L’éducation pacifique

Dans cette conférence de 1902, prononcée devant un corps d’enseignants, Frédéric Passy expose les moyens qu’ont selon lui les professeurs pour faire comprendre aux enfants le démérite de la guerre et les bienfaits de la paix. Les enseignants doivent sentir qu’ils ont à lutter, dans l’enfant, contre des instincts de violence et de fougue. Les moyens dont ils disposent sont nombreux, cependant, pour leur faire goûter la paix et le pacifisme : la vraie appréciation des faits historiques, par exemple, ou la description de certains évènements de la vie, où l’arbitrage a fait sentir son utilité, en opposition aux pertes et aux désastres des conflits envenimés. 


L’ÉDUCATION PACIFIQUE

Conférence faite à Troyes, à l’assemblée générale des Instituteurs

et Institutrices de l’Aube, le 24 juillet 1902,

PAR FRÉDÉRIC PASSY

 

Chers collègues,

Chers amis,

Je dois, aux termes de l’ordre du jour, vous parler de la paix, et par conséquent de la guerre. Je n’ai aucune intention de me dérober à ce devoir et de faire mentir l’ordre du jour. Peut-être, cependant, ne traiterai-je pas le sujet comme certains d’entre vous ont pu s’y attendre. Je ne crois pas qu’il soit bien nécessaire de refaire devant vous en détail la glorification de la paix et la satire de la guerre.

Je ne crois pas devoir, par conséquent, comme je l’ai fait en partie devant vos collègues de l’Yonne, il y a une couple de mois, vous donner le bilan des pertes, des ruines, des millions, des dizaines de millions d’hommes massacrés sur les champs de bataille, ou mourant à la suite des guerres, des dizaines et des centaines de milliards, c’est-à-dire de sommes représentant plusieurs fois la fortune totale de la France, dissipées dans les luttes et les rivalités sanglantes des nations, au cours seulement du dernier siècle, qui cependant a été relativement un siècle de paix. Tout cela, si vous ne le savez pas peut-être absolument par le menu, vous le savez en gros ; et je ne crois pas me tromper, en disant que, patriotes et humains en même temps, par amour de l’humanité et par amour de la patrie, vous êtes de ceux qui rêvent ; non, qui espèrent des temps meilleurs et veulent y travailler. C’est cet âge meilleur qu’avait prédit le grand poète Victor Hugo, et que d’autres avec lui avaient annoncé lorsque, par exemple, comme Michelet, ils disaient qu’au XXe siècle la France déclarerait la paix au monde. 

Mais ce que vous pensez, ce que vous sentez, ce que vous espérez, et ce que vous voulez, vous savez très bien que pour le réaliser, pour en préparer la réalisation, il est nécessaire d’y amener progressivement, avec cette persévérance et cette lenteur relatives sans lesquelles il ne se fait rien de durable et de fécond, les générations qui peu à peu grandissent, à l’âge où on se forme une opinion et où l’on se prépare à la faire prévaloir. C’est pourquoi vous avez le désir, dans votre profession d’instituteur, dans cette situation qui vous appelle à ouvrir les intelligences et à éclairer les cœurs, vous avez l’ambition, la noble et généreuse ambition, de mettre dans ces jeunes âmes plus de sagesse, plus de bon sens, plus d’humanité, et de leur faire comprendre à la fois le devoir sacré de défendre la patrie, lorsqu’elle est attaquée, et, comme j’ai eu l’occasion de le dire maintes fois à la jeunesse de Paris, celui de défendre votre patrie et le monde contre la guerre, aussi longtemps qu’il est possible de le faire avec honneur et avec dignité. Or, il ne faut pas nous le dissimuler, il y a dans la nature humaine, il y a en tout homme, même le plus pacifique, même chez celui que la raison a amené le plus résolument à cette conception que la guerre, si elle n’est pas toujours un crime, est toujours, comme le disait Jules Simon, un malheur, il y a en nous un certain instinct de combativité, un certain attrait pour ce que les grands exploits, ou ce qu’on appelle ainsi, ont d’éclatant et de séduisant ; et il est nécessaire de combattre ce sentiment qui peut, par atavisme, sommeiller et s’éveiller par moments dans l’âme de la jeunesse. Il est nécessaire d’amener peu à peu cette jeunesse à comprendre où est le véritable courage, le véritable héroïsme, au besoin, la véritable dignité et le noble emploi de la vie humaine. C’est cette tâche qu’incontestablement, mes chers collègues, vous êtes désireux d’accomplir. Puis-je me permettre, — les vieillards se permettent bien des choses, et on leur en passe beaucoup —, puis-je me permettre d’essayer de vous donner à ce sujet quelques indications, de vous montrer comment il me semble que vous pouvez arriver à remplir utilement cette tâche difficile, et, pardonnez-moi le mot, de vous faire un peu la leçon ?

