Intervention du 22 mai 1847 sur les caisses de secours ouvrières

Intervention du 22 mai 1847 sur les caisses de secours ouvrières

[Moniteur, 23 mai 1847.]

 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. La question de l’amélioration de la condition des classes laborieuses intéresse justement l’opinion publique, et, d’après les déclarations qui viennent d’être faites par les organes du gouvernement, le gouvernement lui-même en serait très préoccupé. 

Je ne veux pas douter de ses intentions, mais qu’il me soit permis de réunir ma voix à celle de l’honorable M. Glais-Bizoin, pour témoigner de la juste surprise que m’ont causée les paroles de M. le sous-secrétaire d’État de l’intérieur. 

Comment ! c’est dès 1840, et à une époque même antérieure, qu’une enquête a été ouverte sur la situation des classes laborieuses en France. En procédant à cette enquête, on avait bien raison ; c’était, en effet, le premier pas à faire dans cette carrière d’amélioration : la constatation des faits, l’étude sérieuse sur toutes les misères qui existent, sur leurs causes, sur les moyens qui sont les plus propres à y remédier, il faut le reconnaître, oui, c’était là le premier pas à faire dans la voie des améliorations. Mais comment ! depuis sept ans, le gouvernement se livre, dit-il, sérieusement à cette enquête, et il en est encore à attendre le complément des résultats ; en vérité, je ne puis pas croire qu’une pareille réponse soit faite sérieusement ; qu’un ou deux ans, trois ans même, par impossible, aient paru nécessaires au gouvernement pour obtenir des documents, mon Dieu ! je le comprendrais encore ; mais sept années ! Certes, si les fonctionnaires auxquels ces renseignements étaient demandés avaient su le prix que le gouvernement y attachait, si le gouvernement avait eu besoin de leur faire connaître d’une manière bien nette la sollicitude qui l’anime et dont il vient de nous faire entendre l’expression, je ne puis croire que ces agents eussent mis à l’accomplissement de leur devoir une pareille négligence, un pareil retard ; et quand je considère l’obéissance de ces agents, leur zèle et leur promptitude, lorsqu’il s’agit de certains devoirs politiques, j’ai peine à comprendre, je l’avoue, leur incurie en cette matière, après les excitations qu’ils auraient reçues de vous ; je me demande alors s’il n’y aurait pas eu quelques lacunes dans vos instructions sur ce sujet, ou bien, dans ces instructions, des termes tels, que ces agents aient pu croire que le gouvernement n’attachait pas à ses recommandations sur ce point le même prix qu’il met à l’accomplissement d’autres travaux administratifs moins conformes à la morale et aux lois. 

Maintenant le gouvernement, et j’aime à prendre aussi acte de ces paroles, dit qu’il veut la réalisation des améliorations qui sont indiquées par la pétition ; seulement, dit-il, ce sont des matières très délicates, qui ne peuvent pas être réglées seulement par le gouvernement central, et sur lesquelles des fonctionnaires de divers ordres, des corps délibérants de diverses natures, ont aussi à prêter leur concours. Je le sais ; mais cependant, est-ce que le gouvernement, tout en nous entretenant des améliorations qui ont déjà été faites, par exemple, dans les monts-de-piété, prétendrait soutenir qu’il n’existe pas encore, sous ce rapport, de monstrueux, d’odieux abus ? Comment ! des institutions de charité, présentées comme des institutions de crédit pour les classes pauvres, et qui prêtent au taux usuraire de 10, 12 et 15%, c’est-à-dire qui pratiquent l’usure, que les lois punissent, eux, établissements autorisés par la loi, eux, institutions du gouvernement ! Non, non ! ce ne sont pas là des institutions que vous puissiez couvrir ni de votre protection ni même de votre indulgence, et quand les abus sont signalés, quand ils sont évidents, quand les faits sont certains, quand vous les avouez, quand vous les reconnaissez, ce n’est pas timidement que vous devez en entreprendre le remède, mais vous devez vous joindre à nous pour les déplorer, pour les flétrir, et pour apporter à leur réforme tout le concours de la puissance publique. 

