#TeamPhysiocrates

Dans le monde universitaire, les spécialistes actuels de la Physiocratie sont des adversaires du libéralisme. Un livre collectif récent regroupe les contributions de plusieurs d’entre eux sur les anti-physiocrates, auteurs qui aident, disent-ils, à remettre en question les lois naturelles de l’économie et à lutter contre le néolibéralisme, l’ennemi ultime.


 #TeamPhysiocrates

Recension de : G. Klotz, P. Minard, A. Orain (dir.), Les voies de la richesse ? La physiocratie en question (1760-1850), Presses universitaires de Rennes, 2017

par Benoît Malbranque

 

(Laissons Faire, n°29, janvier 2019, à paraître)

 

Dans chacune des recensions qui ont été publiées dans les différents numéros de cette revue ainsi que sur le site internet de l’Institut Coppet, j’ai tâché, autant que possible, de produire des critiques denses et profondes d’ouvrages récents ayant trait aux auteurs de la tradition libérale française qui fait ma spécialité et, sur un autre aspect, mon émerveillement. Elles ont toujours été conçues avec le sentiment que les écrivains qui, chacun de leur côté, avec leurs problématiques propres et, chacun, leur personnalité d’historien, ont à cœur de faire avancer notre connaissance de l’école libérale française, méritent ma bienveillance de confrère. Il se peut que, dans les recensions qui alimenteront les prochaines livraisons de cette revue, cet esprit se trouve masqué par une apparence de dureté critique que je voulais pouvoir expliquer et me faire pardonner par avance. Il est certain qu’à approfondir, jour après jour et des heures durant, des hommes, des doctrines et des faits, on en devient plus scrupuleux, plus sévère peut-être. Si, dans cet article ou dans ceux qui suivront, je m’aventure donc à distribuer des blâmes avec l’apparence de la posture du moraliste supérieur qui, je l’espère, me sied mal, il faut y voir le souci de l’exigence intellectuelle qui est mon seul guide et mon seul credo.

Entrons, cela posé, dans le contexte de l’ouvrage qui nous intéressera aujourd’hui. Vers 1760, au milieu de l’effervescence des Lumières, un groupe d’économistes unis autour d’un même corps de doctrine et d’un seul maître, François Quesnay, attire peu à peu tous les regards et polarise les discussions. Ils se nomment d’eux-mêmes les économistes, tout court ; la postérité les appellera Physiocrates. La protection avouée dont le groupe fait d’abord l’objet, au plus haut sommet du pouvoir, puis les persécutions qu’il essuie, Mirabeau emprisonné, ses collègues réduits au silence : tout cela concourt, d’un pan à l’autre du spectre des émotions, à faire aux Physiocrates une notoriété.

La mode physiocratique, dont l’influence durable se retrouve encore sous la Révolution, ne durera pas plus d’une décennie. Vers 1768, sous le flot des critiques portées contre elles, la Physiocratie apparaît vaincue. En 1770, dit leur plus grand spécialiste, « leur parti est frappé d’une disgrâce dont il ne se relèvera pas, et il a terminé la période active de son existence. » [1] C’était un retournement complet. Les succès, rapides et complets, avaient été grisants. Par leur ténacité, les Physiocrates étaient parvenus à faire évoluer la législation sur le commerce des grains dans un sens libéral et des avancées avaient également été enregistrées sur la question de la liberté du travail. Mais il disparaissait déjà à l’horizon le bon temps où l’on pouvait dire, comme M. de Vaublanc à Metz, que leur doctrine avait pénétré toutes les couches de la société et qu’en un mot « tout le monde était économiste »[2]. Le marquis de Mirabeau lui-même, jadis célèbre dans toute l’Europe, et dont le livre L’Ami des hommes avait connu 20 éditions en 3 ans[3], dont le titre était utilisé par des commerçants parisiens pour intituler leur boutique[4], subissait une rapide et inquiétante perte de popularité. La controverse sur le libre-échange s’était animée entre temps, la doctrine interventionniste avait eu le dessus dans les esprits des masses, et, attaqués par mille adversaires décidés à se liguer pour les abattre, les Physiocrates étaient tenus pour coupables des chertés et des maux des saisons. « On nous accusa, on nous dénonça, écrivit rétrospectivement Mirabeau, et se réclamer de moi dans les rues de Rouen aurait été le secret de se faire lapider ». [5]

La réunion de forces que l’on peut à juste titre qualifier d’anti-physiocratiques, sonna la fin de la mode et de l’engouement autour des écrits et des idées de l’école de Quesnay. Du point de vue historique, l’anti-physiocratie a joué un rôle majeur dans l’histoire des idées, à la fois en coupant court à un épisode rare de popularité en France du libéralisme, mais aussi en orientant, en mal ou en bien, l’œuvre de plusieurs générations de penseurs, au premier rang desquels Adam Smith et Jean-Baptiste Say. Elle mérite l’étude et l’attention.

