L’assurance obligatoire des ouvriers contre les infirmités et la vieillesse. Deuxième article (8 décembre 1888)

En 1888, Bismarck introduit en Allemagne un système d’assurance obligatoire contre les infirmités et des pensions de retraites. Ce dernier système, surtout, est plein de désillusions et de périls futurs, alerte Paul Leroy-Beaulieu. À la place des pensions de retraites fournies par les entreprises et les sociétés de prévoyance, l’État installera un système plein de déceptions et de travers financiers. L’engrenage est tellement à redouter dans ce domaine, que pour Leroy-Beaulieu, il vaut mieux que l’État s’abstienne tout à fait, et qu’il laisse fonctionner les retraites privées. 

L’assurance obligatoire des ouvriers contre les infirmités et la vieillesse. Deuxième article, L’Économiste Français, 8 décembre 1888.


L’ASSURANCE OBLIGATOIRE DES OUVRIERS CONTRE LES INFIRMITÉS ET LA VIEILLESSE.

(Deuxième article.)

Le projet de M. de Bismarck que nous exposions ici, il y a huit jours, nous paraît soulever les objections les plus graves. Il a le premier vice d’être absolument illusoire et décevant : il promet et il ne tient pas. L’État déclare solennellement que tous les ouvriers, il devrait plutôt dire, dans son hypothèse, tous les citoyens, ont le droit positif à une vieillesse garantie contre le besoin, à une vie garantie contre le dénuement que peuvent amener les infirmités. S’il ne fait pas cette déclaration d’une manière explicite, il la fait implicitement. D’un bout à l’autre de l’Empire, sinon à la première heure, du moins après peu d’années, tout le monde conclura de la loi actuelle, si elle est votée, à un droit positif de l’ouvrier contre le patron, d’une part, et contre l’État, de l’autre.

Or, cette croyance que la loi va répandre dans toute la nation, quelle satisfaction réelle se propose-t-on de lui donner ? L’État, par les cotisations jointes des patrons, des ouvriers et de la nation, assurera à chaque ouvrier une pension variant de 90 à 210 fr. à partir de 70 ans. On croit rêver en lisant ces chiffres : quoi ! à partir de 70 ans, est-ce que cela est sérieux ? Vaut-il la peine d’aller éveiller tant d’espérances ? Mais à 70 ans la plupart des ouvriers sont morts : bien avant soixante-dix ans, vers la soixantaine, à coup sûr à partir de 65 ans, l’immense majorité des ouvriers ne peut fournir qu’un travail nominal. Voyez-vous un couvreur de 65 ans, ou un marin de 67 à 68 ans, ou un tailleur de pierre, un manœuvre même de cet âge ? Le telum imbelle sine ictu, de Virgile, ne s’applique pas qu’aux guerriers. Certes, il est quelques ouvriers qui peuvent durer jusque-là ; il en est d’autres auxquels on peut trouver quelque menue besogne pour les occuper et leur procurer un mince salaire. Mais la plupart des ouvriers, dans toutes les professions, ne peuvent tenir jusqu’à 70 ans.

Jetons un coup d’œil sur l’âge des pensions de retraite des fonctionnaires de l’État. D’après un tableau publié par notre Bulletin de Statistique (du ministère des finances), l’âge moyen des fonctionnaires admis à la retraite, en 1886, était de 57 ans et 4 mois ; dans certains ministères il tombait beaucoup plus bas : dans celui de l’intérieur, il était de 55 ans et 5 mois ; dans celui de l’instruction publique (partie active), de 55 ans 1 mois ; dans celui des finances (partie active) de 53 ans 5 mois. J’admets que le relâchement de l’administration et la méthode sauvage pratiquée sous le nom d’épuration aient trop rabaissé l’âge de la retraite dans les services civils. On pourrait, on devrait revenir à la pratique suivie il y a vingt-cinq ou trente ans, en 1860 par exemple, quand l’âge moyen de la retraite était de 62 ans 2 mois, l’âge le plus élevé, comme moyenne, que l’on ait vu depuis 1854.

