L’intervention de la loi dans la fixation des salaires

L’intervention de la loi dans la fixation des salaires

Société d’économie politique, Réunion du 4 juin 1908

 

L’assemblée adopte ensuite comme sujet de discussion la question suivante, formulée par M. J.-H. Levy, membre du Political and Economic Circle : 

L’INTERVENTION DE LA LOI DANS LA FIXATION DES SALAIRES 

M. J.-H. Levy expose ainsi la question : 

Qu’entend-on par salaire ? dit-il d’abord. Le salaire est le résultat et la rémunération du travail. Le salaire est l’effet et la récompense du travail. Mettons d’abord de côté toute idée d’emploi par un patron. Le salaire peut parvenir au travailleur par ce moyen ou par un autre. Le salaire, en tant que rémunération d’un emploi, n’est qu’une des formes de la rémunération de l’effort humain, quel qu’en soit le nombre aujourd’hui. Le petit propriétaire qui cultive sa parcelle de terre reçoit son salaire sous forme de récolte ; mais celle-ci contient d’autres éléments que le salaire, car sa qualité et sa valeur ne dépendent pas seuls du travail, mais aussi : 1° des instruments et du matériel de production ; et 2° de la fertilité de la terre et de sa proximité des marchés. 

Ici, l’orateur analyse fort nettement la formation du capital et les conditions générales de la production. Il aboutit à une division tripartite du produit : salaire, intérêt et rente, correspondant aux trois éléments : travail, attente et agents supérieurs naturels. Cette division du produit en trois parties ne provient en aucune façon de l’existence de trois classes différentes de personnes pour les recevoir, ou de tel système de division du produit, mais existerait dans n’importe quelle organisation concevable de la Société. Tant que durera le présent ordre de choses et qu’il y aura des hommes engagés à des occupations productives, le salaire, l’intérêt et la rente économique devront exister. 

M. Levy laisse de côté la portion du produit classifiée « rente économique » : elle ne dérive pas du simple travail, mais de la supériorité de certains agents naturels sur d’autres, et n’est donc pas rémunération du travail dans le sens attaché à ce terme. Reste un fonds de produit à diviser entre le travail et l’ « attente ». La rémunération du travail dépend du montant de ce fonds et de la manière dont il est divisé. 

Ce n’est pas le produit brut qui se trouve divisé, mais le produit net, c’est-à-dire après déduction des pertes. 

Afin d’avoir un salaire aussi élevé que possible, il est nécessaire que le fonds de produit brut soit aussi grand et les frais aussi minimes que possible. Or, que peut faire la Loi dans ce but ? D’abord, pour que la production soit aussi grande que faire se peut, il est nécessaire que les aptitudes particulières des individus et des lieux soient entièrement disponibles, et que la division du travail, tant personnelle que locale, soit pratiquée au plus haut degré. Sans cela tout travail sera frappé de stérilité ; tout ce que peut faire la loi, sous ce rapport, est de garantir la liberté dans la production et l’échange. Le protectionnisme est compatible avec des salaires élevés, mais pas avec les salaires maxima. Un pays protectionniste peut avoir un niveau de salaires plus élevé que celui des salaires d’un pays libre-échangiste, alors que les autres avantages chez ce dernier font plus que compenser le tort fait aux ouvriers par le protectionnisme ; mais les salaires maxima, dans chaque pays, ne sont possibles que sous un régime d’importations libres. 

L’État peut encore aider à rendre le fonds de produit aussi grand que possible en supprimant tous les obstacles à l’arrivée des matériaux bruts du globe. Ces obstacles sont très souvent créés par lui-même, et une des formes de l’action de l’État les plus bienfaisantes au point de vue économique est celle de redresser ses propres erreurs à ce sujet. 

Lorsque le fonds de produit brut a été rendu aussi grand que possible, le niveau général des salaires dépendra du montant des frais afférents à ce fonds. L’État peut aider à rendre ces frais aussi minimes que possible en laissant aux individus le soin de s’occuper de leurs affaires. Plus la sécurité donnée par l’État sera complète et bon marché, plus le reliquat à diviser entre les travailleurs sera grand.

