La valeur des procédés de lutte contre le chômage

La question du chômage est à nouveau à l’ordre du jour de la Société d’économie politique, le 5 janvier 1914. Les membres présents s’attachent surtout à déterminer les modalités d’une agence de placement efficace, moyen préventif contre le chômage.


La valeur des procédés de lutte contre le chômage

Société d’économie politique, 5 janvier 1914

 

Le sujet inscrit à l’ordre du jour est adopté, et la parole est donnée à M. Maurice Bellom, pour l’exposer. 

M. Maurice Bellom s’excuse d’abord de parler devant M. Max Lazard, qui connaît si bien le sujet ; et ensuite de la banalité de la question. Par bonheur, elle vient d’être rajeunie par un discours de M. Delbruck, secrétaire d’État à l’intérieur, qui a fait au Reichstag des déclarations très intéressantes, et par les travaux de l’Association française pour la lutte contre le chômage. M. Delbruck a dit au Reichstag que la question remontait à Périclès. Mais il a rectifié son affirmation en reconnaissant que, depuis une quarantaine d’années, la question du chômage avait pris une physionomie nouvelle, par suite notamment de la faculté de déplacement des individus, faculté qui s’est grandement accrue. L’orateur observe que l’un des procédés les plus simples de grouper les moyens de lutte contre le chômage paraissait être de les classer en moyens préventifs et en moyens réparateurs. Cependant, à l’exception de la statistique, qui est un moyen essentiellement préventif, et de l’assurance, qui est exclusivement réparateur, tous les autres sont à la fois préventifs et réparateurs. Le placement, par exemple, est à la fois préventif et réparateur. L’émigration est également un moyen de réparation du chômage et un moyen préventif. 

M. Bellom aborde immédiatement le problème du placement, car une organisation d’assurance n’est possible que si elle est précédée d’une bonne organisation du placement. L’expérience anglaise à laquelle on fait souvent allusion n’a été possible que parce qu’on a ainsi procédé, organisant le placement en 1909 et ensuite l’assurance en 1911. M. Beveridge a fait remarquer à Gand que si l’expérience anglaise d’assurance a pu être menée à bien, c’est grâce à l’excellence du placement. 

Le placement est considéré par certains comme donnant lieu à une industrie néfaste. Il faut reconnaître qu’il est, en effet, dur de payer pour trouver du travail, mais il est légitime aussi qu’un service rendu soit rémunéré et que l’industriel qui se livre au placement soit rémunéré. Ce qu’on peut et ce qu’on doit dire c’est qu’il est regrettable que le législateur français ayant pris une mesure, il se trouve des gens pour la tourner de façon dolosive. Mais autant il est juste que des syndicats mixtes, composés de patrons et d’ouvriers, ou des syndicats patronaux et des syndicats ouvriers organisent le placement, autant il serait excessif de leur donner un monopole comme le réclament les ouvriers à cause des pseudo-syndicats qui pratiquent parfois actuellement le placement. La loi de 1904 a donné aux communes une certaine initiative en matière de placement. Elles n’en ont pas toutes usé, mais elle n’a pas établi le monopole pour les syndicats et ce serait en effet excessif, car quelle serait la situation faite aux ouvriers non syndiqués dans le cas de monopole ? Ces ouvriers seraient sacrifiés ou il faudrait que le syndicat ouvrît les portes de son bureau aux ouvriers non syndiqués. 

Le placement a fait, au dernier Congrès international du chômage à Gand, l’objet d’une discussion intéressante. La question avait été engagée par un rapport général dressé après enquête. Elle amena bientôt à parler de la neutralité des bureaux de placement. On distingua la neutralité objective et la neutralité subjective. M. Victor Brants, professeur à Louvain, disait que la première devait se manifester en cas de grève. Les uns estimaient que dans cette hypothèse le bureau devait rester ouvert, les autres qu’il devait fermer. Finalement, il fut décidé qu’on remplacerait le mot neutralité par impartialité absolue, qui laisse le droit d’ouvrir ou de fermer. 

Un débat s’est élevé aussi sur les subventions. L’orateur rappelle que cette question se rattache à celle de la neutralité et que la subvention généralisée finirait par transformer tous les citoyens en payeurs et receveurs et que c’est un régime qui aboutit à l’absurde. 

