuvre d’hommes librement associés, agissant consciemment et maîtres de leur propre mouvement social. » Certes, le système de servitude, de tyrannie de l’État qui constitue le fond du collectivisme est combattu avec une grande force dans ce remarquable passage !

Comment osez-vous, après cela, dénier à l’homme le droit d’agir consciemment et d’être maître de ses propres mouvements économiques en appréciant lui-même, en toute liberté, la valeur de ses services ?

Écoutons maintenant un disciple de Marx : M. Jaurès prononçait naguère, du haut de la tribune de la Chambre des députés, ces paroles :

« L’idée qu’il faut sauvegarder avant tout, c’est l’idée qu’il n’y a pas de vérité sacrée ; c’est l’idée qu’aucune puissance ne doit limiter le perpétuel effort, la perpétuelle recherche de la race humaine ; que l’humanité siège comme une grande commission d’enquête dont les pouvoirs sont sans limite ; c’est l’idée que toute vérité qui ne vient pas de nous est un mensonge ; c’est l’idée que dans toute adhésion que nous donnons, notre esprit critique doit rester en éveil et que si Dieu lui-même se dressait devant nous sous une forme palpable, le premier devoir de l’homme serait de lui refuser l’obéissance et de le considérer comme l’égal avec qui l’on discute, non comme le maître que l’on subit. » (Chambre des députés, séance du 13 février 1895).

Vit-on jamais condamnation plus éclatante, plus décisive, plus solennelle de toute la doctrine socialiste que celle-là ?

Quoi ! vous affirmez, avec cette hauteur, l’indépendance de la pensée humaine ! vous proclamez comme le premier devoir de l’homme en face de Dieu lui-même, de le regarder comme l’égal avec qui l’on discute, non comme un maître qu’on subit, et vous nous vantez ensuite, en matière économique, un régime de réglementation où la valeur des services de chaque citoyen devra être imposée, réglée par l’autorité, par l’État, que vous qualifiez avec votre maître Hegel, d’État Divin ?

Mais en face de ce Dieu-État que vous dressez devant moi, et qui veut m’imposer un tarif pour la valeur de mes services, j’entends, en vertu de votre propre doctrine philosophique, j’entends exercer ce que vous appelez mon premier devoir, le devoir de lui refuser obéissance, de ne pas le subir comme un maître, de traiter avec lui d’égal à égal et de discuter son tarif !

Qu’avez-vous à objecter à cela ? Quelle objection pourriez-vous faire qui ne fût en contradiction formelle avec le langage que je viens de rappeler ?

Je dis, en reprenant votre propre formule, qu’il n’y a pas de puissance investie, en matière économique, du droit de limiter le droit de tout homme de rechercher, d’apprécier, de discuter la valeur de ses services, de comparer les services qu’on lui offre à ceux qu’on lui demande en échange.

Quelle indéchiffrable énigme que la logique des théoriciens du socialisme !

Voici une doctrine philosophique qui exalte la puissance du citoyen, de l’individu humain ; de par cette doctrine, toute vérité qui ne vient pas de nous est discutable, dans toute adhésion que nous donnons notre esprit critique doit rester en éveil et on ajoute avec orgueil qu’en face de Dieu lui-même, c’est le premier devoir de tout homme de lui refuser obéissance et de discuter avec lui.

Telle est la doctrine qui vient d’être défendue et développée avec éclat à la tribune de la Chambre par M. Jaurès, aux applaudissements du groupe socialiste tout entier.

Et maintenant, si nous demandons à ce même orateur quelle est sa doctrine économique, il nous répond qu’en cette matière le citoyen est tenu à l’obéissance passive, qu’il n’a ni à rechercher, ni à apprécier, ni à discuter la valeur de ses services, que tout cela est arbitré, évalué, réglé souverainement par l’État.

Que devient, en ce cas, l’indépendance du citoyen, son droit de libre recherche, de libre discussion, ce droit que, d’une manière générale, vous lui attribuer ?

