La colonisation de la France par la main-d’œuvre étrangère (Société d’économie politique, 1924)

Après la Première Guerre mondiale, l’émigration a connu en France un essor considérable. Pour reconstruire, pour relancer l’activité économique du pays, des forces humaines extra-nationales ont été demandées et obtenues. Non sans poser un certain nombre de questions, que la Société d’économie politique entend traiter dans sa réunion du 5 novembre 1924. Yves Guyot et quelques autres s’intéressent ainsi au chiffrage de l’immigration étrangère en France, aux raisons de son afflux, aux moyens d’assimiler et de rendre le plus utile cette population nouvelle, et enfin aux dangers éventuels qu’elle représente, à divers points de vue. B.M.


La colonisation de la France par la main-d’œuvre étrangère

(Société d’économie politique, 5 novembre 1924)

Le président donne la parole à M. Joseph Barthélémy pour exposer le sujet inscrit à l’ordre du jour :

LA COLONISATION DE LA FRANCE PAR LA MAIN-D’ŒUVRE ÉTRANGÈRE

M. Joseph Barthélemy se propose de dire simplement ce qu’il voit autour de lui, dans la vallée garonnaise et plus particulièrement dans le département du Gers. Les habitants traditionnels disparaissent de ces régions sous l’influence de plusieurs causes : la nécessité de réparer les régions dévastées, les morts de la guerre, la renaissance de l’industrie française, la dépopulation. S’arrêtant à cette dernière cause, l’orateur indique qu’elle nuit au prestige de notre pays à l’étranger et il signale, à ce propos, avoir vu une carte postale de propagande qui reproduisait les chiffres suivants :

1650 : 12 millions d’Allemands, 19 millions de Français ; 1790 : 24 millions d’Allemands, 26 millions de Français ; 1921 72 millions d’Allemands, 37 millions de Français. Et au-dessous cette réflexion : « C’est cette France mourante qui veut être maîtresse de l’Allemagne. »

Prenant l’exemple du Gers, il montre que la population après s’être élevée de 268 000 habitants en 1790 à 314 000 en 1846, est allée ensuite toujours diminuant, tombant à 274 000 en 1886 et à 194 000 en 1921. Depuis 1846, la perte est de 120 479 habitants. La cause de ce phénomène est principalement ce fait que les ménages n’ont qu’un enfant : en 1924, sur 1 473 conscrits, il y en avait :

293 sans frère ni sœur ; 427 avec 1 frère ou sœur ; 328 avec 2 frères ou sœurs ; 193 avec 3 frères ou sœurs ; 99 avec 4 frères ou sœurs ; 73 avec 5 frères ou sœurs ; 58 avec 6 frères ou sœurs.

Au point de vue agricole la conséquence de ce phénomène est qu’on compte de 1911 à 1924, dans le Gers, 18 000 agriculteurs de moins ; en y joignant la Gironde, les Landes et le Lot-et-Garonne, il y en a 77 000. Dans le Gers, il y a 50 000 hectares en friches et 2 500 fermes abandonnées. Les pâturages ont augmenté aux dépens des terres cultivées en céréales ; ils sont passés de 19 461 hectares en 1914, à 36 311 en 1923.

Les terres sont moins cultivées que par le passé, parce qu’au phénomène de la dépopulation s’ajoute l’exode rural. Les producteurs diminuent tandis que les consommateurs augmentent. Si les cultivateurs abandonnent le champ pour la ville, alors que la région garonnaise est riche, cela justifie le mot de Chateaubriand dans le Génie du christianisme : « Plus la terre est ingrate, plus on s’y attache. » En dehors de cette raison psychologique, il en est d’autres, notamment le régime de la petite propriété, qui amène le régime de l’enfant unique, l’attrait de la fonction publique beaucoup plus fort qu’autrefois, parce qu’elle dispense de rechercher un autre travail, étant bien rémunérée ; or l’appât de hauts salaires est une des causes de la désertion des campagnes ; on ne peut pas rémunérer les ouvriers agricoles autant que ceux des usines, le pain à 1 fr. 30 papier n’est qu’à 0 fr. 45 or. Enfin la civilisation est une des grandes causes de la dépopulation des campagnes ; ils ont le sentiment que la vie n’est pas amusante, ils souhaitent les distractions qu’ils croient trouver à la ville.

