Le régime douanier qui serait favorable à l’Algérie

En août 1858, lorsque la Société d’économie politique s’occupe une nouvelle fois de la question de l’Algérie, le malaise est perceptible, et le compte-rendu très bref de cette séance en donne la mesure. Même étudiée du point de vue de la liberté des échanges, la colonie algérienne ne peut manquer de faire naître des controverses. Il y a des opinions, soutiennent certains orateurs, qui n’ont peut-être pas leur place soit dans le Journal des économistes, soit à la Société d’économie politique. La discussion, de ce point de vue, n’était pas aisée, et l’opinion anti-coloniale française, à cette époque, devait subir des circonstances provisoirement contre elle.


 

NOUVEAU PROJET D’UN CANAL TRAVERS L’AMÉRIQUE CENTRALE. — LE RÉGIME DOUANIER QUI SERAIT FAVORABLE À L’ALGÉRIE.

Société d’économie politique

Réunion du août 1858.

(Journal des économistes, août 1858.)

La réunion a été présidée par M. Ch. Dunoyer, membre de l’Institut.

M. Félix Belly, de retour du voyage qu’il vient de faire dans l’Amérique Centrale (où il s’était rendu pour étudier un nouveau projet de canal entre les deux océans et négocier avec les États de Costa-Rica et de Nicaragua une convention commerciale à cet égard, convention qu’il a obtenue, ainsi qu’il l’annonçait par lettre datée de Riyas)[1], donne divers détails sur son voyage et sur le projet dont il poursuit la réalisation et dont il avait déjà entretenu le bureau de la Société, il y a un an à pareille époque.

D’après les explications dans lesquelles entre M. Félix Belly, le canal projeté doit partir de Greytown (San Juan del Norte) sur l’Atlantique, remonter le fleuve Saint-Jean dans toute sa longueur, traverser le lac de Nicaragua de l’est à l’ouest, et aboutir au Pacifique par une ligne brisée tirée de l’embouchure de la Sapoa à la baie de Salinas. Le choix de cette dernière section du tracé appartient en propre à M. Belly, qui croit avoir trouvé dans cette coupure de la Sapoa à Salinas la véritable solution du problème posé. Cette solution a d’ailleurs à ses yeux, indépendamment de sa praticabilité matérielle, un avantage politique considérable. Elle donne aux deux républiques limitrophes de Costa-Rica et de Nicaragua une limite précise dans le tracé même du canal, limite controversée depuis trente ans, et elle sert de base à une combinaison nouvelle qui fait cesser toutes les dissensions intérieures de l’Amérique centrale.

En effet, jusqu’ici le Nicaragua s’était attribué le monopole des concessions de canaux à travers le fleuve San-Juan et le lac qui l’alimente. M. Belly a obtenu que le titre de sa concession fût signé à la fois par les chefs des deux gouvernements riverains, et que ces deux gouvernements s’engageassent solidairement à protéger l’œuvre commune. Il en est résulté une entente complète entre deux républiques qui jusque-là n’avaient jamais pu s’entendre, et une nouvelle fédération centre-américaine qui sauvera peut-être ce pays de l’invasion des flibustiers pour le moment.

M. Belly ajoute que, sous le rapport économique, c’est-à-dire par la latitude donnée à l’entrée et à la sortie des ports et au transit sur la ligne du canal, par la modération des droits et des péages, et par l’égalité de tous les pavillons, il a essayé de réaliser dans ses propositions un idéal économique auquel les deux gouvernements de l’Amérique centrale ont accédé.

Diverses questions sont adressées à M. F. Belly sur les difficultés de l’entreprise, tant au point de vue du tracé et des travaux d’art qu’au point de vue des obstacles diplomatiques.

M. le président, se faisant l’interprète des sentiments de la réunion, félicite M. Félix Belly des bons résultats de son voyage, et émet le vœu qu’il obtienne le même succès dans la nouvelle phase des efforts qui lui restent à faire pour aplanir les difficultés qui pourraient se présenter, réunir les forces nécessaires pour un si important projet, et les mettre en œuvre.

Du régime douanier qui serait le plus favorable à l’Algérie.

M. Joseph GARNIER appelle l’attention de la réunion sur une question que M. Garbé, ancien préfet d’Oran et rédacteur en chef du Moniteur de la Colonisation, l’a prié d’inscrire sur l’ordre du jour. L’administration de l’Algérie vient d’être réorganisée. Elle est actuellement fort heureusement séparée du ministère de la guerre et placée sous la direction du prince Napoléon. Bien des questions sont à l’étude, en vue du succès de la colonisation. Aucune n’a plus d’importance que celle du régime douanier. Or, il s’agit de savoir, en partant du point de vue de la liberté, principe indiscutable dans le sein de la Société d’économie politique, si l’Algérie aurait plus d’avantages à être complètementassimilée à la France, en faisant une union douanière, un Zollverein avec elle, ou bien s’il ne serait pas préférable qu’elle fût un immense port franc, une terre d’immunités et de libertés économiques.

