L’amélioration des logements d’ouvriers dans ses rapports avec l’esprit de famille

Suite au concours organisé en 1889 par l’Académie des sciences morales et politiques sur la question des logements ouvriers, Henri Baudrillart présente dans son rapport les conclusions de la section de morale, appelée à distribuer le prix. Il les fait précéder d’une longue analyse de cette question, où il s’attache à délimiter les bornes réduites de l’action étatique et à rappeler la supériorité générale des procédés fondés sur l’initiative individuelle, la propriété et la liberté.

 


 

L’AMÉLIORATION DES LOGEMENTS D’OUVRIERS

dans ses rapports avec l’esprit de famille

 

RAPPORT FAIT AU NOM DE LA SECTION DE MORALE, SUR LE CONCOURS DU PRIX BORDIN

par Henri BAUDRILLART

Membre de l’Institut

(1889)

Extrait du compte-rendu de l’Académie des Sciences morales et politiques (Institut de France), par M. Ch. Vergé. Sous la direction de M. le Secrétaire perpétuel de l’Académie.

I

Un philosophe célèbre de la fin du XVIIIsiècle, Cabanis, a consacré tout un livre à déterminer ce qu’il appelle les « rapports du physique et du moral de l’homme ».Quoi qu’il ait abusé de cette idée en absorbant trop le « moral » dans le « physique », elle n’en était pas moins juste et féconde, et elle ne s’applique pas seulement à l’individu. Les circonstances matérielles exercent une influence considérable sur l’état intellectuel et moral de populations entières, et il est plus d’une fois possible d’en faire le sujet d’observations précises pour le climat, les conditions du sol, l’alimentation. Le logement est une de ces circonstances essentielles. Non pas sans doute que l’homme ne fasse souvent aussi la demeure qu’il habite à l’image de ses besoins, de ses habitudes, de ses goûts, de ses fantaisies mêmes, mais il en subit l’influence, et cela est particulièrement sensible dans la classe ouvrière. Réduite presque toujours au strict nécessaire à cet égard, elle peut s’estimer heureuse quand elle en est pourvue. Si elle en est privée par le manque de quelques-unes des conditions indispensables à la vie, elle souffre physiquement, et ce qui pourrait étonner davantage au premier abord, elle peut être atteinte gravement dans son intelligence et dans ses mœurs. Comment s’expliquer que des faits d’ordre aussi purement matériel, l’absence de lumière, un air rare et corrompu, l’humidité, le défaut d’espace, puissent se traduire sous cette forme qui n’offre avec eux aucune relation apparente, l’immoralité ? Que les philosophes s’efforcent de pénétrer ce mystère ; nous nous bornons à le constater. — Transportons-nous donc au sein même d’un de ces ménages ouvriers placés dans les déplorables conditions dont nous venons à peine de donner une idée. Pénétrons dans un de ces sombres réduits que le langage populaire, souvent si expressif, compare à un tombeau, où l’atmosphère est viciée jusqu’à y être trop souvent infectée, où l’espace est si avarement mesuré que l’on peut à peine s’y mouvoir. Un peu d’attention suffira pour conjecturer ce qui doit se passer, si l’on s’attache aux effets inévitables exercés sur la santé. Combien de chances pour que les habitants de ce misérable taudis n’échappent pas à l’affaiblissement des forces, et même, en bien des cas, à l’altération des organes ! Que la femme y devienne languissante et s’y étiole, qui s’en étonnerait ? Que sera-ce si l’on songe que c’est là qu’elle porte ses enfants dans son sein pendant de longs mois, là qu’elle accouche, là qu’elle nourrit ses nouveau-nés ? Il lui faudrait de la vie pour deux, et c’est à peine si les circonstances qu’on vient de voir, jointes trop fréquemment à une nourriture insuffisante, lui en laissent assez pour elle-même. N’aperçoit-on pas déjà les plus affligeantes conséquences ? Que deviendront les enfants nés et élevés dans des conditions pareilles ? Lorsqu’ils ne sont pas condamnés à une mortalité précoce, combien ils risquent de rester frêles, maladifs, rachitiques, et — nous touchons déjà à la question morale — de perdre tout à fait ce trésor de joie que l’enfance semble apporter, de se montrer tristes et languissants, ou bien s’ils réagissent, de devenir inquiets, difficiles, comme s’ils réclamaient par leur agitation même l’espace et l’air qui leur manquent ! Presque toujours l’enfant trouvera moyen de s’échapper de cette prison étroite, lugubre et malsaine. Il saura, au besoin contre la volonté de sa mère, conquérir sa liberté, la liberté de la rue, triste liberté ; elle n’est pas toujours physiquement beaucoup plus saine dans ces milieux et elle l’expose aux pires tentations du vice. L’homme résistera-t-il mieux ? C’est ici le côté le plus douloureux du sujet, le vrai nœud de ce drame moral souvent si sombre qui se joue dans ces intérieurs. S’il consent à s’y laisser retenir par un travail sédentaire, il n’est pas certain que sa constitution, habituellement plus robuste que celle de la femme, soit en état de résister. Mais sédentaire ou occupé au dehors, que de chances pour qu’il prenne cet horrible bouge en horreur ! Tout l’en éloigne, rien ne l’y retient. Il se sent isolé, chose triste, isolé au milieu des siens. Dans cet étroit et sordide intérieur tout inspire la tristesse et le dégoût. Il y trouve en rentrant la mauvaise humeur de la femme, les cris des enfants, le spectacle de la maladie. Bientôt il n’aura plus qu’une idée : satisfaire à tout prix, de plus en plus, le besoin intense de liberté, de mouvement, de distractions qui s’est emparé de lui. Il le satisfera par les jouissances à sa portée. Il se jettera sur ces plaisirs grossiers et vils qui enlèvent l’homme à lui-même et le soustraient à de pénibles obligations. Ce sera le cabaret, l’ivresse, le jeu, le tapage dans la compagnie des camarades. Dès lors, on peut dire que l’esprit de famille est mort en lui. Attendons-nous désormais que tout, dans ces misérables intérieurs, marche vers la dissolution de plus en plus complète de liens que ne soutient plus ni l’affection ni le devoir. Ils iront se relâchant de jour en jour, jusqu’à l’abandon absolu qui, tantôt se fait peu à peu, tantôt par quelque rupture violente à la suite de brutalités auxquelles poussent l’ivrognerie et ce mécontentement de soi-même qui, chez les natures grossières, retombe sur les faibles en mauvais traitements.

Qu’on ne dise pas, ce que nous ne savons que trop, que ces spectacles, souvent si navrants, ne doivent pas être imputés seulement aux logements insalubres. Oui, sans doute, même en dehors de cette cause, on peut voir l’ouvrier qui oublie ses devoirs pour ses vices, disputer à la femme le salaire qui nourrissait la famille. Mais la responsabilité de ces habitations défectueuses et malsaines n’en subsiste pas moins, et elle ne s’arrête pas là. On voudrait ne pas tout dire, tant on se sent pris de douleur et de honte devant certains abaissements qui semblent marquer le fond de ces misères morales. Il faut bien pourtant malgré la répugnance qu’on éprouve, faire allusion à cette promiscuité qui entraîne les conséquences les plus dégradantes et parfois les plus monstrueuses infractions à la sainteté du foyer domestique. Quand la famille en est venue à violer ces vertus de pudeur et d’honneur mutuel dont elle est la gardienne née, on doit dire qu’il n’y a plus de famille, et, pour exprimer ce ramassis d’êtres avilis qui en a pris la place, on ne trouve aucun mot qui s’y applique dans la langue de la morale et de la civilisation.

Qu’on ajoute maintenant que les logements dont on dénonce les effets funestes ne produisent pas toujours un tel comble de misères et de hontes, nous n’y contredirons pas non plus. S’il y a des misères horribles, il y en a de touchantes, et il est très certain qu’on trouve d’honnêtes familles qui vivent dans ces conditions lamentables. Disons-le à l’honneur de la nature humaine, au moment où nous sommes obligé de tracer l’humiliante peinture de ses défaillances dans la classe pauvre : disons-le à l’honneur de cette classe elle-même qui devra d’ailleurs toujours inspirer plus de pitié dans ses abaissements et dans ses écarts que de sévérité et de colère. Elle sait aussi, en bien des cas, se défendre, par la naturelle résistance des bons penchants, contre ce qui tend à la rabaisser à ce point. Améliorons les logements, mais n’oublions pas non plus que pour améliorer à fond les âmes, il faut l’éducation morale. C’est elle dont l’absence laisse le pauvre désarmé contre les influences pernicieuses qui viennent du dehors.

Nous parlions des effets qui peuvent se produire et qui ne se produisent que trop fréquemment dans un de ces logements, que sera-ce s’il s’agit de maisons entières et de véritables agglomérations ? Alors, de même que l’infection devient contagieuse, la corruption s’augmente de tout ce que peut produire de fermentation dangereuse le rapprochement des pires instincts. Jusqu’où va ce genre de mal, on pourrait à peine s’en former une idée à priori. Il faut donc qu’on se résolve à se placer en face de ces misères, à les voir dans leur absolue réalité, et pour cela même il faut se sentir soutenu par la pensée des intérêts moraux engagés dans cette pénible recherche.

