Le pont et les voyageurs. Apologue sur le Covid-19, dans le style de Frédéric Bastiat

Le pont et les voyageurs

Apologue sur le Covid-19, dans le style de Frédéric Bastiat

Par Benoît Malbranque

 

 

François et sa femme Camille faisaient route vers le sud pour profiter de la douceur du temps en ce début d’hiver, quand, après s’être arrêtés pour prendre repos dans une auberge, ils arrivèrent devant le lit d’une rivière, qu’un pont en pierre enjambait élégamment.

Sur le point de traverser tout à fait cette belle construction, François fut arrêté par sa femme, qui lui dit : François, regarde cet écriteau. Il tourna donc le regard, et lut : « Avant de traverser ce pont, merci d’en référer au mercier. » — Drôle d’affaire, dit-il. Attends-moi un peu ici, je vais aller questionner cet homme là-bas, qui marche nonchalamment devant son échoppe.

— Monsieur ?, lui dit-il.

— Bonjour Monsieur, je m’appelle Antoine Mercier, et suis le gérant de cette petite échoppe léguée par mes ancêtres, dont ce n’était pas le nom par hasard, car véritablement ils étaient merciers. Mais mon grand-père, qui a pourtant été à l’école publique, s’est ruiné. Depuis je fabrique des scies et j’en fais mon commerce. Je fabrique en particulier les modèles qui…

— Cher monsieur, tout cela est fort plaisant, mais je ne souhaite que continuer ma route comme devant, et pour cela ce pont doit être passé. Or cet écriteau curieux m’invite à vous venir trouver, quoique je n’en sache pas la raison.

— La raison est fort simple, mon bon monsieur : ce pont, voyez-vous, est glissant. Vous n’imagineriez pas le nombre incroyable de gens qui s’y font quelques frayeurs. Certains tombent même tout à fait. Et je vous dirai qu’un certain nombre en meurent ! Est-ce que vous le croyez ? Mourrir d’une chute sur un pont ! C’est bien terrible.

— Je le sais bien, Monsieur. Mon beau-frère est mort il y a peu de temps d’une mauvaise chute de cheval. 

— Vous avez mes condoléances sincères, mon bon monsieur. La vie est bien terrible. La sécurité, il n’y a que ça de vrai ! Il faut toujours être prudent, n’est-ce pas ?

— C’est mon credo.

— Bien. Bon retour alors ! (Et il s’éloigne.)

— Mais je ne comprends pas. Que ne maintenez-vous la chaussée en état ? 

— Il faudrait de l’argent, et c’est précisément ce que je n’ai pas.

— Ah ?

— Ce serait trop long de vous expliquer, et je vois que vous êtes pressé.

  Et pourquoi ne pas changer votre écriteau, en le mettant plus en évidence encore, et en écrivant plutôt : Les voyageurs qui emprunteront ce pont sont priés de faire attention aux pavés qui peuvent être glissants. Et ensuite ils pourraient passer libres, en restant sur leurs gardes.

— Mais cela ne serait pas tout à fait suffisant !

— Eh quoi ! Voulez-vous aussi leur tenir la main comme à des enfants ?

— Non, il est vrai que ce ne sont pas des enfants. 

— Je suis heureux de l’entendre.

— Certains, permettez-moi de vous le dire, se comportent toutefois comme s’ils l’étaient !

— Cela peut être. Mais ne le répétez pas devant ma femme, car elle est institutrice. Vous savez que l’État s’est emparé de l’éducation sous prétexte qu’il ferait mieux que les associations privées. Désormais, elle s’exaspère devant quiconque soutient devant elle que les individus qui en sortent ne sont pas assez intelligents pour se conduire d’eux-mêmes. Et je lui donne raison. C’est d’ailleurs un être bien raisonnable que ma femme.

— Je n’en doute pas, et sans doute y aurait-il beaucoup de réformes à effectuer. Malheureusement il faut vingt ans pour former un homme, et est-ce qu’on peut attendre vingt ans avant de passer un pont ? Il faut donc se résoudre…

(Après une pause, il continue). Heureusement il y a toujours la ressource de mes bottes !

— Vos bottes ?

— Oui, j’ai des bottes ici, ils viennent de mon grand père. Je vous ai dit qu’il s’était ruiné, eh bien, il a laissé de la marchandise derrière lui. Ce n’est pas ce qu’on peut rêver de meilleur, en fait de bottes, mais comme disent mes collègues de jeu à l’auberge, on joue avec les cartes qu’on a. N’ont-ils pas raison ? De belles bottes toutefois, que mes bottes : bien robustes, bien moelleuses, et elles garantissent au voyageur un passage serein. Promesse de faiseur de scie !

