L’émancipation de la femme considérée dans ses rapports avec le socialisme et l’économie politique. Auteur anonyme (1873)

Introduction par David M. Hart*

Traduit par Marc Lassort, Institut Coppet

« T.S. » est un auteur anonyme qui a publié un ensemble de travaux en allemand et en français sur l’émancipation des femmes dans le Journal des Économistes de 1873. Il est possible que l’auteur ait été une femme d’origine russe qui a vécu et travaillé en France, et qui parlait couramment plusieurs langues. Elle défendait ardemment l’émancipation légale et économique des femmes mais elle insistait beaucoup sur la distinction de son féminisme libéral par rapport au féminisme socialiste de son temps, davantage connu. De nombreux libéraux classiques rejetaient l’idée de l’émancipation des femmes parce qu’ils pensaient qu’elle faisait partie intégrante du rejet socialiste de la propriété et du mariage, et du nivellement forcé de tous les individus. « T.S » détourne habilement la version anti-féministe du libéralisme classique en utilisant les mêmes arguments que les libéraux utilisent traditionnellement contre les monopoles publics protégés, les entraves au libre-échange, les règlementations du travail au sujet des heures de travail, des conditions dans les usines, etc., pour critiquer les réglementations similaires en matière de droit des femmes d’exercer des activités commerciales et de se lancer dans les affaires. Elle demande en conclusion : si ces règlementations sont mauvaises dans le premier cas, pourquoi seraient-elles également mauvaises dans le second ? Si les économistes politiques libéraux veulent être cohérents, ils doivent donc être en faveur du libre-échange total pour les femmes.

L’émancipation de la femme considérée dans ses rapports avec le socialisme et l’économie politique [1] par T. S.

Il est presque universellement admis aujourd’hui, que l’émancipation des femmes appartient par son essence même, aux doctrines socialistes et ultra-radicales, et qu’elle forme une part intégrale de leur programme. Ses nombreux adversaires, quel que soit le parti politique ou la nuance d’opinion auxquels ils adhèrent, sont unanimes sur ce point et affirment qu’elle ne peut être obtenue qu’au moyen d’une réorganisation totale de la société, d’un cataclysme général. Cette opinion est tellement enracinée, la conviction que l’émancipation des femmes, l’abolition de la propriété et la liquidation sociale sont des anneaux indissolubles d’une même chaîne d’idées et les diverses faces d’une même utopie, a pénétré si profondément les esprits, qu’il peut sembler bien téméraire d’oser affirmer et de vouloir démontrer le contraire. Toutefois, les axiomes aveuglément acceptés par la masse comme des vérités incontestables ne sont pas toujours exempts d’erreurs, et il est arrivé plus d’une fois que les plus grandes autorités scientifiques n’ont pas été à l’abri des préjugés en vogue et ont servi des causes injustes. Lorsqu’il s’agit de rechercher la vérité, il ne faut se laisser arrêter par aucune considération, ni par le prestige de noms illustres, ni par la crainte de choquer l’opinion reçue. Sur ce terrain, ce n’est pas le pavillon qui couvre la marchandise, c’est la marchandise en elle-même qu’il importe d’examiner et d’apprécier.

C’est en Allemagne que l’effectif de guerre dirigé contre l’émancipation des femmes est le plus formidable, tant par le nombre que par le zèle qu’il apporte dans la lutte ; hommes politiques, historiens, économistes, tous sont animés de la même ardeur et s’accordent à combattre la liberté des femmes conjointement avec le socialisme, se servant des mêmes armes contre eux et les confondant dans la même haine et la même condamnation. MM. Roscher et Schaffle, dans leur cours d’économie politique, M. Froebel, dans sa brochure intitulée : Les erreurs du socialisme, et enfin M. Sybel dans un opuscule spécialement consacré à cette question, sont unanimes dans la réprobation qu’ils lui jettent, et la classent sans hésitation aucune, au nombre des chimères socialistes, des tentatives insensées tendant à supprimer les lois naturelles de l’organisme social.

Mais, tandis que les adversaires des femmes sont tous d’accord à ce sujet, l’attitude de leurs soi-disant auxiliaires ne laisse pas que de causer quelque surprise. Les socialistes interpellés si vigoureusement sur ce qu’on assure être un dogme fondamental de leur foi, restent muets et indifférents, tandis que les défenseurs qui surgissent de temps en temps à cette cause décriée, appartiennent à des groupes politiques tout opposés et n’ayant rien de commun avec le socialisme. Quelle est la cause de cet étrange phénomène et comment se fait-il que les adhérents d’une doctrine défendent si mollement un des points les plus importants de leur foi?

Avant d’analyser cette question et d’examiner les motifs sur lesquels on range la liberté des femmes parmi les utopies socialistes, il faut nous entendre sur ce terme. Chacun sait ce que veut dire le mot liberté ; il a été si souvent et si soigneusement défini, qu’il serait puéril d’y revenir, s’il n’était généralement admis que les termes et les définitions changent de sens lorsqu’on les applique aux femmes. Ainsi, dans son acception usuelle, la liberté personnelle veut dire le droit de disposer de sa personne et de ses actions autant qu’on n’empiète pas sur la liberté d’autrui, mais, appliquée aux femmes, sa signification change du tout au tout. En ce cas, elle devient synonyme d’immoralité, d’abolition de la famille, enfin elle représente les notions les plus diverses, à l’exception de celle qui lui est propre. Et ce n’est pas la liberté seule qui a ce sort ; elle le partage avec bien d’autres termes, avec les principes les plus élémentaires de l’économie politique, tels que la division du travail, la concurrence, etc., ainsi que nous le verrons plus loin.

Nous avouons que, malgré tout ce que ces interprétations spéciales à l’usage des femmes, peuvent avoir d’ingénieux, nous ne croyons pas devoir en user, et nous demandons la permission à nos lecteurs de conserver à chaque objet le nom qui lui est propre, sans prendre en considération le sens auquel on l’applique. Par conséquent, nous nous servirons du terme liberté dans son sens général, et nous comprendrons sous le mot émancipation le recouvrement de cette liberté, tout comme s’il s’agissait d’hommes et non de femmes.

Cela étant posé, nous voudrions examiner d’abord si l’émancipation des femmes appartient réellement aux doctrines socialistes, nous rendre compte ensuite des caractères distinctifs de l’argumentation employée par ses adversaires, et éclaircir enfin la situation actuelle de la question, ainsi que sa marche probable dans l’avenir.

I.

Quels sont les traits distinctifs des écoles socialistes et quel est le but qu’elles poursuivent ? D’un côté, elles nient l’existence de lois naturelles régissant les sociétés humaines, et elles croient à la possibilité de leur réorganisation sur d’autres bases ; de l’autre, elles réclament cette réorganisation au nom de la justice, en vue d’un régime plus équitable à établir. L’objet suprême auquel elles visent, c’est l’égalité, l’uniformité du travail, des salaires et de la consommation. Il est évident qu’il n’y a rien de plus contraire à l’uniformité que la liberté, et que ces deux principes doivent forcément se trouver en opposition. On sait que la nature a horreur de l’uniformité et qu’il est impossible de trouver deux familles, et même deux êtres humains absolument identiques ; la liberté doit nécessairement accroître les inégalités naturelles, et toute tentative de les amoindrir et de les supprimer ne peut se faire qu’à ses dépens. C’est de là que provient l’antagonisme du socialisme et de l’économie politique, la dernière étant le champion le plus valeureux de la liberté, tandis que le premier s’est constitué celui de l’égalité. L’idéal des économistes est la liberté individuelle, la faculté accordée à chacun de se développer, de produire et de jouir selon ses aptitudes, ses goûts et ses besoins, tandis que celui des socialistes est le nivellement artificiel des individus en faveur d’une notion abstraite d’équité. Les premiers prétendent qu’il est nuisible de s’immiscer dans les rapports économiques et d’en troubler le libre jeu, pendant que les seconds sont constamment à la recherche de formules magiques, douées de la puissance de rendre les hommes égaux et heureux à la fois, et dont la condition indispensable est une réglementation des plus strictes, capable de faire plier sous son joug de fer toutes les inégalités physiques, intellectuelles et morales, que produit incessamment la nature. Ce régime idéal qu’ils veulent fonder ne peut se réaliser qu’à condition de sacrifier les volontés individuelles au bien-être de la communauté, et même, il n’y a pas une seule des réformes demandées par ce parti qui n’exige un sacrifice pareil. S’agit-il de l’égalité des salaires ? Il faut que l’ouvrier habile et diligent renonce à son surplus pour se contenter de la moyenne que peut gagner l’ouvrier médiocre. Est-il question de la gratuité du crédit ? Il faut que le capitaliste ou le propriétaire renonce au revenu que lui donne l’intérêt ou le loyer perçu. Demande-t-on l’abolition de l’héritage ? Il faut que le père de famille ou le possesseur d’une fortune soit privé du droit de disposer de sa propriété après sa mort. Veut-on fonder un phalanstère ? Il est nécessaire que tous ses membres abjurent leur initiative propre et se plient à la discipline imposée. En un mot, c’est toujours et partout le même phénomène : toute amélioration ne s’obtient qu’aux dépens de sacrifices imposés à une partie de la société.