Elle a d’ailleurs, en outre, un côté social dont l’état troublé de la société ne peut qu’accroître l’importance. En tout temps la souffrance portée à un certain degré abat ou irrite les hommes quand elle tient à leur condition sociale. Rarement ce sentiment d’irritation n’a été plus vif et plus fréquent. Il est en conséquence sage autant qu’humain de lui laisser le moins possible de prétexte et d’aliment. Il y va à la fois de l’intérêt même de ceux qui souffrent et qui s’égarent, et de celui de la société qui n’a que trop sujet de craindre de voir compromettre son repos et la bonne harmonie des classes dont elle se compose. Or, comment l’aigreur et la haine ne se développeraient-elles pas dans des milieux pareils ? Comment s’étonner que leurs hôtes prêtent l’oreille à ceux qui leur disent que la classe ouvrière n’a jamais été plus dénuée, plus exposée à des souffrances de toute sorte ? Ils se laisseront persuader qu’ils sont des victimes du capital qui les exploite et les appauvrit. On se garde bien de leur faire savoir que l’abondance plus grande de ce capital leur a beaucoup profité. On ne leur dit pas que les salaires ont atteint un niveau auquel ils ne s’étaient jamais élevés, que les conditions générales de nourriture, de vêtement, de bien-être sous toutes les formes, sont très sensiblement meilleures qu’autrefois. Assurément les maux du passé ne les consoleraient pas de ceux dont ils se plaignent. Mais ils seraient moins disposés peut-être à accuser le présent, à faire de leur souffrance particulière un grief général, s’ils savaient que les conditions de salubrité et d’hygiène ont beaucoup gagné pour l’immense majorité de la classe ouvrière, qui participe aussi à l’avantage de la diminution des anciennes épidémies beaucoup plus meurtrières, et à l’augmentation de la vie moyenne. Au lieu de chercher un remède dans des révolutions, ils le chercheraient dans des améliorations partielles. Mais encore une fois le mal présent est assez grand pour inspirer des réflexions affligeantes. Et, par exemple, la philanthropie la moins exigeante ne sera-telle pas en droit de se demander si l’inégalité des conditions humaines n’est pas portée à des limites bien extrêmes, et si ce qu’on nomme l’égalité devant la mort ne perd pas une partie de sa vérité, en présence des résultats qu’offre la statistique des maladies et de la mortalité dans les grande villes par suite, en grande partie, de l’insalubrité des logements ? Il est sans doute inévitable que les pauvres meurent dans une proportion supérieure à celle des classes aisées, puisque les moyens d’entretenir la santé s’y rencontrent à un moindre degré. Faudra-t-il pourtant accepter comme un arrêt irrévocable de la destinée un écart si disproportionné dans le nombre des cas d’épidémie et dans les chiffres de mortalité ? Lors de sa première invasion à Paris, le choléra frappait les quartiers insalubres environ quatre fois plus que les quartiers riches. Voir là une loi fatale aurait été d’autant moins justifié que cet écart a considérablement diminué dans les épidémies successives de la même nature. Or, nous devons le dire, avec le même sentiment de douleur et aussi d’espérance pour l’avenir : c’est aujourd’hui encore un des résultats des logements insalubres de produire un excédent énorme de fièvres typhoïdes dans certains quartiers. Cette inégalité extrême s’atténuera avec la cause qui l’engendre et qu’on s’efforce de faire disparaître. La statistique établit de même que les logements insalubres font mourir plus de femmes que d’hommes. Cette sorte d’inégalité s’en ira aussi vraisemblablement avec la cause, et les mères de famille des quartiers pauvres ne seront plus exposées à payer à la mort cet excédent de rançon, si peu justifiable devant les lois de l’équité.

On a déjà pu juger par ce procédé de l’importance morale et sociale de la question. Disons un mot de ses origines et marquons-en toute l’étendue.

Nous avons repoussé comme une accusation sans fondement l’opinion qui fait peser sur la société contemporaine la responsabilité exclusive des logements insalubres, tout en donnant à entendre qu’ils avaient aussi des causes attribuables particulièrement à notre époque. La principale est l’avènement de la grande industrie et, d’une manière plus générale, la multiplication de la population ouvrière, soit qu’elle appartienne aux manufactures, soit qu’elle se rattache à la petite fabrication. Il convient de remarquer toutefois qu’une partie des reproches que nous venons d’adresser aux habitations insalubres relativement à la famille ont été faits plus spécialement à la manufacture. C’est elle que l’on a accusée de la dissoudre en enlevant au foyer domestique la femme et l’enfant. Mais ce n’est pas seulement, remarquons-le aussi, parce que la fabrique en sépare les membres, que la famille a été atteinte, c’est parce que celle-ci ne trouve trop souvent d’autre abri que ces affreux réduits pour se réunir pendant les heures et les jours de repos qui permettent la vie en commun. Répétons d’ailleurs, qu’en dehors du régime manufacturier, une multitude de familles d’ouvriers en chambre appartient à la petite industrie. Ces familles forment même la majorité. En France, à Paris surtout, nous signalerons aussi des causes plus récentes et plus spéciales qui ont porté un mal endémique à l’état de crise. Si cet état aigu a donné un surcroît d’intérêt à cette question, on doit reconnaître qu’elle n’est pas d’hier. Elle a commencé à émouvoir l’opinion publique vers la fin de la Monarchie de Juillet. C’est alors que commença cette généreuse agitation contre les conditions malsaines des logements d’ouvriers. J’entends encore les dénonciations énergiques de l’économiste Blanqui contre les greniers de Rouen et les caves de Lille, et il n’y a guère moins de trente ans que retentissait l’éloquent appel du livre de lOuvrière, qui contribuait à provoquer en faveur des réformes cette campagne qui dure encore.

Lorsqu’on parcourt les ouvrages qui traitent de cette question, et les mémoires récemment envoyés au concours ouvert par l’Académie des Sciences Morales et Politiques, on est frappé de voir qu’il ne s’agit pas ici d’un fléau purement local ou même ne regardant que quelques nations où il a dès longtemps une triste notoriété. En fait, il est peu de nations européennes qui n’aient à en souffrir. Quels que soient chez un peuple les progrès de l’état social, quelle que soit la nature des institutions civiles et politiques, partout on rencontre les mêmes faits douloureux. Aucun de ces pays n’a pu en avoir raison, aucun n’a pu les prévenir ; le despotisme qui s’efforce d’être paternel, y a échoué, avec les forces qu’il met à son service ; la liberté n’y a pas réussi avec les ressources flexibles dont elle dispose. La raison doit en être cherchée dans cette communauté de civilisation qui forme le trait de plus en plus tranché de toutes les nations occidentales. Si les grandeurs et les bienfaits de la science et de l’industrie, avec tout ce que l’esprit d’invention a réalisé de merveilles utiles au profit de la masse humaine, sont comme la marque générale et le patrimoine commun des nations modernes, ces nations souffrent aussi des mêmes maladies. Le socialisme destructeur, les crises, les grèves avec leurs violences, et les logements insalubres n’en épargnent aucune.

La Grande-Bretagne nous laissait peu de chose à apprendre. Les révélations que faisait à ce sujet au public français M. Léon Faucher, dans ses remarquables Études sur lAngleterre, ne gardent encore qu’une trop grande part de vérité. Nous pouvons prendre à témoin ces enquêtes poursuivies par nos voisins avec une infatigable persévérance. Nous y verrons que le mal est réduit, mais non pas détruit, il s’en faut, par les mesures et par les entreprises qui ont eu pour but de le combattre. Quelques-uns des concurrents nous l’ont montré dans plusieurs des grandes villes manufacturières de la Grande-Bretagne, dans celles de l’Écosse, comme Édimbourg, Glasgow, Dundee, ou de l’Irlande, comme Dublin et Belfast. Ces villes ne laissent rien à envier pour ces tristes spécimens aux grandes cités industrielles anglaises comme Manchester. Mais rien ne dépasse encore les horribles agglomérations que présente Londres, l’énorme capitale. Les regards sont consternés de rencontrer tant de misère ignominieuse à côté de tant d’opulence. Tantôt ce sont des parties de quartiers, sortes d’ilots jetés au milieu de cette immense ville, embarrassée, malgré son exceptionnelle étendue, de loger ses habitants, qu’on a vus s’accroître longtemps d’environ 70 000 chaque année. Tantôt ce sont des quartiers entiers qui semblent défier la civilisation. White-Chapel, ce nom dit tout ! Il résume tout ce que les habitations d’ouvriers, remplissant des rues entières, peuvent accumuler de plus sordides saletés et de laideurs morales repoussantes. En dépit de réelles améliorations, White-Chapel reste encore en grande partie ce qu’il était, un lieu sinistre où le dégoût et la peur empêchent de pénétrer, objet de scandale pour une civilisation fière de ses œuvres, qui semble fait pour avertir une fois de plus nos riches sociétés modernes, si faciles à endormir sur leur sécurité, de tout ce que ces hideux repaires renferment de barbarie latente et d’éléments vicieux et criminels toujours menaçants. Quel que soit l’intérêt poignant que présente l’étude des habitations ouvrières en Angleterre, nous avons d’autant moins à y insister, que la publicité répandue à flots par nos voisins eux-mêmes sur des plaies qu’ils aiment mieux sonder que dissimuler, a fait connaître de plus longue date le mal dans toute son étendue.

Il y avait à appeler l’attention sur des nations qui avaient fait jusqu’ici moins parler d’elles que la Grande-Bretagne. Les États allemands y occupent une place plus considérable qu’on n’eût été peut-être tenté de le supposer. Chacune de ces monographies, résumées dans des travaux considérables, auxquels les concurrents ont eu recours[1], offre certaines particularités curieuses et de répugnants détails. Berlin en présente une sorte d’abrégé. On y trouve de plus en plus accusés depuis une quinzaine d’années les traits qui s’appliquent aux pires agglomérations ouvrières. Peut-être y faut-il voir la rançon dont le grand empire allemand paye la gloire qu’il ambitionne d’être de plus en plus un puissant État industriel. On devra convenir d’ailleurs que la misère n’y a guère eu une moindre part. L’affluence de l’immigration y a été inusitée jusqu’à élever la population de cette capitale de 300 000 habitants qu’elle avait, il y a un demi siècle, à 1 300 000 qu’elle compte aujourd’hui. Elle en est encombrée à tel point qu’elle est quelquefois obligée de construire des campements qui ressemblent à de véritables quartiers malgré leur caractère provisoire. On parle de 300 000 individus ayant établi leur domicile dans 23 000 caves, lesquelles ne se présentent pas dans des conditions meilleures que celles qui ont eu chez nous une si triste réputation. Les chambres d’ouvriers à Berlin l’emportent encore sur celles qu’on signale ailleurs par l’entassement des lits. Cela tient à l’usage tout germanique des familles ouvrières de prendre des pensionnaires à demi-lit, c’est à dire couchant à deux. Cet usage a pour effet d’ajouter à l’encombrement et à la dégoûtante malpropreté de ces logis. Il s’y ajoute les désordres moraux qu’un tel mélange d’éléments étrangers peut apporter dans des familles déjà constituées d’une manière très souvent irrégulière. Nous ne saurions, dans un rapport général, nous attacher à caractériser par des détails spéciaux les logements insalubres en Autriche, en Russie, en Suède, en Danemark, en Belgique, en Hollande, en Suisse, et en d’autres pays. Il y a lieu pourtant de dire un mot des États du Nouveau-Monde. Ils auraient pu paraître au premier abord réclamer le bénéfice de l’exception. L’Amérique n’a-t-elle pas l’espace devant elle ? La population ne peut-elle pas s’y développer pendant des siècles encore sans encombrement? Mais l’espace indéfini n’empêche pas les agglomérations malsaines. Il suffit qu’il manque dans les conditions d’une ville pour qu’elles se forment avec tous les inconvénients qui s’y attachent. C’est ce qui est arrivé à New-York, limitée de telle façon que l’entassement s’y est produit comme ailleurs avec toutes les conséquences ordinaires. Vainement aussi l’abondance d’un capital toujours actif maintient-elle aux États-Unis le prix de la main d’œuvre à un taux élevé. Le paupérisme n’en est pas moins venu s’installer comme un hôte inquiétant au milieu de richesses accumulées de fraîche date. Il soulève la question sociale dans un pays relativement neuf. Il s’accroît sous l’influence même d’un système manufacturier subitement développé par l’application de la protection douanière à outrance. On applaudit à ces usines élevées d’une façon si rapide, comme si un génie doué de la toute-puissance les faisait sortir du sol. Jamais en effet l’industrie mise en serre chaude n’avait produit de si merveilleux effets. On a eu la richesse manufacturière coulant à pleins bords au risque de tripler les prix des choses consommables. Fort bien ; mais on a eu aussi tout ce qu’amène de causes de souffrances avec une intensité non moins soudaine ce genre de prodiges qui n’a pas eu le temps pour auxiliaire.

