Le sweating system et l’intervention de l’État dans la fixation des salaires

Le sweating system et l’intervention de l’État dans la fixation des salaires

Société d’économie politique, Réunion du 5 juin 1912

 

M. Yves Guyot consulte les membres présents sur le sujet inscrit à l’ordre du jour ; comme il n’y a pas d’objection, il donne la parole à M. de Nouvion, pour l’exposer. 

LE « SWEATING SYSTEM » ET L’INTERVENTION DE L’ÉTAT DANS LA FIXATION DES SALAIRES 

M. de Nouvion commente l’expression sweating system (système de la sueur), expression qui équivaut à cette autre : salaire de famine. Il rappelle la théorie de Ricardo, d’après laquelle le salaire équivaut à ce qui est nécessaire à l’ouvrier pour subsister. On sait que les socialistes allemands se sont emparés de cette formule et ont fait la fameuse loi d’airain. L’orateur rappelle aussi le remarquable article de Léon Faucher, sur les salaires, dans le dictionnaire d’économie politique de Coquelin et Guillaumin ; il montre que la théorie de Ricardo a été, avec raison, très justement combattue. Il montre aussi qu’on a songé à des interventions officieuses et officielles, pour relever les salaires de certaines catégories d’ouvrières, salaires jugés trop bas. 

On a songé, comme intervention officieuse, à créer des ligues sociales d’acheteurs. Ces ligues désignent à leurs adhérents les commerçants qui, suivant elles, traitent avec justice leurs employés, et elles conseillent de n’acheter que chez ces commerçants. Il existe de ces ligues en France, en Italie, en Espagne, aux États-Unis, etc. La liste sur laquelle sont inscrits les commerçants recommandés par la ligue, est appelée la liste blanche. M. de Nouvion croit que, tout au moins en France, cette attitude des ligues sociales d’acheteurs peut les exposer à une action en dommages-intérêts basée sur l’article 1382 du Code civil. Il ajoute qu’il est difficile de juger si tel commerçant paye des salaires trop bas à ses ouvriers. Il faudrait pour cela pénétrer dans le secret des affaires du vendeur. L’établissement des listes prête à beaucoup d’arbitraire et présente peu de chances d’exactitude. 

Passant à l’action directe, c’est-à-dire à l’intervention officielle des États pour remédier aux salaires considérés comme trop bas, considérés comme des salaires de famine, M. de Nouvion rappelle à ses auditeurs l’essai tenté dans la colonie anglaise de Victoria et la loi anglaise du 20 octobre 1909. 

Cette loi d’octobre 1909 a institué des comités d’industrie dans le but de relever les salaires là où ils seraient reconnus insuffisants. Cette loi ne doit s’appliquer qu’à certaines industries : 1° celle des chaînes martelées et rivées à la main ou au marteau à pédale ; 2° celle des boîtes ou parties de boîtes en papier, carton, copeaux et matières similaires ; 3° celle pour le finissage des dentelles et des filets confectionnés à la machine. Les comités, composés de patrons et d’ouvriers, doivent fixer dans leurs industries le taux minimum du salaire au temps et même le taux minimum général des salaires pour travail aux pièces. 

On sait que cette loi de 1909, dont le champ d’action était, on vient de le voir, limité, a été étendue, en avril dernier, à la suite de la grève des mineurs. 

M. de Nouvion fait remarquer que le gouvernement anglais, qui trouve cette loi de 1909 bonne pour l’industrie privée, ne la reconnaît pas bonne pour lui, et ne l’a pas rendue applicable aux établissements qui relèvent de lui. 

Cette législation anglaise sur le minimum de salaire, n’a pas précisément été bien accueillie, et elle soulève bien des mécontentements. Des efforts sont faits, cependant, pour l’introduire en France, et l’orateur signale les dispositions du projet de code de travail, déposé par MM. Renoult et Cruppi, alors qu’ils étaient ministres, la proposition de M. Vaillant et celle de M. de Mun. M. de Mun voudrait faire instituer des comités professionnels chargés d’établir des salaires minima pour les travailleurs à domicile. 