Vous avez à votre disposition deux éléments, deux champs pour ainsi dire, sur lesquels ou à l’aide desquels vous pouvez travailler pour former l’esprit de la jeunesse. 

Vous avez les enseignements de l’histoire, et vous avez les enseignements de la vie courante. Les enseignements de l’histoire, ils ont été bien souvent, on pourrait dire presque toujours, des enseignements de haine et des enseignements de violence. 

C’était ce ministre libéral de l’Empire, M. Duruy, qui disait que l’histoire n’avait guère été jusqu’à présent, que l’histoire-bataille, et qu’il était temps d’en faire l’histoire du travail ; qu’il était temps, à côté des grands capitaines, des grands donneurs de coups de sabre, des grands faucheurs qui ont traversé le monde en semant la mort autour d’eux, comme à côté des beaux personnages, des beaux messieurs et des belles dames qui ont paradé dans la cour des rois, de faire paraître le pauvre Jacques Bonhomme, les pauvres foules foulées sous les pieds des escadrons, ou pressurées pour pourvoir au luxe et à la prodigalité de la cour de Louis XIV ou aux débauches de Louis XV, et que l’histoire du travail devait avoir son jour. 

Eh bien ! cette histoire du travail, qui ne figure pas encore beaucoup — Monsieur Buisson ne me démentira certainement pas —, qui ne figure pas encore assez dans les manuels que vous avez entre les mains, mais qui, cependant, commence à y apparaître, c’est à vous qu’il appartient de la dégager. 

C’est à vous qu’il appartient de montrer comment ces pauvres foules, ces foules foulées (je redis le mot) à travers tous les âges, comment, peu à peu, elles sont arrivées à se dégager de l’oppression, à devenir les citoyens, les hommes et les femmes libres d’aujourd’hui, et à former cette nation française, maîtresse de ses destinées, qui n’a plus besoin que d’apprendre à les conduire sagement, pour en jouir, comme ses ancêtres, par leurs rudes épreuves, lui ont mérité d’arriver à en jouir. C’est à vous à faire cela. Mais, comment le ferez-vous ? 

Bouleverserez-vous toute l’histoire ? Allez-vous, comme quelques imprudents, quelques exaltés, quelques violents en ce sens — il y a des violents dans toutes les causes — seraient tentés de vous le proposer ; allez-vous mettre sous vos pieds, allez-vous vouer au mépris, renvoyer aux gémonies, toutes les anciennes illustrations, et n’avoir plus pour nos grands généraux d’autrefois, pour ceux qui sont qualifiés de grands hommes dans l’histoire, que l’exécration et le dédain ? Non. Si vous agissiez ainsi, vous ne seriez point justes d’abord, ce qui est la première et la plus grande des choses, et vous risqueriez de retourner contre vous, précisément, les bons instincts que vous voulez éveiller, fortifier en les éclairant. Non, ce n’est pas en un jour, en une année, ce n’est pas avec des formules autoritaires que nous pouvons espérer arriver à modifier l’esprit des générations qui nous suivent. Je n’aime pas beaucoup, pour ma part, les formules en aucun genre de science, et, vieux professeur que je suis, je me suis toujours gardé de commencer aucun enseignement ou leçon par une formule. La formule, qui est un résumé, suppose des connaissances acquises et des idées comprises, qu’elle permet de condenser en quelque sorte, à la condition qu’elles aient été véritablement perçues. 