II

Revenons en France. Nous y verrons les mêmes causes générales agir avec quelques circonstances en plus qui ont aggravé la situation. L’Académie nous permettra d’entrer ici dans quelques détails d’une portée qu’on ne saurait méconnaître. Nous ne perdrons pas de vue, d’ailleurs, ces vérités générales que les sciences morales et politiques ont pour objet de maintenir au-dessus des opinions irréfléchies et des théories chimériques, lesquelles n’ont tenu que trop de place, on va le voir, dans cette question spéciale, il est vrai, mais en relation tout à fait étroite avec d’autres qui présentent une plus grande étendue.

Nous n’apprendrons rien à personne en affirmant qu’en France, la cause récente comme la plus générale de l’encombrement est, comme ailleurs, le développement de l’industrie. Mais on éprouve un véritable étonnement quand on voit Paris, la ville du luxe, Paris et ses environs, c’est-à-dire la totalité du département de la Seine, renfermer 1 300 000 ouvriers, qui ont à se pourvoir de logements. C’est là un accroissement formidable, un accroissement à beaucoup d’égards nouveau, quel que fût le nombre déjà considérable des ouvriers, il y a vingt ou vingt-cinq ans. Cette augmentation se produisait quand déjà la population ouvrière éprouvait beaucoup de peine à se loger. L’histoire de la transformation des villes ne laisse pas d’être féconde en faits économiques pleins d’enseignements, en conséquences morales qui en sont comme le contre-coup. Lorsque ces transformations sont très rapides, elles équivalent à une sorte de révolution. C’est dire que leurs bienfaits se font acheter toujours assez cher. Nos aïeux l’éprouvaient déjà sous le règne de Louis XIII. Tandis que Corneille, dans sa comédie du Menteur, ne voyant que les beaux côtés de cette métamorphose, s’écriait avec enthousiasme :

Toute une ville entière avec pompe bâtie
Semble d’un vieux fossé par miracle sortie,
Et nous fait présumer à ses superbes toits,
Que tous ses habitants sont des dieux ou des rois,

il y avait, en même temps, une quantité de modestes bourgeois, de simples artisans, qui ne se faisaient pas cette illusion d’être ni des dieux ni des rois. Ils cherchaient seulement à se loger. Tout en admirant le Palais Cardinal et les autres merveilles dont Corneille pouvait dire qu’elles faisaient de Paris « un pays de roman », ils se plaignaient amèrement de la hausse excessive des loyers, résultat de la loi économique de l’offre et de la demande. Ils réclamaient un remède, et ils se tournaient vers le Parlement. Ce grand corps consentait à prêter l’oreille à ces doléances, et faisant du socialisme d’État sans le savoir, il ordonnait par une série d’arrêts le « rabais des loyers ». Ces arrêts successifs restaient inefficaces, est-il besoin de le dire ? C’est le sort commun des lois de maximum. Pour en revenir aux causes de l’encombrement qui s’est produit de nos jours, nous avons vu Paris subir sous nos yeux une de ces grandes métamorphoses, une métamorphose sans égale dans son histoire. En créant de beaux quartiers, en assainissant de vastes parties des quartiers populaires, Paris n’échappait pas aux conséquences de ces démolitions multipliées. Nombre de maisons habitées, les unes en totalité, les autres en partie par les ouvriers, tombaient en laissant insuffisante la quantité des habitations, et le loyer de celles qui restaient devenait d’autant plus cher. Nous devons signaler en outre une circonstance qui ne devait pas être sans effet sur les mœurs et sur la famille. Si beaucoup d’habitations insalubres où vivaient exclusivement des ouvriers avaient cessé d’exister, il arrivait aussi que des maisons habitées mi-partie par de petits bourgeois et par des ouvriers subissaient le même sort. Dès lors les ouvriers se voyaient obligés de s’écarter au loin pour former des agglomérations nouvelles ou de s’entasser dans des garnis, ou encore dans les vieilles maisons qui subsistaient. On doit se demander si cet abandon des maisons bourgeoisement habitées ne fut pas une circonstance fâcheuse au point de vue moral, et pour la famille ouvrière elle-même. Nous n’en doutons pas pour notre compte. Oui, certes, il est désirable, il est salutaire que les classes se touchent et se pénètrent, il est désirable et il est bon qu’il y ait des situations intermédiaires, et, si je peux m’exprimer ainsi, que les étages sociaux se rapprochent et communiquent, comme les étages de ces maisons le font par des degrés successifs. Oui, le voisinage de ces familles d’artisans, d’employés, en général propres et rangés, ayant reçu quelque éducation, ne pouvait pas manquer d’être à quelque degré profitable à ces familles ouvrières auxquelles ces qualités font trop fréquemment défaut. Nous tenons ces considérations pour sérieuses, lorsqu’il s’agit surtout d’un nombre de familles considérable. Ces petites choses, comme l’on dit, regardées le plus souvent avec indifférence, sont de celles qui décident du sort d’une grande partie de nos populations, et il y a peu de philosophie véritable à les traiter avec un dédain superbe.

On a pu observer dans d’autres grandes villes de France les effets des démolitions que nous venons de signaler pour Paris. Ces villes n’ont témoigné que trop souvent une préférence marquée pour les travaux d’embellissement sur les assainissements les plus désirables, qui n’obtenaient qu’une place manifestement inférieure dans les budgets municipaux. De même que certaines personnes vaniteuses sacrifient les réalités aux apparences, et font volontiers passer le soin de se parer avant celui de se vêtir d’une manière confortable, telles villes (il en faudrait nommer un trop grand nombre), ont consenti a continuer à se passer d’eau potable et pour les usages de propreté, elles ont mieux aimé se donner des édifices plus ou moins somptueux et des places qu’elles jugeaient dignes d’attirer l’admiration des étrangers. Elles ont conservé et même elles ont trop souvent vu se développer les habitations malsaines. Nous touchons ici à la partie en quelque sorte descriptive du sujet qui a le plus exercé les recherches des enquêtes et le talent des écrivains. Aussi serions-nous excusables d’éprouver un double embarras, celui d’omettre quelque chose d’important, si nous passions tout à fait sous silence ce côté descriptif, et de ne faire que des redites, si nous en parlions trop longuement. Nous ne ferons donc pas la revue de ce Paris insalubre, sordide, hideux, qui se cache le plus souvent comme enveloppé dans les recoins de la belle et splendide capitale. Nous nous bornerons à de rapides indications, après avoir constaté d’abord une autre cause de ces encombrements, c’est à savoir cette immigration, également sans exemple, d’une énorme quantité d’ouvriers étrangers. Paris, déjà en peine, on l’a vu, de loger son personnel ouvrier indigène, est en train de devenir de plus en plus l’atelier commun où se donnent rendez-vous les travailleurs de toutes les nations. Il est devenu aussi le refuge banal où s’abritent tous ceux qui viennent demander aux moyens illicites leurs ressources quotidiennes. C’est ainsi qu’on a pu voir, au milieu des magnificences nouvelles d’une capitale éblouissante, se former d’autres cloaques et se multiplier ces bouges où la misère prend un aspect qui la rend encore plus horrible.

Puisqu’il faut se résoudre à mettre quelque étiquette à ces généralités, il y a des noms qu’il est difficile de ne pas prononcer, comme celui tristement fameux de la cité dite des Kroumirs. On peut dire que cette désignation calomniait les peuplades sauvages auxquelles elle était empruntée. Elles n’auraient jamais souffert ces accumulations d’ordures. Aucune tribu barbare ne se résignerait à vivre dans de si épouvantables conditions, acceptées pourtant par une plèbe de chiffonniers qui s’y étaient comme campée. C’est une population du même genre que l’on signale dans l’espèce de charnier connu sous le nom de cité Macquard. En vérité on croirait lire un de ces romans naturalistes qui, par choix, se complaisent dans la peinture des réalités les plus immondes, lorsqu’on lit la description de ces cités qui ne présentent que des images répugnantes. Or, il s’agit là de constructions nouvelles qui ont été élevées en vue de remplacer les anciennes. Au lieu de corriger le mal, elles l’ont accru. L’avenir, osons en faire l’aveu, lira avec stupéfaction qu’il fut à Paris une cité Jeanne-dArc, ne comptant pas moins de 2 000 habitants, avec ses quatre immeubles à plusieurs étages, aux escaliers gluants sous la main, glissants sous les pieds, remplis d’immondices, avec ses cours qui servent de déversoir de tous les détritus jetés de toutes les fenêtres. Il faudra mettre aussi au compte du Paris du XIXesiècle ces rues qui n’ont pas subi encore des transformations dont a profité leur entourage. On ne les soupçonne même pas dans le voisinage de rues saines et bien bâties et de nos grands boulevards.

Les études qui se rapportent aux logements insalubres ne pouvaient omettre, parmi les causes qui en ont augmenté le nombre et les dangers, l’accroissement des habitants des garnis. Que peut y devenir la famille, et on doit dire le célibataire lui-même, si on considère, outre les conditions physiques de la vie, la dignité individuelle, l’honnêteté des relations ? On voit en effet que, récemment, en 1876, il y avait, à Paris, 9 050 logeurs et 142 671 locataires, et, qu’en 1882, il y avait 11 535 logeurs et 243 564 locataires. Ainsi le nombre des logeurs avait augmenté à peine d’un quart et celui des locataires avait triplé par le seul effet de la subdivision d’une chambre en plusieurs et de la multiplication des lits, qu’on avait doublés dans le même espace ! Ces faits, dont il n’est que trop loisible à chacun de s’assurer par lui-même, ont été constatés par des témoins peu suspects : ce sont, le plus souvent, des médecins hygiénistes qui ont procédé avec toute l’exactitude des méthodes scientifiques. Ils montrent par leurs calculs dans quelle effrayante proportion les quatorze mètres cubes d’air nécessaires à la respiration s’y trouvent réduits. Quant à l’air moral que respirent dans ces tristes lieux les malheureux qui y séjournent, on s’en fera une idée si l’on se dit que des ouvriers honnêtes se trouvent mêlés à des malfaiteurs, voleurs, assassins, repris de justice, et à des filles de mauvaise vie qui sont le rebut de leur classe même. Sans nous appesantir sur ces peintures, nous dirons seulement que tout à l’heure nous signalions ces cas où le niveau de la famille ouvrière s’élève par le voisinage de familles honorables. Eh bien ! c’est ici la contrepartie, et si quelque chose étonne, c’est qu’il reste encore des ouvriers ayant quelque sentiment d’honneur, d’honnêtes femmes et d’honnêtes filles, avec ce contact flétrissant !