Après avoir montré que les remèdes intérieurs contre l’exode et contre la dépopulation sont inefficaces, il en est arrivé à la conclusion qu’il n’y a qu’un remède actuellement possible : l’importation des étrangers. Le mouvement va croissant ainsi qu’en témoignent les chiffres suivants :

France : 2 800 000 étrangers en 1923, 375 000 en 1851 ; Paris : 478 000 en 1923, 170 000 en 1921.

Dans ce nombre d’étrangers, on compte :

Italiens 700 000 ; Espagnols 550 000 ; Belges 500 000 ; Russes 400 000 ; Polonais 200 000.

On compte à Paris, en 1914 : 34 000 Italiens, 24 000 Belges ; en 1923 : 81 000 Italiens, 85 000 Belges.

Sans parler de toute une plèbe composée d’Algériens, Tunisiens, Marocains, Levantins. De nombreux Polonais sont venus en France appelés dans les mines après le départ des prisonniers allemands.

L’importation de la main-d’œuvre agricole se répartit en deux grandes catégories :

1° Les saisonniers : des Belges pour la betterave, des Italiens pour la vigne, la récolte des olives, des fleurs d’oranger, de roses., etc.

2° Les permanents. Dans les quatre départements des Landes, du Lot-et-Garonne, du Gers et de la Gironde, on estime à 83 000 l’effectif des défaillants, tandis que les étrangers ne sont encore qu’au nombre de 25 000 à 30 000. L’afflux est à un rythme plus lent que les disparitions et il y a de la place. Dans le Gers, on comptait 4 797 étrangers, en 1924, 7 158 et peut-être un peu plus. Ce qu’on peut constater, c’est que l’afflux est perpétuel et une simple promenade dans le petit chef-lieu d’Auch suffit à le prouver. On y voit des titres de boutiques comme ceux-ci : Agricoltore agencia ; ufficio per compre a vendire di proprieta.

Parmi ces importations, il y en a de mauvaises. Cette mauvaise qualité tient à diverses causes : 1° causes individuelles indésirables ; 2° cause de race plèbe africaine, orientale, asiatique, russe ; 3° cause climatérique : certaines races ne s’accommodent pas des jours caniculaires de la région, du vent déprimant de l’est, l’autan, etc., ce sont les Bretons, les Russes ; 4° est mauvais aussi celui qui vient seulement pour ramasser un pécule et retourner ensuite au pays natal ; 5° l’importation par colonies n’est pas souhaitable non plus parce que ce mode empêche l’assimilation ; 6° l’importation massive près des frontières, comme celle des Italiens dans les Alpes-Maritimes, peut être dangereuse.

À côté de ces mauvaises importations, il y en a de bonnes. Il y a d’abord les adaptés, par exemple, pour les mines, les Polonais sont meilleurs que les Tchécoslovaques. Dans le Sud-Ouest, les Arméniens, les Suisses, les Espagnols conviennent plus particulièrement à cause du climat et des natures de culture. Les Italiens donnent satisfaction à tous ceux qui les emploient. Ils cultivent près de 20 000 hectares dans le Gers. Leur adaptation s’explique parce que ce sont des Latins et la fusion se fait facilement avec l’élément français ; ce sont, de plus, des gens actifs et sobres ; ils trouvent un climat et des cultures analogues aux leurs ; ils viennent de régions surpeuplées et d’extrême misère et s’en vont par familles entières. Ce sont au point de vue civilisation des Français d’il y a trente ans et comme eux, ils n’ont pas encore besoin de distractions. Enfin, il y a parmi eux, des gens qui restent comme métayers ou fermiers à long terme ; il y a même des acheteurs ; de 1919 à 1923, des Italiens et aussi des Espagnols ont acheté 2 875 hectares pour 4 447 000 fr. Dans la seule année 1923, les étrangers ont acquis 1 486 hectares. Ils achètent cher et presque sans voir.