Après les frais d’assurances, viennent les frais de rente. Le sol n’est, dans aucun pays, entièrement propriété personnelle ; et plus il y aura de propriété publique, moins le fardeau de rente économique sera lourd. 

L’intérêt, lui, est le résultat et la récompense de l’attente, comme le salaire est le résultat et la récompense du travail. Or, afin que la rémunération du travail soit aussi élevée que possible, l’intérêt doit être aussi bas que possible. Comment arriver à cela ? Par l’augmentation du capital en rapport avec les besoins. Plus il y a de capital, plus le salaire augmente ; car, toutes choses égales d’ailleurs, plus le capital est abondant, plus le taux d’intérêt devient minime. Lorsque le capital est trop abondant pour trouver un emploi rémunérateur au taux d’intérêt courant, les capitalistes se font concurrence les uns aux autres pour avoir une place dans le champ des placements, et l’intérêt décline, tandis que le salaire remonte. 

Une Commission royale fut nommée en Angleterre, en 1885, afin d’enquêter sur la dépression du commerce et de l’industrie. Le rapport montra que « la proportion de la richesse créée dans le pays allant aux patrons est moins grande maintenant qu’elle n’était auparavant. La richesse totale du pays est distribuée d’une façon différente, et l’on peut expliquer en grande partie les plaintes les plus fréquentes et le sentiment général de dépression, par les changements qui ont eu lieu dans la répartition et la distribution des bénéfices pendant ces dernières années ». 

Le rapport montre encore que le changement de la distribution en faveur des travailleurs se fit principalement, non par une augmentation des salaires en argent, mais par une baisse dans les prix des produits, causée par la concurrence des capitalistes entre eux. 

Exactement le contraire arrive lorsque l’on empêche l’accumulation du capital ; lorsqu’une grande partie de la richesse est engloutie par des entreprises imprudentes ou malhonnêtes, ou par des guerres destructives ; lorsque les placements sont rendus quelque peu dangereux, ou lorsqu’on les grève de frais. Le taux de l’intérêt augmente par la restriction ou la destruction du capital ; les produits deviennent plus chers et les salaires moins élevés. Les risques et les frais imposés au capital amoindrissent le reliquat disponible pour la rémunération du travail. 

Certains semblent s’imaginer que, au moyen de la politique, l’intervention de l’État doit changer toutes les choses en or. Les salaires seraient augmentés par la « fixation » de l’État. Nous devons tous être rendus riches par décrets !

Mais les richesses dont il nous doterait ne viennent pas de cavernes cachées, ni des magasins inépuisables du surnaturel. Elles sortent de nos propres poches. Le politicien peut, en se servant de la machine gouvernementale, soutirer l’argent de A et le donner à B, après avoir déduit une ample commission officielle ; or, ce transfert ne provient pas du travail, mais de la force et ce n’est pas un salaire, mais un vol. 

Prenons par exemple la Loi anglaise 7 de Georges Ier, chapitre 13, « For Regulating Journeymen Tailors » (Réglementation des tailleurs à la journée.). Il est déclaré dans cette loi « qu’un grand nombre de tailleurs des cites de Londres et de Westminster ont dernièrement quitté leurs emplois sans cause valable, et se sont réunis en société dans le but d’élever leurs salaires à des prix déraisonnables et de réduire leurs heures de travail, ce qui est un mauvais exemple, et tend manifestement à faire du tort au commerce, à encourager l’oisiveté, et à augmenter le nombre des indigents ». L’arrêté ensuite fixe les heures de travail de six heures du matin à huit heures du soir, avec une heure de repos pour le déjeuner, et le salaire à 2 shillings par jour du 20 mars au 25 juin, et à 1 shilling 8 pence pour le reste de l’année. La loi prescrit aussi que si un tailleur à la journée, « n’étant pas retenu ou employé, refuse d’être embauché après avoir été sollicité par un maître tailleur, aux limites d’heures de travail et aux prix fixés comme plus haut, sauf pour cause raisonnable et suffisante, à être décidée telle par deux juges de paix », il sera condamné aux travaux forcés pendant une période n’excédant pas deux mois ; et toute personne qui donnera des salaires plus élevés que ceux prescrits par la loi devra payer une amende de 5 liv. st. 

