La possibilité d’une société sans gouvernement

George Cooke – The Coming of the Maidens as Wives for the Settlers (vers 1830)

Vivant au milieu d’une société sur-gouvernée, dit Jean-Baptiste Say en 1819, il peut être difficile de concevoir l’idée d’une organisation sociale sans gouvernement. L’expérience nous prouve cependant, dit-il, qu’une société peut bien, à la rigueur, se passer de gouvernement.


La possibilité d’une société sans gouvernement

 

par Jean-Baptiste Say

 

(extrait du Cours à l’Athénée, 1819.)

 

Le gouvernement n’est point une partie essentielle de l’organisation sociale. Remarquez bien que je ne dis pas que le gouvernement est inutile ; je dis qu’il n’est point essentiel ; que la société peut exister sans lui ; et que si les associés voulaient bien faire leur affaire et me laisser faire la mienne, la société pourrait à la rigueur marcher sans gouvernement. L’autorité publique est donc un accident ; un accident rendu nécessaire par notre imprudence, par notre injustice qui nous porte à empiéter sur les droits de notre semblable.

La société va si bien par elle-même[1], que dans trois ou quatre circonstances très graves survenues en France depuis une trentaine d’années, tous les ressorts de l’autorité se sont trouvés rompus tout à coup (et ce sont là de ces grandes expériences qui rendent l’époque où nous sommes, si remarquable, et si favorable aux progrès des sciences morales et politiques). Dans ces moments critiques, il n’y avait plus aucun gouvernement ; ceux qui tenaient auparavant les rennes étaient cachés ou en fuite : loin de prétendre à donner aucun ordre, ils auraient voulu faire oublier qu’ils s’étaient jamais arrogés le droit d’en donner. Eh bien, dans aucun temps les fonctions essentielles du corps social ne se sont mieux faites. Tout a marché comme à l’ordinaire, mieux qu’à l’ordinaire. Les plus grands maux que nous ayons éprouvés sont arrivés pendant que nous étions gouvernés, trop gouvernés ; soit par des conseils de commune, soit par un comité de salut public, soit par des préfets, soit par une autorité centrale et militaire.

Il y a dans le Kentucky, dans cette nouvelle province qui s’est formée au-delà des monts Alleganys aux États-Unis, il y a des cantons où une famille vient d’abord s’établir ; puis une autre dans le voisinage de la première ; puis une troisième ; finalement des villages se forment, on y fait des maisons et des enfants ; on les habille, on les nourrit très bien, mieux que beaucoup de ménages ne peuvent se nourrir dans la rue Jean-pain-mollet[2], et pourtant, oh ! malheur ! il n’y a point de gouvernement.

Quoi ! me dira un homme d’Europe, né, nourri, grandi sous la paternelle administration des espions et des recors[3], point de gouvernement ! Il y a bien toujours une espèce de maire qui correspond avec le gouvernement. — Non, M., il n’y a point de maire, personne qui correspond, attendu que l’établissement est à peine ce que les Américains appellent un territoire, et n’est point encore un État propre à être admis dans la Confédération.

Je ne me suis donc point trop hasardé en vous disant que l’on pouvait concevoir une société sans gouvernement ; on peut faire plus que la concevoir ; on peut la voir : il n’y a d’autre difficulté que celle du voyage.

 

 

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[1] Malgré ses prétentions à n’avoir aucun maître, Say reprend ici l’expression fameuse des Physiocrates : « le monde va de lui-même ». Cf. Mirabeau, Philosophie rurale, 1764, vol. I, p.359-360 ; et Mercier de la Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767, p.447. (note de l’éditeur)

[2] Ancienne rue du VIIe arrondissement de Paris (note de l’éditeur).