Les anti-physiocraties

Sans juger d’abord des intentions — et il y aura assez à dire là-dessus — les auteurs de l’ouvrage collectif dont il s’agit ici participent à améliorer notre connaissance des contradicteurs de la Physiocratie ; en ce sens, ils font une œuvre utile. Ils n’examinent cependant pas ses effets, dans le sens précédemment suggéré, mais se contentent d’accumuler les portraits, rigoureux et savants au demeurant, de quelques antiphysiocrates méconnus. Ce faisant, ils brouillent la compréhension que l’on peut se faire de l’anti-physiocratie, privilégiant la personnalisation des parcours et mettant de côté le fait, très clair selon moi, que les Physiocrates firent face à des ennemis qu’on peut rassembler en plusieurs sous-groupes. À côté de ceux qui remettaient en cause la propriété privée et la liberté du commerce, certains critiquaient simplement leurs idées sur la valeur, la richesse, ou le capital ; de sorte qu’on peut schématiquement distinguer trois courants : un courant libéral (Adam Smith, Condillac, Abeille, Turgot, Graslin), un courant pragmatique (Necker, Galiani) et enfin un courant foncièrement étatiste voire communiste (Mably, Linguet, Rousseau).

Je ne prétends pas que cette catégorisation embrasse la réalité de l’anti-physiocratie dans toute sa complexité ; je ne la tiens pas, d’ailleurs, pour universellement valide ou supérieure à toute autre. Je dis que pour faire entendre son sujet il faut le dominer, il faut lui donner du sens. Cette catégorisation répond à cet objectif et j’aurais apprécié de savoir comment les auteurs du livre se représentent l’ensemble de l’anti-physiocratie, comment ils appellent à la juger.

Voici donc, en passant, la grille que je propose. Premièrement, par son enthousiasme excessif, son sectarisme et des errements sur certains points importants de doctrine, comme la théorie de la productivité exclusive de l’agriculture, les Physiocrates ont mérité les critiques de plusieurs écrivains par ailleurs animés d’un désir de réformer l’économie dans un sens libéral. On peut l’appeler la critique libérale de la Physiocratie. C’est à ce courant qu’appartient Adam Smith, pour qui, malgré une « erreur capitale » qui consiste à représenter « la classe des artisans, manufacturiers et marchands, comme totalement stérile et non productive », le système physiocratique reste « peut-être, de tout ce qu’on a encore publié sur l’économie politique, ce qui se rapproche le plus de la vérité ». [6]  S’y range aussi Turgot, disciple critique, émancipé pourrait-on dire, qui n’appréciait guère le « despotisme légal » théorisé par les élèves de Quesnay et qui a cherché à améliorer les points de doctrine qu’il trouvait douteux ou insuffisamment approfondis. On doit encore mentionner les noms de Condillac et, dans une moindre mesure, de Voltaire.

Les circonstances firent qu’ils rejoignirent dans la critique des Physiocrates deux autres groupes de penseurs aux visées et aux doctrines encore bien distinctes, et sur lesquelles il me sera permis de m’arrêter aussi un instant.

Il faut d’abord évoquer le courant pragmatique, auquel se rattachent notamment Galiani et Necker. Pour ces auteurs, il n’existe pas de système parfait en économie politique, valable partout et toujours : tout est question de temps et de lieux et la saine politique consiste à avancer dans la voie que dictent les circonstances. C’est la doctrine que, dès son premier ouvrage (Della Moneta, 1751), l’abbé Galiani avait défendu et qui lui vaudra les félicitations de Joseph Schumpeter, qui considère qu’à une époque qui était toute occupée à concevoir des systèmes, c’était faire preuve d’originalité et de finesse[7]. Sur la question du libre-échange, Galiani entendait qu’on n’accorde pas d’emblée et sans réfléchir une liberté trop grande et trop prompte, à une économie qui n’était pas encore prête à en faire un bon usage. Pour Necker aussi, une réforme bien combinée des tarifs, graduelle et modérée, vaut mieux que l’établissement unilatéral et brutale de la liberté complète du commerce.

Enfin vient un troisième courant, très différent du premier comme du second, et dans lequel on doit classer les auteurs foncièrement étatistes voire communistes. On y retrouve plusieurs adversaires des Lumières, comme le grand amateur des paradoxes, Linguet. S’y joignent encore, par leur tempérament et leur doctrine, des auteurs comme Rousseau ou Mably.