J’en dirai autant de beaucoup d’autres institutions dont on a signalé le vice, et qui appellent une non moins prompte amélioration. Assurément, je le reconnais, tout ce qui se fait en France pour les enfants trouvés, a toujours rencontré la bienveillance et la sollicitude du gouvernement ; cependant, est-ce que l’administration reconnaîtra par elle-même tout ce qu’il y a encore à faire dans cette voie pour arriver à un état de choses tolérable ? Je ne parle pas du mal à sa naissance, de l’enfant trouvé dans le moment où on le délaisse ; sous ce rapport on a peut-être, pour guérir le mal, fait à peu près tout ce qu’il y avait à faire ; ici l’abus est près du bien. Mais je parle de l’enfant trouvé parvenu à un âge un peu plus avancé ; quel est son sort ? Qu’a-t-on fait pour assurer sa vie après l’avoir sauvé ? Messieurs, la réponse à ces questions vous la trouverez dans nos prisons, dans nos bagnes, qui se recrutent principalement parmi cette triste population des enfants trouvés. 

Oui, les enfants trouvés sont abandonnés précisément dans le moment où ils auraient le plus besoin du secours et de la prévoyance de l’État. 

Puisque nous sommes sur ce sujet des améliorations sociales, qu’il me soit permis de demander au gouvernement ce qu’il a fait de certaines institutions qui ont été déjà plusieurs fois recommandées au gouvernement, et pour lesquelles il avait promis des projets de loi qui, aujourd’hui, paraissent tout à fait oubliées. Ainsi, par exemple, plusieurs fois dans les commissions de la chambre, dans les conseils mêmes du gouvernement, il a été question d’une institution de prévoyance extrêmement importante et dont personne ne conteste la gravité ; je veux parler de cette institution de prévoyance pour la classe laborieuse, qui a pour but d’assurer aux ouvriers des pensions de retraite dans leurs vieux jours. 

Si mes souvenirs sont exacts, le conseil de l’agriculture et du commerce s’était occupé de cette question, et avait à ce sujet adressé des recommandations au gouvernement qui avait promis d’en tenir compte, et cependant rien n’a été fait. S’agit-il d’une institution chimérique et pour laquelle l’expérience soit à faire ? On sait qu’en Angleterre, où il existe 12 000 sociétés de prévoyance de cette nature, 60 millions appartenant à la classe laborieuse sont déposés dans les caisses de l’État au même titre que dans les caisses d’épargne ; et le gouvernement anglais, en recevant dans les caisses de l’État les fonds de ces sociétés, qui ne peuvent exister légalement qu’à la condition de les y déposer, prête à ces institutions charitables le concours le plus efficace. 

Pourquoi donc en France, le gouvernement ne ferait-il pas la même chose ? Ce serait plus encore peut-être, que par les moyens qui ont été signalés tout à l’heure, entrer dans la voie des améliorations qui vous ont été indiquées. 

Vous le savez, Messieurs, les questions de l’industrie et du commerce sont les questions les plus importantes de notre temps. Ce n’est plus sur les champs de bataille que se livrent aujourd’hui les grands combats des peuples : le terrain où ils se rencontrent est celui de l’industrie, de la richesse et du travail, et, dans cette lutte, il y a des blessés et des morts. Autrefois on a établi des secours pour les invalides de la marine et de l’armée, aujourd’hui il faut songer aux invalides de l’industrie ; à mesure que des besoins nouveaux se font sentir et que de nouvelles misères se manifestent, il faut en chercher le remède ou au moins le soulagement. 

J’ai pensé que la chambre me permettrait d’ajouter ces explications à l’appui de celles qui ont déjà été produites en faveur de la pétition si intéressante de M. de Melun, et que personne d’ailleurs ne conteste. Je ne veux plus ajouter qu’un mot. 

D’un côté, on parle beaucoup de réforme, et de l’autre on dit : Mais il n’y a rien à faire ! Messieurs, placez-vous sur le terrain des réformes sociales, sans parler des réformes politiques, réformes que, pour mon compte, je ne crois pas devoir être négligées, auxquelles j’attache un très grand prix, parce que, à mon sens, c’est le seul moyen d’arriver aux réformes sociales : mais enfin placez-vous sur le terrain des réformes sociales ; oh ! je le reconnais, il y aurait beaucoup à faire, et vous ne seriez plus condamnés à entendre, de la part de vos propres amis, ces paroles importunes qui doivent longtemps encore retentir à vos oreilles : rien ! rien ! rien ! (Vive approbation sur plusieurs bancs.) 