[3] Employés qui aidaient les huissiers lors des saisies et exécutions. (note de l’éditeur)

Une réponse

  1. Lame

    Oui, il est possible à trois familles isolées de mener une vie heureuse sans encadrement étatique tout comme il est possible à un naufragé de mener une vie plus ou moins confortable et de rester en bonne santé sur une île déserte. Soyons honnête: des coups de chance ou l’occupation paisible d’une zone préalablement pacifiée par la force publique ne démontreront jamais la possibilité de se passer de l’Etat. C’est d’autant plus vrai en cette période d’épidémie où l’on voit mal comment on pourrait être protégé et débarrassé de la peste covidienne sans Etat.

    Le but de la majorité des individus est de survivre et accéder au bonheur, pas d’être débarrassé de l’Etat. Or, l’histoire ne démontre aucunement que les membres d’une société capitaliste peuvent survivre longtemps, ni atteindre et conserver une certain niveau de développement sans engager certaines actions collectives à l’échelle de la société. Si le concept d’anarcapie est fascinant de prime abord, il fonde la société sur la libéralisation complète de la recherche du lucre et non la survie de ses membres. Le principal écueil sur lequel butte les promoteurs de ce type de société est qu’elle n’apparaît ni pérenne, ni apte à satisfaire les attentes de la majorité de sa population. Ce qui manque à l’anarcapie, c’est un procédé non étatique permettant de rentabiliser les actions en faveurs de la survie et du bien-être de ses membres. Comment surmonter cet obstacle?

    Je pense qu’une anarcapie doit être conçue comme une fédération d’entreprises plutôt que comme un territoire sans Etat. Cette fédération serait créée d’un bloc. Ce serait donc une structure relativement mobile, une forme d’empire nomade.

    La fédération serait composée d’une entreprise fédérative, d’entreprises intermédiaires et d’entreprises de base. L’entreprise fédérative a une participation dans chaque entreprises intermédiaire qui est elle-même un actionnaire de l’entreprise fédérative. Toute entreprise qui acquière une participation dans au moins une entreprise intermédiaire est une entreprise de base de la fédération. Les citoyens de la Fédération sont les actionnaires des entreprises de base.

    L’entreprise fédérative serait une société de bourse en ligne émettant une monnaie privée. Ses statuts lui imposerait l’organisation d’une série de marché de prédiction, un pour chaque aspect de la préservation de la société: défense, police, santé, etc… Ceux-ci permettraient la création d’entreprises d’intérêt collectif selon les principes de la futarchie (//www.kindaforge.com/futarchie-le-concept-invente-par-robin-hanson/). L’indicateur employé serait l’indice de développement humain ajusté aux inégalités (IDHI) ou l’espérance de vie des citoyens fédéraux. La non application de cette disposition dans le délai prescrit par le statut serait sanctionné par le versement d’une indemnité aux entreprises intermédiaires. Seul les entreprises intermédiaires et entreprises de base pourraient acheter et vendre des valeurs sur les marchés de l’entreprise fédérative.

    Les entreprises intermédiaires seraient des entreprises à mission (//fr.wikipedia.org/wiki/Entreprise_%C3%A0_mission) ayant statutairement l’obligation de proposer à chaque marché prédictif de la Fédération au moins une fois par an la création d’une entreprise d’intérêt collectif ou un apport de capitaux à une entreprise d’intérêt collectif en activité. Le non respect de cette disposition serait sanctionné du versement d’une indemnité à l’entreprise fédérative.

    Les contrats pourraient être conclus sous l’égide de de compagnies juristes-notaires-médiateurs. Celles-ci concevraient des codes de droit, enregistraient les contrats conclus selon les dispositions de ces codes et arbitreraient les litiges sur recours d’une des parties contractantes. Certaines d’entre elles seraient chargées d’enregistrer les brevets et de garantir le respect de la propriété intellectuelle.

    Chaque entreprise de la Fédération se finance par les activités lucratives classiques: vente ou location de biens, prestation de service, investissement, placement. Pour conclure, rien n’interdirait l’adoption de la forme juridique coopérative ou multisociétaire (ex: scop et scic en France).

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