Lettre à sa femme Clémentine, à bord du bateau à vapeur Le Tartare. 9 juin 1841

Lettre de Gustave de Beaumont à sa femme Clémentine, à bord du bateau à vapeur Le Tartare. — 9 juin 1841

[Archives Beinecke, Yale University, Gen Mss 982, série C, dossier R, Lettres de Gustave de Beaumont.]

À bord du bateau à vapeur Le Tartare

Tu seras bien étonnée, ma chère Clémentine, de recevoir cette lettre timbrée de Toulon. Je ramène en France ce pauvre Tocqueville qui est tombé malade au commencement de notre route de Philippeville à Constantine : voilà l’explication de l’énigme. Du reste son état ne présente absolument rien d’inquiétant. Il aurait pu devenir très grave, si la fièvre violente dont il a été saisi n’avait été promptement coupée, et si son retour en France ne lui assurait la respiration d’un air meilleur ; mais aujourd’hui son mal le rendait à une grande faiblesse, résultat assez naturel de la crise qu’il a éprouvé et de 10 jours de diète absolue peu propre à réparer ses forces. 8 hours passés en France avec un bon régime le remettront complètement ; j’ai voulu tout de suite te bien expliquer ce côté de sa position, pour que ton imagination ne l’aggrave pas. Maintenant je vais te raconter les circonstances de la triste expédition que nous venons de faire. Nous étions arrivés en très bon état à Philippeville, d’où je t’ai écrit (et tu recevras sans doute en même temps la lettre de Philippeville et celle de Toulon, car le même bateau à vapeur qui a apporté la première à Alger et la porte à Toulon, est celui qui me porte aujourd’hui). Tous nos arrangements pour le voyage de Constantine se firent très heureusement ; le colonel commandant de Philippeville nous donna une bonne escorte ; et nous étions le 31 mai à 9 heures du matin sur la route de Constantine, montés chacun sur un mulet, ayant pour compagnon de voyage M. de Talaru et son neveu, et pour supplément d’escorte, les arabes qui conduisaient les mulets chargés de nos bagages. Nous venions de travers une vallée délicieuse qu’arrosait une petite rivière dont les bords sont couverts de lauriers roses, et nous avions fait environ 4 à 5 lieues, sans rencontrer le moindre visage ennemi, lorsqu’arrivés au camp du Dix, occupé par 300 ou 400 hommes de notre armée, nous nous y arrêtâmes pour déjeuner avec officiers du camp, qui s’étaient empressés de nous inviter de la manière la plus aimable. Là à peine Alexis était-il assis à la table où nous déjeunions, qu’il se sent mal, se lève, et a bien de la peine à se traîner à 50 pas de là pour gagner une tente sous laquelle il s’étend, et d’où j’ai bien craint qu’il ne se relevât pas. Il avait été frappé par le soleil comme d’un coup de foudre. Il était d’ailleurs, dès le matin avant le départ, assez mal disposé, et son dîner de la veille lui pesait beaucoup. L’influence du soleil ajouté à un grand trouble dans les entrailles, amena chez lui tout à la fois une effroyable diarrhée, et une fièvre sensible. Son pouls battait 100 pulsations à la minute. Il souffrait d’horribles coliques. Tu vois dans quel cruel embarras je me trouvai. Heureusement nous étions au milieu d’officiers on ne peut plus obligeants, et pleins de bonté. Il y avait aussi parmi eux un petit carabin, de peu de ressource il est vrai, mais qui cependant valait mieux que rien. Nous avons soigné de notre mieux le pauvre malade. J’ai jugé de suite que l’attaque était grave et qu’il ne fallait plus songer à Constantine, mais bien à revenir au plus tôt sur nos pas. J’ai donc dit adieu à nos compagnons de voyage qui ont continué leur route, et nous nous sommes tentés sous la tente. Mais quelle journée, et surtout quelle nuit j’y ai passé ! En vérité je n’ai de ma vie éprouvé de pareille angoisse et une semblable anxiété. On ne saurait se faire une idée des misères auxquelles est sujet un pauvre malade jeté au milieu du misères d’un camp. Nous y étions mangé par la vermine. Le jour c’était une chaleur à étouffer, et la nuit une fraîcheur dont orne ne pouvait nous défendre : et puis pas une minute de repos ; à chaque instant des roulements de tambour, du qui vive ? des rondes, et de quart d’heure en quart d’heure ce cri solennel : « Sentinelle !! Prenez garde à vous ! », prononcé par 25 voix, les uns après les autres, comme 25 échos d’un même bruit ; de telle sorte que si on avait pu un moment fermer l’œil et s’endormir, on était immédiatement réveillé. Et pendant cette nuit si longue, le pauvre Alexis n’a pas cessé d’avoir la même fièvre avec la même force, accompagné de tous les mêmes dérangements. Ce premier accès à duré 18 heures. Tu juges bien qu’au milieu de ce supplice, je n’ai eu qu’une idée fixe ; c’était de tirer le pauvre Alexis de ce camp, et de l’amener dans quelque lieu où il fût au moins à couvert. Par bonheur, j’ai pu mettre la main sur une mauvaise charrette, appartenant à un cantinier, dans laquelle on a mis deux ou trois matelas, et le 1er juin au matin à 5 heures j’ai jeté dessus le pauvre Tocqueville qui n’en pouvait plus, et qu’il fallait à tout prix arracher de là. Ce trajet ne lui a pourtant pas fait trop de mal ; et à 9 heures du matin nous nous sommes retrouvés à Philippeville. Là nous avons pu voir un bon médecin, le médecin en chef de l’hôpital. Il a jugé que la fièvre d’Alexis était une fièvre intermittente ; et il l’a coupé à grandes doses de quinine. Il lui en a donné d’abord 8 grains ; puis le lendemain 16 grains, et il en prenait 16 grains pendant chacun des jours suivants. — Il y a eu grande diminution dans la fièvre qui cependant est un peu revenue. Le mal du malade n’a pas seulement été physique, il est devenu surtout moral, et j’ai été effrayé de la manière dont sa tête travaillait. J’ai pensé qu’autant il avait été important de quitter le camp de Dix, autant il importait de quitter Philippeville, dont l’air n’est pas bon, et où l’imagination d’Alexis s’abandonnait trop. Par bonheur le bateau qui nous avait amené à Philippeville et qui était allé à Bone, revenait de Bone et repassait par Philippeville le lendemain même du jour où nous y étions si tristement rentrés. Il y avait grande contradiction parmi nos amis de Philippeville sur le point de savoir si Tocqueville devait repartir tout de suite pour Alger, ou bien rentrer à Philippeville le temps de s’y remettre. Ici je l’avoue je n’ai pas eu un moment d’hésitation, et malgré l’avis du médecin j’ai, avec cette résolution que tu me connais, décidé le départ d’Alexis : je l’ai fait jeter, plus mort que vif, dans une barque, bien agitée par la mer qui était houleuse, et cette barque l’a bientôt porté dans le bateau à vapeur, dont le capitaine a eu l’obligeance de céder sa chambre au pauvre malade. Il a fallu pour nous mener à Alger 48 heures de navigation qui se sont passés bien péniblement dans une petite cabine, où le malade souffrait.

A propos de l'auteur

Gustave de Beaumont est resté célèbre par sa proximité avec Alexis de Tocqueville, avec qui il voyagea aux États-Unis. Son œuvre, sur l'Irlande, les Noirs-Américains, ainsi que ses nombreux travaux académiques et politiques, le placent comme un auteur libéral sincère et généreux.

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