Les travaux publics, qui sont préconisés comme un moyen de lutte contre le chômage, constituent aussi une mesure à la fois préventive et réparatrice. Ils sont bien organisés quand ils sont réservés, dans la mesure du possible, pour les périodes de crise. Les travaux publics, qui peuvent être techniquement exécutés en hiver, pendant la morte-saison, doivent être réservés pour ce moment, a-t-on exposé à Gand. Au sujet de cette question des travaux publics, des objections ont été tirées de ce fait que l’annualité des budgets pouvait gêner les administrations publiques dans leur organisation. 

Après les travaux publics, la question de l’assurance est la plus grave au point de vue des idées libérales. En 1910, à Paris, M. Fuster, parlant avec son autorité et son talent tout particuliers de l’assurance contre le chômage, l’avait signalée comme une sorte de terme ultime à réaliser dans un avenir indéfini. Les libéraux n’avaient pas jugé utile d’intervenir. Il avait fallu l’intervention de M. Raoul Jay, dont on connaît les idées interventionnistes, pour amener M. Bellom à défendre la thèse libérale. À Gand, en 1913, M. Fuster a fait un grand discours en faveur de l’assurance obligatoire. Son grand argument fut l’expérience anglaise, bien que M. Beveridge ne fut pas aussi affirmatif sur cette expérience. Les déclarations de l’orateur anglais n’ont pas été un véritable cri de victoire. Il faut remarquer, entre autres particularités, que l’effort en Angleterre est limité à certaines professions, qu’on ne peut ressentir de l’institution aucune crainte au point de vue financier, parce que, si l’État, en cas de besoin, intervient pécuniairement, ce n’est que par un prêt, etc. 

L’orateur insiste, tout particulièrement, sur la réponse que fit M. Delbruck, sous-secrétaire d’État à l’Intérieur, en réponse à une interpellation développée au Reichstag le 5 décembre 1913. On sait que l’Allemagne a fait l’expérience de l’assurance obligatoire depuis un quart de siècle. Or, loin d’accepter de gaieté de cœur l’assurance obligatoire contre le chômage, M. Delbruck a abouti à cette conclusion qu’il n’était pas possible d’établir cette assurance avant qu’on ait établi une statistique du chômage et avant qu’on ait organisé le placement. Le gouvernement allemand a apporté ici, à la thèse libérale, un argument excellent. M. Bellom, rappelle qu’à Gand, M. Dupont, directeur des docks du Havre et hôte de la Société, avait exposé qu’il serait grave de vouloir établir l’assurance obligatoire contre le chômage ; qu’au lendemain de l’échec de la loi des retraites, ce n’était pas possible et qu’on arriverait beaucoup mieux par la faculté, moyen qui lui avait parfaitement réussi au Havre pour le chômage. L’orateur termine en disant quelques mots de la statistique et de l’émigration ; le premier moyen exclusivement préventif, le second à la fois préventif et réparateur. 

M. Émile Dupont invité par le bureau, parle en praticien de la question de l’assurance contre le chômage. Il se demande si tous les patrons de France sont vraiment convaincus de la nécessité de s’occuper de la question. Jusqu’ici on a, dans ce pays, obtenu peu de résultats. Pour lui, il s’en est préoccupé parce que, dans les ports, le chômage est très dur à supporter. Les récoltes influent beaucoup sur le travail des ports. C’est ainsi qu’au Havre, il faut compter avec les périodes de récolte du café et du coton. Les périodes de chômage permettent aux ouvriers de dire qu’on ne les paye pas assez les jours où ils travaillent, puisqu’il y a des jours où on ne les paye pas. C’est ainsi que les salaires se sont élevés au Havre de 3 fr. 50 à 6 fr. 50. Ces derniers jours, les ouvriers du port demandaient 7 francs. Or, certains autres ports de l’étranger tirent argument de l’assurance contre le chômage pour résister aux demandes d’augmentation de salaire. 

Anvers a donné l’exemple de l’assurance contre le chômage pour les ouvriers des ports. La ville a payé la forte part. En France, si on faisait appel aux municipalités, la politique s’immiscerait dans l’affaire et les surenchères apparaîtraient avec elle. Aussi, au Havre, a-t-on essayé de se passer de la municipalité. 