Vous croyez que les ouvriers ne feront pas la comparaison de l’ombre de retraite qu’on leur promet pour un temps où la plupart d’entre eux seront couchés dans le cercueil et de la réalité substantielle de la retraite que l’État accorde à ses fonctionnaires de tous ordres à un âge moyen qui, dans aucun pays, n’est fort au-dessus de soixante ans. Le projet de loi allemand ne sera pas en application depuis un an ou deux qu’il s’élèvera une irrésistible clameur chez tous les ouvriers pour que la pension qu’on leur a promise, dont on les a bercés, pour laquelle on leur fait des retenues sur leur salaire, leur soit payée à un âge raisonnable, vers la soixantaine : sinon la généralité des ouvriers seraient dupés, puisqu’on leur imposerait des sacrifices pour une époque tellement lointaine de la vie que la plupart d’entre eux n’auraient aucune chance d’y arriver.

Puis, que dites-vous de cette pension de 90 fr. à 210 fr. ? Qui peut vivre avec cela, même dans le hameau le plus écarté d’Allemagne ? Toute loi doit être sérieuse, cohérente, c’est-à-dire qu’elle doit pouvoir atteindre, au moins théoriquement, le but qu’elle se propose. Ici, le but, c’est de mettre l’ouvrier, dans ses vieux jours et dans ses infirmités, à l’abri du besoin. Pour y atteindre, il est clair que, même en Allemagne, il faudrait une pension d’environ 1 fr. par jour, tout au moins de 80 centimes par jour, soit environ 300 fr. par an. Ce devrait être là le chiffre habituel. Nous voyons chez nous les anciens petits fonctionnaires qui ont de ces pensions de 350 à 500 fr. geindre et se lamenter, multiplier les pétitions aux Chambres, mettre en mouvement les députés, menacer à chaque instant le budget d’augmentations nouvelles. Je jette les yeux sur le tableau des pensions en France : j’y cherche les catégories d’employés qui sont tout à fait infimes ; j’en trouve deux : les fonctionnaires de la partie active, par opposition à la partie sédentaire, du ministère des postes et des télégraphes ; c’est des facteurs principalement qu’il s’agit ; puis les fonctionnaires de la partie active du ministère de l’agriculture : ce sont les gardes forestiers, les éclusiers, etc. La retraite moyenne pour les premiers en 1886 est de 518 fr. ; celle des seconds est de 499 fr. Voilà des retraites qui, certes, n’apportent pas le contentement absolu, mais qui fournissent quelque chose de substantiel, un fonds qui garantit vraiment de l’indigence. Au contraire, la retraite allemande de 90 à 210 fr. laisse subsister la gêne, dans le cas de son maximum, l’indigence réelle dans le cas de son minimum. Cette espèce de gâteau de miel que le grand chancelier de l’Empire veut jeter dans la gueule du cerbère socialiste n’apaisera pas longtemps son appétit et ses clameurs.

Que se passe-t-il en France à chaque discussion du budget ? Une série de députés viennent les uns après les autres, par flatterie électorale, solliciter le relèvement des pensions de retraite des petits fonctionnaires. Nous en donnions la preuve dans un entrefilet de notre Revue économique de samedi dernier, sous le titre de Vive le déficit. Ce cri véridique était échappé à un jeune député, en présence de tous les amendements dans ce sens que la Chambre avait admis. Quand absolument tous les ouvriers auront droit à une pension de retraite, combien la pression ne sera-t-elle pas plus forte, tout à fait irrésistible ? À chaque renouvellement du Parlement le gouvernement et l’opposition rivaliseront de zèle pour abaisser d’un an ou deux l’âge de la retraite et pour en élever de 5 à 10% le taux moyen. Les hommes politiques, si grands qu’ils soient, sont atteints, sans le savoir, d’une grave infirmité, celle de la myopie : ils ne voient que ce qui est proche ; le développement des principes qu’ils posent, des mesures qu’ils adoptent, des lois qu’ils votent, leur échappe. Ils sont tellement enserrés dans le présent que leur regard ne va pas au-delà des quelques années prochaines. Ils jettent de tous côtés des germes et ne se doutent pas de l’énorme fructification qu’auront à la longue ces semences éparses.