Ensuite, la nécessité de ces sacrifices engendre à son tour celle d’un déploiement de forces à employer, en vue de les obtenir et suggère l’idée du bouleversement de l’ordre établi. Pour défendre aux hommes de travailler à leur guise et de jouir du produit de leur travail, il faut avoir des armes puissantes à son service et entreprendre une œuvre de destruction gigantesque. Ainsi donc, l’objet du socialisme est d’inaugurer l’égalité entre les hommes, et cette égalité exigeant le sacrifice des volontés individuelles, ses moyens d’action sont la violence et la contrainte.

Si cela est vrai, et si le socialisme vise à l’égalité aux dépens de la liberté, comment l’émancipation des femmes ou la revendication de leur liberté peut-elle appartenir à son code ? C’est ici que commence cette équivoque dans les termes, cette transformation des locutions reçues, à laquelle nous avons fait allusion plus haut, et qui revient chaque fois que la cause des femmes est abordée par ses adversaires. Oui, nous dit-on, l’émancipation des femmes est du socialisme, parce qu’elles demandent l’égalité vis-à-vis des hommes, et que, par conséquent, elles réclament le nivellement artificiel entre les deux sexes et s’en prennent à la nature elle-même qu’elles veulent réformer.

Un moment de réflexion suffit à prouver à tout esprit impartial qu’on prend plaisir ici à confondre les notions les plus simples, l’égalité naturelle avec le nivellement artificiel : s’il est insensé de vouloir rendre tous les hommes également forts, également actifs et intelligents, il n’est que juste de leur permettre également à tous de faire l’emploi le plus lucratif de leurs forces et de leurs talents, de disposer du produit de leur travail, et de diriger leur vie selon leur convenance, autant qu’ils ne portent préjudice à personne. Réclamer l’abolition de castes ou de corporations privilégiées n’est pas demander un nivellement artificiel, quoique ce soit aussi revendiquer l’égalité, et l’économie politique a depuis longtemps marqué la limite qui sépare le privilége du droit naturel. Il est vrai que la liberté de la femme comprend son égalité à l’égard de l’homme ; mais quelle espèce d’égalité est-ce ? La même exactement que demanderaient des hommes dont le travail rencontrerait des entraves dans les préjugés nationaux ou les monopoles industriels, et cette réclamation serait-elle hostile à la liberté, aux lois naturelles et économiques ? En accuserait-on les auteurs de faire cause commune avec les socialistes, de vouloir le bouleversement de l’ordre établi ? Et cependant, cette même déduction, qui paraîtrait si criante s’il s’agissait d’hommes, se fait tous les jours par les publicistes les plus renommés et est acceptée comme une vérité incontestable parce qu’il est question de femmes. L’égalité naturelle, produit de la liberté, est identifiée à l’égalité artificielle, cherchée par les socialistes et combattue avec les mêmes armes.

Écoutons ce que dit à ce sujet M. Froebel, auteur d’un traité fort estimé sur la politique et d’autres ouvrages :

« Le bonheur de l’amour consiste dans l’inégalité, et cela pas autant dans l’inégalité physique que dans la diversité intellectuelle des sexes. Il serait inutile d’énoncer des vérités aussi simples, si notre époque n’abondait en phénomènes découlant de leur négation. Des femmes insensées s’imaginent servir leur sexe en essayant de supprimer, ne fût-ce qu’en apparence, la différence entre la situation de l’homme et la femme, tandis que des philosophes, qui ne doivent ce titre qu’à la propagation du dilettantisme, n’ont pas honte de se mettre à la tête de ces folies féminines. » [2]

M. Froebel n’est pas seul à se servir de ces arguments. MM. Roscher et Schaffle, quoique économistes, y ont également recours, en y joignant quelques autres. Voilà ce que nous dit le premier :

« Ce qu’on appelle aujourd’hui l’émancipation des femmes ne pourrait qu’aboutir à la dissolution de la famille et par là rendre à la femme le plus déplorable service. Qu’on la rende d’une manière absolue l’égale de l’homme et que la concurrence seule décide de la suprématie du sexe, et il est fort à craindre que l’on ne voie bientôt revenir cet état d’oppression, sous lequel la femme a longtemps gémi chez les peuples arriérés. » [3]

M. Schaffle, connu en Allemagne pour ses idées ultra-libérales et progressistes, n’en laisse rien paraître dans cette question, et se trouve en accord parfait avec les publicistes cités.

« L’émancipation de la femme et sa concurrence avec les hommes, dit-il, loin de lui procurer la véritable égalité, ne la mèneraient qu’à la ruine morale et économique. La femme a besoin d’être entretenue par l’homme à l’époque de la gestation, des couches et de l’allaitement de son enfant. » [4]

Ces passages venant de la part d’économistes font naître des réflexions fort sérieuses. Ce n’est plus l’égalité seule dont le sens est interverti, c’est toute une série de principes les plus élémentaires de l’économie politique qui sont renversés, et cela dans des manuels consacrés à la propagation de cette science. La liberté et la concurrence, nous dit-on, conduisent à l’oppression et à la ruine économique, et il faut l’intervention de la loi et du pouvoir pour s’en garantir. Mais, si cela est vrai, ce sont donc des principes fort malfaisants de leur nature, et les bureaucrates d’un côté, les socialistes de l’autre, ont bien raison de leur faire la guerre.

Si la liberté et la concurrence sont incapables d’assurer l’harmonie économique, si elles mettent en péril toute une moitié du genre humain, ce seul fait ne suffit-il pas pour inspirer une défiance légitime à leur égard ? Lorsqu’on nous affirme d’un côté qu’il est inutile et même pernicieux de protéger le travail et l’industrie nationale contre l’étranger, que tout privilège et tout monopole sont des entraves à l’accroissement de la richesse publique, que la concurrence, en augmentant le nombre des travailleurs, et par conséquent en multipliant la production, est également profitable à tous, et qu’on proclame en même temps qu’on ne peut lui laisser le soin d’assurer l’existence des femmes, que son résultat direct est en ce cas de causer la ruine et d’engendrer l’oppression, que doit-on penser de ces contradictions ? Comment peut-on espérer convaincre les socialistes de l’immuabilité de lois, que leurs défenseurs eux-mêmes déclarent être aussi variables dans leurs effets ? De quel droit s’élever contre les côtés pernicieux de la réglementation, lorsqu’on voit en elle son unique appui dans une question aussi grave que celle des rapports économiques entre les deux sexes ?

C’est ainsi qu’une première erreur entraîne à sa suite une série de fausses déductions, qui vont bientôt former un dédale inextricable. Ne pouvant démontrer que l’égalité naturelle était l’égalité artificielle, qu’elle était attentatoire à la liberté, les adversaires des femmes ont été obligés par la force des choses à changer d’armes, et à sacrifier cette liberté, dont ils font leur idéal, en jetant dans le même gouffre les lois économiques les plus absolues. Entrés en lice contre le socialisme et n’en trouvant pas les signes accoutumés, les économistes ont imperceptiblement changé de place avec l’ennemi, et troqué leur arsenal économique contre le sien. En effet, les socialistes ont-ils jamais affirmé autre chose, si ce n’est que la libre concurrence aboutit à la ruine et à l’oppression, et qu’il est urgent d’y porter remède ? Ne disent-ils pas aussi qu’il ne faut pas laisser les inégalités naturelles se produire librement, qu’il faut régler d’avance les occupations et le rôle de chaque membre de la société ? N’est-ce pas de point en point ce que professent les économistes, tels que MM. Roscher et Schaffle, lorsqu’ils prétendent placer sous un même niveau toutes les femmes, et délimiter d’avance la sphère de leur activité ? De quel côté y a-t-il la tendance d’imposer l’égalité, de niveler artificiellement ? Est-ce de celui où l’on désire que tous les êtres humains, quel que soit leur sexe, aient le droit de disposer librement de leurs actions et de leurs capacités, ou de celui où l’on prétend fixer jusque dans ses moindres détails le rôle, les occupations et les particularités morales et intellectuelles de toute une moitié du genre humain ?