L’égalité par le bas

D’après moi, une telle présentation permet mieux de se figurer les forces en présence ; on peut même, à la rigueur, étudier pas à pas les succès dans l’opinion ou la politique de l’un ou l’autre de ces courants. À la place, les auteurs du recueil étudié ici multiplient les portraits d’auteurs qui présentent parfois un intérêt limité, préoccupés qu’ils sont par le besoin de ne pas traiter de ceux que l’on connaît déjà. Je pourrais faire valoir que les anti-physiocrates déjà étudiés par le passé sont parfois ceux que l’on connaît le moins, ceux sur lesquels on a entassé le plus de préjugés — preuve en est, sur le point de leur anti-physiocratie, Necker, Rousseau, ou Smith. Mais au-delà, quelle est la valeur intellectuelle et scientifique des contributions d’auteurs comme Béardé de l’Abbaye ou Charles-Étienne Pesselier ? D’après Arnaud Orain lui-même, qui lui consacre ici un chapitre, le premier a laissé des écrits médiocres, ramassis d’idées banales ou œuvres « de commande sans grande envergure » où, ayant mal assimilé les écrits de Mirabeau et Quesnay, qu’il ne semble avoir que survolé, il apparaît « comme mal à l’aise avec le sujet qu’il est sensé traiter »[8]. Béardé de l’Abbaye développe un mercantilisme étriqué, confondant argent métal et richesse, et présentant le commerce entre nations comme un jeu à somme nulle. Que peut-on dire de mieux de Pesselier, employé de la Ferme générale, l’administration fiscale de l’époque ? Bernard Dalmas, à son tour, ne parvient pas à masquer la faible valeur de sa contribution anti-physiocratique : Pesselier critique la théorie fiscale des Physiocrates « avec la dernière énergie mais beaucoup de mauvaise foi » ; d’après cet écrivain, d’ailleurs, auquel on ouvrit, on se demande encore bien pourquoi, les colonnes de l’Encyclopédie, rien ne serait à réformer sous l’Ancien régime, l’impôt étant déjà levé « équitablement », la perception se faisant « avec autant d’exactitude que de modération et d’humanité » et d’ailleurs le Roi n’augmentant « jamais qu’à regret » les impôts ! [9] Mais pour les directeurs de notre recueil, Pesselier mérite bel et bien l’attention. Leurs raisons sont curieuses et méritent d’être citées :

« C’est parce que les écrits antiphysiocratiques de Pesselier sont caricaturaux qu’ils sont intéressants. Vraisemblablement missionné par la Ferme pour dénoncer les propositions fiscales de Quesnay et Mirabeau, Pesselier fait montre d’une hargne anti-liberté, anti-réforme et, pour tout dire, anti-Lumières, d’une désarmante franchise. » [10]

J’avoue avoir de la difficulté, quant à moi, à retrouver de la franchise dans un écrivain commissionné ; mais ce que je ne perçois pas, c’est surtout l’intérêt de la non-théorie, du réquisitoire de circonstance, où tous les sophismes s’enfilent les uns dans les autres comme pour se donner du soutien.

Critique libérale ou antilibérale des Physiocrates

S’il m’est permis de revenir sur la schématisation que je soumettais précédemment, je pense qu’elle met en valeur un point qui m’apparaît trop peu exploité par les auteurs du recueil. C’est que, dans l’ensemble, les anti-physiocrates sont souvent attachés aux principes libéraux. Plusieurs des contributeurs du livre glissent sur le fait à l’occasion, sans toutefois en tirer un plus grand parti. Il n’en demeure pas moins que parmi la phalange d’auteurs qui firent front contre les Physiocrates, tous les penseurs profonds et sérieux se sont prononcés en faveur d’une certaine forme de liberté du commerce. Et ce fait est important, car ces anti-physiocrates, si peu éloignés au demeurant de la position libérale des élèves de Quesnay sur la question du commerce, ont effectivement causé la défaite de la cause du libre-échange en France, laquelle ne reprit en vigueur qu’après que l’agitation anglaise de la Ligue de Cobden ait fourni au plus doué des nôtres son inspiration, au milieu des années 1840.

La critique libérale des Physiocrates, à travers les auteurs, c’est-à-dire de Turgot à Condillac, en passant par Adam Smith, Galiani, et pourquoi pas jusqu’à Jean-Baptiste Say, permettrait de mettre en lumière les oppositions qui traversent toute l’histoire du libéralisme français, quand on le considère dans sa pluralité : sur le degré à donner au laissez-faire, au libre-échange ou même au principe démocratique. Ces questionnements, ces subtilités, qui émergent de l’étude des auteurs, permettraient de replacer l’opposition entre physiocrates et anti-physiocrates sur le plan de l’opposition technique de doctrines économiques concurrentes, et de l’éloigner du phantasme de la lutte systématique, corps à corps, entre principe de liberté et principe d’autorité, qu’elle ne fut que très marginalement, malgré les progrès enregistrés par l’idée socialiste au XVIIIe siècle.