M. LE SOUS-SECRÉTAIRE D’ÉTAT DE L’INTÉRIEUR. Je demande à répondre un mot à ce qu’a dit l’honorable M. de Beaumont relativement à la mendicité. Il s’est mépris sur mes paroles ; je ne me suis pas plaint du zèle des autorités qui sont directement sous l’action du ministre de l’intérieur ; je veux parler de la difficulté qu’on a eue dans les communes à faire comprendre ce qu’était un indigent, ce qu’était un mendiant. 

Ainsi il est arrivé que, dans telle commune, on a porté tous les habitants sur la liste des pauvres ; c’est un travail long et très difficile à exécuter. 

Je dirai un seul mot également à l’honorable M. Gustave de Beaumont sur les caisses de prévoyance des ouvriers. 

Il se trompe complètement sur les intentions du gouvernement : ces caisses existent ; le gouvernement désire qu’elles se propagent ; il y en a à peu près 500 dans Paris seulement ; mais le gouvernement croit qu’il faut leur laisser la liberté tout entière et que c’est à elles-mêmes à s’administrer. Nous ne pensons pas que le gouvernement doive mettre une main trop absolue dans ces sortes d’organisation ; c’est aux ouvriers eux-mêmes à prévoir ce qu’il adviendra dans leurs vieux jours. On favorise les caisses de prévoyance, on les encourage, mais on doit leur laisser la liberté de s’administrer elles-mêmes ; on ne peut prendre la responsabilité directe de leurs actes. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Voulez-vous me permettre, messieurs, d’ajouter un mot à ce que j’ai dit tout à l’heure pour répondre à l’honorable M. Passy ? 

Je suis parfaitement d’accord avec lui que les caisses de secours et de prévoyance des ouvriers doivent, autant que possible, être laissées à l’administration des ouvriers eux-mêmes, et j’admets avec l’honorable sous-secrétaire d’État qu’il est mauvais que le gouvernement intervienne trop dans ces sortes de questions, et qu’il vaut mieux au contraire laisser aux individus une plus grande part d’action. Je suis complètement de cet avis. 

Mais prenez bien garde, là n’est pas la question. Le grand concours de l’État ne consiste pas à se mêler de tout et à vouloir tout faire, comme fait malheureusement en France le gouvernement quand il se mêle de quelque chose. 

Au banc des ministres. On lui reprochait tout à l’heure de ne rien faire. 

M. GUSTAVE DE BEAUMONT. Mais le gouvernement de l’État consiste surtout à recevoir les fonds de ces sociétés, à leur donner la garantie de la caisse de l’État, de telle sorte que les pauvres ouvriers, quand ils donnent une cotisation quelconque en vue d’une éventualité à venir qui doit leur procurer sur la fin de leurs jours un secours ou une pension, soient certains que ces sommes ne seront pas dissipées et qu’une caisse infidèle ne fera pas disparaître le fruit de leurs économies. Le rôle de l’État doit être ici le même que pour les caisses d’épargne. Les caisses d’épargne ne s’administrent pas elles-même : elles sont administrées par des associations privées ; l’État reçoit les fonds ; et quand les individus ont besoin de leurs fonds, ils les demandent à l’État, qui les leur remet. De cette façon, il y a garantie à la fois pour l’individu, dont la fortune ne peut être mise en péril, et pour l’État, qui ne répond que de ce qu’il reçoit, et n’est point responsable des fautes d’une mauvaise gestion (Interruption.) J’entends dire que les sociétés de secours mutuels sont autorisées en ce moment à déposer leurs fonds entre les mains de l’État. Telle n’est pas la question. La question n’est pas de savoir si elles peuvent, mais si pour exister elles doivent faire ce dépôt. Je soutiens que, comme les caisses d’épargne, elles ne doivent être autorisées qu’à la condition d’avoir l’État pour caissier. Là seulement se trouve la véritable garantie. 

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