Après avoir renié les principes, on défigure les faits. À lire les passages cités, ne croirait-on pas que le travail des femmes est un phénomène inconnu dans notre société, et qu’il est question de l’introduire. Les femmes, à l’époque où elles deviennent mères, nous dit-on, ont besoin d’être soutenues par l’homme. Ce fait n’empêche pas, cependant, un nombre considérable d’entre elles de manquer de ce soutien ; et comment peut-il être invoqué pour limiter la sphère de leur activité ? Un nombre considérable de femmes travaillent aujourd’hui malgré cette particularité de leur nature, et il nous semble difficile de comprendre en quoi leur situation empirerait, si elles disposaient de débouchés plus larges et pouvaient prétendre à des professions plus lucratives ; pourquoi cesseraient-elles d’être entretenues par l’homme aux époques où leur nature le requiert, dans les cas où cela se pratique actuellement ?

Revenons à notre comparaison entre l’émancipation des femmes et le socialisme. Nous avons vu que les réformes demandées par ce dernier reposent sur le sacrifice des volontés individuelles ; en est-il de même pour les femmes ? Est-ce aux dépens d’autrui qu’elles veulent acquérir leur liberté ? Si on allait déclarer d’emblée leur égalité civile et politique avec les hommes, et lever les restrictions légales qui gênent leur travail, ce fait diminuerait-il d’un iota la somme de liberté existante dans le monde, et empiéterait-il sur le libre arbitre des classes et des individus ? Nous avons vu ensuite que la réalisation des rêveries socialistes demande le bouleversement de l’ordre établi ; au contraire, pour concéder la liberté aux femmes, non-seulement il n’est besoin de rien détruire, mais encore cette façon de procéder leur serait particulièrement nuisible. Ce n’est pas une reconstruction de l’ordre social qu’elles demandent, c’est la participation à cet ordre. Peut-on accuser ceux qui demandent l’abolition d’un monopole industriel, de vouloir la destruction de l’industrie ? Les femmes ne veulent rien changer à l’organisation de la société ; elles prétendent uniquement à jouir des bénéfices de cette organisation à l’égal des hommes, et à être gouvernées par les mêmes lois économiques qui régissent ces derniers. Où sont donc les points de contact de cette juste demande avec le socialisme ?

Mais nous dit-on, et ici nous touchons à l’argument fondamental dirigé contre la liberté des femmes, cette liberté est un phénomène contre nature, et elle équivaut à l’abolition de la famille, un des dogmes essentiels du socialisme. Nous avouons que cet argument nous semble manquer de clarté ; qu’est-ce qui est anti-naturel, est-ce le fait que les femmes travaillent en dépit de leur constitution physique, ou est-ce celui qu’elles fassent concurrence à l’homme dans les carrières lucratives ? L’appel qu’on fait constamment à leurs particularités physiologiques semble marquer qu’il s’agit du premier point, tandis que d’autres signes indiquent qu’on a en vue le second. Il est vrai qu’il est difficile d’affirmer que le travail est un acte contre nature pour la femme, en face des masses énormes qui y sont astreintes ; mais en ce cas, de quel droit lui oppose-t-on sa constitution physique lorsqu’il s’agit d’occupations mieux rémunérées ? Pourquoi le fait qu’une femme met au monde des enfants et les allaite ne l’empêche-t-il pas d’être maîtresse d’école dans un village, et forme-t-il un obstacle insurmontable à ce qu’elle soit professeur dans un collège ? Pourquoi lui permet-il de travailler aux champs et à l’usine, et lui défend-il de surveiller ces travaux ou de gérer cette usine ? Pourquoi lui permet-il d’être télégraphiste ou distributrice de lettres aux bureaux de poste, et lui interdit-il d’occuper des emplois plus élevés et mieux rétribués dans ces mêmes hiérarchies ? Pourquoi ne l’empêche-t-il pas d’être sage-femme et l’empêcherait-il de devenir médecin ? Il n’est que trop évident, à la moindre analyse, que ce n’est pas dans la nature qu’il faut aller chercher les motifs de cette anomalie, et que ses lois ne sont que des prétextes spécieux dont on colore les vraies causes de cet état de choses.

Enfin, il est difficile de concevoir par quel saut de la pensée, on joint deux propositions aussi dissemblables que la liberté des femmes et l’abolition de la famille. Si l’homme, étant libre, cherche à former une famille, pourquoi la femme libre y serait-elle moins disposée ? La liberté dont jouit l’homme ne l’empêche pas de reconnaître les devoirs qu’il s’impose en se mariant ; pourquoi ceux de la femme lui paraîtraient-ils moins sacrés, lorsqu’elle cesserait d’être considérée comme mineure par la loi, et qu’elle pourrait librement choisir sa vocation ? La famille étant un phénomène naturel, est-il besoin de garantir son existence par des restrictions au libre arbitre des femmes ? Dira-t-on que l’ambition entraînera les femmes à déserter leur foyer domestique, ou que les hommes ne voudront plus du mariage une fois qu’ils auront affaire à des êtres aussi libres qu’eux ? Mais s’il se trouve réellement des femmes douées d’aptitudes assez remarquables pour réussir dans la vie publique, et dépourvues en même temps du sentiment de leurs devoirs directs, ce cas ne sera probablement pas assez fréquent pour inspirer des inquiétudes sérieuses, et d’ailleurs aucune loi ne serait assez puissante pour forcer ces femmes à remplir leurs devoirs. N’y a-t-il pas mille autres moyens d’y échapper, et s’il est défendu de travailler et de gagner, ne peut-on pas employer son énergie à dépenser et à consommer ? Entre ces deux issues, il y a cependant une différence : lorsqu’une femme néglige ses devoirs pour une autre sphère d’activité, au moins y a-t-il quelque compensation au mal qu’elle fait, tandis que si elle les néglige pour se livrer au plaisir de la dépense, il en résulte une perte sèche pour la société.

D’un autre côté, cette liberté peut-elle réellement effrayer les hommes de bien ? L’usage qu’on fait de l’autorité conjugale est-il assez fréquent dans les classes aisées, pour qu’il soit si difficile d’y renoncer ? Au fond, elle ne profite qu’aux mauvais sujets, qu’à ceux qui en abusent, et elle ressemble sous ce rapport aux passeports, qui ont été institués en vue de poursuivre les malfaiteurs, et dont le résultat le plus clair est de molester les honnêtes gens. Les maris qui ont vraiment à se plaindre de leurs femmes préfèrent tout souffrir que de recourir à la loi, et cette dernière ne protége que ceux qu’on aurait dû réprimer.

Nous avons dit que les adversaires de la liberté des femmes tâchent de baser leurs objections sur les lois de la nature et de prouver qu’elle est en contradiction avec ces lois. Voyons si leur manière de voir est réellement plus conforme à la nature et quel est l’idéal qu’ils opposent à l’émancipation des femmes.

II.

Les auteurs que nous avons cités jusqu’ici n’effleurent que légèrement la question qui nous occupe, et si leur opinion n’en est pas moins nettement tranchée, elle n’est pas suffisamment motivée dans ses détails, et prête plus aux conjectures que nous ne le voudrions. En revanche, nous avons devant nous une brochure de M. Sybel, entièrement consacrée à ce sujet, où nous trouverons les lumières nécessaires pour élucider les points restés dans l’obscurité jusqu’ici.

M. Sybel commence par protester contre la calomnie d’après laquelle la situation actuelle des femmes se rapprocherait de la servitude, et justifierait la revendication de leur liberté, et, comme preuve, il nous trace la peinture suivante du mariage :

« Les époux se donnent mutuellement leur main et leur cœur, nous dit-il, c’est-à-dire leur corps et leur âme. Ces rapports constitueraient la servitude la plus honteuse, s’ils n’étaient le résultat d’un amour libre, profond et éternel. Ces deux êtres ont la volonté de n’en former qu’un seul et à jamais, sinon l’homme serait malhonnête et la femme déshonorée. De ce fait primordial, l’union des personnes, découle naturellement le fait secondaire, la fusion de toutes leurs relations antérieures, de leur fortune, de leurs affaires, de leurs liens d’amitié. Avant d’exercer quelque action en dehors de la maison, la volonté individuelle des époux doit être fondue dans une détermination commune ; leur propriété s’est également fondue en une seule, en ce sens qu’elle doit être employée exclusivement au bénéfice commun et non individuel de chacun d’eux. »

Ce préambule paraît excessivement libéral, car il n’y est question que des obligations mutuelles des époux ; nous allons voir tout à l’heure par quel procédé les deux volontés doivent se fondre en une seule, et ne s’exercer au dehors que dans une détermination commune.

