L’agitation communiste et révolutionnaire dans les réunions populaires

En 1869, Henri Baudrillart signale comme très dangereuse la fermentation communiste et révolutionnaire qui se développe librement dans les réunions populaires parisiennes, et qui devait aboutir à brève échéance à l’effusion de la Commune de Paris. Non, sans doute, pour réclamer à la loi de sévir, car ces exagérations et cet usage malfaisant de la liberté ne changent pas, dit-il, son adhésion totale au principe de la liberté. Mais du moins ces développements doivent servir d’avertissement, tant aux agitateurs qu’aux classes bourgeoises prises à parti.


Sur les réunions populaires

par Henri Baudrillart

 Le Constitutionnel, 27 janvier 1869

 

Les réunions populaires, celles qui ont pour objet la discussion de thèses économiques et sociales, prennent depuis quelque temps un caractère de violence qui préoccupe les citoyens paisibles. C’est le devoir de la presse de signaler ces excès, dont Paris est le théâtre favorisé. La province a le droit d’exiger d’un journal qu’il la mette au courant de ce qui se passe publiquement, de ce qui se dit tout haut chaque soir dans nos grands centres populaires, et la masse des Parisiens, qui l’ignore non moins que si elle vivait à deux cents lieues, a certainement un intérêt plus urgent à l’apprendre qu’à connaître les accidents arrivés sur la voie publique et les vols commis au préjudice des particuliers. C’est la société tout entière qui est mise en question dans ces réunions, c’est la propriété tout entière, c’est toute l’organisation économique ; c’est l’ordre matériel peut-être, à un jour donné. 

Nous avons entretenu nos lecteurs à plusieurs reprises de ces excentricités de doctrine, de ces intempérances de langage, de cette intolérance violente qui ôte brutalement la parole à la minorité huée et conspuée ; nous l’avons fait en ajoutant que nous n’entendions tirer aucune conséquence de ce pitoyable usage de la liberté contre la liberté même. Fidèles à la même politique, nous pensons encore que la loi qui consacre le droit de réunion n’est pas et ne doit pas être remise en question ; mais c’est une raison de plus d’opposer l’énergique protestation des bons citoyens à ces clubs d’utopistes et de furieux, et de leur faire entendre que, s’ils ne rentrent pas dans les limites permises de la discussion, ils s’exposent à voir là réaction sortir irrésistible du sein même de la société qu’ils outragent tous les jours. Ils s’exposent dès à présent à ce que le gouvernement se serve plus rigoureusement des armes que la loi a remises entre ses mains et que sa tolérance laisse le plus souvent dormir. On n’ignore pas que bon nombre de sénateurs et de députés ont l’intention de le pousser dans cette voie par de prochaines interpellations. Quelques-uns même, qui n’ont jamais été partisans du droit de réunion, ne demanderaient pas mieux que d’aller au-delà. Les insensés qui compromettent jusqu’à l’existence du droit de réunion devraient le comprendre. 

On est las, il faut qu’ils le sachent, car la vérité qu’ils ne permettent pas à la parole de faire entendre, ils ne sauraient empêcher la plume de la leur dire, on est las de leurs appels à la liquidation sociale, de leurs apologies menaçantes de la force, de leurs attaques incessantes contre les classes les plus dignes de respect, car elles sont la civilisation arrivée à l’état de fait accompli, dans son plus complet épanouissement, la tête de colonne de la société. Or, en jetant les yeux sur les comptes-rendus des dernières séances, reproduits par le Pays avec un soin attentif, que trouve-t-on ? C’est qu’on n’en est plus à de pures déclamations théoriques contre la propriété, l’hérédité, l’intérêt du capital. À l’utopie qui se nourrit de rêves à plus ou moins longue échéance se mêle, en s’accusant chaque jour davantage, la pensée d’une réalisation immédiate. On passe en un mot des choses aux personnes. Hier on déclarait la propriété un vol : par une logique assez naturelle, mais qu’on avait pris soin d’atténuer jusqu’ici, on appelle aujourd’hui les propriétaires des voleurs. La bourgeoisie est traitée de véritable caste, et de caste ennemie. On ne dit plus seulement que la constitution économique doit être modifiée profondément par le progrès des lumières et par une pacifique révolution dans les mœurs ; on dit hautement (ceci est textuel) : « Il faut démolir la propriété. Nous voulons supprimer la haute pègre qui nous dévore comme un cancer. » On voit que l’argot du bagne a pris la place de la langue obscure, tourmentée et sophistique, mais qui se respecte encore, empruntée par de pâles imitateurs au vocabulaire de M. Proudhon. 

La haute pègre ! c’est-à-dire, si on traduit en français ces mots usités entre forçats, les capitalistes, tous ceux qui doivent leur fortune à l’héritage, les hauts fonctionnaires de tout genre, y compris le clergé. Nous venons de nommer le clergé. Voici un léger spécimen des sentiments qu’il inspire à ces réunions. Nous l’empruntons à une harangue prononcée il y a trois ou quatre jours, à la réunion publique de Montparnasse, par Mme Désiré, une femme qui se pose en rivale de Mme Paule Minck, et qu’applaudissent avec enthousiasme quelques autres femmes en quête d’émancipation, comme si elles n’étaient pas depuis longtemps en possession de ce qu’elles cherchent. 