Mon maître Laboulaye disait un jour : « Lhomond, dont la grammaire était autrefois presque la seule, a prononcé cette parole qui condamne toutes les grammaires : La métaphysique ne convient point aux enfants. » Je crois qu’il a dit quelque chose de profond et de vrai, et je suis convaincu, qu’autant que cela vous est possible, vous agissez en conséquence. Je ne sais pas si cela vous est tout à fait possible ; et d’ailleurs c’est très difficile, c’est beaucoup plus difficile que de marcher devant soi, avec des règles que l’on proclame et que l’on impose aux jeunes esprits. Mais la vraie manière d’enseigner la grammaire, c’est de l’enseigner, si je puis ainsi parler, occasionnellement ; c’est à propos de ce qu’on dit, à propos de ce qu’on entend, à propos de ce que l’enfant écrit, à propos de ce qu’il lit, de lui faire remarquer, et s’il est possible, de lui faire trouver, de lui faire dire, pourquoi l’on parle et l’on écrit de telle façon et non pas de telle autre, et de lui faire enfin en quelque sorte découvrir par lui-même, par le travail de son esprit, la grammaire qu’il doit appliquer — grammaire, hélas ! qui n’est pas toujours absolument d’accord avec celle que les vieilles routines nous obligent encore à appliquer. Or, ce que je dis de la grammaire, de la langue, il faut le dire aussi de l’histoire, il faut le dire de la philosophie, il faut le dire de nos sentiments et de nos idées. Ce n’est pas en lui imposant à l’avance des idées, des faits, des formules coulées dans un moule comme dans le bronze, c’est en excitant son esprit, en le faisant réfléchir, en lui faisant demander par exemple, à propos de tel ou tel fait historique, s’il pense que ce roi a eu bien raison d’aller s’emparer de ce qui ne lui appartenait pas, ou si, comme le roi Saint Louis ou Louis le Jeune, il n’a pas eu bien plus raison d’obéir à sa conscience et de rendre ce qu’il possédait injustement ; c’est de demander, de faire demander à cet enfant, si cette guerre qui a coûté des dizaines, des centaines de milliers de victimes, qui a semé la ruine sur une partie du territoire soit de notre pays soit d’un pays voisin, si cette guerre était bien nécessaire, s’il n’était pas possible de l’éviter par des concessions réciproques ou par un arrangement ; si l’on n’aurait pas pu par avance songer à cette parole du sage Franklin : « Un mauvais accommodement vaut mieux qu’un bon procès », et si, en fin de compte, cette guerre qui a coûté tant de sang et de larmes, ravagé tant de pays, anéanti tant de maisons, détruit tant d’habitations, semé après elle la maladie, l’épidémie, la peste, si cette guerre a produit quelque chose. 

Et alors vous arriverez peu à peu à faire percevoir à cette jeunesse qu’en fait il n’y a guère eu de guerres qui aient valu ce qu’elles ont coûté, comme le disait, il n’y a pas longtemps, l’un des principaux hommes politiques anglais, Lord Roseberry. — Son pays aurait bien pu à ce moment s’appliquer la morale de ces paroles. — Il n’y a plus désormais à espérer (à supposer qu’il y en ait eu) qu’il y en ait de profitables : « Les guerres, comme disent les Américains, ne payent plus. » 

L’histoire bien comprise est l’illustration de cette vérité. Mais, encore une fois, est-ce à dire qu’en essayant d’en tirer cette conclusion, de faire ressortir cette vérité aux yeux des enfants, il faille brûler du jour au lendemain tout ce qui a été adoré, ou tout simplement se contenter de montrer graduellement l’exagération dans laquelle on a vécu, et tenir compte des temps et des lieux ? Car, lorsque nous jugeons le passé, il ne faut pas le juger à notre mesure ; nous serions parfaitement injustes si nous jugions nos pères et nos ancêtres, comme nous jugerions, à l’heure présente, des hommes qui penseraient et agiraient comme eux. 