Cette loi fit fiasco, comme le montre la loi passée quarante-huit ans plus tard sur le même sujet (8 Georges III, chap. 17). Elle réussit, sans doute, à enlever à quelques ouvriers une partie de leurs salaires ; mais on ne voit aucune différence dans le principe, que l’on essaie soit de diminuer les salaires ou de les augmenter, au moyen d’un décret. Il y a quatre ans, M. J. H. Levy a rédigé la pétition suivante adressée au Parlement au nom du Comité de la « Personal Rights Association » :

« 1. Attendu qu’une loi, ayant pour titre « The Wages Boards Bill » (n°47), maintenant devant votre Assemblée, propose de créer une autorité politique qui déterminera les salaires industriels de certains métiers ; 

2. Attendu que ces métiers sont définis dans des termes très vagues, et qu’il est manifeste par le Mémorandum attaché à la loi, que ses promoteurs ont l’intention d’étendre le même mécanisme à d’autres métiers ; 

3. Attendu que les signataires de la présente pétition maintiennent que la substitution de la concurrence politique à la concurrence économique dans la fixation de la rémunération du travail, serait un changement désastreux pour l’ensemble de la communauté et pour les classes ouvrières en particulier ; 

4. Attendu que l’obligation par la loi du paiement d’un minimum de salaire serait inutile dans certains cas et oppressive dans d’autres, pour ceux dont le prix du travail serait fixé ainsi, sans une garantie d’emploi à ce prix et que cette garantie, que l’on n’a pas l’intention de donner, du reste, ne pourrait l’être qu’aux dépens d’autres membres de la communauté ; 

5. Attendu que la fixation légale d’un minimum de salaire sans une garantie d’emploi nécessiterait… la création artificielle d’une classe de personnes exclues de l’emploi ; 

6. Attendu que le surplus obtenu par toute personne au-dessus des prix du travail créés par la concurrence, au moyen de la force gouvernementale, quoique appelé « salaire », devrait être désigné par un qualificatif beaucoup moins flatteur ; 

7. Attendu que l’usage de la machine gouvernementale pour un tel motif doit nécessairement conduire à sa corruption et à des tentatives de toutes les classes à se servir de cette machine, chacune pour son propre avantage aux dépens des autres ; 

C’est pourquoi les soussignés prient votre Assemblée de ne pas consentir à adopter cette loi ou toute autre mesure ayant le même objet. » 

On ne peut trop clairement montrer que la fixation d’un minimum de salaire au-dessus du niveau qui serait atteint sous un régime libre, pourrait rarement avoir du succès. 

Si le salaire d’un ouvrier qui peut augmenter de 6 francs par jour la valeur du matériel placé entre ses mains est fixé à 7 fr., il ne trouvera pas d’ouvrage. S’il est capable de produire une valeur de 7 fr. 50 par jour, il se pourra qu’il trouve du travail à 7 francs ; mais lorsque sa puissance productive ira en diminuant, il tombera dans les rangs des sans-travail. Fixez le minimum des salaires à un taux insuffisamment élevé, et vous aurez autant de sans-travail que vous voudrez. 

Il est possible, dans certains cas, de forcer le taux des salaires de toute une classe d’ouvriers, parce qu’il est possible de faire monter le prix du produit qu’ils fabriquent. Dans ce cas, le consommateur est obligé de contribuer pour partie au revenu de l’ouvrier qui a pris part à la production. 

Les socialistes de la Chambre des Communes ont dernièrement proposé de surmonter toutes les difficultés avec une loi qui garantirait du travail aux taux de salaires des « Trades Unions », aux dépens du public. Mais pourquoi ne pas doubler ces taux, les tripler, quadrupler ? 