Il est douteux que le régime douanier actuel de l’Algérie, en vertu de la loi de 1850, préférable à l’état antérieur, basé sur la prohibition des produits de la colonie, fût avantageusement remplacé par une assimilation complète, par l’unification douanière de la France et de l’Algérie. Ce qui serait infiniment plus efficace, ce serait le régime de la liberté complète des échanges appliqué à l’Algérie. L’Algérie est un pays neuf ; les intérêts protectionnistes n’y sont encore que dans une faible proportion, et rien ne s’opposerait sérieusement à ce que l’on tentât une grande et belle expérience, dont le résultat serait une démonstration nouvelle de la fécondité du principe de liberté commerciale. De quoi s’agit-il ? — De développer la vie en Algérie ; or, pour cela, il n’y a pas plusieurs moyens, il n’y en a qu’un, fécond en conséquences et en applications : ce moyen consiste à lever les obstacles et à provoquer l’envie de faire par la liberté de faire, et par la sécurité des personnes et la garantie des propriétés.

M. DUPUIT, inspecteur général des ponts et chaussées, est de cet avis, se réservant de demander plus tard l’annexion de la France à l’Algérie, pour faire jouir la métropole des libertés économiques de la colonie.

M. GARBÉ se prononce également pour le système de la liberté complète de la colonie, de préférence à celui de l’union ou de l’assimilation douanière, qui consiste à appliquer complètement le régime douanier actuel de la France à l’Algérie, avec tout son cortège de prohibitions et de mesures vexatoires. L’Algérie est aujourd’hui placée sous une législation mixte qui, sans être la liberté complète, s’en rapproche plus que le régime de la France ; aussi les protectionnistes travaillent-ils activement à obtenir ce qu’ils appellent l’assimilation, c’est-à-dire à soumettre le consommateur algérien au tribut qu’ils se font payer depuis si longtemps par le public français. L’importation du régime prohibitif en Algérie doit donc être repoussée par tous les amis de la liberté commerciale ; et il était opportun qu’une discussion montrât les véritables sentiments de la Société d’économie politique à cet égard.

Cela était d’autant plus nécessaire que les idées d’assimilation ont pris naissance dans le Journal des Économistes, sous la plume de M. Jules Duval, et il semble que des réserves auraient dû être faites par ce journal au nom des principes de la liberté commerciale qu’il n’a cessé de défendre avec constance. L’assimilation proposée par M. Duval était, il faut le reconnaître, entourée d’exceptions et de correctifs qui en diminuaient le danger, mais les protectionnistes ont eu soin de s’armer du principe en rejetant tous les tempéraments.

M. Garbé tient en haute estime le talent de son ami et collaborateur (dans le Moniteur de la colonisation) M. Duval, mais il ne peut partager quelques-unes de ses opinions économiques dans lesquelles il trouve trop de concessions faites à l’esprit de réglementation et de protectionnisme, notamment celles sur la constitution de la propriété algérienne, dont le Journal des Économistes s’est fait également l’éditeur. La Société d’économie politique a discuté et repoussé l’année dernière presque unanimement le principe d’appropriation et de distribution des terres par l’État. Elle doit agir de même à l’égard de la doctrine de l’assimilation. En faisant allusion aux articles de M. Duval, M. Garbé n’entend pas blâmer la publicité qui leur a été donnée ; il croit que ces écrits, si instructifs d’ailleurs à divers égards, sont bien placés dans la Revue des économistes, comme l’expression d’une opinion individuelle ; mais en les laissant sans observations, on leur donnerait le caractère d’une opinion commune à la collaboration du recueil et à la Société d’économie politique dont ce journal est l’organe.

M. DUNOYER dit que c’est là une réflexion qu’il a faite bien souvent, et qu’il y aurait eu, sur d’autres sujets, lieu d’adresser la même remarque à la direction du journal. Sans doute il faut admettre la contradiction dans les colonnes du Journal des Économistes ; mais rien d’opposé aux principes consacrés de la science ne devrait s’y rencontrer sans une protestation, et de manière à faire croire que la direction n’a pas de principes arrêtés, ou a des principes opposés à ceux qui l’ont toujours inspirée.

Quelques autres membres émettent le même sentiment.

Revenant à la question du régime douanier en Algérie, plusieurs membres appuient l’opinion de MM. Garbé et Joseph Garnier.

M. MARCHAL, ingénieur des ponts et chaussées, et M. Paul Cog, publiciste, se contenteraient du système d’assimilation demandé par M. Duval, qui serait déjà un progrès à leurs yeux.

M. Dunoyer fait remarquer que si le régime de la liberté venait à être appliqué en Algérie, et si, comme cela est assuré, il l’était avec succès, les protectionnistes ne se tiendraient pas pour battus et répondraient qu’il n’y avait point en Algérie de graves intérêts, comme ceux qui existent en France. — À quoi M. Renouard répond qu’au moins les protectionnistes seraient obligés de prendre la défensive sur ce point et de se montrer inconséquents une fois de plus.

M. BERTRAND a cité divers faits à sa connaissance personnelle, pour établir que ce qui manque surtout à l’Algérie, c’est la liberté d’action et le respect de la propriété par les règlements de l’autorité et de l’administration.

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[1] Voir le numéro de juillet, p. 127, et plus haut, dans le Bulletin, le texte ou traité conclu avec les deux États de Costa-Rica et Nicaragua.

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