Il y a quelques années, la Société que j’ai l’honneur de présider, la Société française pour l’arbitrage entre nations, avait mis au concours un manuel d’histoire conçu dans l’esprit que je voudrais voir prévaloir. Nous avons eu des travaux très estimables, très distingués, très savants ; nous n’avons pas eu ce que nous eussions désiré. Pourquoi ? Parce que le tact, cette mesure, cette intelligence qui fait la part du présent et du passé, faisait trop défaut aux concurrents qui s’étaient présentés devant nous, parce que les uns, croyant peut-être obtenir plus sûrement nos suffrages, n’avaient que condamnation pour toutes les guerres et pour tous les hommes de guerre du passé, tandis que les autres, au contraire, croyant faire du patriotisme, glorifiaient tout. Par exemple, pour celui-ci, le massacre des Saxons par Charlemagne n’était l’objet d’aucune réserve, d’aucun blâme. D’un autre côté, dire simplement comme tel autre que Charlemagne était un barbare et un sauvage cruel, ce n’est pas juste. Charlemagne était un grand homme qui a fait des choses condamnables, des choses que le monde, tout imparfait qu’il soit, ne supporterait pas aujourd’hui. Mais Charlemagne était un homme de son temps, qui, en fait, avait des grandeurs qui le mettaient au-dessus de ce temps ; qui avait aussi une partie des faiblesses, des défauts et des habitudes de son temps, qui avait le caractère violent ; et c’est ainsi qu’il faut tâcher de juger l’histoire. Il faut faire la part du temps, la part des préjugés, bien convaincus que nous aussi, malgré les lumières que nous croyons posséder, nous avons nos routines, nos erreurs, nous avons notre survivance des violences et des injustices passées, qui dort encore au fond de la plupart de nos consciences, et que, pour être juste envers le passé, il faut commencer par avoir à son égard une certaine clémence et un certain respect. 

Ce n’est pas à la moisson à maudire et à mépriser l’épi d’où elle est sortie. 

Mais à côté de ces grands hommes des âges passés, à côté de ces grand donneurs de coups d’épée, de ces foules allant sincèrement, mais bien malheureusement, périr sur les routes non pour délivrer, hélas ! mais pour tenter de délivrer le tombeau du Christ, car, ainsi que le disait le père Gratry, un ami de la paix, le vrai tombeau du Christ, c’est l’humanité souffrante ; à côté de ces grands donneurs de coups, il y a eu de véritables héros, les défenseurs du sol de la patrie ; à côté de ceux qui vont porter l’invasion et le désordre au loin, il y a ceux qui repoussent l’invasion et le désordre sur le sol de leur pays. Il y a eu ceux dont la sainte héroïne de Domrémy est le modèle, ceux qui savent dire : « Je ne vous en veux point, je ne vous veux point de mal, mais pourquoi êtes-vous venus chez nous ? Allez-vous-en chez vous et vivez en paix ! » et ceux-là, dans cet esprit de mansuétude et d’humanité, sont capables cependant de tous les sacrifices, jusqu’au sacrifice suprême, le sacrifice de la vie. 