On aura encore ajouté un trait à ces causes destructives de la famille, quand on aura signalé l’étrange et barbare tyrannie de ces agents intermédiaires qui louent ou gèrent ces habitations. Ces grossiers subalternes, qui se trouvent érigés en petits souverains vis-à-vis de pauvres locataires, leur dictent, avant de louer, des conditions qu’il faut accepter sous peine de ne savoir où aller reposer sa tête. L’une d’elles est de ne pas admettre d’enfants, du moins au-delà de un ou deux. Si ce n’était pas là un cas fréquent, on aurait pu le passer sous silence, mais il est loin d’être rare. On parlait, sous l’Ancien régime, de paysans qui cachaient leur pain, leur vin et ce qu’ils avaient, pour échapperà la tyrannie des agents inférieurs du fisc. Cacher le nombre de ses enfants, comme essayent de le faire ces pauvres gens pour se soustraire aux exigences d’un agent infime qui n’est souvent qu’une sorte de concierge brutal, est une des formes de la basse tyrannie qu’impose à la famille ouvrière la constitution vicieuse des logements. Si la question aboutit aux résultats que nous cherchons, ce ne sera pas non plus pour l’avenir un médiocre sujet d’étonnement.

Arrêtons-nous pour présenter une observation qui résume à certains égards la situation. L’économie politique signale comme une loi la tendance qu’ont l’offre et la demande à se mettre d’accord et pour ainsi dire en équilibre. Il est trop certain que cette loi ne se réalise pas en ce qui concerne les logements d’ouvriers. Les ouvriers demandent des logements, on leur en offre peu. Ce n’est pas que nous mettions en doute la loi économique en elle-même, seulement certaines circonstances manquent à sa réalisation. La demande n’est trop souvent ici représentée que par le besoin, les ressources manquent. Cela apparaît avec évidence quand on voit aujourd’hui une assez petite chambre coûter 150 ou 200 francs, tandis qu’il en faudrait 300 pour abriter la famille et séparer les sexes. Le problème est donc de rapprocher les deux termes de la loi économique autant que faire se peut. C’est pourquoi il se pose sous cette forme : logements à bon marché. La salubrité ne suffit pas, il faut le prix accessible. Mais avant de toucher à ce point spécial, nous devons envisager les remèdes proposés ou essayés pour les constructions ouvrières.

III

Aux yeux de gens peu expérimentés, il a dû arriver que la question ne parut pas extrêmement difficile à résoudre. Qu’y a-t-il à faire en effet ? Assainir, démolir et bâtir. Toutes opérations qui semblent au premier abord assez simples et dont le spectacle nous est donné tous les jours. Les difficultés se sont révélées pourtant peu à peu et plus nombreuses, quelquefois plus graves qu’on ne pouvait s’y attendre. S’il s’agit de l’assainissement des demeures existantes, une première résistance est possible, celle des intéressés eux-mêmes. Elle s’explique par la force de ce que Montaigne appelle laccoutumance : disposition qui se concilie dans la classe ouvrière avec le mécontentement inquiet qui aspire à changer de position. Pour certains, quitter leur habitation paraît le pire des maux, un mal tel qu’il fait disparaître à leurs yeux les plus fâcheux inconvénients habituels, et jusqu’aux chances de maladie et de mort. C’est même là ce qui explique que les ouvriers n’aient pas toujours considéré de bon œil les réformateurs eux-mêmes. On l’a bien vu par les travailleurs de Lille. Ils sont allés jusqu’à chansonner d’une manière railleuse les philanthropes qui s’occupaient de substituer à leurs caves de meilleurs logements. Étrange situation faite aux amis de la classe ouvrière ! Ils risquent de se heurter tour à tour à une résignation excessive, acceptant la misère et l’avilissement sans réagir, ou à des exigences aussi impatientes que démesurées qui parfois rejettent le mieux par désir d’un bien chimérique. Comment enfin oublier un autre obstacle qui se rencontre plus d’une fois dans la classe pauvre ? Nous voulons parler des habitudes de malpropreté invétérées. On peut assainir, faire ou demander certains nettoyages, corriger certains vices des habitations, mais on n’obtiendra pas toujours des résultats suffisamment complets et durables. N’arrivera-t-il pas même, en plus d’un cas du moins, que tout soit, au bout de quelque temps, à recommencer ? Est-ce à dire qu’on doive pourtant renoncer à ces assainissements partiels ? Non, assurément. Mais alors ne va-t-on pas rencontrer les plaintes que fait naître l’ingérence de l’autorité dans les affaires privées, soit qu’on supporte cette intervention avec peine, même lorsqu’elle n’est que trop justifiée, soit qu’elle prenne une forme en réalité abusive ?

Si recommandables qu’elles soient, les mesures d’assainissement appliquées aux logements existants ne suffisent pas toujours. Il est des cas où les maisons infectées ne sauraient être assainies. Comment réussir à purifier certains foyers de putréfaction et ces amas compacts d’habitations construites d’une manière radicalement vicieuse ? Il faudra donc recourir à la pioche et prendre résolument le parti d’une démolition totale. Mais là encore vont se dresser de nouveaux obstacles. Le principal est venu longtemps en Angleterre, de la législation qu’un respect scrupuleux pour le principe de propriété porte à empêcher l’expropriation. Il a bien fallu pourtant y mettre quelque tempérament, alors que le cri public réclamait les démolitions dont l’urgence s’imposait de la manière la plus impérieuse. En France, la loi qui date de 1850 est accusée d’insuffisance. Née à la suite des réclamations dont nous avons parlé, auxquelles s’associaient des administrateurs éclairés, et du mouvement démocratique de 1848[2], elle s’inspira de la pensée très humaine d’améliorer les logements populaires, mais elle manquait des dispositions essentielles qui pouvaient en assurer l’efficacité. Le caractère général de cette législation est d’être facultative, non impérative.Tout Conseil municipal, qui le juge à propos, nomme une commission chargée de rechercher et d’indiquer les mesures indispensables d’assainissement. Lorsque l’insalubrité est le résultat de causes extérieures ou permanentes, ou lorsque ces causes ne peuvent être détruites que par des travaux d’ensemble, la commune peut, si elle le juge opportun, acquérir la totalité des propriétés comprises dans le périmètre des travaux. Pour que ces diverses mesures puissent être prises, il faut qu’il s’agisse de logements ou dépendances de logements mis en location ou occupés par d’autres que le propriétaire, l’usufruitier ou l’usager. Toutes ces restrictions ont pour effet de rendre les commissions de salubrité impuissantes. Quand le logement n’est pas insalubre par lui-même, il ne le devient que par l’agglomération extrême des habitants. Les obstacles à l’application de la loi ont été en somme pour la France dans ce qu’elle a de purement facultatif, dans un certain manque de précision en ce qui touche les causes d’insalubrité, dans le nombre même des logements malsains qu’habitent les propriétaires ou du moins les usufruitiers et les usagers, ou qui ne sont habités que transitoirement par les ouvriers, enfin dans l’excessive durée de la procédure et dans l’insuffisance de la répression. Cette loi, fortement battue en brèche par des discussions récentes dans la chambre et par de nouveaux projets de loi, paraît en ce moment tirer à sa fin. En attendant, on ne sera que trop en droit de répéter avec un auteur qui résume d’une manière très nette les résultats trop négatifs de la loi de 1850 : « Dans la plupart des communes, l’inertie, l’ignorance, (ce dernier obstacle plus particulièrement quandil sagit de formerdes commissions compétentes), ont entravé l’application de la loi facultative de 1850. Vainement des circulaires ministérielles ont engagé les préfets, les Conseils généraux et les Conseils d’hygiène à stimuler le zèle des administrations municipales. Pour 36 000 communes, il n’y avait, en 1853, que 228 commissions des logements insalubres réparties entre 26 départements ; en 1858, il y en avait 520 réparties entre 43 départements. Vingt ans après, en 1878, les prescriptions de la loi étaient presque partout oubliées, et cest à peine si huit ou dix communes les mettaient à exécution ; enfin, en 1882, on ne comptait pas plus de quatre à cinq villes où fonctionnent sérieusement les commissions de logements insalubres. Ce sont Paris, Lille, le Havre, Roubaix et Nancy[3]. Mais dans ces villes mêmes on n’avait atteint que de médiocres résultats. L’exécution même des décisions était loin d’avoir toujours lieu. Les propriétaires se laissaient condamner à une amende illusoire plutôt que de se livrer à des travaux souvent onéreux. On a pu en juger, peut-être en jugera-t-on mieux encore si on ajoute que l’on compte en France 219 270 maisons sans la moindre fenêtre. En estimant, comme on l’a fait, à six personnes le nombre des habitants par habitation, cela donne 1 309 600 individus qui logent dans ces sortes de tanières. On compte aussi 1 856 636 maisonnettes n’ayant que deux fenêtres, petites et invisibles le plus souvent ». Comment enfin ne pas constater l’insuffisance des résultats obtenus, en ce qui regarde l’assainissement, devant des faits comme ceux-ci : « À Amiens, certaines catégories d’ouvriers s’entassent encore dans d’abominables garnis ; à Lille, on compte environ 1 500 auberges dites chambrées qui ne sont l’objet d’aucune surveillance ; à Roubaix on signale des logements meublés, dits ateliers, dans lesquels deux escouades d’ouvriers occupent les mêmes lits, l’un pendant le jour, l’autre pendant la nuit, sans que le matériel soit changé. L’Administration de l’Assistance publique déclarait récemment que les logements occupés par les 39 603 ménages auxquels elle venait en aide à Paris, offraient des conditions de salubrité absolument insuffisantes ; sur ces 39 603 logements abritant 101 719 indigents, 6% étaient dénués d’appareils de chauffage, et 3% ne prenaient jour et air que sur des paliers et des corridors. On a compté à Paris 3 000 à 4 000 familles dans la première catégorie ; les recensements officiels montrent 25 000 ou 30 000 familles qui n’ont pour demeure qu’une seule pièce ; cinq, six personnes des deux sexes, de tout âge, vivent là ensemble ; deux, trois ou quatre couchent souvent dans le même lit[4]. »

Si telles sont les difficultés qu’ont rencontrées les mesures d’assainissement, que dire de celles que rencontrent les constructions nouvelles ? Et d’abord où les placer ? Si c’est dans l’intérieur de la ville, on n’a pas toujours la place nécessaire. Si on la trouve, c’est alors l’obstacle de la cherté du terrain. On pourra peut-être bâtir des maisons pour les ouvriers même dans ces conditions : on le pourra, puisqu’on l’a fait ; mais le loyer restera trop élevé pour loger au-delà d’une élite. On se dira alors : « Franchissons l’enceinte des villes, rejetons-nous sur leurs environs. » Pensée excellente ! On a dans ces conditions nouvelles la campagne ou la proximité de la campagne, on a l’air abondant et pur, la lumière, l’espace, tout ce qui manquait ! Mais là même, l’emplacement pour de nombreuses bâtisses sera-t-il toujours suffisant ? Le prix du mètre de terrain reste encore assez élevé dans les environs des capitales et de bien des grandes villes. Ajoutons que l’ouvrier répugne assez souvent à l’éloignement, quoique cette difficulté soit de plus en plus surmontée par la multiplication des véhicules. — Viennent aussi les délicates questions de la construction qui doit être adaptée à son objet ; car si on doit observer certaines règles communes, il y a lieu également de tenir compte des différences de situation qui s’imposent. Il y a les célibataires, les gens mariés, ceux qui ont plus ou moins d’enfants, ceux de divers états, et il s’agit de proportionner le loyer à ces situations fort inégales !