Après avoir ainsi décrit le phénomène qu’on observe actuellement dans la vallée garonnaise, M. Joseph Barthélémy passe à l’examen des problèmes qu’il soulève. Ces problèmes sont nombreux. Le principe de l’immigration ne se pose pas. Nous avons besoin du concours des étrangers sous peine d’aller à une catastrophe ; mais bien des questions se posent. D’abord au point de vue de l’école, quelle instruction convient-il de donner aux enfants de ces immigrés ? Ensuite au point de vue de la sauvegarde de la race, il est nécessaire d’avoir une politique de l’immigration, tous les éléments étrangers n’étant pas désirables. Au point de vue social, les communistes accueillent à bras ouverts précisément ceux d’entre ces étrangers qui sont les moins désirables. Les syndicalistes et la C. G. T. craignent que cet afflux étranger ne fasse baisser les salaires, aussi ne l’admettent-ils que si les lois sociales sont appliquées aux immigrants comme aux indigènes, et qu’à la condition qu’on ne les utilise pas pour briser les grèves. Dans certaines circonstances, on peut admettre la susceptibilité des syndicalistes, dans celui des douze terrassiers à Paris, par exemple. L’entrepreneur qui a des étrangers doit leur payer une indemnité de congédiement ; pour ne pas la payer, doit-il conserver ces étrangers et remercier les Français ? Il faut diriger les étrangers là où ils ne doivent pas créer du chômage, mais dans cette protection des salaires, il faut de la mesure.

Au point de vue police, l’immigration soulève des problèmes assez graves, car les étrangers fournissent un assez fort appoint à la criminalité.

Au point de vue diplomatique, il y a eu, à Rome, le 15 mai 1924, une conférence internationale qui s’est occupée de la question. Mussolini y a déclaré que « l’émigration doit être considérée, non comme un douloureux phénomène de misère et de faiblesse, mais comme un problème moral et politique de force ». Un pays qui accorde une prestation de main-d’œuvre, doit, en retour, recevoir des matières premières, et il doit rester maître de ses colonies, telle est la thèse de M. Mussolini.

Au point de vue législatif, l’orateur estime que la naturalisation devrait être plus simple et moins coûteuse, qu’on devrait favoriser le mariage des Françaises avec les étrangers et permettre à la femme de garder sa nationalité et de la transmettre à ses enfants. L’enfant né de femme française devrait être Français.

En 1921, la classe comptait 30 500 fils d’étrangers nés en France, ont opté : 316 ; en 1922, la classe comptait 31 118 fils d’étrangers nés en France, ont opté : 568 ; en 1923, la classe comptait 30 560 fils d’étrangers nés en France, ont opté : 534.

Voilà une armée de près de 100 000 hommes qui profitent de tous les avantages du pays ; qui ont des droits, sans devoirs ; c’est inadmissible, car cela constitue un danger à l’arrière, et la nécessité des camps de concentration en cas de guerre.

Pour étudier et résoudre tous ces problèmes, quelle organisation préconise-t-on ? Certains demandent un ministère. L’orateur n’admet pas cette solution. Un institut international serait dangereux. Un office ? peut-être, à la condition qu’il ne gêne pas la répartition.

Voilà comment se présente le remède à notre dépopulation et à notre exode rural. C’est un remède transitoire. Si l’Italie s’enrichit, on s’appauvrit d’hommes au point de vue agricole ; si les Italiens répondent à l’appel tentateur des villes et ont moins d’enfants, le réservoir sera tari. Il vaudrait mieux certes, au lieu de recourir à ce remède et chercher ce qui pourrait le remplacer, le retour à la vie simple des campagnes et le retour à la natalité, mais ces deux solutions exigent un labour bien profond dans le cœur du pays.

M. Brunschweig complète l’exposé de M. Barthélemy en fournissant des renseignements sur l’emploi de la main-d’œuvre étrangère dans les mines.

Sur un effectif total de 300 000 ouvriers en chiffres ronds, on compte actuellement 100 000 étrangers dont l’effectif se décompose comme suit :

Polonais : 67 000, dont environ 60 000 dans le Nord et le Pas-de-Calais ; Sarrois et Allemands : 12 000, tous dans la Moselle ; Italiens 6 000, dans les mines du Centre et du Midi ; Tchécoslovaques 2 000 ; divers 11 000.

Pour comparer cette situation avec celle d’avant-guerre, l’orateur met à part ce qui concerne la Moselle. Les chiffres deviennent alors les suivants pour la France (Moselle déduite).

Effectif total : 270 000 ouvriers dont 82 000 étrangers.

Avant la guerre, l’effectif total était de 200 000 ouvriers environ. Si on rapproche ces chiffres de ceux de la production, on voit qu’on a produit en 1913, 40 millions de tonnes, avec 200 000 ouvriers environ. En 1924, la production sera de l’ordre de 38 millions de tonnes (sans la Moselle) avec un effectif moyen d’environ 260 000 ouvriers. La diminution de la productivité est voisine de 20 p. 100 si on la rapporte au nombre de journées de travail et de 25 p. 100 si on la rapporte au nombre d’ouvriers ; elle est naturellement en relation avec la diminution des heures de travail (actuellement 6 h. 1/2 de travail effectif environ).