Je cite à ce propos une scène que j’ai trouvée dans l’un des ouvrages du célèbre auteur russe Tolstoï. Tolstoï qui à mon avis, tout utopiste de la paix que je sois ou que je passe pour être, va un peu loin, lorsqu’il n’admet pas la défense, lorsque, sous ce prétexte que la violence est mauvaise, il ne permet pas au témoin d’un assassinat de frapper l’assassin pour épargner la victime, Tolstoï raconte dans son ouvrage La Guerre et la Paix, qu’après la défaite des Français en Russie, un corps considérable de troupes françaises ayant été obligé de se rendre à lui, le général Kutuzow reçut cette troupe du haut de son cheval, entouré de son état-major. 

Le drapeau s’inclinait devant lui. « Plus bas, dit-il, plus plus bas, plus bas encore. Il faut qu’il touche la terre ! » Puis, après avoir infligé à ses ennemis vaincus cette suprême humiliation, et les avoir renvoyés, se retournant vers son état-major : « Voilà ce que c’est que la guerre, mes enfants, dit-il. Nous avons eu bien du mal, nous avons bien souffert, mais enfin nous en voilà débarrassés. Et puis, si dure qu’ait été la guerre pour nous, ces pauvres diables que je viens de renvoyer sont encore plus malheureux que nous, car ils ne sont pas, comme nous, dans leur pays. » Et après cette parole digne d’être méditée, il ajoutait : « Mais pourquoi n’y sont-ils pas restés, dans leur pays, et sont-ils venus dans le nôtre ? » Ce que Kutuzow disait à l’adresse des Français ayant envahi la Russie, les Français auraient pu le dire à l’adresse de bien d’autres, ou, pour mieux dire, tous les peuples de l’univers, à tour de rôle, auraient pu se le dire réciproquement. Et c’est pourquoi nous estimons que le temps est venu de comprendre qu’il ne faut pas aller chez les autres leur porter le fer et le feu, et qu’il faut nous borner, lorsqu’on porte chez nous le fer et le feu, à les repousser ; à les repousser, si c’est nécessaire, jusqu’à la dernière extrémité. Voilà les enseignements de l’histoire. 

Et maintenant, pourquoi la guerre séduit-elle tant les jeunes imaginations ? Ah ! c’est parce que la guerre, c’est le courage, c’est le déploiement de la force, c’est l’énergie, c’est le dévouement, c’est le sacrifice poussé souvent jusqu’à ses dernières limites, jusqu’à l’endurance de la maladie, de la fièvre, de la misère, de l’abandon, jusqu’à la mort dans les conditions les plus douloureuses et les plus affreuses. 

Il y a là, et à juste titre, quelque chose qui séduit les jeunes imaginations, quelque chose qui excite le besoin d’agir, le besoin de s’élever au-dessus de la plate uniformité de la vie habituelle. 

Oui ; mais est-ce que c’est la guerre seule qui donne lieu à ces actes d’énergie, de dévouement et de sacrifice ? Est-ce que la vie commune, la vie de nous tous, n’offre pas, tantôt avec éclat, et tantôt sous des apparences plus modestes, plus humbles et plus obscures, un champ, en quelque sorte perpétuel, au déploiement de l’énergie et à l’exercice des plus admirables vertus ? Est-ce que — je ne me lasse point de le répéter, et je ne m’en excuse pas auprès de ceux qui m’auraient déjà entendu le dire — est-ce que le pompier au feu, le sauveteur à la mer, le médecin dans les hôpitaux, l’infirmier ou l’infirmière, qu’ils soient laïques ou religieux, au chevet des malades, bravant les épidémies, respirant l’atmosphère empoisonnée et infecte des salles encombrées, est-ce qu’ils n’ont pas un dévouement aussi admirable, aussi grand, d’autant plus grand qu’il n’a pas, sauf celui des pompiers et des sauveteurs, le même éclat devant la masse des hommes, qu’il est simple, qu’il est obscur ? 