Qu’on songe, en outre, aux difficultés de faire les fonds de ces entreprises, et on reconnaîtra que voilà de quoi faire succéder une sorte de découragement à une confiance parfois excessive.

On ne s’est pas découragé pourtant. Les efforts ont pu s’en trouver ralentis, mais jamais complètement arrêtés, et on va voir, malgré les énormes lacunes signalées, que les résultats n’ont pas été vains. Les écoles même qu’il a fallu faire n’ont pas été stériles. Nous parlions tout à l’heure de constructions. On peut se rappeler ce qui fut fait il y a environ quarante ans dans l’intérieur des grandes villes, et particulièrement à Paris. On créa des édifices qui occupaient une immense surface et qui se développaient avec une régularité géométrique. L’aspect était imposant. On avait pensé, dans ces vastes cités, à bien des choses utiles, par lesquelles elles constituaient un véritable progrès sur les habitations insalubres. Si les loyers n’étaient pas là non plus à un taux assez bas pour être à la portée de la plupart des ouvriers, on s’était préoccupé de l’hygiène, on avait pourvu à certaines conditions aidant parfois à rendre la vie plus économique, mais on avait un peu trop oublié la morale. Nous voulons dire par là qu’il y avait dans l’agencement de ces constructions, dans les communications qui y étaient établies, des circonstances qui n’étaient pas précisément favorables à l’indépendance de la vie de famille et à l’intégrité de ses mœurs. L’individu était gêné dans sa libre allure par un nombre excessif de règlements. Les uns prononcèrent le mot de « communisme », les autres celui de « caserne » ; c’est celui-ci qui est resté !

C’est un des résultats les plus généraux comme les plus précieux de l’expérience acquise au prix d’essais répétés que cette élimination des maisons ouvrières qui ne garantissent pas suffisamment la vie propre, et pour ainsi dire personnelle, de la famille. Ne serait-ce pas le cas de remarquer que ceux qui présentent à l’ouvrier le communisme pour idéal pourraient y prendre l’occasion d’une leçon dont ils auraient lieu de faire d’autres applications d’une importance au moins égale ? L’ouvrier, que le mot de communauté peut séduire avec les promesses qui lui servent de commentaire, y répugne profondément dans la pratique. Le phalanstère lui-même, lui donna-t-il toutes les délices qui doivent l’accompagner, ne remplacerait pas pour lui l’indépendance perdue. Ce symptôme, rendu manifeste par les échecs des maisons-casernes, a de quoi rassurer en revanche ceux qui restent convaincus que les vrais instincts de la démocratie, conformes aux progrès de la civilisation, s’opposent à tout ce qui rapprocherait l’ouvrier moderne d’un régime de vie où l’individu cesserait d’avoir son existence complètement distincte. Voilà ce qui empêchera de généraliser le type de ces vastes cités ouvrières, comme on paraissait y incliner d’abord. Mais la vérité nous oblige à reconnaître aussi que l’expérience a ajouté un autre enseignement qui, sans infirmer cette conclusion, lui sert du moins de correctif. Il y a tels cas, en effet, qui peuvent rendre presque inévitable la construction des cités ouvrières. Nos manufacturiers en ont élevé ou ont aidé à en élever un certain nombre aux abords des villes. Faudra-t-il donc dire que ce soit toujours à tort ! Était-il habituellement possible de faire autre chose et de faire mieux ! Quoi qu’il en soit, et malgré les inconvénients, ces demeures valent mieux que ce qui existait. On nous cite, à Londres même, au milieu de tant d’autres modèles, mieux en rapport avec la complète indépendance des ménages, quelques-uns de ces cas où les ouvriers eux-mêmes ont paru préférer ces grandes maisons pour des raisons de convenance dont les constructeurs d’habitations économiques ont dû tenir compte. Ces ouvriers ne voulaient pas s’éloigner de leur centre par des motifs respectables tirés de leur métier. Les constructeurs, en y obéissant, montraient eux-mêmes qu’ils n’oubliaient pas la famille, car il s’agissait de faire en sorte que l’ouvrier pût, au milieu de la journée, revenir dîner avec les siens au lieu d’aller prendre ses repas au cabaret. Tel a été le cas, par exemple, des ouvriers tailleurs qui prennent de l’ouvrage et le rapportent chez les patrons. S’ils habitaient la campagne, ils risqueraient de perdre les commandes et seraient forcés de se nourrir dans les tavernes. Que de telles nécessités ne permettent pas l’exclusion des maisons-casernes, on n’en saurait disconvenir. Nous disons seulement, au nom des mêmes considérations tirées de la liberté de la vie privée, garantie contre les gênes et les dangers de rapprochements trop immédiats : « Gardez-vous de faire de ces cités un type uniforme et renoncez d’une manière définitive à le préférer systématiquement ! Si ce genre de construction s’impose en certaines circonstances, corrigez-en les défauts le plus possible, mais tournez-vous en général vers d’autres modèles. Choisissez, autant que faire se pourra, ceux qui encouragent la vie chez soi, et la propriété individuelle. »

Ce serait assurément être utopiste de vouloir que tous les ouvriers soient propriétaires de leurs maisons. On pourrait se demander alors si beaucoup de bourgeois ne leur porteraient pas envie. Aussi bien l’état de locataire paraît devoir rester longtemps celui de l’immense majorité des habitants d’un pays, et il y a telles conditions où l’on peut s’en contenter. Le problème principal pour la classe ouvrière reste en conséquence que le logement loué dans des maisons à plusieurs étages devienne plus tolérable par l’amélioration des conditions matérielles et par l’abaissement des prix. Mais s’il faut prendre garde de trop exagérer les ambitions de l’ouvrier et nos propres espérances dans l’amélioration du sort de la classe pauvre, en caressant le rêve de la propriété devenue le lot de tous ou de la majorité, pourquoi, d’un autre côté, limiter ses horizons comme à plaisir quand c’est l’expérience elle-même qui nous ouvre des perspectives de propriété réalisables au moins pour un certain nombre ? Que la famille ouvrière ait un chez soi, une petite et modeste maison à elle, ne sera-ce pas là en quelque sorte l’idéal ? Les faits attestent que cela est possible, et que n’a-t-on pas dit déjà, au sujet des habitations ouvrières de Mulhouse, de Sedan et d’autres villes dont les exemples ont trouvé plus récemment des imitateurs ? N’est-ce pas un fait que l’ouvrier est devenu propriétaire de la maisonnette qu’il occupait à titre de locataire d’abord, à l’aide de combinaisons ingénieuses et pourtant assez simples ? N’est-ce pas un fait que cet espoir de propriété, puis cette possession effective ont prévenu l’inconduite, écarté les habitudes de cabaret, fait renaître les bonnes et saines affections dans ces intérieurs ? Qu’on relise les peintures que faisait devant cette Académie, il y a cinquante ans, M. le docteur Villermé, chargé d’étudier les populations manufacturières. Ces peintures, qui ont été renouvelées depuis lors, étaient des plus affligeantes. Bien que la situation générale soit moins triste à certains égards, elle ne l’est que trop encore pour beaucoup d’ouvriers sans foyer ou dans de mauvaises conditions de logement. Mais pour ces ouvriers petits propriétaires, nous les aurons loués suffisamment en affirmant qu’on les a vus acquérir quelques-unes des qualités des petits propriétaires ruraux avec moins d’âpreté au gain et plus d’ouverture d’esprit. Ils ont dit : « Ceci est à moi », et ils se sont peu à peu transformés. On a célébré les vertus du petit jardin attenant à la maison. On n’en dira jamais assez de bien. Certes on peut se réjouir de ce que la ménagère y trouve des ressources pour sa table en légumes et en fruits, mais ils y rencontrent tous un autre trésor qui est fait pour nous réjouir encore davantage. En s’attachant à ce jardinet, devenu leur récréation et le charme des heures de loisir, en remuant ce petit fonds avec amour, ils y ont trouvé la santé pour le corps, un peu de rafraîchissement pour l’âme, et cette assurance que la vie chez soi n’est pas sans douceur et sans quelques plaisirs. Qui a fait cela? La propriété individuelle. Nul moraliste ne s’en étonnera.