On peut donc dire que, pour ramener la production des mines à ce qu’elle était avant la guerre, il était indispensable d’augmenter l’effectif ouvrier de façon, d’une part, à remplacer les mineurs tués à l’ennemi ou passés à d’autres industries et, d’autre part, à compenser la diminution de rendement de la main-d’œuvre. Une partie du personnel est employée aux travaux de reconstitution de la mine, ce qui diminue le rendement de l’extraction proprement dite.

Il était impossible de trouver cet appoint en France car le métier de mineur ne s’improvise pas ; il fallait donc importer des mineurs de métier et le besoin s’en faisait particulièrement sentir dans les mines en reconstitution du Nord et du Pas-de-Calais.

De nombreuses expériences furent faites : on fit venir des Polonais, des Tchécoslovaques, des Nord-Africains, des Italiens, etc. L’expérience démontra que les meilleurs résultats, à la fois au point de vue technique et au point de vue social, étaient obtenus avec les Polonais, en provenance soit des mines de Pologne, soit des mines de Westphalie. L’immigration de ces Polonais fut organisée de façon méthodique grâce à des bureaux d’embauche fonctionnant sur place et établissant les contrats de travail.

Le nombre des ouvriers ainsi introduits atteint actuellement 76 000, dont 58 000 Polonais et 16 800 Westphaliens ; le chiffre des familles introduites est de 21 000.

La fixation en France de familles polonaises constitue un élément de stabilité précieux en même temps que la source de jeunes ouvriers mineurs. Les houillères l’ont compris et se sont imposé, pour loger ces 20 000 familles polonaises, un gros effort de construction de maisons ouvrières.

L’orateur dit, en terminant, que si on assiste actuellement à la résurrection presque intégrale des houillères françaises, dont la volonté destructive des Allemands a failli annihiler à tout jamais les plus riches, on le doit sans doute à la science et à la valeur technique des ingénieurs et des constructeurs français mais aussi à la claire conception qu’ont eue, dès la première heure, les houillères françaises et l’administration de la gravité du problème de la main-d’œuvre et aux moyens intelligents et efficaces qui ont été mis en œuvre pour résoudre ce problème.

M. Atger qui fut préfet du Gers et qui s’est activement occupé du problème de la dépopulation, complète sur certains points l’exposé de M. Joseph Barthélémy. Le Gers, dit-il, est un département qui se dépeuple à la cadence de 1 200 à 1 300 habitants par an. Parmi toutes les causes de cet exode, l’ennui de la vie à la campagne est peut-être celle qui a le plus d’action. Il faudrait multiplier les distractions pour les travailleurs des champs.

On a, pour combler les vides, fait appel aux Bretons ; mais cette initiative n’a pas donné ce qu’on pouvait en attendre : elle a été tardive, elle s’est produite à la fin du mouvement d’émigration et on n’a pas obtenu les meilleures recrues.

Les Italiens constituent un apport excellent ; on leur reproche d’avoir une tendance à se grouper et de résister ainsi à l’assimilation, mais le groupement les préserve contre l’ennui et partant les retient dans notre pays.

La colonisation à l’aide des adolescents et des enfants serait une bonne chose. Dans ce pays qui n’a pas d’enfants, on les traite très bien. Les pupilles de l’Assistance Publique y sont très bien élevés. C’est dans ce sens que M. Atger a dirigé ses efforts. Il n’a pas pu placer d’enfants russes, mais il a placé environ 200 Arméniens qui s’assimilent facilement.

Après avoir donné des indications sur l’organisation qu’il avait adoptée pour mener à bien ces placements, M. Atger a annoncé qu’on ne recrutait plus d’Arméniens et qu’on s’orientait vers les Grecs.