Est-ce que ce pauvre ouvrier qui gagne aujourd’hui son pain et celui de sa famille, qui rapporte le soir de quoi manger demain, et qui ne sait pas si demain il rapportera de quoi manger après-demain, qui fait cela tous les jours, pendant vingt ans, pendant trente ans, pendant cinquante ans quelquefois, est-ce qu’il ne déploie pas un héroïsme plus grand, précisément parce qu’il est obscur, que l’héroïsme excité par les émotions du champ de bataille et par l’enthousiasme et les cris de ceux qui vous entourent ? 

La pauvre veuve, comme disait encore mon maître Laboulaye, restée avec de petits enfants, pas bien forts, veillant pour les élever, pour en faire d’honnêtes gens, dont on aperçoit de loin, en passant, la petite lumière à la mansarde qu’elle habite, et dont ceux qui la connaissent disent : « La lumière est petite, mais elle est pure ; c’est la lumière d’une honnête femme » ; est-ce que cette brave et honnête veuve n’est pas aussi méritante, par le sacrifice continu de ses jours et de ses nuits, que ceux que l’histoire place sur des piédestaux, et qu’elle offre à notre admiration ? 

Et, pour parler de ceux qui tiennent, en effet, une grande place devant les hommes — pas aussi grande, peut-être encore, que celle qu’ils devraient tenir —, est-ce que Stephenson, le créateur des chemins de fer, le pauvre nettoyeur de charbon, au fond de la mine, qui à force de persévérance s’instruit, à force d’intelligence et de génie dote le monde de ce que j’ai appelé les bottes de mille lieues mises à la disposition de tous les peuples, est-ce que Fulton, qui fit construire son navire le Clermont, que ses compatriotes, après Napoléon, considéraient comme une folie et qu’ils avaient baptisé la Folie Fulton ; — est-ce que Jacquard, l’inventeur du métier qui porte son nom ; — est-ce que Pasteur, qui, il est vrai, lui, tient une grande place dans l’admiration des hommes ; — est-ce que tous ces bienfaiteurs de l’humanité n’ont pas fait des choses aussi grandes que les plus grandes dans leur genre qui ont pu être faites par la violence et par la haine ? Et, puisque j’ai cité le nom de Jacquard, je raconterai, pour la dixième fois peut-être, une anecdote que m’a contée mon excellent ami et collaborateur, le docteur Charles Richet. 

Il était, il y a quelques années, en Allemagne, pendant les vacances, à la campagne, dans un village de tisserands. Avisant une pierre tombale, et connaissant l’allemand, il déchiffre : « Ici ont été enterrés 300 des nôtres, tombés en défendant le sol de la patrie contre l’invasion française. » « Vous devez bien nous haïr, nous autres Français, dit-il à quelques-uns des habitants qui se trouvaient là ? — Pourquoi, Monsieur ? — Mais parce que nous vous avons fait bien du mal. — Est-ce que vous croyez, Monsieur, que nous ne vous en avons pas fait aussi ? Et puis, vous nous avez fait du bien également. — Ah ! comment cela ? demande Richet. — Tenez, Monsieur Et, ouvrant le col de sa chemise : Voyez, dit-il, cette petite médaille ; nous la portons tous ici : c’est la médaille de Jacquard. C’est parce que le Français Jacquard a inventé son métier, que les tisserands Allemands peuvent gagner leur vie en travaillant à leur ouvrage. » 

Ce que ces braves gens disaient, nous pouvons tous, à quelque nation que nous appartenions, quelque situation que nous occupions, quelque rang que nous ayons dans la société, quelque soit notre métier, nous pouvons tous le dire, et le dire de plus en plus, car, à l’heure qu’il est, à cet âge que mon ami l’amiral Réveillère, un vigoureux marin et un vigoureux défenseur de la paix, appelle « l’âge océanique », à cet âge qu’on appelle aussi l’âge international, à cette heure où tous, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, que les lois essayent de l’entraver ou qu’elles le permettent et le favorisent, nous sommes constamment obligés de nous adresser aux peuples les plus éloignés du globe, de faire venir de ses extrémités les objets dont nous avons besoin, ou nous ne pourrions pas autrement avoir notre chocolat, notre café, notre gulta-percha, nos cables sous-marins, rien, pour ainsi dire ; la réciproque est également vraie. 