Nous avons parlé de vérités générales à dégager. Ces observations ne sont pas les seules qui s’y rattachent. Comme on vient de le voir, la question est aussi d’ordre économique : on pourrait, à un autre point de vue, ajouter d’ordre politique. En effet, la politique a voulu s’en emparer. Nous redoutons, quant à nous, son contact dans une question d’humanité qu’il serait dangereux de livrer à des passions et à des calculs de secte ou de parti. Elle ne s’y prête que trop par son caractère populaire, et elle rouvre sous une forme spéciale l’éternel débat des droits de l’individu et des pouvoirs publics, de l’économie politique et du socialisme d’État. C’est surtout en ce qui concerne les conditions de la construction et de la location des logements que ce débat s’élève et qu’on voit reparaître toutes les prétentions peu justifiées à une intervention illimitée. Le pouvoir central et l’autorité municipale ont été plus d’une fois conviés à se mettre de la partie au principal titre. Ceux qui les y poussent se laissent séduire par la pensée qu’on accomplirait ainsi la réforme à la fois mieux et d’une façon plus expéditive. L’action des pouvoirs publics est si prompte ! Elle dispose de tant de moyens qui manquent aux particuliers ! Et puis, n’est-elle pas désintéressée, à l’abri de ces calculs de gain faciles à incriminer, et, sinon infaillible, bien près de l’être dans les opérations qu’elle conduit avec une suite et un ensemble dont sont incapables les entreprises particulières ? Voilà un langage bien tentant et de bien séduisantes apparences : si elles sont de nature à faire impression sur la classe ouvrière et sur certaines autorités elles-mêmes qui n’y prêtent l’oreille qu’avec trop de complaisance, ont-elles autant de réalité ? Avouons-le, cette rapidité, cette décision dont on parle avec admiration, ces créations qui doivent instantanément renouveler la face des habitations ouvrières, c’est là précisément ce qui nous est une cause de défiance. On pourrait se demander si ces esprits un peu trop infatués de la toute-puissance de l’autorité centrale ou municipale ne s’exposeraient pas à rappeler ce fameux ministre moscovite, improvisant sur le passage de l’impératrice Catherine, des villages entiers, simple décor destiné à disparaître du jour au lendemain. En tout cas, les qualités de construction et d’appropriation risqueraient de laisser beaucoup à désirer. Mais ce n’est pas seulement ni surtout l’aptitude à bâtir des maisons ouvrières que l’on peut contester chez les pouvoirs publics, qui ont d’autres attributions. Ils ne pourraient assumer une telle tâche sans porter la plus grave atteinte aux intérêts les plus légitimes. La condition à laquelle sont tenus de se soumettre tous les actes de l’autorité publique dans la société moderne, c’est le respect du droit. Or, quel droit ne violerait pas une autorité centrale ou municipale qui se chargerait de bâtir des habitations économiques et de les louer à bas prix ? Cette concurrence faite avec l’argent des contribuables plus ou moins consentants, cette concurrence à l’aide de l’impôt, ce qui permet de supporter toutes les pertes, quel coup ne porterait-elle pas aux particuliers, propriétaires de maisons, obligés de louer aux conditions du marché, comme aux entreprises d’habitations salubres et à bon marché ! Au moins ce duel déloyal, à armes si inégales, dont l’issue ne saurait être douteuse, profiterait-il à la classe qu’on prétend servir ? Que serait moralement cette multitude d’ouvriers logés dans des conditions de quasi gratuité ou demandant à l’être, et qu’un gouvernement aussi paternel ne pourrait jamais se résoudre à forcer d’acquitter ses frais de loyer jusqu’à la menace d’expulsion ? Qu’y aurait-il à attendre d’une telle population, sinon des habitudes de fainéantise, jointes à de nouvelles exigences qui, trouvant un fondement dans des théories de gratuité déjà consacrées par l’usage, ne s’arrêteraient qu’aux limites extrêmes où toute propriété périt et où succombe toute liberté ! Voilà le dommage moral. Quant au dommage matériel, que ces ingérences abusives produiraient pour la classe ouvrière, le moindre qu’on puisse prédire, est l’échec de ces entreprises. Pour réaliser une telle œuvre d’une manière un peu complète, c’est-à-dire pour loger tant de milliers de familles, il faudrait que les pouvoirs mis en jeu remportassent une victoire tellement complète sur tous les principes du droit public moderne, sur les vérités les mieux établies de l’économie politique, comme sur les intérêts les plus immédiats, que rien de tel ne semble à prévoir. Il faudra donc supposer seulement que ces pouvoirs se borneront à prendre une partie de l’œuvre à leur compte. Alors, on doit le dire avec la même assurance, ils n’aboutiront qu’à la faire manquer. Ce qu’ils feraient ne servirait qu’à décourager les libres entreprises du même genre. Bien plus : la seule crainte d’une concurrence des autorités qui disposent de la force et de l’impôt, suffirait à paralyser toute action des individus. Au lieu de constructions successives se mettant peu à peu en rapport avec les besoins qui les réclament, on aurait la disette des maisons ouvrières comme résultat de cette sorte de crainte. C’est ainsi que les achats de blé par les gouvernements n’ont réussi souvent qu’à écarter le commerce privé et à empêcher les approvisionnements.

En s’opposant à une extension illégitime des pouvoirs publics, on ne leur refuse pas toute intervention dans cette question des logements d’ouvriers, pourvu qu’elle ne s’écarte pas de leurs attributions naturelles et de leurs vraies aptitudes. Il y a des autorisations nécessaires et des règlements de police et de voirie qui leur reviennent de droit. Devra-t-on pousser même la doctrine de l’abstention jusqu’à prétendre que les pouvoirs publics puissent rester indifférents et inertes devant des questions qui intéressent d’une manière si capitale et souvent si urgente la moralité et l’humanité, disons aussi la sécurité publique ? Non. La loi de la solidarité sociale apparaît ici sous plus d’une forme qu’il n’est pas possible de contester. La question, tout individuelle et toute locale d’abord en apparence, revêt de plusieurs façons le caractère d’un intérêt collectif. Elle le revêt lorsqu’on voit chaque année les épidémies les plus destructives ayant leur centre, et leur point de départ dans les quartiers malsains se répandre de là dans les parties les plus salubres de nos villes et y porter leurs ravages. Elle prend encore le même caractère lorsqu’on voit la communauté tout entière menacée par la contagion des vices et souvent atteinte par les causes de criminalité que ces milieux développent. La race n’est pas moins compromise par ces foyers d’infection. On pourrait recueillir des preuves de sa dégénérescence qui rappellent celle qu’un régime manufacturier encore au début révélait vers 1836, lorsqu’on signalait des cas nombreux de faiblesse, d’infirmités, d’abaissement de la taille, qui s’imposaient comme des causes d’exemption au recrutement militaire.

Mais, sous ces réserves, on n’obéit pas à un vain esprit de système, à un aveugle entêtement pour la maxime du laisser faire, lorsqu’on déclare que dans cette question des habitations ouvrières la solution véritable est dans la libre et large application de l’initiative individuelle. La force d’impulsion est là, voilà ce qu’il faut savoir ! La puissance d’organisation y est aussi. Tout ce qui s’est fait jusqu’ici en porte témoignage. Mais il ne suffit pas de proclamer en termes généraux la fécondité de cette initiative et de cette action, on doit indiquer les modes par lesquels on les voit se manifester. Il en est deux d’abord qu’il importe de distinguer. L’initiative peut prendre et elle prend la forme du dévouement de l’individu à son œuvre, et de donations entièrement désintéressées. L’initiative privée peut prendre, en second lieu, et elle prend la forme de l’entreprise qui se propose un profit légitime. On a raison de ne répudier aucune de ces expressions de l’initiative privée. N’hésitons pas à en faire la déclaration sans craindre d’être accusé de sécheresse ou d’injustice : les libéralités sans espoir de rémunération ne sauraient tout faire, ni même avoir la principale part dans une œuvre aussi considérable. Mais que ce ne soit pas là une raison pour rabaisser le zèle de la charité, soit qu’elle garde son nom marqué du sceau de la religion, soit qu’elle s’appelle bienfaisance ou philanthropie. Elle a ici un rôle fécond. N’oublions pas surtout qu’elle est le lien vivant entre les classes. C’est un point de vue qu’aucune préoccupation ne saurait effacer, et c’est avec autant de raison que d’opportunité qu’une voix, partie aussi du sein de cette Académie, invoquait le Devoir social dans cette œuvre de régénération[5]. Ce devoir a été rempli de diverses manières. Des médecins, des publicistes ont apporté le concours désintéressé de leurs enquêtes[6]. Une œuvre de propagande à laquelle contribuent des sociétés savantes, des associations philanthropiques et des orateurs de premier ordre s’est organisée. Des fondateurs de maisons en surveillent eux-mêmes la construction avec une attention pleine de sollicitude. Et comment ne pas rappeler ici l’exemple de cette femme animée de ce généreux esprit de réforme, miss Octavia Hill, qui réussit, en Angleterre, à donner des habitudes de propreté aux pauvres habitants des maisons qu’elle se charge d’administrer, et ces habitants ne sont pas au nombre de moins de trois mille ! Le nom du capitaliste qui a avancé les premiers fonds, M. Ruskein, ne doit pas, bien entendu, être séparé de celui de cette femme si intelligente, et d’une si rare énergie. Les résultats matériels attestent à quel point est grande la part qu’occupent de libérales donations dans cette œuvre des habitations ouvrières qui a pris des développements si étendus en Angleterre depuis la première impulsion qu’elle a reçue du prince Albert, il y a plus de quarante ans. Le nom de Peabody est déjà historique dans cette matière. Lorsque, tenant la parole qu’il s’était donnée de consacrer aux pauvres la plus grande partie de ses biens, s’il faisait fortune, ce généreux Américain allouait à l’œuvre des populations ouvrières une somme de douze millions cinq cent mille francs, il faisait faire à la question de ces logements un pas tel qu’il n’y avait rien de comparable dans ce qui avait eu lieu jusque-là. S’il est vrai de dire que c’est là une exception, et qu’il y a de fortes raisons pour qu’elle ne risque pas de devenir très fréquente, surtout en France, où l’on est moins riche, notre pays peut citer néanmoins d’admirables exemples du même genre, et n’est-ce pas hier même qu’une magnifique dotation de six cent mille francs, faite par un simple particulier[7], attestait une fois de plus qu’il ne manque pas en France d’hommes qui savent s’éprendre du bien public sous ces formes populaires, sans y chercher les profits que donne la popularité à ceux qui la courtisent.

Le second mode de l’initiative individuelle, dans lequel nous avons dû reconnaître aussi le plus efficace en raison de l’étendue de l’œuvre, est l’entreprise privée, c’est-à-dire la spéculation. Qu’on ne se laisse pas prévenir défavorablement par ce mot. Nous ne le savons que trop : il y a eu des spéculateurs scandaleux qui ont abusé de la nécessité où est l’ouvrier de se loger pour élever de misérables bâtisses qui ne faisaient qu’ajouter au mal et dont les entrepreneurs ont tiré des revenus exorbitants. S’il est permis d’invoquer des chiffres, nous dirons que ce n’est pas, comme dans ce dernier cas, 12%, mais à peine le quart dont se contente la spéculation honnête et dont elle peut se contenter. Elle n’a pas demandé davantage pour couvrir Londres et ses environs d’habitations ouvrières sur les modèles les plus divers, et pour semer par milliers de riants cottages dans des plaines naguère désertes. N’est-il pas à remarquer que l’association a réussi où les municipalités ont rencontré des échecs ! À Glasgow, les efforts du pouvoir municipal sont restés vains dans la tentative de construire des logements à bon marché. Au contraire, l’œuvre des Building-Societies a été considérable, et l’on cite d’autres associations qui y coopèrent. On a fait le compte de ces milliers de familles installées d’une manière plus saine et plus commode, à des prix accessibles pour l’ouvrier laborieux, et on ne reçoit dans ces maisons que ceux qui offrent des garanties de bonne conduite et de solvabilité.