Car en historien, nous devons tous veiller à ne pas étudier les batailles intellectuelles et la vie des idées en général d’après le prisme des querelles de notre temps, ou, pour le dire plus directement, à ne pas les instrumentaliser. Hélas, c’est le travers dans lequel, à mon grand regret, les auteurs du recueil ont sombré. Et c’est ce qui nous fournit une explication à leur compilation non ordonnée de présentations d’auteurs : ce n’est pas l’analyse historique de l’anti-physiocratie, en tant que telle, qu’ils ont en tête. La motivation des auteurs et des éditeurs du recueil, je l’ai découverte sans plaisir et je la livre avec amertume. Les spécialistes actuels de la Physiocratie sont des adversaires de la doctrine de la liberté que les disciples de Quesnay plaçaient au cœur de leur message. Dans ce livre, ils s’intéressent à l’anti-physiocratie — qu’ils semblent préférer à la physiocratie elle-même, semble-t-il, preuve en est le nouveau livre collectif qui vient de paraître sous le titre The Economic Turn: Recasting Political Economy in Enlightenment Europe, et que nous commenterons prochainement — pour de fort mauvaises raisons, qu’ils explicitent dans la conclusion : ils le font pour lutter contre la mathématisation de la science économique, qui découle d’après eux des abstractions et des modèles de Quesnay, comme le Tableau économique ; contre la prétention à des lois naturelles en économie, dont l’État, qu’ils préfèrent au marché, ne saurait que gêner la manifestation ; enfin contre la libéralisation de l’économie et le néolibéralisme, leur ennemi ultime. J’avoue que la page 314 du recueil, dans lequel les loups sortant de leur tanière, affirment sans voie leurs préoccupations et leurs motivations, m’a fait beaucoup de peine. De même certains passages de l’introduction générale, où les auteurs raillent Quesnay pour sa « confiance quasi aveugle dans le ‘principe de marché’ » qui se double, disent-ils, d’une « conception transcendante de la ‘liberté du commerce’ » (p.11) ; quand ils affirment péremptoirement que « l’expérience de libéralisation du commerce des grains tourna au drame à compter de 1768 » (p.15) ou encore quand ils jouent sur le fait que l’abbé Baudeau, physiocrate éminent, fut atteint par la folie à la toute fin de sa vie, pour dire qu’il perdit « définitivement » la raison vers 1790 puis mourut. (p.20) Cette somme de sous-entendus de mauvais goût, d’accusations infondées, d’imputations maladroites et malavisées, atteint peut-être ici son paroxysme, dans sa douceur apparente, car cet abbé Baudeau, rappelons-le, a participé avec ses compères physiocrates à fonder définitivement la science économique et à poser non moins définitivement les bases intellectuelles de la civilisation industrielle qui allait s’épanouir, définitivement encore, après sa mort.

 

 

 

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[1] Georges Weulersse, Le mouvement physiocratique en France (de 1756 à 1770), Paris, 1910, vol. 1, p.241.

[2] De Vaublanc, Souvenirs, vol. I, p. 377

[3] Jean-Claude Perrot, « L’économie politique et ses livres », in Henri-Jean Martin et Roger Chartier (dir.), Histoire de l’édition française, Paris, Fayard, 1984, vol. 2, p.255

[4] Henri Ripert, Le marquis de Mirabeau (L’ami des hommes) : ses théories politiques et économiques, Paris, 1901, p.129

[5] Mirabeau, « Discours à la rentrée des assemblées économiques pour l’hiver 1776-1777 », in Georges Weulersse, Les manuscrits économiques de François Quesnay et du marquis de Mirabeau aux Archives nationales. Inventaire, extraits et notes, Paris, 1910, p. 132

[6] Richesse des Nations, Livre V, chap. 9, traduction G. Garnier révisée par A. Blanqui (Guillaumin, 1843).

[7] J. A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, Paris, Gallimard, 1983, t. 1, p. 423.

[8] Arnaud Orain, « ‘Partisan zélé mais non pas outré de l’Agriculture’ : Béardé de l’Abbaye contre les ‘enthousiastes’ de la Science Nouvelle », Les voies de la richesse, etc., p. 49

[9] Pesselier, article « Finances » de l’Encyclopédie, t. VI, p.811-812 ; cité par Bernard Delmas, « L’anti-physiocratie des financiers : les Doutes de Charles-Étienne Pesselier sur la Théorie de l’impôt du marquis de Mirabeau et l’instruction générale », Les voies de la richesse, etc. p. 91

[10] G. Klotz, P. Minard, A. Orain, « Introduction », Voies de la richesse, etc., p.25

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