La loi allemande est, en outre, incomplète par quelques côtés. On assure les ouvriers ; aussi ne voulait-on compter que sur 12 millions d’assurés ; mais les ouvriers, c’est-à-dire les salariés, ceux qui fournissent un travail régulier dans un même établissement, ou bien encore ceux qui s’adonnent aux tâches purement manuelles, ce n’est pas tout le peuple. Il y a des catégories de petits entrepreneurs, il y a même à l’extrémité inférieure des professions libérales, une quantité d’individus qui se trouvent dans une situation aussi précaire que celle des ouvriers de la classe élevée ou de la classe moyenne ; puisque l’État va faire des sacrifices pour ces derniers, il doit admettre au bénéfice de ses subventions tous ces petits travailleurs autonomes, intellectuels ou manuels. Aussi le nombre de 12 millions d’assurés, sur lequel on comptait et qu’on dit déjà devoir être porté à 14 millions, finira certainement par atteindre 17 ou 18 millions. Quand on fait une loi, il faut toujours avoir à l’esprit les extensions prochaines et même les extensions lointaines de cette loi.

Il n’est aucunes finances d’État qui puissent résister à un semblable régime. En France, les pensions civiles du l’État, qui ne montaient qu’à 23 823 000 fr. en 1853, qui atteignaient 29 882 877 fr. en 1869, ont coûté 58 762 040 fr. en 1886 et chacun prévoit qu’elles approcheront d’une centaine de millions dans les premières années du XXe siècle. Il y a là, certes, beaucoup d’imprévoyance et de gaspillage, qui en doute ? Mais une partie de cet accroissement est aussi dans le cours naturel des choses et des esprits, il en sera de même pour le projet allemand d’assurances obligatoires des ouvriers contre la maladie et les infirmités. Le projet allemand prévoit une charge de 195 millions de francs pour le service des retraites promises ; il n’est nullement exagéré de dire qu’on arrivera, sans doute, à 500 ou 600 millions ; certainement, d’ici un quart de siècle, il faudra abaisser cet âge décevant de 70 ans, relever ce chiffre dérisoirement modique de 90 à 210 fr. de pensions de retraite ; or, ce ne sera ni la cotisation des patrons, ni celle des ouvriers que l’on pourra augmenter, car le sacrifice imposé aux uns et aux autres ne peut être excessivement considérable ; ce sera donc uniquement la contribution de l’État. Au lieu du tiers que l’on a indiqué, la subvention de l’État sera graduellement amenée à être la moitié d’abord, puis les deux tiers. Il en est ainsi en tout pays : l’État parlementaire ou représentatif, l’État qui a affaire au corps électoral (même la puissante monarchie allemande est dans ce cas) ne peut résister à la poussée universelle, quand il a soulevé les universelles espérances et les universelles illusions. Le principe de l’abstinence absolue est ici de rigueur ; l’État peut s’abstenir de promettre des pensions de retraite à l’ensemble des ouvriers du pays : mais une fois qu’il a renoncé à cette abstention, il n’est plus maître de réduire à des chiffres infimes ni ces pensions, ni sa participation.