Il y a environ quarante ans qu’un monsieur, à une réunion de la « London Dialectical Society », proposait l’abolition de la pauvreté par la mise en circulation par le gouvernement d’un nombre illimité de banknotes de 5 livres sterling, sur lesquelles il ne prendrait pas d’intérêt. Pressé de critiquer cette belle proposition, M. Levy se contenta de demander à ce créateur d’un Nouveau Monde pourquoi il n’imprimerait pas 5 000 000 liv. st., sur chacun de ses billets de banque, car alors nous serions tous multi-millionnaires. La manière dont cette interrogation fut accueillie prouva qu’elle était suffisante. 

Pour conclure, il n’y a aucun moyen de hausser le niveau général des salaires, excepté en augmentant le fonds de produit par membre de la population, ou en diminuant les frais sur ce fonds ; le meilleur moyen que puissent employer les gouvernements pour arriver à ce résultat est de reculer les limites de la liberté le plus loin possible. 

M. Alfred Neymarck dit que la communication de M. J.-H. Lévy est empreinte d’un pur libéralisme et est conforme aux principes et aux lois économiques. Rien de plus piquant que l’exemple qu’il a donné de « ce Monsieur qui, pour abolir la pauvreté, demandait la mise en circulation par le Gouvernement d’un nombre illimité de banknotes de 5 liv. sur lesquelles il ne prendrait pas d’intérêt ». Pourquoi pas des banknotes de 50 liv., 100 liv., 1 000 liv., et pourquoi le Gouvernement n’imprimerait-il pas des billets de 500 000 liv. ? objecta un auditeur ; nous serions tous des demi-millionnaires. Pour les salaires, il n’y aurait aucune raison pour que l’État, intervenant dans leur fixation, le taux ne fut fixé à un chiffre plutôt qu’à un autre. Jamais l’État ne fera rien de bon en telle matière, et le mieux qu’il puisse faire, c’est de ne pas porter atteinte à la liberté et de laisser agir la loi de l’offre et de la demande. 

M. A. Neymarck cite les principales lois économiques qui régissent le taux des salaires : 

1° La productivité, qui permet de rémunérer le travail d’après le mérite et les aptitudes ; 

2° La concurrence, qui fait que lorsque l’industrie, le commerce, les affaires se développent, c’est le patron qui, suivant la comparaison de Cobden, court après l’ouvrier, et quand au contraire, les affaires sont stagnantes et diminuent, c’est l’ouvrier qui court après le patron. 

3° Le coût de la vie, — mais dans une certaine mesure, — car il oblige le salarié à maintenir ses moyens de dépenses au niveau de ses habitudes d’existence et engage le patron à élever ou à maintenir le taux du salaire, sauf à essayer d’en récupérer le coût sur le consommateur. 

Le capital employé dans l’industrie. Plus les capitaux sont abondants, plus les travaux peuvent être nombreux et les salaires rémunérés. Le capital, c’est le blé du travail, et quand les salariés s’en prennent au capital, aux capitalistes, pour se plaindre d’être exploités par eux et pour obtenir une rémunération plus élevée, sans se rendre compte des charges et des risques que supportent le capital et les capitalistes, c’est absolument comme si l’agriculteur maudissait le grain qui fécondera la terre et donnera des moissons. Effrayer le capital, l’attaquer sous des formes diverses, c’est diminuer le travail et par conséquent les salaires. 

5° Une cinquième loi, c’est l’activité de la production dans un pays et l’état général de la richesse. À pays pauvre correspond salaire bas ; à pays riche correspond salaire élevé. 

6° Une sixième loi découle de la précédente : c’est la somme des consommations qui sollicitent la production. Plus nombreux sont les consommateurs d’un pays, plus élevés peuvent être les salaires ; conséquemment encore, le salaire dépend de la nature, de l’importance, du besoin, de la productivité du travail et c’est, en somme, à la loi de l’offre et de la demande qu’il obéit. L’intervention de l’État est donc une erreur absolue. 