« La vie de famille, continue notre auteur, comme toute communauté humaine, est régie par la loi suprême de la division du travail. Pour ce qui regarde les époux, la division de leur travail, et conséquemment leur situation juridique est, une fois pour toutes, déterminée par la nature, sans que la volonté humaine, les talents personnels ou les progrès du temps y puissent changer quelque chose. Ce fait si simple et si décisif, c’est que dans le mariage les hommes sont pères, tandis que les femmes sont mères. Tout est dit par là.

« Il incombe donc à l’homme de représenter la famille au dehors, d’être le protecteur et le guide de la jeune mère, de fournir à la ménagère active les moyens d’entretien. C’est à lui de poser un fondement solide à la maison qu’elle gère, de la protéger dans le combat de la vie avec les armes du droit, et de lui procurer la nourriture et le respect dans le tumulte du monde. Tout ce qu’il fait, il le fait pour sa femme, mais, comme c’est lui qui porte la responsabilité de ce qu’il ne se fasse rien que de juste et d’utile dans la famille, et que la femme ne peut pas s’en charger à cause de ses devoirs maternels, c’est lui aussi qui doit avoir voix décisive en dernière instance. À cause de ce simple motif, qui est immuable comme la division des soins paternels et maternels, c’est l’homme qui est le chef de la famille, et c’est la femme qui est l’âme de la maison.

« Dans un bon mariage, l’homme raffermit l’intelligence de la femme par son jugement logique, tandis que la femme, par la droiture de son instinct, devient la conscience de son mari. L’homme se rend maître du monde et par conséquent de la maison, par la discussion et le raisonnement ; mais la femme, de par sa connaissance instinctive des hommes, guide son seigneur et maître, et Dieu nous garde que cette influence nous fasse défaut en son temps et lieu ! » [5]

Ainsi donc, comme d’un côté il ne peut exister deux volontés dans un ménage, et que de l’autre, la voix décisive appartient à l’homme, il faut avouer que la marge accordée à la liberté de la femme y est bien grande, et bien faite pour nous convaincre de l’excellence de la thèse défendue par M. Sybel ; en effet, elle est libre de se conformer à l’opinion et à la volonté de son mari, que lui faut-il de plus ? Le second fait qui frappe dans le tableau poétique de cet Éden conjugal, c’est le luxe de réglementation qui y règne jusque dans ses moindres détails, c’est combien tout y est soigneusement prévu et fixé d’avance. La loi suprême de la division du travail n’y régit pas seulement les occupations des époux, elle délimite encore leur sphère intellectuelle et morale ; c’est le mari à qui il incombe de déterminer ce qui est juste et utile, c’est lui qui a le monopole du jugement logique et du raisonnement, tandis que la femme ne possède que la droiture de l’instinct, une connaissance intuitive des hommes. Si on s’enquiert de la cause qui rend ces catégories intellectuelles et morales aussi immuables que la situation juridique des époux, la réponse est péremptoire : « c’est parce que les femmes sont mères d’une autre façon que les hommes sont pères. » Nous en demandons pardon à M. Sybel, mais ce fait si simple et si décisif à son avis, ne nous semble pas aussi lucide qu’il le dit. Sur quoi est fondée l’assurance que l’accouchement et l’allaitement exercent une influence aussi tranchée sur l’intelligence, et détruisent nommément la faculté du raisonnement et de la logique ? La physiologie a-t-elle fait cette découverte, et la science l’a-t-elle comptée comme une loi de la nature ?

M. Sybel affirme ensuite que la situation juridique des époux est déterminée, une fois pour toutes, par la nature, sans que la volonté humaine, les talents personnels où les progrès du temps puissent se modifier, et ici encore, sa pensée véritable nous échappe. Autant que nous sachions, on ne donne le nom de loi immuable de la nature qu’à une série de phénomènes identiques, ne souffrant pas d’exceptions. Ainsi, lorsqu’on dit que la mortalité est une de ces lois immuables, ou qu’on range dans ce nombre la succession des saisons, c’est parce que ces phénomènes se reproduisent toujours de la même manière et qu’on ne peut citer aucune exception à ces règles. Or, peut-on affirmer qu’il n’existe pas de couples mariés, dans notre état de civilisation, où la division de travail et les rapports des époux ne soient complètement opposés à la peinture de M. Sybel ? N’en trouve-t-on pas où la femme travaille et pourvoit à l’entretien de la famille, tandis que le mari se livre à la fainéantise et à la débauche, où la femme possède et inculque à ses enfants la notion du juste et de l’utile, tandis que le père de famille ne connaît que celle de l’égoïsme ou de l’immoralité ? N’en voit-on pas d’autres où le mari manque de caractère et d’intelligence, et où le jugement logique et le raisonnement sont du domaine exclusif de la femme ? Enfin, n’y en a-t-il pas un nombre infini où les deux époux sont également obligés de travailler, de se guider et de se préserver dans le tumulte du monde ? Comment concilier ces faits si simples et si décisifs avec les lois immuables proclamées par M. Sybel ? Et comment peuvent-ils se produire et se multiplier en dépit de ces lois ? D’un autre côté, si nous trouvons dans le présent un si grand nombre d’exceptions à ces lois, pouvons-nous affirmer que leur action, si impuissante aujourd’hui, empêchera toute modification des rapports conjugaux dans l’avenir ? Il est possible, toutefois, que M. Sybel n’ait eu en vue que les classes aisées de la société, et que ce soit uniquement vis-à-vis d’elles que la nature devienne immuable ; qu’elle tolère dans les classes inférieures le labeur manuel, et ne réserve ses rigueurs que pour les couples plus fortunés. En ce cas, il serait curieux de savoir le cens qu’elle exige pour devenir immuable. Quelle est la position sociale ou l’état de fortune où commence son action, et passé quelle limite d’aisance la volonté humaine et les talents personnels ne peuvent-ils rien changer à la situation des époux ?

Et ici surgit encore un problème des plus curieux : si la cause de la subordination des femmes et de leur manque de logique tient uniquement à l’acte qui les rend mères, qu’en est-il de celles qui n’ont pas d’enfants ? Sont-elles capables de raisonner, de distinguer le juste et l’utile ?

Lorsque, après avoir considéré la situation des femmes dans le mariage, M. Sybel consacre son attention à celles d’entre elles qui n’ont pas eu la chance d’entrer dans l’Éden conjugal, et d’être guidées par le jugement logique de l’homme, et qui sont obligées de demander au travail leurs moyens d’existence, il apporte, dans cette étude, la même conception de la nature féminine et les mêmes principes que dans la première. Nous n’y retrouvons plus, il est vrai, le phénomène primordial des particularités physiologiques, mais, en revanche, le fait secondaire qui en découle, l’absence de logique y occupe la première place et sert de fil conducteur dans le labyrinthe confus de permissions et d’interdictions, nécessitées par le travail des femmes.

Voici quelle est la règle générale à suivre, nous dit l’auteur :

« Plus une profession s’éloigne du labeur machinal et inconscient, plus elle exige de raisonnement logique, et moins elle est appropriée au travail des femmes. Ce n’est que grâce à un génie personnel hors ligne qu’une femme peut entrer en lice avec un homme, et, en ce cas même, elle court le danger de perdre ce tact et ce sentiment innés dont elle est douée, et qui forment le plus grand charme de son sexe.

« Tandis qu’une femme poète nous présente un phénomène naturel et charmant, on a le frisson en entendant nommer un avocat, un littérateur ou un publiciste féminin. La cause en est toujours la même : l’exercice de ces professions exige une dialectique consciente et méthodique, et ces propriétés sont en contradiction avec la constitution normale de la femme. Le charme propre à son sexe disparaît, tandis que nous ne pouvons avoir qu’une confiance médiocre dans son œuvre anti-naturelle.