Les mécomptes qu’ont offerts l’assurance obligatoire sur les accidents et l’assurance obligatoire contre la maladie, depuis le peu d’années qu’elles fonctionnent, devraient éclairer les esprits qui sont libres de tout préjugé. L’application de la loi sur les accidents, par exemple, a entraîné en 1886 le paiement de 1 711 699 marks en secours ou indemnités et a coûté 2 324 299 marks de frais d’administration. L’application de la loi d’assurance contre les maladies a amené un développement énorme de ce que l’on appelle les simulations. Tandis que les sociétés autonomes de secours mutuels surveillent avec grande attention leurs membres, les nouvelles associations, qui n’ont pas le même caractère restreint, apportent à ce contrôle moins de vigilance : à plus forte raison en sera-t-il ainsi pour les infirmités. De ce chef, par la tolérance et le relâchement qui sont inévitables dans un pays démocratique, et tous tendent à l’être aujourd’hui, la charge de ces pensions dépassera singulièrement tous les calculs des sanctuaires, qui, eux, dans leurs cabinets, n’ont affaire qu’à des chiffres inertes, non à des hommes, dominés par le sentiment, par les recommandations, par les considérations électorales, etc.

Une autre conséquence grave de cette loi, ce sera de mettre des sommes énormes à la disposition de l’État ou des caisses officielles. Qu’en fera-t-on ? On achètera des titres de la dette publique ou l’on mettra cet argent en compte courant au Trésor : c’est-à-dire qu’on donnera à toutes ces sommes une destination passive. On les tirera de toutes les localités, de tous les hameaux, de tous les petits métiers, de toutes les petites industries, qu’elles eussent pu féconder, et on les emploiera simplement à grossir la dette de l’État. Car ces facilités pousseront l’État à accroître ces dépenses improductives : il en a été ainsi en France pour les caisses d’épargne. Si les dépôts à ces établissements n’avaient pas augmenté régulièrement de 200 ou 300 millions par année, si l’État n’avait pas été ainsi à même d’emprunter chaque année d’une manière presque occulte, en tout cas sans faire appel au public, il est probable que sa gestion eût été plus économe, au grand bénéfice du pays.

La loi projetée aura encore un autre effet, à la fois préjudiciable aux ouvriers, aux patrons, à la société tout entière. Elle diminuera le patronage libre, les institutions de philanthropie privée que la grande industrie, avec un zèle méritoire, commençait à multiplier dans la plupart des contrées industrielles. Dans notre France, presque toutes les grandes compagnies, presque tous les manufacturiers de premier ordre, avaient constitué différentes organisations de pensions de retraite ou de secours. Dans nos houillères, 28 812 ouvriers participent à des pensions et à des allocations diverses qu’on leur délivre bien avant cet âge de 70 ans, bien au-delà de cette modique somme de 90 à 210 fr. et souvent sans qu’ils aient eu de retenue à subir sur leurs salaires. On peut dire que des centaines de mille ouvriers en France sont dans ce cas, il en est de même, sans doute en Allemagne, d’une manière incontestable en Alsace. Avec le temps, par la force de l’exemple, ces institutions auraient embrassé toute la grande et la moyenne industrie et auraient fini même par gagner la petite. Or, quel serait l’effet de lois comme celles de l’État allemand ? c’est que peu à peu toutes ces institutions se réduiraient, disparaîtraient ou s’abaisseraient au type légal. L’État se chargeant de tout, formant un type d’assurances qui est non seulement uniforme, mais qui est obligatoire, chacun à la longue supprimerait les libéralités superflues. Ainsi beaucoup d’ouvriers y perdraient ; mais ce qui serait surtout atteint, ce seraient ces liens de cordialité entre les classes, liens résultant de secours librement donnés, affectueusement acceptés.

Il nous est donc impossible de considérer comme un progrès les lois d’assurances de M. de Bismarck. Nous y voyons la ruine assurée, à la longue, des finances publiques, la rupture de tous les liens de patronage existant actuellement entre les classes, l’asservissement des libertés individuelles. Ces lois, à notre sens, sont plutôt un expédient policier qu’un ensemble de mesures libérales et philanthropiques. Si l’Allemagne veut avoir, comme l’Angleterre, sa loi des pauvres, laissons-la faire et ne limitons pas. Quant à nous, développons nos institutions de patronage libre ; l’ouvrier s’en trouvera mieux ; mieux aussi le Trésor public ; la liberté n’y perdra rien, et la cordialité sociale y gagnera.

Paul Leroy-Beaulieu.

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