L’orateur cite tout un passage d’un discours d’un père jésuite qui, en Angleterre, réclamait l’intervention de l’État en cette matière, et il se demande s’il convient de suivre les orateurs qui défendent le système de l’intervention ou si, au contraire, il faut se prononcer en faveur du principe de la liberté des contrats. Pour lui, il n’hésite pas à se prononcer pour la liberté. Il redoute qu’avec le salaire minimum on n’arrive à éliminer l’individu de faible productivité. L’enquête de l’Office du travail français, sur les salaires dans l’industrie de la lingerie, a montré, certes, qu’il y avait des femmes qui gagnaient peu de chose, mais elles gagnent quelque chose. Continueront-elles à le gagner avec le régime qu’on préconise ? C’est peu probable. 

La loi anglaise de 1909 a voulu éviter cette conséquence trop certaine d’une fixation d’un salaire minimum. L’article 6, § 3, de cette loi stipule : « Si un conseil d’industrie reconnaît qu’un ouvrier, travaillant ou désirant travailler au temps dans une quelconque des branches d’une industrie soumise au tarif minimum au temps qu’il a fixé, est atteint d’une infirmité ou d’une incapacité physique le rendant incapable de gagner ce salaire minimum au temps, et s’il estime qu’il est impossible de résoudre la difficulté en faisant travailler l’ouvrier aux pièces, ledit conseil peut, s’il le juge convenable, délivrer à l’ouvrier, aux conditions qu’il croit devoir éventuellement fixer, une autorisation spéciale l’exemptant des dispositions de la présente loi déclarant obligatoire le tarif minimum au temps. Tant que l’autorisation reste valable, le patron ne peut être puni pour ce motif qu’il paye à l’ouvrier un salaire inférieur au tarif minimum au temps, pourvu qu’il se conforme aux conditions imposées par le conseil en accordant ladite autorisation. » La loi australienne dit de son côté : « Si la chose paraît juste et opportune, il pourra être fixé des salaires, prix ou tarifs spéciaux en ce qui concerne les ouvriers âgés, infirmes ou lents. » Or, il n’est pas question de tempéraments de ce genre dans les propositions françaises. Et l’intervention légale a de grandes chances d’être en ce domaine beaucoup plus nuisible qu’utile. 

M. d’Haussonville, pressé de prendre la parole par le président, déclare que, selon lui, les ligues sociales d’acheteurs sont moins coupables que ne le pense M. de Nouvion. L’orateur a fait des objections aux promoteurs de ces ligues : il n’y a pas de valeur absolue, le bon marché n’est pas nécessairement une preuve de bas salaires ; mais ceci dit, il soutient que ces ligues sont légitimes et que l’article 1382 du Code civil, invoqué par M. de Nouvion, ne pourrait jouer que si, à côté de leur liste blanche, les ligues dressaient une liste noire, sur laquelle figureraient les commerçants chez lesquels il convient de ne pas acheter. 

Faisant allusion à une phrase de lui, citée par le précédent orateur, M. d’Haussonville dit que par remède indirect, il avait entendu les ligues d’acheteurs, et, par remède direct, la loi. M. d’Haussonville dit, sous une forme fort spirituelle, qu’il n’a pas de principes en matière économique, qu’il est, en ce domaine, un peu empirique. 

S’il lui paraissait démontré qu’une intervention de l’État pût porter remède à des situations vraiment horribles, il l’admettrait. Il craint que ceux qui font appel à la loi ne se trompent, mais il n’en est pas sûr. 