Si la France, dit M. Petrelli, a le problème de la dépopulation, l’Italie, dont il a été tant parlé ce soir, a bien celui de l’émigration. Sa population progresse d’un rythme de plus en plus accéléré. Jugez-en. Au mois de janvier 1862, il y avait, à peu près, 25 millions d’Italiens. Ils étaient, au mois de juin 1911, 34 671 377, 200 mille âmes de plus par an. Le 1er décembre 1921, le recensement de la population italienne accusait 37 142 886 âmes, 350 mille de plus par an. Enfin, au 31 décembre dernier, notre population s’élevait à 38 044 341 âmes. En deux ans, l’augmentation est de 440 mille par an, soit 12 p. 1 000. Si l’on ajoute à ce dernier chiffre, ne comprenant que les anciennes provinces du royaume, l’appoint représenté par les provinces devenues italiennes à la suite de la guerre, le total de la population italienne dépasse 40 millions. Voilà la situation.

Or, lorsqu’un peuple s’accroît dans de pareilles proportions sur un territoire relativement restreint, quelles que soient les conditions essentielles que vous posiez pour envisager son développement économique, il est fatal, par le jeu même des facteurs de la production et du travail à réaliser sur place, que cette population, pendant un certain nombre d’années, toutes choses demeurant en l’état, se résigne à voir s’écouler, à travers ses frontières, un trop-plein auquel la mère-patrie, la plus tendre et la plus empressée, ne saurait assurer l’emploi normal de son intelligence et de ses bras. C’est ce qui se produit pour l’Italie contemporaine. Voilà pourquoi le problème de l’émigration est à la base de sa vie politique et sociale et pourquoi son gouvernement s’en occupe avec tant de sollicitude, pour que, tout en remplissant ses fins économiques, elle garde tous les caractères d’un rayonnement au profit de la collectivité nationale. Un commissariat général de l’émigration a été créé, qui a pour but de protéger les enfants d’Italie qui s’expatrient contre les abus dont ils pourraient souffrir dans les pays où ils vont porter le précieux concours de leur travail. Des accords internationaux ont été passés à ce sujet, sur lesquels je n’ai pas à m’attarder ici.

Avant la guerre, le plus fort contingent de l’émigration italienne se dirigeait vers l’Amérique. Les États-Unis, le Brésil, la République Argentine en absorbaient la plus grande partie. Depuis la guerre, à la suite des restrictions dont certains États se sont entourés, le courant de l’émigration italienne s’est tourné vers l’Europe. Tandis que, en 1921, sur 289 171 départs, 194 320 étaient à destination de l’Amérique, et 94 851 à destination des différents pays de l’Europe ; en 1922, sur 298 888 départs, l’Europe en absorbe 177 478 ; et, en 1923, sur 403 653 départs, 225 800. Je puis ajouter, en ce qui concerne la France, que, du 1er janvier 1922 au 31 mars 1924, le commissariat de l’émigration italienne y a envoyé, sous le régime du contrat individuel, 46 mille travailleurs, et, du 1er juillet 1921 au 31 mars dernier, 65 mille sous le régime du contrat collectif.

Je n’ai pas besoin de rappeler ici l’action bienfaisante qu’exerce l’émigration sur la balance des payements de l’Italie, grâce à la sobriété et à l’esprit d’épargne dont font preuve les travailleurs italiens à l’étranger. L’orateur précédent s’est plu à relever ces qualités, en parlant des émigrants italiens du département du Gers. Une étude approfondie, parue en 1912, due à la plume de notre éminent collègue, M. Stringher, fixe à un demi-milliard le montant de cet élément de compensation, qui, tous les ans, venait sous forme de remises de l’émigration, rétablir l’équilibre de la balance commerciale italienne.

Cet afflux a repris brillamment depuis la guerre, dans des proportions de plus en plus satisfaisantes.

Car ce qui caractérise l’émigration italienne c’est que la plupart de ceux qui quittent leur pays le font à titre temporaire. Le paysan l’ouvrier italien ne songe pas à s’expatrier définitivement. Son but, son idéal, c’est de s’absenter pendant quelques années tout au plus, de travailler ferme, d’épargner beaucoup, pour revenir à sa terre natale aussitôt qu’il aura pu amasser un modeste pécule, dont il confie le montant progressif aux établissements de crédit de son pays. Il ressemble à ses ancêtres, dont parle Horace : Agricolae prisci, fortes parvoque beati.

Cependant, il en est qui finissent par s’établir dans le pays où ils ont trouvé à s’occuper. C’est sur ceux-là que M. Barthélémy voudrait pouvoir compter pour résoudre le problème qui s’impose à la France du fait de la dénatalité.