« Il n’y aurait aucun profit, ni pour l’État, ni pour les femmes elles-mêmes, à leur conférer des droits politiques ou à les admettre aux fonctions publiques. En revanche, il serait absurde de mettre des entraves à leur coopération dans l’industrie, l’art et la littérature ; l’unique stipulation que devrait y apporter la loi, et qui découle de la nature même du mariage, c’est que la femme mariée ne puisse entreprendre aucun métier, ni profession, sans l’adhésion de son mari. » [6]

Cette nouvelle classification du travail des femmes est bien faite pour inspirer le désir d’en pénétrer les motifs. Nous voyons d’abord que tout ce qui demande unraisonnement logique ou une dialectique méthodique doit être interdit aux femmes, tandis que tout travail inconscient leur sera permis, cette dernière catégorie comprenant l’art et la poésie. Sans nous arrêter à analyser si ces derniers domaines peuvent réellement être cultivés d’une façon tout inconsciente, et ne demandent pas une certaine dose de raisonnement et de logique, il est curieux de connaître les causes de cette division. Pourquoi une femme ne pêche-t-elle pas contre sa nature en faisant de la poésie, et commet-elle une action anti-naturelle en écrivant un article de journal ? Évidemment, parce que le premier de ces travaux est du goût de M. Sybel, tandis que le second lui donne le frisson. Quelque égard que nous ayons pour les sensations de l’illustre historien allemand, et supposant même que ce goût ne lui soit pas tout à fait personnel, qu’il soit partagé par des centaines, voire même des milliers de ses compatriotes, des préférences et des antipathies de ce genre constituent-elles un motif suffisant pour entraver la liberté d’autres êtres humains, quel que soit leur sexe ? Toute restriction légale dans le choix du travail ou de la profession faite a priori, s’adressant à telle ou telle catégorie de personnes, en raison de leur naissance et sans égard à leur œuvre, est un attentat à la liberté individuelle, et demande, pour être justifiée, des causes plus sérieuses que des goûts ou des frissons de qui que ce soit.

Ces mesures restrictives ne sont pas non plus justifiables par la simple affirmation, que les femmes manquent de logique ; existe-t-il une statistique comparée de la logique masculine et féminine, et a-t-on jamais essayé de l’établir ?

Toutefois, l’arbitraire de ces classifications le cède encore de beaucoup à la dernière clause que met M. Sybel à ses concessions, l’adhésion formelle du mari à tout travail de sa femme. Quelle serait la raison d’être d’une loi pareille, et quels abus serait-elle appelée à réprimer ? Il est évident qu’elle aurait pour but d’empêcher les femmes mariées de négliger leurs devoirs de famille, mais si la loi se mêle de prohiber tout ce qui est contraire à ces devoirs, pourquoi se bornerait-elle à ce seul cas ? N’est-il pas également pernicieux, pour la famille, qu’une femme passe toutes ses nuits au bal ? N’est-il pas souvent dangereux de mettre les enfants en nourrice, de les confier à des servantes tandis qu’on fait des voyages ? etc., etc. Pourquoi ne pas défendre ces pratiques ainsi que bien d’autres ?

Il est clair que cette loi serait inutile pour le but qu’elle serait appelée à atteindre, mais cela serait son moindre inconvénient, et elle deviendrait bien décidément malfaisante entre les mains de ceux qui voudraient en faire une arme d’exploitation et d’oppression. La nécessité, pour une femme mariée, d’embrasser un métier ou une profession, est le plus souvent engendrée par l’incapacité ou le mauvais vouloir de son mari ; est-il juste que, réduite à demander à son travail les moyens d’entretenir sa famille, elle voie s’ajouter, aux obstacles qu’elle devra vaincre, celui d’obtenir le consentement de son mari ?

Nous avons mentionné plus haut l’inefficacité des passeports : cette même institution peut encore nous servir à élucider le cas qui nous occupe. En Russie, c’est le mari qui donne le passeport à sa femme, en l’absence duquel elle ne peut élire domicile nulle part. Eh bien ! voici ce qu’il en advient. Les classes aisées ne font que rarement usage de ce droit, mais, en revanche, dans le peuple, il devient un moyen fréquent d’extorsion. Les mauvais ouvriers, les soldats, s’en servent pour vendre à leurs femmes le droit au travail, et leur imposent de fortes redevances qu’ils vont dépenser au cabaret. Aussi, au moment où les hommes politiques, en Allemagne, demandent à la loi de nouvelles rigueurs envers les femmes, songe-t-on sérieusement, en Russie, à abolir les abus existants, et ce privilège des maris est mis à l’étude, de concert avec le problème de l’abolition des passeports.

Telle est l’argumentation de M. Sybel dans ses traits principaux, tels sont les principes sur lesquels il établit la situation de la femme dans le mariage et les conditions de son travail, l’asservissement de sa volonté et de son intelligence d’un côté, et sa renonciation à tout ce qui demande de la logique de l’autre. Ces principes, l’auteur les appuie sur la nature et ses immuables lois, mais nous avons pu nous convaincre que ce qu’il appelle de ce nom ce ne sont pas les phénomènes réels se produisant sous nos yeux, mais un régime idéal, rêvé par lui ; sa nature n’est pas la nature concrète et objective, comme disent les Allemands, mais c’est une nature abstraite et éminemment subjective à M. Sybel, de même que les lois immuables qu’il proclame ne sont pas celles qui existent, mais celles qui devraient exister à son avis. Cette nature chimérique qu’il nous retrace fait songer aux peintures de la nature idéale de Fourier, et, s’il faut tout dire, nous avouons que rêve contre rêve, nous préférons celui du travail attrayant à l’Eden conjugal prêché par M. Sybel, au moins le trouvons-nous plus réalisable ; le nombre des travaux est si immense dans le monde et leur sphère si multiple, qu’à la rigueur chacun pourrait trouver celui qui lui convient, tandis que jamais cette pauvre nature, si maltraitée par M. Sybel, ne se plierait à produire l’uniformité exigée pour ses unions modèles, jamais on ne parviendrait à lui prescrire ce partage des qualités et des aptitudes d’après une recette voulue.

Qu’on nous permette encore une réflexion sur ces particularités physiologiques auxquelles les adversaires de la liberté des femmes reviennent toujours et sur lesquelles on bâtit tant de systèmes de réglementation divers. Il est notoire, en effet, que la nature physique et physiologique de la femme diffère de celle de l’homme, mais pourquoi ce fait entraîne-t-il nécessairement l’uniformité dans la vocation, les aptitudes et les goûts de la femme, tandis qu’il ne produit pas le même résultat chez l’homme ? Les hommes étant tous égaux sous ce rapport, diffèrent sous tous les autres, et comportent la plus grande variété de capacités et de qualités ; pourquoi en serait-il autrement des femmes, et leurs fonctions physiologiques les placeraient-elles toutes à un même niveau intellectuel et moral ? Cette conception n’est-elle pas bien plus contraire à la nature que la liberté engendrant la diversité ? Et lequel des deux partis en présence, celui des adversaires ou celui des défenseurs de l’émancipation des femmes se rapproche-t-il davantage des utopies socialistes et égalitaires ?

Dans son intéressant ouvrage sur le Travail des femmes au XIXe siècle, M. Paul Leroy-Beaulieu réfute victorieusement les arguments des philanthropes qui voudraient interdire aux femmes l’accès de la grande industrie. Il analyse minutieusement les trois principes sur lesquels reposerait cette prohibition, et il combat tour à tour la foi à l’omnipotence de l’État dans l’organisation de la société, l’adoption de la famille comme unité primaire de l’état social, et la notion du préjudice causé aux hommes par la concurrence du travail des femmes. Ce qu’il dit sur l’erreur de considérer la famille avant l’individu ne s’applique pas uniquement au travail des manufactures, mais à une sphère bien plus vaste. S’il est vrai que l’État n’a que des droits bornés, si son rôle, relativement aux individus, est presque négatif, s’il ne peut leur imposer les idées ou les mœurs qu’il affectionne, ni les contraindre aux pratiques qu’il juge les plus rationnelles, si ses attributions s’arrêtent au sanctuaire de la volonté humaine, où il n’a le droit d’intervenir que si cette volonté déréglée empiète sur les volontés similaires [7], comment peut-il entreprendre de déterminer les emplois auxquels il faut admettre les femmes et ceux dont il faut les exclure ? Si M. Paul Leroy Beaulieu ne lui reconnaît pas le droit d’interdire aux femmes le rude labeur de l’usine, sur quoi est basé celui de leur interdire l’accès aux professions libérales ? Est-ce sur l’urgence de ne pas porter atteinte à la famille, de protéger la faiblesse de la femme ? Mais ici encore, l’auteur se prononce catégoriquement:

« La femme, dit-il [8], n’est pas une créature incomplète, inférieure ; adulte, elle possède devant la loi des droits égaux aux droits de l’homme ; ayant comme lui la capacité d’acquérir, elle a comme lui la capacité de travailler. Plus faible physiquement que l’homme, rien ne démontre qu’elle lui soit moralement ou intellectuellement inférieure. » Et plus loin, nous lisons : « La famille, quelle que soit son importance sociale, n’est pas chez nous l’élément primaire de la société : cet élément primaire, c’est l’individu seul qui le constitue. »

Si cela est vrai, cela le devient-il moins lorsqu’il s’agit de carrières intellectuelles que de travail manuel, et des maximes aussi absolues peuvent-elles varier selon les diverses espèces de travail ? Si l’individu doit être considéré avant la famille, cela ne s’applique-t-il pas également à toutes les classes de la société et à toutes les espèces d’activité ?