Envisageant l’expérience de l’État de Victoria, M. d’Haussonville est d’avis qu’on peut, en effet, l’écarter ; les salaires ayant haussé d’une façon générale, les conseils de salaires ne sont peut-être pas pour beaucoup dans l’affaire. Il est permis d’être plus impressionné par ce qui se passe en Angleterre. La loi sur les conseils de salaires a été votée par les libéraux et les unionistes. Si la pratique démontrait que cette loi a fait hausser les salaires, M. d’Haussonville dirait : tant pis pour les principes. Jusqu’ici, la loi ne paraît guère avoir réussi que pour une industrie spéciale à l’Angleterre, celle des chaînes métalliques ; mais la profession étant très restreinte puisqu’elle ne comprend guère plus de 2 000 ouvriers groupés en une région du pays, la démonstration n’est pas très probante. 

La loi anglaise comporte, dans son application, beaucoup d’arbitraire, et son introduction en France serait, à cause de cela, plutôt dangereuse. Il y aurait à cette introduction d’autres inconvénients : le salaire minimum fixé par les conseils de salaires n’étant pas uniforme dans toute la France, les grands fabricants parisiens iraient chercher la main-d’œuvre là où elle serait le moins cher. Il y aurait, par suite, des déplacements de travail qui causeraient du chômage en certaines régions. D’autre part, si le salaire minimum est seulement établi pour les travailleuses à domicile, on donnera la préférence au travail à l’atelier aux dépens des travailleuses à domicile. Enfin, les patrons seront, par cette réglementation, incités à développer le machinisme, et là encore on aperçoit une cause d’accroissement du chômage. 

Ces observations faites, l’orateur reconnaît que le fonctionnement de conseils de salaires, c’est un peu ce que prévoit le Code de procédure civile pour l’arbitrage ; il n’y a rien là de monstrueux, mais sera-ce efficace ? Telle est la question, et on ne peut y faire une réponse certaine. 

M. Sciama fait entrevoir la révolution que peut provoquer dans le travail à domicile l’introduction d’un élément nouveau : la force motrice à domicile. 

Déjà dans la région de Saint-Étienne, 15 000 petits moteurs font des ouvrières de petites tâcheronnes, dont il sera difficile de déterminer le salaire. Or, à Paris, on aura, à partir de 1914, des tarifs très bas pour la force motrice, et il en résultera un accroissement du nombre des moteurs à domicile. On sait, d’autre part, que les communes n’ont plus la possibilité d’accorder un monopole pour la distribution de la force motrice. Dans ces conditions, les règlements dont on parle seraient appelés à devenir inefficaces. 

M. Schelle appuie les observations de M. Sciama, et il est d’avis que les interventions ne peuvent que déprimer les personnes qui sont dans la situation la plus fâcheuse, celles qui ne savent pas travailler. Le remède serait dans le perfectionnement du métier et aussi dans la diversité des métiers. Il ne faudrait pas apprendre à toutes les femmes le même métier. En ce qui concerne les ligues sociales d’acheteurs, M. Schelle partage l’opinion de M. d’Haussonville, et les trouve légitimes. 

M. d’Eichthal voudrait ajouter aux observations si justes de MM. Sciama et Schelle que, par suite des progrès de la technique, aussi bien que par suite de ceux des mœurs et de l’éducation, de nombreux débouchés nouveaux se sont ouverts et s’ouvrent à l’activité des femmes qui ont besoin de travailler pour vivre ; et c’est là, à ses yeux, un fait capital. Une des causes principales qui ont pesé sur la destinée des femmes salariées travaillant en dehors de l’usine, c’est qu’elles se sont toutes précipitées vers un seul métier, ou un très petit nombre de métiers, se rattachant à la couture, ou à la parure. De là la terrible concurrence, qui, trop souvent, rend leur sort misérable. Il n’y a aucune raison pour qu’elles ne se forment pas à d’autres occupations, et la meilleure preuve qu’elles peuvent s’y former, c’est le grand nombre de femmes qui, depuis quelques années, réussissent dans tant de professions qui, jadis, leur étaient fermées : comptabilité, bureaux de dessin, maniement des titres, délivrance de billets, carrières libérales, etc. 

