Le Message du futur président des États-Unis

Ernest Martineau. Le Message du futur président des États-Unis (Annales économiques, 20 décembre 1890).


LE MESSAGE DU FUTUR PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS

L’ex-président Cleveland, interviewé par un reporter de l’Association Press, a fait la déclaration suivante :

« Le parti démocratique doit continuer la lutte sans trêve ni merci pour exiger une réduction du tarif correspondant aux besoins raisonnables du Trésor, en opposition au système qui enrichit une classe favorisée aux dépens de la masse du peuple. Tant que ce résultat n’aura pas été obtenu, la question de la réforme du tarif n’aura pas été tranchée et le parti démocrate ne sera pas libéré de ses engagements. »

Ce document a une importance capitale : émanant du chef du parti démocrate, de celui qui peut être considéré dès à présent comme le président de la République des États-Unis, lors de la future élection présidentielle à la fin de l’année 1892, il constitue le programme économique de ce parti, en même temps qu’il fournit l’indication exacte et fidèle du sens et de la portée des dernières élections à la Chambre des représentants du Congrès.

Au point de vue de l’histoire économique de ce siècle, je ne connais de comparable à cette déclaration que le manifeste célèbre de la Chambre de commerce de Manchester de 1838, manifeste ainsi conçu :

« Considérant comme un principe d’éternelle justice le droit pour tout citoyen — droit inaliénable — d’échanger librement le fruit de son travail contre tout produit sur la surface du globe, et regardant comme injuste et funeste la protection qui favorise une classe aux dépens de toutes les autres, nous venons réclamer du Parlement l’abolition de toutes les lois de protection qui s’opposent à l’importation des produits étrangers, tant manufacturés qu’agricoles. »

Sous une forme moins solennelle, la déclaration de l’ex-président Cleveland n’en contient pas moins, exposés d’une manière nette, précise, catégorique, les principes de la liberté complète, absolue, des échanges internationaux.

Remarquez, en effet, cette phrase : « Le parti démocrate devra exiger une réduction du tarif conforme aux besoins du Trésor, EN OPPOSITION AU SYSTÈME QUI ENRICHIT UNE CLASSE FAVORISÉE AUX DÉPENS DE LA MASSE DU PEUPLE. »

Quelle précision de langage ! On croirait entendre Cobden, faisant la distinction du droit fiscal et du droit protecteur, disant comme il fit notamment au théâtre de Covent-garden à Londres, en octobre 1843 :

« Par liberté, nous n’entendons pas l’abolition de tous droits de douane, mais l’abolition des droits prétendus protecteurs établis en vue d’enrichir certaines classes aux dépens de la masse du peuple, faisant du tarif une barrière contre l’entrée des produits étrangers pour renchérir le prix des produits similaires nationaux. »

Et avec quelle énergie l’ex-président Cleveland recommande l’action au parti dont il est le chef : « il faudra, dit-il, continuer la lutte sans trêve ni merci » ! Comme on sent bien là le langage d’un honnête homme, d’un démocrate sincère, dénonçant avec indignation ce système de privilèges et de favoritisme déguisé sous le nom de protection et qui n’est en réalité que l’exploitation de la masse du peuple au profit d’une oligarchie de monopoleurs.

Il s’agit bien, en vérité, de l’abolition pure et simple des bills Mac-Kinley, et du retour à un régime de protection modérée !

No protection ; pas de protection, ni peu, ni prou, voilà ce que demande M. Cleveland ; pas de restriction en vue de mettre obstacle aux importations des produits du dehors.

Le tarif de douanes devra être uniquement calculé d’après les besoins du gouvernement, c’est-à-dire simplement fiscal : à ce sujet, faisons remarquer que, d’après la Constitution des États-Unis, le Trésor fédéral doit être alimenté exclusivement par des impôts de consommation, par des droits de douane.

Et ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est la phrase finale de la déclaration : « Tant que ce résultat n’aura pas été obtenu (l’abolition des droits protecteurs), la question de la réforme du tarif ne sera pas tranchée, le parti démocrate ne sera pas libéré de ses engagements. »

Qu’est-ce à dire ? c’est que le parti démocrate, qui vient de triompher sur le champ de bataille électoral, a pris des engagements vis-à-vis des électeurs et ces engagements, nous voyons quelle en est l’étendue puisque, d’après l’ex-président, il n’en sera complètement libéré que lorsqu’il aura obtenu l’abolition totale, absolue, des tarifs protecteurs.

Cette partie finale de la déclaration n’est pas moins importante que la première : dans la pétition de la Chambre de commerce de Manchester, nous ne trouvions que l’exposé des principes et des desiderata de cette assemblée en faveur de la liberté des échanges, c’est-à-dire d’une faible minorité ; ici, au contraire, il s’agit de la volonté formelle, bien arrêtée, de la grande majorité des électeurs des États-Unis.

Ces électeurs, au premier rang desquels il faut placer les trois millions de fermiers du FAR-WEST qui forment la grande alliance des fermiers américains, ont fait prendre aux politiciens du parti démocrate des engagements formels, et ce qu’il faut bien remarquer, c’est que ces engagements vont au-delà de l’abolition des bills Mac-Kinley, ils vont jusqu’à l’abolition totale, absolue, des tarifs protecteurs, à la réduction de la douane à son rôle véritable, à sa destination fiscale.

C’est-à-dire que la lutte est terminée sur le terrain de la discussion des principes : Les free traders ont battu les protectionnistes, complètement battu ; le peuple des États-Unis est converti à la liberté économique et avec cette netteté et cette vigueur qui caractérise la race anglo-saxonne, notamment la grande alliance des fermiers de l’Ouest, les électeurs veulent une réforme radicale basée sur le principe de la liberté complète et sans condition.

Voilà ce qu’il faut bien savoir et comprendre en Europe, en France, notamment : nous sommes à la veille d’un changement radical dans la direction économique de la République des États-Unis : la liberté va remplacer la restriction : ce grand marché, grand comme l’Europe, avec une clientèle de plus de soixante millions d’habitants, va être bientôt, comme le marché de l’Angleterre, ouvert aux produits du monde entier.

La déclaration de l’ex-président Cleveland, c’est le Message du futur Président de la grande République des États-Unis.

E. MARTINEAU

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