Le libéralisme face au miroir

Si les libéraux français veulent se faire une idée juste de l’histoire de leur tradition intellectuelle, ils doivent impérativement abandonner les préjugés qui se sont amoncelés et engager de front un réexamen.


Le libéralisme face au miroir

 par Benoît Malbranque

Recension de : Jean-Baptiste Noé, La parenthèse libérale. Dix-huit années qui ont changé la France, éditions Calmann-Lévy, 2018

La France, aussi frivole soit-elle, ne peut pas avoir enfanté la plus grande tradition de penseurs libéraux et n’avoir pas aussi appliqué elle-même, à un moment ou à un autre de son histoire, cet idéal de liberté, de propriété et de responsabilité individuelle. Toutefois, la question de savoir quelle période de l’histoire française peut à bon droit passer pour libérale, et a fortiori pour « l’âge d’or » ou « l’heure de gloire » du libéralisme, a de quoi intimider les chercheurs les plus hardis. Aussi, de même que quand David Hart et Robert Leroux intitulent leur anthologie des écrits libéraux français du XIXe siècle L’âge d’or du libéralisme français le doute m’accable et ne m’abandonne pas, de même dans ce récent livre de Jean-Baptiste Noé j’attends un argumentaire solide qui me prouve que la Restauration (1830-1848) fut « l’heure de gloire » du libéralisme et constitue bien « une parenthèse libérale » dans l’histoire de France. Au demeurant, lorsque l’on se remémore les critiques acerbes et parfois violentes que Frédéric Bastiat, un contemporain, adressait aux intellectuels et aux hommes politiques de son temps, ou lorsqu’on se souvient que dans le Paris de la Restauration, Cabet, Leroux, Fourier, Proudhon et même l’émigré Karl Marx ruminaient leurs paradoxes, alors on doute d’autant plus et on espère de forts arguments.

Malheureusement, ceux-ci ne viennent nulle part. L’auteur, qui n’est pas un spécialiste de l’école libérale française et qui, je crois, ne prétend pas l’être, nous propose plutôt une succession d’esquisses, qui ne peuvent intéresser que les novices. Son livre est un condensé, habile peut-être, de ce qui se dit et se lit partout, cela sans sources, sans notes de bas de page, et avec des approximations et des erreurs qui nuisent à la solidité de l’édifice.

Passe encore que sur la couverture, à la place de ce qui nous est présenté textuellement comme un portrait de Jean-Baptiste Say — lequel peut à la rigueur compter comme un auteur de la Restauration quoiqu’il soit mort en 1832 —, nous découvrions plutôt une caricature de la carcasse assez distincte de son petit-fils, Léon Say, telle que publiée dans le magazine Vanity Fair en 1880. L’erreur, je le reconnais, était facile à faire, car dans la famille Say on donnait volontiers à son fils un prénom qui rende hommage à un Say dont on regrettait la perte : ainsi Jean-Baptiste Say a-t-il appelé son fils Horace, en l’honneur de son frère disparu ; ainsi encore ici, le même Horace Say a-t-il appelé son fils Jean-Baptiste Léon Say, diminué en Léon par commodité. — On retrouve fréquemment le même type d’erreur pour Turgot, que l’on nous donne parfois comme Jacques Turgot, lui qui est né Anne-Robert-Jacques Turgot, et qui, dans sa correspondance avec Dupont (de Nemours), donne des preuves que son prénom usuel était plutôt Robert. (voir Œuvres de Turgot et documents le concernant, éd. Institut Coppet, vol. I, p.30)