Beaucoup de ces occupations peuvent se concilier avec les soins à donner au ménage, dès que les enfants ne sont plus en bas âge. C’est à organiser de nouveaux débouchés pour les femmes, à les aider à défendre soit leur emploi, soit leur salaire par des associations professionnelles encore trop peu développées parmi les femmes, à les diriger vers de plus nombreux métiers par une éducation appropriée, que ceux qui s’intéressent à l’amélioration du sort des ouvrières doivent y consacrer leurs efforts : ils rendront à la cause féminine beaucoup plus de services qu’en réclamant ou formulant des mesures législatives dont l’effet est presque toujours, on l’a encore rappelé ce soir, ou inefficace ou contraire à celui qu’en attend le législateur bien intentionné. 

M. Renaud développe cette idée que le remède aux situations horribles, qui ont poussé à préconiser l’établissement d’un salaire minimum, serait bien plutôt dans une organisation rationnelle du marché de la main-d’œuvre que dans cette réglementation nouvelle. 

M. Daniel Ballet, évoquant le souvenir d’un article de M. Béchaux, sur le travail à domicile en Suisse, paru dans l’Économiste français, et se référant aussi à la grande enquête de l’Office du travail sur le travail dans l’industrie de la lingerie, établit que, très souvent, le mauvais salaire n’est que la conséquence d’un manque de connaissances pratiques. On est mal payé parce qu’on ne sait pas son métier. Les économistes, dit M. Bellet, n’ont pas la foi économique, parce que la foi est aveugle ; mais ils regardent autour d’eux, ils observent ; or, que voit-on dans le domaine du travail de la couture. Dans la banlieue parisienne, on ne trouve pas d’ouvrières à la journée sachant leur métier ; ou alors, quand on en trouve une, on a beaucoup de peine à s’assurer ses services, car elle est trop demandée, il faut prendre des numéros. 

Abordant l’exemple de l’Australie, dont certains orateurs avaient parlé, M. Bellet rappelle que des enquêteurs, non rebelles à l’interventionnisme, ont constaté que la loi sur les salaires n’avait pas été bonne. Et, pourtant, comme dans la colonie de Victoria, on est en plein dans l’artificiel, le milieu est essentiellement favorable à une expérience de ce genre ; si elle n’y a pas réussi, elle réussira encore moins ailleurs. On a vu les deux parties, patrons et ouvriers, s’entendre pour tourner la loi ; on a constaté que les patrons n’engageaient que des ouvriers compétents et que les autres ne trouvaient pas d’emplois, et que le chômage était la plus claire conséquence de la loi. 

En terminant, l’orateur a raconté que deux jeunes ouvrières, déjeunant dans un restaurant, n’avaient pris que du bœuf, et que l’une d’elles s’était privée de dessert parce qu’apparemment c’était trop cher pour son salaire ; or, il y aurait un moyen de donner plus de bien-être à ces femmes, sans élaborer de nouvelles réglementations qui leur nuiraient ; ce serait de supprimer les droits de douane qui renchérissent toute chose. 

M. Yves Guyot ne résumera pas la discussion. Tout le monde a été d’accord, avec des nuances diverses, sur les inconvénients et le danger du salaire minimum. Les socialistes veulent la suppression du travail à domicile, en vertu de leur théorie sur la concentration industrielle, qui rend plus facile l’enrégimentement des ouvriers et qui rendra la confiscation plus commode. Le transport de la force à domicile peut avoir des répercussions autres que celles qu’on prévoyait. Il avait vu M. François Gellet à l’œuvre, pour installer l’électricité chez les rubanniers de Saint-Étienne. Qu’en est-il résulté ? L’homme n’a plus besoin de manier la barre. Ce n’est plus qu’un métier de femmes : et il faut que les hommes cherchent d’autres métiers. 

Quant aux ligues d’acheteurs, il a eu de terribles discussions sur ce sujet avec Mme Nathan de New-York. Ces dames en appellent au bras séculier, à la police, font elles-mêmes de la police, provoquent la délation ; et, avec des intentions excellentes, font une œuvre détestable au point de vue des conséquences morales 

La séance est levée à 10 h. 30. 

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