En reconnaissant que l’Angleterre ouvre la marche, on n’oubliera pas d’autres pays : on peut mentionner les nombreuses habitations du même genre qu’on trouve aux portes de Vienne, de Bâle, de Genève, de Zurich, de Bruxelles, d’autres villes en grand nombre. Le mouvement est Européen et s’étend jusqu’en Amérique. Mais nous pensons surtout à la France. Les lacunes que nous avons signalées ne doivent pas laisser croire que rien n’y a été fait. Il faudrait énumérer les habitations ouvrières construites par de grands manufacturiers et par de puissantes compagnies, et enfin par les capitaux privés, récemment même, dans les villes en tout ou en partie habitées par les populations ouvrières, à Bordeaux, à Nantes, à Nancy, au Havre, etc., etc. Àla porte de Paris, on voit s’accomplir la même œuvre. On peut considérer qu’elle a reçu en ces derniers temps une impulsion toute nouvelle, que rien n’arrêtera si les idées fausses auxquelles nous avons fait allusion n’y mettent pas obstacle. Elle seules pourraient compromettre des solutions qui restent soumises à ces principes qu’on ne peut méconnaître sans s’exposer à des déceptions et à des souffrances. En entrant dans la question elle-même, au-delà des strictes obligations que nous imposait notre devoir de rapporteur, nous n’avons pas eu d’autre objet que de le démontrer. Il nous reste à voir comment elle a été comprise et traitée par les concurrents.

IV

Une question qui touche de tant de manières aux intérêts moraux de la société et particulièrement de la classe ouvrière, ne pouvait manquer d’appeler l’attention de l’Académie. Elle avait fait figurer dans ses programmes le paupérisme sous toutes ses formes. La question des logements d’ouvriers devait avoir son tour. On vient de voir qu’elle était posée depuis assez longtemps devant l’opinion publique pour permettre aux concurrents de travailler sur des matériaux considérables, tout en leur laissant encore beaucoup à faire. Les faits à grouper, les principes à déterminer, les conclusions à établir, et, dans une certaine mesure, les moyens d’exécution à indiquer comme les plus propres à mettre les habitations en rapport avec l’objet qu’on se propose, c’était là assurément un champ suffisamment étendu, ouvert à des études qui pouvaient encore conserver leur caractère propre et avoir leur mérite original. Ce champ risquait même d’être trop vaste, en raison de la diversité des aspects que le problème présente. Aussi la Section de Morale, en vous proposant de mettre ce sujet au concours pour le prix Bordin, avait-elle eu soin de le circonscrire, en le limitant aux rapports qu’il offre avec l’esprit de famille. Un tel programme, qui marquait l’unité du sujet, semblait fait pour prémunir les concurrents contre leurs propres écarts. Ils ne pouvaient que gagner à se maintenir dans ces bornes, même au point de vue de la composition, en donnant à leur œuvre les mérites de la méthode et en la rendant aussi par là plus vivante et plus efficace. Nous regrettons qu’en général ils ne l’aient pas suffisamment compris, et qu’ils se soient trop souvent attardés aux descriptions, aux détails ou à des dissertations qui ressemblent à des hors-d’œuvre. Ils ont semblé se proposer de faire passer dans leur travail tout ce qu’ils savent sur les logements d’ouvriers, c’est-à-dire tout ce qu’ils ont pu voir et lire. C’était plus qu’on ne leur demandait. Par une conséquence naturelle, si la science surabonde dans ces Mémoires, l’art y fait assez fréquemment défaut. Ce manque de relief et d’unité dans la manière de traiter une question qu’il s’agissait de mettre en tout son jour, en éliminant les éléments parasites ou accessoires, enfin d’autres imperfections dans un travail qui encourt moins cette critique, ne nous ont pas permis de vous proposer de décerner le prix. Mais je dois me hâter de dire que plusieurs Mémoires offraient des mérites très sérieux. Aussi n’avons-nous pas hésité à en faire l’objet de récompenses dont les auteurs de ces travaux pourront justement s’honorer.

Sur six Mémoires envoyés au concours, la Section de Morale en a retenu trois. Elle ne pouvait s’arrêter longtemps sur les numéros 2 et 3, trop insuffisants dans leur brièveté. Le Mémoire numéro 4, sans être dépourvu de qualités, devait être exclu par le même motif. Le Mémoire numéro 1, au contraire, nous frappait par son étendue et par une grande connaissance du sujet. Ce Mémoire n’a pas moins de 1 245 pages d’une écriture assez fine et serrée. Dans ce travail substantiel, l’auteur se montre au courant de tous les éléments de la question des logements d’ouvriers. Rien ne semble avoir été oublié par lui dans ce vaste répertoire. La statistique s’y développe encore avec une abondance de faits et de chiffres qui se prête difficilement à l’analyse, faute de pouvoir être ramenés toujours à quelque point central. On a là tout un traité, un peu diffus peut-être, mais où l’ordre pourtant ne manque pas. De même que dans ces expositions qui frappent par l’étalage de richesses un peu encombrantes, on croit d’abord à une certaine confusion, puis on finit par s’apercevoir que  tout est assez bien à sa place. Mais nous avons été forcés de reconnaître que dans ce savant Mémoire, la partie morale est insuffisante. L’auteur y touche sans doute, mais il n’y pénètre pas assez. Ce n’en est pas moins l’œuvre d’un esprit positif, avisé, judicieux. Il n’était qu’équitable de faire une part à ce travail consciencieux et considérable qui donne toujours lieu de s’instruire, sans qu’on soit jamais exposé à s’égarer.

À ce Mémoire nous avons préféré toutefois le Mémoire n° 5. Il forme 428 pages, étendue très suffisante pour traiter avec plénitude le sujet mis au concours. Il est vrai de dire aussi de ce travail qu’il ne traite pas le sujet d’assez près et qu’il paraît s’en écarter plus d’une fois en donnant une place excessive à différents côtés de cette question si multiple dans ses aspects. Ce ne sont pas toujours ceux sur lesquels il y avait lieu de s’étendre le plus. On ne peut d’ailleurs qu’être frappé de cette compétence si étendue, et, en particulier, de cette entente peu commune de tout ce qui regarde la construction et les conditions hygiéniques et architecturales des maisons d’ouvriers : conditions que le Mémoire n°5 cherche, dans toutes les combinaisons qu’il examine, à approprier à l’habitation de la famille ouvrière. L’auteur prend soin d’écarter ce qui pourrait compromettre les mœurs et créer de dangereux voisinages. Soucieux de constituer l’indépendance, et, comme nous l’avons dit, la personnalité de la famille, il s’efforce de la garantir par un bon aménagement des habitations. On ne trouverait qu’à louer dans ce dessein bien marqué, si les développements techniques n’allaient par trop au-delà de ce qui était nécessaire.

Artibuset scientia : telle est la devise adoptée par ce Mémoire n°5. En effet, on ne saurait rencontrer plus de preuves réunies et concluantes qui montrent à quel point la question, pour être résolue, a besoin de s’éclairer de la science et de recourir à des arts de diverse nature. L’auteur aurait dû se dire que la morale, dans un tel sujet, est au premier chef une de ces sciences, un de ces arts dont il convient d’avoir le secret et le maniement. Il nous a fait toucher du doigt tout ce qui doit concourir pour bâtir la demeure où la famille s’abrite, il ne nous fait pas assez pénétrer dans l’intimité des hôtes qui l’habitent, et ne rend pas assez sensible cette communication qui s’établit entre l’homme et la demeure. On voudrait voir en un mot, par des images plus parlantes, ici les maladies, le vice et la souffrance, et là, au contraire, dans cette habitation transformée, la santé, l’honneur, le travail, et cette part de bonheur qui s’attache à un intérieur régulier et sujet à moins de causes de désunion. Pourquoi ce même Mémoire, qui débutait en nous faisant entrer dans une famille ouvrière aux prises avec le logement insalubre, s’est-il tant hâté d’abandonner cette piste pour ne plus faire ensuite aux considérations qui se rapportent à l’ordre moral qu’une part trop subordonnée ?

Le Mémoire n°5 a surtout une valeur pratique. C’est une sorte de guide et de manuel pour les personnes ou les associations qui veulent bâtir des habitations ouvrières. Aucun des systèmes de construction n’échappe à un attentif examen. Les avantages et les inconvénients de chacun d’eux sont pesés et mis en présence. Quand un mode, inférieur en lui-même, doit être néanmoins adopté, en vertu de certaines circonstances, on peut voir quels sont les moyens d’en atténuer les défauts. Les conditions économiques sont indiquées avec non moins de soin que les conditions physiques. Prix des matériaux, prix des constructions, prix des logements, rien ne fait défaut, et si quelque chose y manquait, les sources où l’on peut se renseigner forment elles-mêmes l’objet d’un travail à part. Un tel ouvrage est fait pour propager l’œuvre des habitations ouvrières, et, à ce titre, il répond aux vœux de notre programme. On y trouve les preuves que cette œuvre bienfaisante peut être aussi une œuvre rémunératrice. Nous avons fait entendre qu’il n’y avait pas lieu de s’affliger ici de ce mélange de philanthropie et de calcul. Ajoutons même qu’on doit se réjouir de voir ceux qui ne possèdent qu’un modeste revenu mis ainsi en état de s’associer à une œuvre si salutaire.

Nous ne quitterons pas le même Mémoire sans remarquer à sa louange que, malgré la hâte d’arriver à des résultats, il ne veut pas les précipiter par une action envahissante des pouvoirs publics. Le caractère pratique que nous lui avons reconnu nous servira d’excuse si nous allons jusqu’à indiquer les vœux qu’il exprime. Il réclame une loi plus complète sur les logements insalubres et l’exécution sérieuse de cette loi ; il voudrait même que l’on concédât le droit d’expropriation aux sociétés ayant un capital effectif dépassant un million de francs, qui ont pour objet la constitution ou l’amélioration des petits logements. Le paiement des droits de mutation d’immeubles lors de la signature de la quittance définitive, et la réduction de moitié de ces droits pour les habitations d’une valeur inférieure à 5 000 francs, la simplification et la rapidité de la procédure relative à l’expulsion des mauvais payeurs, forment aussi l’objet de propositions qu’il s’attache à motiver. Aux communes, il demande une statistique qui fasse connaître la mortalité par quartiers, par étages, par maisons, le nombre des logements d’une grandeur insuffisante, l’accroissement des populations et des logements. Il demande en outre la réduction la plus forte possible des charges qui grèvent la petite propriété, la mise en viabilité de tous les passages qui sont communs à des propriétaires différents, le développement des moyens de communication entre les communes et leurs faubourgs. Il voudrait enfin la création d’un cours élémentaire d’hygiène, la mise au concours des moyens relatifs à la construction les mieux appropriés aux besoins des habitants, l’emploi d’une certaine portion de ressources de l’Assistance publique à l’amélioration des logements d’ouvriers. Mais, hâtons-nous de le dire, c’est à l’action individuelle, et surtout à la formation de Sociétés qu’il est fait appel dans ce Mémoire pour une œuvre qui demande à l’autorité publique plutôt des facilités et des allégements qu’une initiative ou des subsides exposés à faire concurrence aux entreprises particulières.