La Société des docks a organisé l’assurance, mais elle l’a laissée facultative. Elle double la mise de l’ouvrier. S’il y a un boni à la fin de l’année, elle le distribue. L’organisation a été exposée aux ouvriers par le directeur. Il y a eu d’abord 40 p. 100 d’adhérents, puis 82 p. 100, enfin 99 p. 100. À ce propos, M. Dupont observe qu’on parle beaucoup aux ouvriers, mais que ce ne sont pas les patrons et que c’est dommage, car l’ouvrier français saisit très facilement ce qui est raisonnable, mais encore faut-il qu’on le lui fasse connaître. 

En France, dit M. Dupont, l’assurance obligatoire se heurterait à une sorte d’obstruction de la part des ouvriers. Il faut laisser à l’œuvre le caractère facultatif et se donner la peine de l’expliquer aux intéressés. L’assurance obligatoire, au reste, serait un mauvais début, on ne la comprendrait que comme le dernier effort pour amener à l’assurance une petite minorité récalcitrante. 

Ceci dit, M. Dupont expose que l’assurance contre le chômage doit être, en effet, précédée d’une bonne organisation du placement : c’est ce qu’on cherche à faire au Havre. Il s’est fondé dans ce port, après des grèves nombreuses se produisant pour des riens, une fédération qui a déjà été assez forte pour lutter pendant trente-deux jours contre une grève. Puis on a institué une union patronale qui, très prochainement, va ouvrir un office du travail qui fera du placement. Cet office sera paritaire, c’est-à-dire, composé moitié ouvriers, moitié patrons, présidés par un patron. On va organiser une assurance contre le chômage, des secours aux veuves, aux familles nombreuses, et on demandera aux ouvriers de participer à l’assurance contre le chômage. L’orateur est entré dans des détails très précis sur ce projet, dont l’essai sera fort intéressant à suivre. 

M. Max Lazard également invité du bureau, apporte, lui, au débat, des considérations théoriques. Il insiste sur la complexité du problème et sur le concours nécessaire des hommes de science et des hommes d’action pour le résoudre. Puis, il s’étend surtout sur la question du placement. Envisageant l’essai qu’on va tenter au Havre, il trouve que le système proposé n’est pas un système de parité absolue, la présidence étant donnée à un patron, et il expose le système paritaire allemand. Il met beaucoup d’espoir dans les bureaux municipaux de placement sur l’impartialité desquels il compte. 

M. Renaud objecte que son expérience personnelle ne le porte pas à croire à l’impartialité des bureaux publics de placement. Certains bureaux publics incitent les chercheurs de travail à demander des salaires qu’ils ne sont pas capables de gagner. 

M. Paul Leroy-Beaulieu remercie les orateurs : M. Bellom, qui a traité le sujet avec sa conscience et sa compétence accoutumées ; M. Dupont, qui a apporté à la Société des renseignements très précieux ; M. Max Lazard a soulevé des questions très intéressantes qui pourraient fournir aliment à de nombreuses discussions. À propos du placement municipal, on lui objecterait probablement que les pouvoirs publics n’ont guère coutume de faire montre d’impartialité. Il n’y a en France que des gouvernements de parti. Ceux qui font preuve de plus d’idéalité parlent d’abord du pays, puis du parti. Les membres des administrations publiques n’ont pas tous cette mentalité ; ils sont, d’ailleurs, parmi ceux qui en pâtissent et, parfois, ils se révoltent contre cette mentalité. Si on établissait en la matière un monopole, il est probable qu’on n’en tirerait pas avantage. À propos de l’assurance, M. Paul Leroy-Beaulieu fait remarquer que l’assurance est un procédé très coûteux. On perd environ 50%. 

Des organismes comme ceux projetés au Havre sont excellents. On dit qu’ils ne répondent pas à l’idéal, les patrons conservant la présidence, fournissant l’argent et pouvant arrêter l’expérience. Mais ou oublie qu’il n’est pas facile d’arrêter une organisation qui a commencé à fonctionner. On a à compter, dans ce cas, avec l’opinion publique, et on se crée des difficultés. La question débattue si brillamment par les divers orateurs est, dit le président, une question éternelle. Si on doit arriver, en ce domaine, à quelque amélioration, ce sera par une bonne organisation du placement et par des moyens locaux dont les patrons prendront l’initiative. 

La séance est levée à onze heures. 

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