Nous sommes devenus tributaires, disons serviteurs et bienfaiteurs, les uns des autres. Nous échangeons à toute heure des produits, qui, nous étant nécessaires, sont des services et, par conséquent, des bienfaits. Dans le moindre objet, il y a en quelque sorte comme un mélange impossible à discerner, mais réel, de travaux, d’efforts, de pensées, de sueurs de multitude d’hommes, de sorte que le moindre de ces objets est comme un témoignage de la solidarité et de la fraternité qui nous sont imposées par la nature, et qui ne peuvent plus être niées aujourd’hui. 

Il est impossible de persister plus longtemps à vouloir tourner les uns contre les autres les résultats de la science et les ressources que la nature a mises à notre disposition et qu’elle a, comme à dessein, réparties sur des points différents du globe, afin de nous contraindre à être, comme je le disais tout à l’heure, les serviteurs les uns des autres. 

C’est Sully qui le disait à l’époque du roi Henri IV : « Il semble qu’autant il y a de régions ou contrées diverses, autant la Providence a voulu les faire abonder diversement en choses, produits, goûts, habitudes et aptitudes, qui ne sont point les mêmes partout, afin que par l’échange de ce dont les uns ont abondance et les autres disette, la conversation et société humaine soient entretenues entre les nations, tant éloignées puissent-elles être ». Et plus anciennement, un grand orateur chrétien, celui qu’on appelait saint Jean Bouche d’Or, Chrysostome, répondant au poète Horace, qui s’emportait contre l’audace des hommes qui avaient osé s’aventurer sur la surface des mers : « Dieu, disait-il, a étendu entre les continents trop éloignés la surface liquide des mers, afin de rendre les communications plus faciles, et de permettre aux hommes de s’asseoir ensemble, avec tous les produits des différents sols, autour de la table commune du Père de famille ! » 

Voilà, Messieurs, des vérités qui ne sont pas dogmatiques, encore une fois, des vérités que, non pas sans tact, non pas comme des leçons imposées, mais discrètement, à l’occasion, à propos de ceci ou de cela, comme une remarque faite par vous ou comme une remarque suggérée, vous pouvez faire pénétrer dans le cœur et dans l’esprit des jeunes gens qui vous sont confiés. 

Ce n’est pas tout. J’ai dit que vous aviez devant vous, et à votre disposition, avec l’histoire, la vie, la vie courante. Ces enfants, ils sont à vos côtés, vous les voyez tous les jours. Vous savez ce qui se passe, non pas seulement dans votre école, mais autour de votre école. Sans indiscrétion, encore une fois, sans vous mêler aux discussions qui peuvent s’élever entre les habitants de la commune, sans prendre parti ni pour les uns, ni pour les autres, il y a bien des occasions de faire apercevoir délicatement les inconvénients, le danger des prétentions injustes, des violences par lesquelles celui-ci ou celui-là, voulant se faire justice à lui-même, au lieu de remettre sa cause aux mains des juges ou de sages arbitres, a attiré sur lui des désagréments sérieux, ou a peut-être commis des actes absolument répréhensibles. Et puis, dans l’école elle-même, vous avez les prétentions rivales, les petites jalousies, qui altèrent et pervertissent quelquefois l’émulation ; vous avez les dissentiments, les caractères qui ne s’entendent pas, des disputes. Pourquoi ? Pour un chiffon, si c’est dans l’école des filles ; pour une bille ou une balle, si c’est dans l’école des garçons, pour une parole dite mal à propos. Et vous avez là des occasions perpétuelles de faire la paix dans ce petit monde, ce qui est un commencement de paix sociale, et, peu à peu, peut-être, de paix internationale. 