En définitive, le Mémoire n°5 se soutient bien dans son ensemble. L’exposition est claire. On ne pouvait demander davantage à un travail conçu sur ce plan, travail d’ailleurs, d’une grande précision, mûri par l’observation et l’étude, et qui porte avec lui la conviction, comme pourrait le faire une œuvre de propagande.

Lorsqu’on parcourt l’ordre des chapitres d’un autre mémoire réservé, qui porte le n° 7, on se sent incliné à croire que l’on tient ce travail dont l’Académie avait indiqué le programme. On se convainc de même à la lecture, qu’il a eu le mérite d’attacher à la partie morale sa juste importance et d’y toucher plus d’une fois d’une manière heureuse. Par là, un avantage assez marqué lui eut été assuré sur ses concurrents, si l’exécution avait été toujours mieux en rapport avec cette conception exacte des conditions du sujet. Malheureusement on croit sentir trop fréquemment les marques d’une précipitation involontaire sans doute. L’expression n’a pas toute la force, ni les développements, toute la sobriété qu’on voudrait. Nous l’avons d’autant plus regretté que le caractère moral du travail comportait toutes ces qualités de style qu’on était moins tenu d’exiger d’écrits plus purement économiques ou statistiques. Nous n’en avons pas moins beaucoup à louer dans cette étude. On peut se faire une idée des sentiments qui animent l’auteur par sa devise qu’il emprunte à lOuvrière, de M. Jules Simon : « Le problème à résoudre est celui-ci : sauver l’ouvrier par lui-même. » Cette formule pose nettement le principe de l’initiative, ou tout au moins de la participation active de l’intéressé, qui, s’il ne peut tout faire, doit au moins s’aider lui-même. Tel est le principe que l’auteur oppose à ces systèmes qui mettent le bonheur des populations ouvrières à l’entreprise, et qui croient pouvoir remplacer par des organisations mécaniques la force morale. Nous félicitons aussi l’auteur d’avoir fait justice de cette thèse radicale qui consiste à prétendre que les logements insuffisants, défectueux, et d’un prix élevé sont pour l’ouvrier une conséquence de l’état social, à laquelle il ne peut échapper que si cet état est changé de fond en comble. Une pareille thèse serait faite pour décourager tout effort en mettant les plus désirables réformes à la merci d’irréalisables utopies. Heureusement, on a pu le voir, les moyens qui permettent ce genre d’amélioration ne sont pas inconnus à la société moderne. Elle les a mis en œuvre plus d’une fois avec succès. Ils s’appellent la liberté, la responsabilité, la propriété individuelle, le secours mutuel, sortes de leviers que les utopies les plus inventives ne sauraient remplacer par aucun équivalent. Au premier rang de ces ressorts puissants, l’auteur place la famille, sans laquelle il montre que l’énergie individuelle risque de rester sans vigueur et sans persévérance, et la prévoyance elle-même d’être sans lendemain. À un milieu qui lui est mortel, il lui faut donc s’efforcer de substituer un autre milieu qui l’épure et la vivifie.

On se demandera toutefois si, en parlant avec une juste sévérité de ces panacées qui relèvent de l’esprit de chimère ou des calculs intéressés d’une fausse popularité, il n’a pas un peu exagéré la confiance dans la solidité à toute épreuve du bon sens populaire. Il le regarde comme étant aussi inébranlable aux sophismes du socialisme, que l’est « le rocher aux coups de la vague qui l’assiège ». Il est difficile de ne pas trouver une telle comparaison un peu ambitieuse. Qu’on pense avec l’auteur qu’il est peu vraisemblable qu’une nation tout entière se laisse entraîner par des théories aussi inapplicables que celles du communisme ou du collectivisme, rien de mieux. Mais peut-on oublier qu’il est un socialisme moins absolu, comme est le socialisme d’État, dont la séduction et les chances de succès paraîtraient peut-être moins complètement invraisemblables à un esprit moins confiant ! L’auteur n’est pourtant pas très optimiste d’une manière générale. Nulle part peut-être mieux que dans son Mémoire, on ne voit combien la raison populaire a besoin d’être cultivée et fortifiée. Dans aucun des Mémoires présentés au concours, la nécessité de l’instruction et de l’éducation morale n’a été en effet marquée avec autant de force, lorsqu’il signale l’état défectueux de l’esprit de famille sous deux faces différentes, le célibat qui en est l’absence, et la corruption de la famille elle-même sous l’empire de différentes causes qu’il a bien su démêler. Il ne croit pas qu’en général le célibat soit bon dans la classe ouvrière. On objecte que l’ouvrier isolé est mieux en état de soutenir ce qu’on appelle la lutte pour l’existence. Il n’est pas douteux en effet que la famille, quand elle est trop nombreuse, ne soit souvent une charge bien lourde pour l’ouvrier. Cette raison suffit-elle pour qu’on veuille l’écarter du mariage ? Il y a d’autres charges que la famille, tels sont les vices, et, à défaut de la vraie famille, le concubinage entraîne les inconvénients qui accompagnent quelquefois le mariage, et présente en outre tous ceux qui lui sont propres, et ils sont tout autrement graves ! Ce sont ceux-là mêmes qui résultent d’une position irrégulière pour l’homme, pour la femme et pour les enfants. On dit que la famille apporte à l’ouvrier un supplément de charges. Que n’ajoute-t-on aussi qu’elle lui apporte un complément de forces morales contre des tentations auxquelles il est très difficile au célibataire d’échapper ! L’auteur insiste sur les malheurs de ces unions dites libres et qui, particulièrement dans la classe ouvrière, sont faites pour l’homme d’une indépendance malsaine et pour la femme d’une abjecte servitude. Une naturelle conséquence de ces unions est la quantité, on peut dire effrayante, des naissances illégitimes dans les grandes villes, où la population ouvrière est nombreuse. Combien n’est-ce pas sensible à Paris, où un tiers des enfants naît hors mariage ? Or, une grande partie de ces enfants retombe à la charge de l’Assistance, et combien deviennent un péril pour la société ? L’auteur signale la dépopulation comme un autre signe de l’affaiblissement du sentiment moral dans la famille. Elle est l’effet fréquent d’un calcul intéressé dans les familles régulières, beaucoup moins fréquent chez les ouvriers, mais elle a aussi pour cause le libertinage qui résulte de ce que beaucoup de filles du peuple sont enlevées par la séduction ou par l’habitude du vice à l’honnête existence qu’elles auraient menée, si elles avaient eu la famille pour sauvegarde dans leur jeunesse, et si ensuite elles étaient devenues épouses et mères. La part de responsabilité des logements défectueux est faite par l’auteur avec discernement ; mais il se garde aussi de l’exagérer. Il n’ignore pas qu’on trouve des familles honnêtes dans ces taudis, de même qu’il y a quantité de mauvais ménages fort convenablement logés. Il attribue le mal à d’autres causes que les causes matérielles, et il signale d’autres remèdes tout en insistant sur le perfectionnement des habitations. Il accuse les doctrines d’athéisme, les idées d’irresponsabilité morale qui dégradent la famille et y portent avec la perte du respect, l’esprit de révolte. La famille n’en est pas moins la meilleure digue, quand on parvient à la préserver elle-même, contre ces doctrines et leurs effets pernicieux. Où l’ouvrier peut-il mieux apprendre qu’une autorité est nécessaire, et que rien, pas même le plus pauvre ménage, ne peut durer que par la pratique des devoirs réciproques ? Où trouver un plus efficace préservatif contre les idées anti-sociales ? Nous pouvons le dire en toute assurance : il y a une chose qu’on ne verra jamais, c’est une population ouvrière, formée de bons pères de famille, ayant la conscience de leurs devoirs et de leurs droits, adoptant pour devise la trop fameuse formule : Ni Dieu ni Maître.

On ne saurait s’étonner qu’un auteur si pénétré de la forte doctrine morale de la responsabilité ne fasse aucune concession aux théories qui désintéressent l’individu de sa propre destinée. Peut-être même s’est-il laissé parfois entraîner un peu loin par l’antipathie que lui inspire toute intervention de l’assistance publique. Assurément, la préférence qu’il accorde aux secours à domicile sur les hôpitaux est fondée, toutes les fois que ce mode est possible, mais il ne l’est pas toujours, et nous n’hésitons pas à affirmer que la mesure est dépassée dans cette dure critique des hôpitaux qui remplit un trop long chapitre. Au reste, nous nous abstiendrons de présenter une analyse des autres parties du Mémoire, qui nous obligerait à rentrer dans ce que nous avons dit au sujet des autres concurrents.

Le Mémoire n° 7, sans être aussi complet sur l’appréciation des habitations à construire, n’en dit rien qui ne témoigne d’une judicieuse compétence. L’élévation des sentiments, jointe à un constant esprit de sagesse, l’étude poursuivie avec justesse, et plus d’une fois avec pénétration, de quelques-uns des côtés du sujet, assurenten définitive, à ce Mémoire, un des rangs les plus honorables dans ce concours.

La diversité des mérites des travaux envoyés au concours, et il faut ajouter celle même des défauts, pouvaient rendre la fixation des rangs embarrassante. Un examen attentif n’a laissé place à aucune hésitation, et la section a arrêté de la façon suivante les propositions qu’elle soumet à l’Académie :

Elle propose d’accorder :

1° Au Mémoire n° 1 une médaille de 500 fr.;
2° Au Mémoire n° 5 une médaille de 1 000 fr.;

3° L’attribution d’une médaille de valeur égale au Mémoire n° 7.

Ces conclusions sont adoptées.
Les auteurs se sont fait connaître.
L’auteur du Mémoire n° 1 est M. Antony Roulliet, publiciste.
Le Mémoire n° 5 a pour auteurs MM. Muller et Cacheux.

L’auteur du Mémoire n° 7 est M. Charles Bertheau, docteur en droit, procureur de la République à Romorantin.

______________

[1] Nous citerons au premier rang le livre de M. Raffalovich : Les logements de louvrier et du pauvre.

[2] Dès 1848, l’initiative de projets ayant pour but l’assainissement et la création de maisons faites pour loger les ouvriers a été prise dans l’Assemblée nationale par MM. de Vogue et de Melun.

[3] M. Raffalovich, p. 226.

[4] M. Raffalovich, p. 228.

[5] M. Georges Picot : Un Devoir social et les Logements douvriers.

[6] Nous avons cité tout à l’heure le livre de M. Arthur Raffalovich, il faudrait citer aussi les enquêtes parlementaires et les excellentes études des docteurs du Mesnil, Marjolin, J. Rochard, auxquels on pourrait joindre les noms d’autres écrivains qui ont puissamment contribué à éclairer cette question, et à l’avancer.

[7] M. Michel Heine, en son nom et en celui de son frère défunt.

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