Enfin, si la concurrence de la femme, loin d’être nuisible, n’est qu’utile dans les branches les plus encombrées de la production, ne serait-elle pas moins préjudiciable encore dans celles qui demandent des aptitudes spéciales et un apprentissage long et compliqué ?

« La concurrence des femmes et des hommes est une concurrence naturelle, affirme encore M. Paul Leroy-Beaulieu, « et nul n’a le droit d’y porter atteinte, ou de la supprimer, pour élever la rémunération du travail des hommes. » [9]

Par conséquent, nul n’a le droit, en se basant sur de prétendues lois de la nature, ou en réalité sur ses préjugés et ses goûts personnels, de circonscrire la limite de leur travail et des carrières qu’elles peuvent embrasser. Voilà des déductions bien autrement simples et décisives que ne le sont les lois immuables découvertes par M. Sybel ; et quel contraste entre les idées claires et logiques de M. Paul Leroy-Beaulieu et la rhétorique ampoulée non-seulement de l’historien allemand, mais encore des économistes célèbres de ce pays, tels que MM. Roscher et Schaffle ! Mais on sait que les mauvaises causes aiment à se parer de phrases sonores, et où en trouve-t-on plus que chez les socialistes ?

III.

Après avoir considéré les armes dont se servent les adversaires de l’émancipation des femmes, jetons un coup d’œil sur le genre de défense qu’elle trouve auprès de ses soi-disant auxiliaires, les socialistes et les partis avancés. Il est vrai que ce terme se retrouve dans la plupart des systèmes socialistes, qu’il est question de l’émancipation des femmes dans les phalanstères de Fourier, les colonies modèles d’Owen, dans la nouvelle religion de Saint-Simon, mais est-ce bien dans l’acception générale du mot liberté qu’il est employé par les socialistes ? Evidemment non, puisque la notion de la liberté individuelle est en contradiction avec l’essence même de leurs doctrines. Aussi, ce qu’ils appellent émancipation des femmes n’est que la destruction des bases établies de la famille et un asservissement bien plus complet que leur situation actuelle. Les restrictions que les lois et les mœurs leur imposent aujourd’hui ne sont rien en comparaison de la servitude qui leur écherrait en partage dans cette société nouvelle, qui prétend les délivrer : obligées de renoncer à la vie de famille, à l’éducation de leurs enfants, au respect de soi-même, elles deviendraient véritablement esclaves, et il faudrait bien peu de discernement pour consentir à échanger l’objet réel contre un vain mot. Il est vrai qu’elles seraient égales aux hommes, mais il faut être aveugle pour ne pas s’apercevoir que cette égalité serait celle de la servitude et non celle de la liberté. Décréter l’abolition de la famille et la promiscuité des sexes, ce n’est pas élargir les droits des femmes, c’est les resserrer, au contraire, en leur enlevant leur vocation la plus chère, en les réduisant à l’état animal.

Telle était la conception de la liberté des femmes, professée par les fondateurs des écoles socialistes. Quant à leurs continuateurs actuels, ils semblent peu se préoccuper de cette question et ne pas la trouver aussi grave que veulent bien le faire accroire leurs adversaires. Au moins, ne peut-on signaler aucun écrit de quelque importance émanant de cette école, et consacré à la défense des droits de la femme. Tout au contraire, parmi ses organes les plus radicaux, on en voit qui déclarent catégoriquement y renoncer, et on peut citer comme exemple les États-Unis d’Europe, qui ont bien décidément éliminé cette question de leur programme. De même, lorsqu’il en est question dans les réunions publiques [10], ce n’est que comme d’une question peu importante, et les dames elles-mêmes, qui essayaient la force de leur éloquence dans ces réunions, — témoin Mme Paul Minek, — préfèrent l’employer à réfuter les arguments usés contre l’exploitation de l’homme par l’homme, et semblent plus en peine de rétablir l’équité des salaires que d’assurer la liberté de leur sexe. Si ce dernier point était réellement aussi grave pour les réformateurs de la société que le prétendent leurs ennemis, jouerait-il un rôle aussi secondaire dans leurs discussions et dans leur propagande ? Il est évident, au contraire, qu’il s’est faufilé dans leur programme d’une manière toute fortuite, et qu’il n’a pas d’autre signification pour eux que de recruter le plus grand nombre d’auxiliaires dans un moment donné, de même que les chefs de bandes ameutées commencent toujours par ouvrir les prisons à tous les détenus, sauf, après la victoire, à faire justice de ceux qui ne sont pas de leur avis. Il est absurde de supposer que des partis, dont le but consiste à faire ployer tous les membres de la société sous le joug le plus rigoureux, puissent ou veuillent faire exception pour le sexe féminin, et la plus simple réflexion suffit à démontrer que ces promesses ne sont qu’un leurre, et ne pourraient jamais être réalisées.

Il n’y a peut-être pas de pays au monde où la polémique à propos des droits de la femme ait tant occupé la presse et l’opinion publique qu’en Russie, et comme les passions politiques y jouent un bien moindre rôle que partout ailleurs, et qu’elle y a été confinée dans le domaine de la théorie, il est curieux de voir la marche qu’elle y a suivie. Au début, les organes avancés s’en sont emparés comme leur appartenant de droit, et ont énoncé a ce sujet les professions de foi les plus chaleureuses. Toutefois, les partis modérés et libéraux ayant à leur tour épousé la même cause avec non moins de zèle, et s’étant efforcés de démontrer qu’elle se rattachait étroitement à leurs idées générales, les progressistes se sont ravisés et en sont venus à se demander si leur ardeur ne les avait pas entraînés trop loin, s’ils étaient restés bien conséquents avec eux-mêmes. Les Annales de la Patrie, un des deux organes russes les plus avancés, résolut un jour de s’en expliquer catégoriquement, et offrit à ses lecteurs une profession de foi assez curieuse, dont nous demandons la permission de citer quelques passages, marquant l’évolution capitale, à laquelle nous avons fait allusion plus haut. Il faut observer ici, que les réticences et les expressions un peu vagues de cet article sont nécessitées en Russie par les rigueurs de la censure, mais il nous semble que, malgré les précautions prises, la tendance s’en dégage assez clairement pour ne pas laisser de doute sur les points capitaux. D’un autre côté, il nous faut prévenir nos lecteurs, que, si la couleur politique de l’article est assez atténuée pour éviter les poursuites légales, on ne peut en dire autant de ses procédés polémiques ; nous avons essayé d’en atténuer la crudité sans la supprimer entièrement, pour ne pas enlever à l’article sa couleur locale. En voici donc les passages les plus caractéristiques :