Je n’ai pas à examiner les points de détail touchés par l’orateur, ni à relever certaines critiques qui s’expliquent parfaitement dans sa bouche. Qui pourrait faire un grief au gouvernement italien de faire tous ses efforts afin d’empêcher que les émigrants cessent de faire partie de la grande famille nationale ? Au point de vue italien, c’est dans l’ordre. Est-ce à dire que ces efforts soient tels qu’ils mettent un obstacle infranchissable à la réalisation du but que M. Barthélémy voudrait atteindre ? Si, comme Italien, je puis en avoir le regret, je dois, en homme qui tient à regarder les choses dans leur réalité, admettre qu’il n’existe là aucune impossibilité.

M. le préfet du Gers nous a parlé de l’utilité qu’il y a, au point de vue de l’assimilation, à mettre en contact les émigrants italiens avec les familles françaises. M. Barthélemy, à son tour, nous a dit que les jeunes filles de son pays n’éprouvent pas la moindre répulsion — loin de là — pour mes compatriotes. Ne voyez-vous pas là, Messieurs, la voie tout indiquée menant fatalement à des unions qui sont le prélude du fusionnement que vous poursuivez ? C’est dans l’intimité de l’alcôve que s’élaborera l’œuvre de demain. Il n’y a pas à forger de lois de coercition. L’amour suffira à la tâche.

M. l’abbé Siguret insiste sur l’idée d’envoyer en Italie des prêtres français. Ceux-ci apprendront la langue et reviendraient avec les immigrants qu’ils pourraient instruire.

M. Th. Laurent rappelle que le Comité des Forges a déjà comblé ce vœu et envoie en Italie des prêtres français pour apprendre l’italien.

M. l’abbé Siguret répond qu’il connaît bien l’effort fait par le diocèse de Nancy, mais cet effort est spécial à ce diocèse et il faudrait le généraliser.

M. Yves Guyot. — Je n’essaierai pas de résumer l’exposé si complet de notre collègue, M. Joseph Barthélemy, ni la discussion si nourrie qui l’a suivi, je me bornerai à quelques observations. M. J. Barthélemy nous a parlé de 50 000 hectares de terres incultes, abandonnées, et cependant susceptibles de culture. En France, on a toujours représenté le paysan comme avide de terre. Cet abandon est un phénomène extraordinaire.

Les discours officiels, les rapports parlementaires sont pleins d’exhortations et de systèmes pour appeler les gens à devenir petits propriétaires. Voilà des terres disponibles. Mais je répète que ces systèmes sont en contradiction flagrante avec le but proposé.

M. Joseph Barthélemy a montré de nouveau que la petite propriété conduisait au système du fils unique. Le fermier, au contraire, a intérêt à avoir une nombreuse famille, les enfants sont pendant toute leur adolescence des auxiliaires. Il peut ensuite les placer facilement en leur donnant des capitaux pour monter d’autres fermes par le mariage de ses filles et de ses fils. Ses capitaux sont toujours disponibles. Il les réserve pour l’exploitation de la terre, que le propriétaire lui fournit à un intérêt très bas et avec très peu de garanties. Dans aucune industrie ne se trouve un pareil crédit auquel renonce le petit propriétaire.

On comprend que M. Joseph Barthélémy ne peut pas repousser la colonisation étrangère. Il y a longtemps qu’en France, nous avons eu besoin de recourir à une autre main-d’œuvre que la main-d’œuvre nationale. Nos chemins de fer ont été surtout construits par des terrassiers belges et piémontais.

Mais il a manifesté des inquiétudes pour la « race française ». Qu’est-ce que la race française ? Placé à l’ouest de l’Asie et de l’Europe, le territoire français a subi des invasions de toutes sortes, qui forcées de s’arrêter devant l’Océan, ont constitué des populations de toutes sortes d’origines. Prenez la Bretagne et voyez le mélange qui s’y trouve : les grands Léonnais, maigres, bavards et remuants ; les bas Bretons, de petite taille, par suite du défaut de calcaire, ramassés et immobiles, à crâne brachycéphale ; les grands blonds dolicocéphales de Guérande, à type scandinave, saulniers qu’on appelle les « culs salés », des Méditerranéens dolicocéphales qu’on appelle à tort des Celtes ; des Bigoudens qui ont le type Kalmouk ; et qui font des broderies Kalmouks, etc. Voilà de singuliers éléments pour une race unique. Nous sommes tous des métèques. Peu importe l’origine des hommes. Sont-ils utiles ou inutiles, toute la question est là. Le protectionnisme ouvrier ne vaut pas mieux que les autres.

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