Mais revenons à ce livre, et passons outre la figure de Léon Say mise à la place de son grand-père, car cette erreur est de peu d’importance. Il est plus notoire et plus grave que l’auteur se soit permis (p. 115-116) d’écrire que « les libéraux sont unanimement contre la colonisation ». Ce propos n’est justifié à aucune période historique et la Restauration en particulier n’y échappe pas : la colonisation fut et restera longtemps un sujet de discorde pour les libéraux français. J.-B. Noé mentionne d’emblée Tocqueville : je crois avoir montré dans un précédent article (Laissons Faire, n°26, octobre 2018) les ambivalences de sa position sur la colonisation, et je préfère n’y pas revenir. Je prendrais un autre cas, plus frappant, et par cela même plus convaincant, car qui prouve le plus prouve le moins, et je dirais ceci : Même au sein du Journal des économistes, réputé pour avoir porté la voix d’un libéralisme très orthodoxe, les partisans de la colonisation cohabitaient avec ses adversaires. Ne pouvant prouver mon propos avec satisfaction en tirant des citations pêle-mêle, dans divers volumes du journal, car on pourrait dire que j’assemble à ma guise une réalité fictive de mon invention, je me contenterai du tout premier volume du Journal des économistes, daté de décembre 1841.

On y lit, sous la plume de Charles Dunoyer, une critique de la colonisation : l’auteur de La liberté du travail (1830) — un classique, d’ailleurs, que J.-B. Noé, étrangement, ne mentionne pas dans son livre, pas plus que Charles Dunoyer lui-même — explique que cette colonisation que quelques-uns se proposent est pleine d’embuches et de déceptions futures, et qu’en somme ceux-ci s’y prennent de travers. « Ce n’est pas avec les populations de pacotille nées dans les grands centres industriels qu’on ira fonder au loin de nouveaux peuples » écrit-il[1].

Or un autre auteur influent, Louis Reybaud, le grand critique du socialisme, parle un tout autre langage dans ce même premier volume du Journal des économistes. D’après lui, « le principe des colonisations ne jouit pas encore, auprès des économistes, de toute l’estime qu’il mérite. » L’expatriation de populations européennes qui fondent de nouvelles nations est à encourager, dit-il, car il s’agit, pour citer ses mots, d’une « propagande de la civilisation contre la barbarie ». « Que de gloire ! s’exclame-t-il encore. Laisser partout son empreinte, sa langue, ses mœurs, sa nationalité, est une ambition digne d’un grand peuple, et cette tâche, que la nature semble lui avoir déléguée, ne saurait être désavouée par la science. » [2]

Trois ans plus tard, Gustave de Molinari, qui ne passe pas habituellement pour un socialiste de chambre, publiait une brochure sur les Moyens d’améliorer le sort des classes laborieuses dans laquelle il étudiait tour à tour trois moyens : la colonisation, les bourses du travail, et l’éducation professionnelle.

Sur la base de ces faits, que l’on pourrait multiplier à l’infini, il est pour le moins présomptueux d’affirmer que « les libéraux sont unanimement contre la colonisation ». Avec le recul, la colonisation peut nous inspirer de la honte et nous avons toutes les raisons de considérer en conscience que seuls ses adversaires s’étaient fait une idée juste de la liberté : mais ces sentiments n’excusent pas que l’on simplifie, que l’on travestisse l’histoire.

Il y a malheureusement trop de ces approximations, de ces erreurs, dans le livre de Jean-Baptiste Noé. Tout porte à croire qu’il fut écrit trop précipitamment, pour répondre à l’actualité Macron en fournissant l’exemple de ce Louis-Philippe qui, lit-on dès la 4ème de couverture, « réalisa le dépassement des clivages politiques pour gouverner au centre et moderniser le pays en impulsant du mouvement tout en préservant la stabilité. » L’ambition de l’auteur est respectable, à la rigueur, car tout l’est, et si ses convictions le rendent même sympathique, au fond, je ne peux qu’espérer que son livre attirera ceux qui le liront vers une défense systématique de la liberté et que l’auteur lui-même approfondira son sujet car il est très digne de l’être. Quant à moi, j’ai dit ce que j’avais à dire, et je peux finir ma critique par les mots que le fameux exilé parisien dont il a été fait mention plus tôt emprunta un jour pour terminer l’une des siennes : Dixi et salvavi animam meam (J’ai parlé et j’ai sauvé mon âme).

 

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[1] Journal des économistes, tome 1, 1841, p.141.

[2] Ibid, p.193-195.

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