« Ce qui me révolte, ce sont les prêtres, a dit cette dame sincère et peu polie. J’en ai trois ou quatre dans ma famille, mais je ne les ai jamais connus. Il y en a un qui fait courir à ses trousses dans Paris toutes les dévotes affolées de la capitale, toutes ces Gotons qui se couvrent de croix et de chapelets. » 

L’orateur, qui n’est pas de ces gotons-là, nous apprend pourtant qu’elle va quelquefois à l’église, mais c’est pour voir l’effet des cierges et les pompes du culte qu’elle traite de simagrées. Après s’être plainte de l’abbé Bauer, qu’elle a le regret d’avoir entendu (rien ne l’y forçait), elle s’écrie : « Ah ! Messieurs les curés vous avez laissé vos traces dans l’histoire, vous nous avez amené le parjure, etc., etc. » 

Ainsi on avait débuté par l’athéisme spéculatif. Aujourd’hui on mange du prêtre à pleines dents. 

Il en est de même pour le communisme qui est passé de l’état théorique à la phase aiguë de ces folies qui ont envie de tout briser. On ne se borne pas à montrer dans cette doctrine la panacée universelle. On fait l’apologie de la force mise au service de l’établissement de la propriété collective. Des orateurs injurient l’assistance, la charité, les efforts faits pour soulager la misère. Le secours est représenté comme un os jeté dédaigneusement au peuple pour le tromper et pour l’endormir. « Mais il vient un moment, dit un de ces orateurs, où le peuple rejette l’outrage et venge l’affront ! » 

Si l’assistance est traitée de la sorte, que sera-ce de la répression rendue tristement nécessaire par le désordre de la rue ? Des troubles, à propos de nouvelles machines, ont éclaté, il y a plus d’un an, à Roubaix. Un orateur s’écrie : « Si l’ouvrier réclame trop vivement, il y a des chassepots qui interviennent ; en bonne justice ce devrait être contre les patrons ; il n’en est rien, c’est contre l’ouvrier ! » 

Nous ne multiplierons pas les citations, cela ne serait que trop facile. Comment ne pas voir dans ces divagations menaçantes tout autre chose que des recherches économiques sur le paupérisme, ses causes et ses remèdes ? Écoutons pourtant encore la diatribe d’un des orateurs du Vieux-Chêne, laquelle fait partie d’une longue revue historique des misères du peuple : « Verse donc ton sang, Jacques Bonhomme, pour engraisser tous ces gens-là !… Si tu es vaincu, les fusillades, les déportations qui te détruisent en masse par centaines de mille ! On n’y regarde pas, comme disait un grand homme que je ne nommerai pas, tu es de la chair à canon, marche donc !.. Il en restera toujours assez de prolétaires ! Ça reproduit, heureusement !… Ou, si tu es vainqueur, on te pousse à la philanthropie. On abolit la peine de mort pour sauver de l’échafaud les Polignac ; on exalte ta clémence, et… et tu restes Jacques Bonhomme, comme devant !.. Je crois que ce temps est passé. Aujourd’hui on ne nous arrachera pas ce que nous conquerrons, car nous arriverons, n’est-ce pas, citoyens ?.. » Et plus loin, parlant des bourgeois : « Ces ennemis, en 1793, ils ont laissé passer un jeune ambitieux qui, recevant la France grande de la Révolution, nous l’a rendue petite et courbée sous la lance du cosaque. Voilà ce qu’ont fait nos ennemis ; en 1830, ils ont tendu la main pour se sauver ; en 1848, en février ils ont fait la même chose ; en juin, quand vous avez voulu avoir votre tour, ils vous ont répondu par la mort. Aujourd’hui qu’avons-nous fait ? Il y a quatre-vingt-six ans que la devise révolutionnaire a été posée, et aujourd’hui nous traitons du chômage. L’ouvrier ne peut se sauver que par les mêmes moyens qu’il à employés en 1793 ! » 

Nous demandons en quoi ce langage diffère de celui des plus mauvais jours de 1848, auxquels, d’ailleurs, il fait appel. 

Il est grand temps de le dire, de le répéter avec la dernière insistance, les réunions populaires ont à se réformer complètement ; sinon qu’elles s’attendent à voir la répression prendre une nouvelle vigueur, et se soulever l’indignation de toutes ces classes qui ont la prétention de représenter, elles aussi, le travail, l’épargne, la propriété grande ou petite, la petite surtout, cette petite propriété démocratique qui distribue les capitaux et la terre entre des millions de mains. Non, assurément, nous ne nous exagérons pas l’influence immédiate de ces sauvages propagandes. Comment pourtant fermer les yeux sur le mal que peut faire une minorité de sectaires fanatisés qui tous les soirs s’exalte dans ses haines, attisées et propagées par des sophismes captieux ? Il faut donc que ces réunions rentrent dans leurs limites, non seulement parce que la loi le veut, mais parce que l’opinion publique le demande. Au lieu de se mouvoir dans le cercle en quelque sorte indéfini d’une encyclopédie confuse de questions que nul esprit, fût-il le plus cultivé et le plus vaste, ne pourrait se flatter d’embrasser dans leur synthèse, qu’elles s’appliquent à circonscrire leurs objets ; qu’au lieu de vouloir escalader le ciel avec des bras d’enfant, elles serrent de près les moyens pratiques d’amélioration. Quel rapport présente avec de tels sujets la question des jésuites, qu’une de ces réunions examinait encore avant-hier, ou plutôt empêchait d’examiner, tant les clameurs contre ceux qui ont prétendu défendre les jésuites ont été assourdissantes, alors même que ces défenseurs des jésuites cherchaient, par un tour qu’on pourrait traiter peut-être de jésuitique, à s’attirer la popularité en attaquant le gouvernement ? 

Il y a urgence pour la mise en pratique de nos conseils. La société se voit placée sur la défensive par ces petits centres violents et agressifs répartis dans les différents quartiers de Paris. Qu’ils le sachent bien ; nous ne croyons pas qu’il y ait pour eux aujourd’hui d’autre alternative que de se restreindre et de se modérer ou de périr prochainement. 

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