« Voyons la question des femmes ; au temps du George-Sandisme cette question, quoique placée plus bas sous quelques rapports, l’était incontestablement plus haut sous d’autres. Il s’agissait alors de la liberté dans l’amour, et les femmes cherchaient de nouvelles combinaisons sociales, elles voulaient soumettre les deux sexes à de nouveaux principes. Aujourd’hui, c’est le droit au travail qui a remplacé la liberté de l’amour, mais à ce degré plus élevé, la question se résout d’une façon bien moins satisfaisante. Pour me faire mieux comprendre, j’aurai recours à une comparaison : autrefois, il s’agissait d’un problème d’arithmétique ; aujourd’hui, c’est d’un problème d’algèbre qu’il s’agit. Et je ne dis pas que l’arithmétique soit supérieure à l’algèbre, mais j’affirme que la solution du premier problème valait mieux que celle du second. Les partisans actuels des femmes s’efforcent de prouver leur capacité à occuper les emplois dévolus jusqu’ici aux hommes seuls, et leur droit à l’égalité vis-à-vis de ces derniers. Ces thèmes sont assez ingrats, car qu’a-t-on gagné après avoir démontré qu’une femme est un être humain et qu’elle est capable de s’occuper de médecine ou de toute autre science ? Cela n’empêche pas les ennemis des femmes de les traquer de plus belle et de continuer la campagne commencée. Pourquoi la continuent-ils ? Ils prétendent que l’émancipation des femmes ébranle les bases de la société ; mais où est-il cet ébranlement, lorsque les femmes aspirent à devenir agents de police, à l’instar de miss Newmen ? Il est évident que, loin d’ébranler les bases, elles ne songent qu’à les fortifier. Quel gibier chassez-vous donc, messieurs les traqueurs, et à qui destinez-vous vos piéges grossiers ? Il est clair qu’on est dans les ténèbres et qu’on ne reconnaît plus les siens dans la bagarre. Le fait, que les femmes sont admises comme télégraphistes, sténographes, médecins, et que dans l’avenir, elles pourront devenir juges, avocats, etc., est acclamé avec triomphe par les uns et considéré comme le pire des maux par les autres ; quelle position doit adopter ici un homme, qui ne désire pas persécuter d’un côté, et qui ne veut détacher aucune question spéciale du grand problème social de l’autre ?

« Un tel homme dira : il m’est agréable de voir dans la femme, non une poupée, mais un être humain comme moi ; il m’est agréable de savoir que les forces qui se perdaient autrefois s’utilisent au profit de la société. Je regrette que les femmes rencontrent des obstacles sur cette voie, et je trouve ces obstacles d’autant plus étranges de la part des traqueurs, que les forces féminines ne demandent pas seulement à servir la société en général, mais veulent être employées au profit de la forme déterminée de la société, que les traqueurs croient de leur devoir de défendre. Si la question, telle qu’elle se pose aujourd’hui, est résolue en faveur des femmes, il peut en résulter quelques améliorations partielles dans l’ordre établi, mais cet ordre lui-même ne peut en subir aucune atteinte ; il n’y a donc aucun sujet de joie pour nous, ni d’affliction pour les traqueurs. Il en serait autrement si la question des femmes n’était pas isolée, si les femmes apportaient avec elles de nouvelles combinaisons économiques, ou de nouveaux principes politiques. En ce cas, je le comprends, les traqueurs auraient raison de les poursuivre, et les adhérents à certaines doctrines d’y mettre toute leur âme. Mais nous ne voyons rien de pareil. Quant à moi, il m’est complètement indifférent que ce soit un homme ou une femme qui expédie mon télégramme, qui sténographie mon procès, qui m’accuse et me défende devant le tribunal, qui fouille mon logement pour soupçon de crime politique. Je sais seulement que dans la société actuelle, il existe nombre de professions pour lesquelles il serait à désirer que les candidats diminuassent au lieu de s’accroître. C’est pourquoi je ne puis mettre mon âme dans cette question. Il ne faut pas oublier qu’elle n’est qu’une partie du problème appelé le prolétariat intellectuel qui, à son tour, n’est qu’un chapitre de la grande question sociale. Je dis donc aux femmes : instruisez-vous, obtenez le droit au travail, travaillez. Mais lorsque vous aurez achevé votre éducation, je verrai à quoi vous emploierez votre savoir ; lorsque vous aurez obtenu le droit au travail, je verrai comment vous l’organiserez et les commandes de qui vous remplirez. C’est justement parce que vous êtes des êtres humains tout comme les hommes, que vous êtes également sujettes à l’erreur, et que vous pouvez servir une cause injuste. J’espère que beaucoup d’entre vous partageront mes opinions. Celles-là, je les acclame d’avance, pas seulement en qualité de femmes, mais comme mes collaborateurs, professant la même foi que moi, aimant ce que j’aime et détestant ce que je déteste. Mais je sais aussi que beaucoup d’entre vous seront mes ennemis les plus acharnés, d’autant plus dangereux qu’elles apporteront plus de zèle et d’intelligence dans leur œuvre. Ceci ne peut me réjouir et cependant je vous dis, instruisez-vous, travaillez. Voilà ce qu’aurait dit un homme n’appartenant pas à la corporation des traqueurs, et qui ne voudrait isoler aucune des questions du vaste domaine social. » [11]

Ces paroles ne disent-elles pas aussi clairement que le permet la censure : nous trouvons l’ordre établi inique et mauvais et notre objet est de le reconstruire sur de nouvelles bases ; si les femmes veulent nous aider dans cette œuvre, nous nous ferons les champions de leur liberté ; autrement cette liberté ne peut que nous être indifférente et même hostile. On y voit poindre, en outre, une défiance des plus marquées à l’endroit de leur concours, une crainte fondée sur l’expérience, qu’elles se serviraient de leur liberté pour consolider les bases de la société, au lieu de les ébranler. Ce parti commence à entrevoir également, qu’élever le niveau de l’instruction des femmes est un mauvais moyen pour les convertir à ses chimères, et quand l’expérience aura fortifié ces prévisions, il finira par se déclarer franchement hostile à cette émancipation qu’il avait défendue sans avoir réfléchi à ses conséquences.

Plus la question en litige s’éclaircira en théorie et en pratique, plus les tendances socialistes s’y montreront contraires ; et lorsque tout le monde s’accordera à reconnaître que la liberté a les mêmes propriétés et les mêmes traits distinctifs, à quelque sexe qu’elle s’applique, qu’elle n’a pas plus une tendance égalitaire qu’elle n’est synonyme d’immoralité, le gouffre qui sépare les deux doctrines deviendra de plus en plus profond et infranchissable.

IV.

Il est temps de nous résumer. Nous avons vu d’abord que les adversaires de l’émancipation des femmes l’accusent d’être en communauté avec les doctrines socialistes et perturbatrices de l’ordre établi, et après avoir analysé les motifs sur lesquels est appuyée cette accusation, nous avons pu nous convaincre de sa fausseté. Nous avons pu constater qu’elle reposait d’un côté sur un malentendu dans les termes, sur la confusion entre l’égalité naturelle, produite par la liberté, avec le nivellement artificiel, et de l’autre, sur une conception erronée des lois de la nature.

Nous avons vu ensuite que l’argumentation dirigée contre l’émancipation des femmes est en contradiction flagrante avec les principes les plus élémentaires de l’économie politique et du libéralisme, qu’en niant l’influence bienfaisante de la libre division du travail, de la concurrence, de la responsabilité individuelle, et en y substituant la foi à l’intervention du pouvoir et à la réglementation sous toutes ses formes, on se rapproche tantôt des tendances bureaucratiques et protectionnistes, tantôt et le plus souvent des procédés socialistes ; de même que les socialistes, on renonce à l’analyse des faits, à la connaissance des phénomènes réels pour la remplacer par des chimères et des pages d’éloquence ; comme eux, on est plein de mépris pour les véritables lois de la nature, on s’efforce d’en supprimer la diversité infinie pour la soumettre à une uniformité et à une égalité qui lui répugne, en nivelant non-seulement les occupations, mais encore les qualités morales et intellectuelles de toute une moitié du genre humain.

Nous avons vu enfin, que les soi-disant auxiliaires des femmes en sont au fond les ennemis les plus dangereux, et qu’ils commencent eux-mêmes à pressentir l’hétérogenéité de ce point de leur programme avec leur objet principal.

Quelle est donc la conclusion à tirer de tous ces faits réunis ? Faut-il croire que la liberté des femmes étant basée sur les mêmes principes et suivie des mêmes résultats que celle des hommes, il n’y ait pas de diversité entre les deux sexes ? Ce serait évidemment une absurdité. Il est plus que probable que la diversité physique qui existe entre eux, a quelque corrélation intellectuelle et morale, que les aptitudes et les goûts des femmes ne sont pas absolument identiques à ceux des hommes, et qu’il existe une division du travail naturelle entre les sexes. Seulement, et toute la question se résume en ceci, comment trouver le moyen de fixer la ligne de démarcation sans risquer de commettre les erreurs les plus grossières et les plus préjudiciables à la société ? De quel guide se servir, pour préciser exactement ce qui convient à chacun des deux sexes ce qui doit leur être permis et prohibé, sans se laisser entraîner par ses préférences personnelles, sans se fonder sur le plaisir que vous procure une femme poète, ou le frisson que vous donne une femme publiciste ? Lorsqu’il s’agit d’émettre des lois, chacun est plus ou moins enclin à fonder son opinion sur son expérience personnelle, et comme cette dernière est forcément restreinte, à étendre à des groupes entiers les observations faites dans un petit cercle. Les législateurs ressemblent alors à ces voyageurs superficiels, qui après avoir parcouru à la vapeur un pays étranger, jugent les caractères et les mœurs de ses habitants sur quelques exemplaires rencontrés par hasard ; mais à cette différence près, que le mal fait par des récits faux et incomplets est bien insignifiant en comparaison de celui que peuvent produire des règlements injustes et des entraves à la liberté humaine.