Et cependant, M. Neymarck, tout en restant fidèle aux lois et principes économiques, exprime un scrupule. Dans l’œuvre sociale et humanitaire que voulait accomplir Turgot, dans ses écrits, se trouve répétée, à plusieurs reprises, cette pensée : qu’il était insuffisant de ne procurer au travailleur que sa subsistance ; que la somme strictement nécessaire pour faire subsister l’homme et sa famille, au jour le jour, ne lui paraissait pas assez large. Au travailleur, a dit Turgot, il faut plus et mieux : quelque chose de plus indispensable que le nécessaire, — le superflu. À ses yeux, il ne suffit pas de gagner assez ; il faut « gagner un peu trop », car sans ce trop, il n’y a ni bien-être pour le pauvre, ni sécurité pour le riche, et le strict nécessaire, c’est l’état de souffrance. L’ouvrier a droit à plus que sa subsistance. 

Ces pensées de Turgot, inspirées par une philanthropie profonde, méritent qu’on s’y arrête, et bien souvent, dit M. Alfred Neymarck, j’ai recherché si elles ne s’appliquent pas à des faits dont nous avons été et sommes les témoins. Sans vouloir indiquer de solution, il se demande si la société doit se croire quitte envers l’ouvrier, quand elle lui a payé son salaire pour des œuvres d’intérêt général ? Quelle que soit l’importance du capital, une œuvre ne saurait s’accomplir si elle ne s’appuie sur la science de l’ingénieur qui a conçu cette œuvre ; sans le concours d’administrateurs habiles qui géreront l’entreprise. Mais ni le capital, ni les ingénieurs, ni les administrateurs ne pourraient utiliser leurs services sans le concours du travailleur. 

Les grands travaux dont nous sommes les contemporains : le Saint-Gothard, le Mont Cenis, le Simplon, le Canal de Suez, etc., — en espérant pour un jour le plus prochain possible, le tunnel de la Manche, — ont enrichi le monde. Ces œuvres ont fait courir des risques aux capitaux employés et la rémunération de ces capitaux est la juste récompense des risques courus. Le travailleur, lui aussi, a couru des risques : il a reçu son salaire, pourtant sa femme, ses enfants et lui-même sont souvent restés dans la misère…

M. Neymarck a tenu à commenter en cette occasion ces pensées de Turgot qui était certainement, au point de vue social, aussi avancé que les législateurs mêmes de 1793. 

M. le capitaine Hemphill (dont notre collègue M. Bourdil veut bien nous traduire les paroles) a remarqué que M. Frédéric Passy avait dit « La Société d’Economie politique n’est pas une Société politique. » Mais, si les discussions politiques sont étrangères à la Société, les politiciens ne devraient-ils pas se préoccuper un peu plus de l’économie politique ? Et, s’ils en appliquaient les lois de sagesse, peut-être trouveraient-ils la solution de toutes ces graves questions, comme celle qui fait ce soir l’objet de la discussion ? 

L’orateur est un des membres du parti avancé du County Council de Londres ; il préconise l’emploi direct du travailleur par la suppression du marchandage ; il est d’avis d’accorder à des corporations d’ouvriers des facilités administratives suffisantes pour permettre d’arriver à la libre fixation par elles du taux des salaires. 

Il existe une « propriété du travail » comme il existe une propriété personnelle. Et pour lui donner sa véritable valeur, le seul moyen est de se confier à la corporation : les tarifs qu’elle établit seront ensuite soumis à l’approbation de l’État et des municipalités. 

À ce propos l’orateur cite un exemple tout récent de difficultés survenues entre le County Council et les mariniers de la Tamise. Une corporation s’est offerte pour apporter à cette question une solution favorable. 

Il termine enfin en exprimant le désir de voir régner bientôt entre les capitalistes et les travailleurs cette entente cordiale, qu’il se félicite de constater dans les relations franco-anglaises. Il souhaite de la voir s’étendre aux rapports entre toutes les nations du monde, comme entre toutes les municipalités et leurs employés. L’entente cordiale universelle ! 