— Je suis serein, Monsieur, je vous l’ai déjà dit, car je tiens d’habitude sur mes pieds. Mais donnez-moi une paire pour ma femme, car, forte de tête, elle est parfois faible de corps. 

— Vous parlez d’or, monsieur.

— Combien valent-elles, ces bottes ?

— Cinquante de vos pièces feront l’affaire.

— Ce n’est pas exactement peu de chose, surtout pour des bottes, mais donnez toujours, je veux avoir l’esprit tranquille pour ma femme.

(Il en apporte deux paires). 

— Voici pour Madame, et voici pour vous.

— Je ne pense pas en avoir besoin, cher Monsieur, merci.

— Mais ces bottes vous garantissent de tout danger !

— Vous êtes bon vendeur, je ne vous le reproche pas. Mais est-ce qu’on n’a jamais vu un homme bien botté tomber à plat sur le pavé ?

— Non, certes, cela s’est déjà vu.

— Je vous dirais même autre chose que j’ai déjà vu, c’est que des pédants, rassurés par leurs bonnes bottes, se sont ridiculement cassé le col, se croyant invincibles. 

— La chose peut arriver en effet, car en ce monde toutes les choses les plus folles se voient un jour ou l’autre. 

— Bien. Vous avez les remerciements de ma femme pour vos bottes, et bonne journée à vous.

— Attendez, malheureux.

— Quoi ?

— Je ne peux pas vous laisser aller, téméraire ! Vous pensez être solide de constitution, et marcheur aguerri, mais si vous tombiez… peut-être vous casseriez-vous la jambe… Et si vous vous cassiez la jambe, peut-être faudrait-il qu’on vous ampute ! L’amputation, y avez-vous songé ? Et si l’on amputait tous les gens qui sont des irresponsables comme vous, il faudrait bien qu’un jour ou l’autre le gouvernement, à court de matériel, vienne réquisitionner mes scies pour servir à la réparation de vos folies ! Donc je vous le répète, non, vous ne passerez pas ce pont !

— Les lois vous protègent contre les réquisitions. Avec la constitution en main, vous ferez valoir vos droits, et tout sera dit.

— Oui… je pourrais…

— Bien. (Et il s’éloigne.)

— Mais attendez, reprend le mercier.

— Quoi ?

— C’est que, voyez-vous, je sers ce même refrain à tous les voyageurs qui passent par mon pont, et que la plupart prennent mes bottes. C’est un bon peuple de voyageurs que ces gens qui passent par mon pont, tout gens bien doux, bien inoffensifs, et qui se consolent vite des peines de la vie quand on leur dit le mot pour rire.

— Eh bien ?

— C’est qu’ils seraient peut-être en colère en vous voyant passer avec votre simple prudence, quand je leur ai vendu à tous mes bottes.

— C’est leur affaire. Qui les a forcé à les prendre ?

— Eh bien, c’est cela, justement. Moi-même, j’ai le ton parfois un peu cassant. Parfois je m’emporte un peu, voyez-vous. Et je les sermonne si fort, qu’ils m’en prennent bien deux ou trois paires, les braves.

— Ils en sont mieux protégés, sans doute. Mais est-ce mon affaire ?

— C’est la vôtre, tout à fait, car ils ne vous verront pas sans méchanceté dans le cœur.

— La méchanceté est pour les âmes faibles et vilaines. J’ai les lois pour moi. Leur méchanceté ne me préoccupe pas.

— Vous n’avez pas peur ?

— Pas précisément. J’étais préoccupé ce matin, parce que les routes étaient mauvaises, et qu’il fallait être prudent pour ne pas donner dans le fossé. J’étais encore un peu préoccupé tout à l’heure à l’auberge, parce que je ne ne suis pas d’ici, et que je ne voudrais pas commander un plat que je digérerais mal, ou qui serait nuisible à ma santé. Mais est-ce qu’on peut vivre jamais sans faire attention ?

— Vous ferez donc attention ?

— Oui, bien sûr. Je suis prévenu du danger et je ferais attention.

— Bon, allez, alors, et que Dieu vous garde.

— Merci. Votre expression me fait sourire. Je ne savais pas qu’on la disait encore dans notre pays. À bientôt, Monsieur.

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