Vous pouvez habituer votre jeune troupeau, au lieu de vider ses petites disputes à coups de poing ou à coups de langue, suivant que c’est à droite ou à gauche (rires), à vous demander quelquefois votre avis ou, ce qui serait non moins efficace, à constituer une sorte de petit tribunal intérieur. Il y a dans toutes les écoles, il y a dans les collèges — j’ai été longtemps au collège, trop longtemps. Je n’aime pas beaucoup l’internat — il y a partout des maîtres et des élèves pour lesquels on a un certain respect, une certaine confiance, dont le jugement fait en quelque sorte autorité. 

On peut s’adresser à eux  ; et c’est une pratique que nous avons, dans certains de nos congrès de la paix, plusieurs fois recommandée. De même que nous recommandons l’arbitrage entre les nations, de même que nous avons préparé la constitution de cette cour internationale d’arbitrage de La Haye, que l’on ne fait pas encore assez fonctionner, mais que l’on fera fonctionner ; de même nous vous engageons beaucoup à essayer de propager dans vos écoles des habitudes d’arbitrage volontaire. Accoutumez vos enfants, vos jeunes gens, vos jeunes filles, au lieu de lutter, comme je le disais tout à l’heure, du poing ou de la langue, à prendre conseil de ceux ou de celles d’entre eux dans le jugement et le bon sens desquels ils ont confiance. Et, comme ce sont les gouttes d’eau qui font les ruisseaux, les ruisseaux qui font les rivières, et les rivières qui font le vaste et immense Océan, soyez bien certains que c’est par de tels petits moyens que l’on arrive le plus sûrement à de grands résultats ; soyez certains que ce n’est pas par de grands coups d’autorité, mais par la persuasion et la persévérance qu’on arrive au résultat cherché, cette persévérance infatigable qui était la devise de Stephenson. C’est par elle qu’on arrive insensiblement, graduellement à modifier l’état des esprits. Et un beau jour on s’aperçoit qu’à force d’avoir accumulé des grains de sable de chacun desquels on aurait pu se dire : à quoi bon ? on est arrivé à faire une montagne ; à force d’avoir rectifié de fausses notions dans de jeunes esprits, à force d’y avoir semé lentement, persévéramment, des notions de justice, et de vérité, on est arrivé à transformer l’opinion, l’opinion de son petit milieu d’abord, puis, comme d’autres en font autant à côté, au loin, l’opinion de son pays, l’opinion du monde, jusqu’à faire prévaloir, mes chers collègues, ce qui doit être le résultat final de toute discussion digne de ce nom, ce qui doit être la conclusion et la fin de tous les progrès pour lesquels on s’est épuisé avant nous, pour lesquels nous nous épuisons encore, comme d’autres s’épuiseront après nous, des idées plus exactes du devoir, de la justice, de la solidarité, de la bienveillance et de la mutuelle dépendance. Et peu à peu, de ce qui était autrefois des troupeaux de bêtes féroces et d’ennemis, des troupeaux de bêtes humaines, on arrive à faire des citoyens d’un grand siècle, des hommes et des femmes dignes de la liberté, comprenant la liberté, comprenant la justice, la voulant pour eux, sachant l’obtenir, sachant la défendre, mais la respectant chez les autres, et sachant garder aux autres ce qu’ils veulent qu’on leur garde à eux-mêmes. 

Voilà la véritable éducation ; voilà le véritable progrès. 

Le progrès, cela se résume en quelque sorte en un mot : respecter en nous la vie, l’employer pour le bien au lieu de l’employer pour le mal, la respecter dans les autres et leur apprendre, par nos exemples et nos leçons, à la respecter en eux-mêmes et à bien l’employer ; faire enfin, suivant ce vœu d’un ancien poète Écossais : « Qu’il vienne comme il doit venir, ce jour où, sur toute la surface de la terre, tout homme sera pour tout homme un frère. »

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