M. Colson rappelle que le Conseil municipal de Paris a voulu faire quelques tentatives en faveur des petits salariés au service de la Ville. C’est ainsi qu’il a voulu améliorer le sort des balayeurs, qui se recrutaient parmi les meurt-de-faim de la capitale, heureux de gagner là trois francs par jour, — en attendant mieux. Le salaire fut alors élevé à cinq francs, plus des avantages de toutes sortes : jours de congé payés, retraites, etc. La Ville de Paris voulait montrer la voie aux patrons. 

Qu’est-il advenu de cette réforme humanitaire ? C’est que l’emploi de balayeur est aujourd’hui très recherché, et non plus à titre provisoire comme autrefois, mais à titre de carrière. Des ouvriers de métier, ébénistes, peintres, serruriers, etc., viennent le solliciter alors qu’ils sont capables de faire une besogne plus relevée et plus utile ; et ils s’emparent ainsi de postes réservés aux hommes incapables de se livrer à un travail réclamant plus de capacités, plus d’intelligence. Le résultat se traduit alors par un déclassement des ouvriers et par une augmentation du nombre des pauvres, à qui on « prend » cette profession qui leur était destinée. 

Il serait facile de multiplier les exemples. En Angleterre même, ainsi qu’on peut le lire dans les rapports et enquêtes au sujet de la détermination des salaires dans les établissements de l’État, les anciens soldats ont de grandes difficultés pour se placer comme ouvriers, car si le taux des salaires est très élevé, on exige par contre des capacités professionnelles plus étendues. 

Les lois de fixation des salaires ne peuvent donc aboutir qu’à un résultat : réduire à la misère ceux qui ne peuvent fournir un travail parfait, et les mettre à la charge de l’Assistance publique. Il faut alors, pour couvrir les dépenses de leur entretien, reprendre sous forme d’impôts ce qui est donné à d’autres sous forme de hauts salaires. 

M. G. de Nouvion dit que l’intervention de l’État dans les questions de salaire, sous quelque forme qu’elle se produise, loi ou acte du pouvoir exécutif, ne peut avoir que des conséquences funestes, et il rappelle un cas mémorable, celui de l’insurrection de Lyon en 1832, une des plus graves de la monarchie de Juillet, dont la cause fut l’établissement d’un tarif de tissage par le préfet du Rhône. 

Quant à rechercher si « l’ouvrier a droit à plus que sa subsistance » et « si la société lui doit quelque chose », c’est un ordre d’idées dans lequel il est dangereux de s’engager, car cela peut conduire à admettre la fixation du minimum de salaire que réclament les écoles socialistes et à donner quelque apparence de légitimité à la Loi d’airain contre laquelle les économistes se sont toujours élevés. Il n’est pas exact que les salaires se mesurent strictement à la subsistance. Ils sont soumis, comme toutes les marchandises, à la loi de l’offre et de la demande. C’est le libre jeu de cette loi qui est la meilleure garantie de tous les intérêts ; toutes les mesures qui portent atteinte à ce libre jeu sont préjudiciables aux intérêts qu’elles prétendent sauvegarder. 

M. J.-H. Levy, dans une courte réplique traduite par M. Bourdil, répond à M. le capitaine Hemphill, qu’il n’entend pas contester à une administration quelconque la possibilité matérielle d’élever les salaires de ses employés. On peut toujours payer 1 000 francs ce qui vaut 100 francs. Mais en ce cas 900 francs sortiront de la poche des contribuables. 

M. le capitaine Hemphill fait alors observer que jamais le County Council n’avait été si loin. 

M. J.-H. Levy, reprenant la citation de Turgot que M. Neymarck vient de faire, déclare que, s’il est peut-être logique de fournir à l’ouvrier un gain supérieur au minimum qui lui est strictement nécessaire pour sa subsistance, tout au moins les gouvernements ne peuvent-ils pas créer de toutes pièces la richesse. C’est par le travail qu’elle doit être créée. 

L’orateur se range à l’avis de M. Colson : le jour où des ouvriers de métier ont été employés comme balayeurs, on leur a laissé gâcher inutilement leurs capacités professionnelles. Il est d’ailleurs impossible d’obtenir de bons résultats lorsqu’on cherche à « déranger » les lois économiques. 