La contradiction est formelle ; il faut choisir entre l’une ou l’autre de ces doctrines ; ou bien l’obéissance passive, la réglementation souveraine par l’État, de la valeur des services de chaque individu, ou la libre discussion, la libre recherche, le droit pour tout citoyen de se dresser en face de l’État Divin et de le considérer comme un égal, le droit de tenir à l’État socialiste ce langage :

« Je n’accepte pas le tarif que vous voulez m’imposer et qui règle, d’après vous, le prix de mes travaux, la valeur de mes services. J’ai une autre idée de cette valeur et je ne veux pas subir votre règlement, règlement que je considère comme préjudiciable à mes intérêts. Nul ne doit subir de maître, m’avez-vous dit, et toute vérité, qui ne vient pas de nous, nous avons le droit de la considérer comme un mensonge ; au nom de cette doctrine que vous m’avez enseignée, je m’insurge contre votre règlement, j’entends rester maître de régler, suivant mon propre jugement la valeur de mes services ».

À ce langage quelle objection sérieuse, je le répète, pourrait être opposée ?

Au point de vue de la moralité, de la dignité humaine, que de réflexions se présentent à l’esprit ! Voici un philosophe, un ancien professeur de philosophie qui vient soutenir, sans rire, que c’est un progrès, au point de vue moral, d’organiser un système social où chaque individu devra abdiquer, entre les mains de l’État, la direction de son travail et le droit de discuter la valeur de ses travaux, de ses services. Ni liberté de travailler et de disposer du produit de son travail, ni responsabilité d’aucune sorte à ce point de vue, l’État se chargeant du rôle de Providence économique ; voilà la moralité du système, c’est en ce sens que le philosophe Jaurès entend le relèvement du niveau moral de l’humanité.

Les jésuites du Paraguay, ces éducateurs fameux, ces redresseurs émérites de la moralité humaine, n’entendaient pas autrement le gouvernement des États et le développement de la civilisation, et l’on sait comment ils ont fait l’éducation des Indiens et haussé leur niveau moral, à quelle hauteur ils ont fait monter leur conception de la dignité qui convient à l’homme libre et au citoyen !

Il faut tout l’aveuglement de l’esprit de système pour obscurcir, aux yeux de M. Jaurès et des socialistes, la notion de la vraie moralité, de la dignité véritable, et c’est pour nous un sujet d’étonnement douloureux de songer qu’un philosophe tel que M. Jaurès ne comprend pas qu’il ne peut y avoir de progrès moral que par le développement, chez l’homme, du sentiment de sa responsabilité.

Vous déplacez la responsabilité, dans la vie économique, vous enlevez celle qui incombe à l’individu pour la transporter à l’État, et nous montrant avec orgueil votre œuvre, vous vantez la haute moralité du système alléguant que l’humanité, en vous suivant, est en route pour les sommets.

Cependant, à la réflexion, il paraît difficile d’admettre que des doutes ne surgissent pas dans votre conscience sur l’efficacité morale du socialisme. Si le progrès de la moralité marchait de pair, dans votre esprit, avec le développement de l’irresponsabilité de l’individu, comment expliquer que, dans une affaire célèbre, qui est la préoccupation actuelle de la France, vous vous appliquiez à rechercher les responsabilités, à réclamer, comme sanction légitime, le châtiment de chacun des coupables dans la mesure respective de leurs fautes, et que cette responsabilité, vous la poursuiviez dans l’intérêt de la patrie, comme une leçon utile, efficace, capable de prévenir le retour de pareils scandales ?

Si la responsabilité est utile et efficace en ce cas, si elle est morale, comment l’irresponsabilité de l’individu, du travailleur dans la vie économique, serait-elle un progrès moral, un relèvement de la dignité humaine ?

Nous attendons la réponse de M. Jaurès et nous concluons, tant au point de vue de l’évolution historique que du progrès moral des sociétés que le socialisme, qui absorbe l’individu dans l’État et lui enlève la direction de son travail ainsi que le droit d’apprécier et de discuter la valeur de ses services, est un système de réaction, en opposition avec les tendances naturelles des peuples, telles que les manifeste le mouvement historique, aussi bien qu’avec le relèvement de la moralité et de la dignité humaine.

ERNEST MARTINEAU.

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