Ces difficultés sont si grandes et si inextricables, qu’à notre avis, l’unique moyen de résoudre équitablement le problème, c’est de s’en remettre à la liberté et de ne s’y immiscer sous aucun rapport. Que la femme ait les mêmes droits que l’homme, que son travail ne rencontre d’obstacle légal dans aucune sphère, et la vraie différence des sexes s’accusera avec une précision bien plus grande qu’elle ne peut le faire sous le régime actuel de réglementation et de mesures préventives. Si le monopole de la logique, que M. Sybel confère si généreusement à l’homme, sans toutefois nous en offrir un spécimen bien remarquable lui-même, est un monopole naturel, comme il l’affirme, il acquerra encore plus de force sous un régime de liberté et suffira à garantir l’autorité conjugale, tandis que la femme se convaincra mieux qu’elle ne peut le faire par les arguments de l’auteur, que ses particularités physiologiques l’empêchent de discerner le juste et l’utile et l’obligent à se contenter d’un labeur inconscient et de la connaissance instinctive des hommes.

Enfin, si la liberté ramène, en effet, l’état d’oppression dont menace les femmes M. Roscher, cette expérience ne pourra que leur être utile ; après avoir éprouvé sur elles-mêmes les funestes conséquences de la concurrence avec les hommes, elles demanderont à retourner à l’ordre actuel, qui gagnera à ne plus être troublé par leurs réclamations et leurs plaintes. De quelque côté donc que nous envisagions le régime de la liberté, il ne peut qu’être avantageux à tous les partis, à l’exception de ceux qui nient les lois naturelles régissant l’organisme de la société.

Quant à ceux qui craignent que cette liberté n’amène un cataclysme général, aucun argument ne pourra les rassurer et il n’y a que l’expérience qui puisse calmer leurs terreurs. Chaque fois qu’il s’est agi d’abolir un privilège, on a vu non-seulement les personnes directement intéressées à sa conservation, mais celles mêmes qui n’avaient rien à y perdre, s’en effrayer outre mesure et croire à un ébranlement de la société. Et cependant, ces privilèges que la routine avait appris à considérer comme les fondements de l’édifice social, ont été abolis l’un après l’autre, sans que cet édifice en ait souffert. Le mouvement de notre civilisation est éminemment démocratique, et le principe de l’égalité civile et de la libre division du travail gagne tous les jours du terrain ; l’émancipation des femmes en est le résultat direct et inévitable.

Quel en sera le résultat pratique ? C’est ce qui est très-difficile à prévoir dans les détails, mais il est évident que les effets d’une réforme pareille seraient très-lents à se produire, et que ce n’est que graduellement que les femmes pourraient user de la liberté qui leur serait accordée. Cette lenteur et cette gradation donneraient le temps aux esprits de s’habituer à ce qui paraît étrange aujourd’hui, seulement parce que c’est inusité. Bien des pratiques passeraient alors insensiblement dans les mœurs et ne choqueraient plus les idées reçues. Aujourd’hui, par exemple, on trouve tout naturel que les femmes se vouent à l’état d’institutrice, et cependant si c’était une profession qui leur fût fermée, ne pourrait-on pas démontrer péremptoirement, en se servant des mêmes arguments dont on use dans d’autres cas, qu’elle est incompatible avec leurs particularités physiologiques ? Ne pourrait-on pas alléguer qu’il serait imprudent de confier des élèves à une femme, qui peut devenir mère, et qu’il lui serait impossible de remplir des devoirs de ce genre ? Nous savons tous ce qui en est en pratique, et que les femmes qui embrassent cette profession acceptent en même temps la condition de ne pouvoir être ni épouses, ni mères ; nous savons aussi que les candidates à cet emploi sont bien plus nombreuses que les places offertes, et ce fait influe-t-il sur l’existence de la famille ? Pourquoi donc cette dernière serait-elle plus menacée, si quelques-unes de ces femmes choisissaient un travail qui leur conviendrait mieux et contribuaient ainsi à élever le salaire des institutrices ?

D’ailleurs, quelques tempéraments qu’on admette en pratique, quels que soient les égards qu’on ait pour les intérêts engagés, il faut que les principes soient clairement posés en théorie, et aujourd’hui les hommes libéraux voient s’élever devant eux le dilemme suivant il leur faut croire à la liberté et admettre ses effets bienfaisants sans faire de différence entre les sexes, ou bien, ne plus s’élever contre l’omnipotence de l’État, les privilèges et les monopoles. S’ils ne veulent pas se séparer de leurs doctrines les plus chères, il leur faudra assigner le point précis où leurs principes absolus cessent d’agir, où l’État devient compétent à imposer les idées et les mœurs qu’il affectionne, à marquer la limite exacte où l’individu cesse d’être l’élément primaire de la société, et où la concurrence de l’homme et de la femme, d’utile qu’elle était, devient malfaisante.

Pour ce qui regarde les adversaires déclarés de la liberté des femmes, ils devront également, pour rester conséquents, leur interdire tout travail et demander que l’État entretienne à ses frais celles qui manqueront de soutiens naturels. Si l’État déclare que la vie de la famille est leur unique vocation et qu’il leur défende le domaine du travail lucratif, il n’est que juste qu’il songe à leur entretien, s’il ne peut leur garantir le mariage.

Il faut choisir entre ces deux issues, et surtout, il faut mettre fin à ce combat dans les ténèbres, à cette équivoque dans les mots qui met la confusion dans les rangs et embrouille les questions les plus claires. Il est inutile de confondre plus longtemps l’émancipation des femmes avec le socialisme et de l’attaquer sous ce déguisement ; elle en est l’opposé de même que toute autre liberté, et il faut que ses ennemis aient le courage de l’avouer enfin. Qu’on l’attaque loyalement et en face, sans chercher à donner le change au public, ignorant le fond des doctrines qu’on confond à plaisir sous ses yeux, et ce sera déjà un grand pas de fait. La liberté ne manque pas de mauvais côtés ; n’est-il pas suffisant de les relever, sans avoir recours à des équivoques de mots et sans intervertir les faits ? C’est le moins qu’on puisse demander à la nombreuse phalange des adversaires des femmes, y compris les autorités scientifiques qui ne dédaignent pas de descendre dans l’arène et de rompre une lance en faveur du sexe privilégié.

T.S.


Notes

[1] Ueber die Emancipation der Frauen, par Heinrich u. Sybel, Bonn. 1870. — Die Irrthumer des Socialismus, par Julius Frœbel. Leipzig. 1870. — Principes d’économie politique, par M. Guillaume Rocher, tome second. — Histoire de la. population. Lehrbuch der Nationalœkonomie, par le Dr Albert Schaffle, Tubingen, 1867. — Le travail des femmes au XIXe siècle, par M. Paul Leroy-Beaulieu, Paris. 1873. — Annales de la Patrie, revue mensuelle russe, mars 1873.

[2] Irrthumer des Socialismus, p. 8.

[3] Principes d’économie politique, tome second, p. 319.

[4] Lehrbuch der Nationalœkonomie, p. 370.

[5] Ueber die Emancipation der Frauen, Bonn, 1870.

[6] Ueber die Emancipation der Frauen, p. 12.

[7] Travail des femmes, p. 195.

[8] Id., p. 200.

[9] Id., p. 203.

[10] Voir Le mouvement socialiste, de M. de Molinari.

[11] Annales de la Patrie, mars 1873.


* Source : //www.davidmhart.com/FrenchClassicalLiberals/Anthology/index-fr.html

Mme “T.S.”, “L’Émancipation de la femme considérée dans ses rapports avec le socialisme et l’économie politique,” Journal des Économistes, Octobre 1873, T. 32, pp. 5-29.

Une réponse

  1. Ibrahim Cissé

    L’emancipation a t-elle servit ou non l’Afrique? Justifier vos reponses par des arguments solides.

    Répondre

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