M. Limousin désire présenter quelques observations au sujet de l’État ou d’une administration municipale « bon patron », c’est-à-dire payant ses travailleurs au taux maximum, plus que n’obtiennent les confrères de ceux-ci d’un patron ordinaire. Bien payer ses travailleurs, plus que ses confrères, de la part d’un employeur ordinaire, c’est un acte de philanthropie. L’employeur en question, soumis à la loi de la concurrence, réduit ses bénéfices pour augmenter le gain de son personnel. Cet acte est méritoire de sa part. Il n’en est pas de même de la part d’un État ou d’une administration, telle que celle du Comté de Londres dont on vient de nous parler. D’abord une Administration n’est pas une personne, c’est une collectivité de délégués qui, quand ils font des générosités, ne les font pas avec leur propre argent, mais avec celui de leurs mandataires, ce qui leur enlève tout mérite. Ils demandent aux contribuables plus que ceux-ci ne doivent, pour donner aux travailleurs plus qu’il ne leur serait payé s’ils étaient dans la condition de la majorité des contribuables. Pourquoi les travailleurs des Administrations publiques seraient-ils plus payés que les travailleurs ordinaires ? Pourquoi les consommateurs que sont les contribuables paieraient-ils les services de ces travailleurs plus cher à valeur égale que ceux des autres ? 

Il y a une autre moralité à tirer de l’observation de M. Colson, relativement au déclassement des travailleurs qui résulte de la surappréciation des travaux non qualifiés, tels que le balayage des rues. Des hommes qui pourraient faire un travail qualifié sont fixés par le salaire élevé — et aussi par le patronage — dans des travaux infimes qui devraient être le lot des inhabiles. Il en résulte un double dommage : les contribuables paient plus cher le service rendu et en outre sont obligés d’accorder aux inhabiles inoccupés des secours qu’ils n’auraient pas eu à leur verser si ceux-ci avaient exécuté les travaux pour lesquels ils sont aptes. Double surcharge. 

Il faut aussi tenir compte de la hausse du salaire des ouvriers qualifiés ou à profession, par suite de la diminution de leur nombre par l’entrée d’un certain nombre d’entre eux dans les infimes services publics. 

La philanthropie ou la charité a des conséquences économiques auxquelles il faut faire attention. Victor Hugo, dans une magnifique poésie intitulé « Donnez aux pauvres », invite l’homme riche à ne pas acheter de jouets coûteux à ses enfants, à arracher du sein de sa femme les parures et les dentelles chères, pour en donner le prix aux pauvres. Victor Hugo, qui était poète et non économiste, n’avait pas réfléchi qu’en ne faisant pas fabriquer des jouets coûteux pour ses enfants, des parures pour sa femme, le riche priverait de travail des ouvriers non moins intéressants que le pauvre sur lequel il s’apitoie. Le pauvre est intéressant, les ouvriers qui produisent les objets de luxe ne le sont pas moins. Il y a là une antinomie, dont on ne sort que par une transaction. Mais des délégués du peuple n’ont pas à être philanthropes avec l’argent de celui-ci ; en ce qui concerne la fixation des salaires, ils doivent s’en rapporter à la liberté, qui donne la meilleure solution pour tous. 

C’est en Australie que M. Daniel Bellet a pris l’exemple qu’il veut citer. Ce pays est en effet un centre très actif d’expériences de toutes sortes sur les questions ouvrières. 

L’Australie a donc institué des « arbitration courts », sortes de chambres d’arbitrage destinées à fixer les salaires au minimum strictement nécessaire à la vie. Mais, insensiblement, le salaire, de « nécessaire » qu’il était, s’éleva peu à peu, et bientôt c’est un salaire « sufficent » qu’établissaient les chambres d’arbitrage. Comment déterminer un salaire « suffisant » ? La définition est impossible ; — on voit tout le danger de ces évaluations. 

M. Yves Guyot, vice-président, dit qu’il n’a pris la présidence que par suite du départ du vénéré président, M. Frédéric Passy, que son grand âge a obligé à se retirer avant la fin de la séance. Il n’essaiera pas de résumer un exposé aussi complet que celui de M. J.-H. Levy et les diverses observations qu’il a provoquées : il se bornera à rappeler par quelques faits, qui ne font que confirmer ceux qui ont déjà été produits, que si les pouvoirs publics peuvent élever les salaires de telles ou de telles catégories, de tels ou tels groupes d’ouvriers, ils ne peuvent le faire qu’au détriment des autres contribuables ou des autres consommateurs. À Paris, le Conseil municipal et l’Administration préfectorale ont institué, dans un règlement qui comprend une suite indéfinie d’articles, des traitements tout spéciaux pour les ouvriers municipaux ; alors sont intervenus 500 ou 600 ouvriers électriciens, qui ont sommé, au moyen d’une grève qui a plongé une partie de Paris dans l’obscurité pendant plus de vingt-quatre heures, qu’on leur accordât un traitement identique à celui des ouvriers municipaux ; et pour la Compagnie du gaz, ce traitement a été aussi assuré. Il en résulte que de 15 à 18 000 ouvriers, tout au plus, sur un total de 500 000, ont obtenu une situation privilégiée ; mais aux dépens de qui ? Aux dépens de la très grande majorité des autres salariés de la Ville de Paris, aux dépens de tous les contribuables qui, pour une même charge, retirent moins d’avantages ; et ainsi, dans sa philanthropique bienveillance, le Conseil municipal démocratique a abouti à sacrifier l’intérêt général, l’intérêt commun dont il a la charge, à une petite minorité ; et il en sera toujours ainsi, tant que l’État ou les communes voudront remplir le rôle de patron modèle. 

Les hommes qui les administrent et qui sont à la recherche de la popularité, peuvent étaler des sentiments de générosité, d’autant plus faciles que s’ils coûtent à l’ensemble des contribuables, ils ne leur coûtent rien à eux-mêmes, mais ces hommes ne peuvent faire de miracles : ils ne peuvent dire : fiat lumen et la lumière sera ; ils ne peuvent frapper le rocher d’une baguette miraculeuse pour en faire jaillir une source de richesses. Ce qu’ils donnent aux uns, ils le prennent aux autres ; leur capacité est bornée à des virements ; et ceux qui, dans leurs programmes, font d’autres promesses, et ceux qui ajoutent foi à ces programmes, oublient la condition inflexible de tous ces problèmes économiques : — Tout se paye. Rien n’est gratuit. 

Et alors que représente cette politique d’intervention des pouvoirs publics ? C’est la politique des dépouilles, pratiquée au profit de ceux qui en sont les maîtres et au détriment de ceux qui sont dans la minorité. 

Mais des exemples récents, dans le Royaume-Uni, entre autres, ont prouvé que, par suite de mouvements d’opinions, d’une amplitude dépassant toutes prévisions, un parti au pouvoir depuis dix ans pouvait se trouver évincé, et que, le lendemain de son triomphe, le parti qui le remplaçait trouvait à son tour une levée d’électeurs contre lui : et c’est là la preuve de l’imprudence de tout parti qui, au lieu d’agir dans l’intérêt général, essaye de gouverner au profit de tels ou tels des groupes qui le composent : il coalise tous les autres contre lui et provoque des revanches ; et quand il emploie la puissance publique, dont il dispose, pour les favoriser, soit au nom du protectionnisme, soit au nom du socialisme, que fait-il ? Il substitue au libre et loyal jeu de la concurrence économique la concurrence politique ! 

M. Yves Guyot termine en remerciant les représentants du Political and Economic Circle, d’avoir bien voulu rendre visite à la Société d’Économie politique. Elle n’a pu leur offrir l’hospitalité que les membres de la Société d’Économie politique avaient reçue l’année dernière du National liberal Club. Mais il est heureux de l’espérance que M. Georges Ledger a donnée qu’ils emporteront un bon souvenir de notre accueil. Il espère bien que cet échange de visites ne sera pas le dernier, et au nom de tous ses collègues il dit aux membres du Political and Economic Circle : « Au revoir ! » 

La séance est levée à 11 h. 10. 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.