La protection du mouton national

Dans ce court article publié en 1890, Ernest Martineau prouve que ce n’est pas sans fruit qu’il a pâli sur les ouvrages de Frédéric Bastiat. Avec vivacité et à-propos, il s’élève malicieusement le défenseur du mouton national — ce mouton, ce n’est autre que le bon consommateur que l’on spolie, que l’on pille, et sur le dos duquel les gros industriels et grands propriétaires s’enrichissent à l’abri des protections douanières. « Va, pauvre bête », dit-il alors, « nous qui savons tes maux et qui y compatissons, qui avons vu combien tu as été tondu dans le passé et qui voyons comme on s’apprête à te tondre de nouveau de plus en plus, jusqu’à t’écorcher, si tu souffres en silence, nous crierons pour toi. »

 

Ernest Martineau, « La protection du mouton national »,

Journal des économistes, décembre 1890, p. 411-412.

 

 

 

On nous accuse de cosmopolitisme, nous qui défendons la liberté d’acheter dans l’intérêt de tous les Français ; on va en disant et répétant que nous refusons de protéger le travail national, que nous le sacrifions à l’industrie étrangère, et l’un des leaders de la soi-disant protection, le Normand de Normandie qui s’appelle M. Pouyer-Quertier, nous renvoyait naguère prêcher nos doctrines au Freetrade Hall de Manchester !

S’il n’est pas une calomnie, ce langage est tout au moins une contre-vérité, puisque nous avons toujours demandé la protection pour tout le monde, puisque toujours et sans cesse nous avons réclamé la protection pour le mouton national.

De toutes les victimes du protectionnisme, de ses inégalités, de ses criantes injustices, celle-ci est, à n’en pas douter, la plus intéressante.

Jamais, en effet, à aucune époque de l’histoire du système protecteur, ce mouton n’a bénéficié des faveurs douanières. Vous pouvez vérifier toutes les catégories, si nombreuses pourtant, des animaux qui ont été protégés par le tarif de la douane, faire à ce sujet les investigations les plus minutieuses et les plus complètes, je vous défie bien de me montrer un seul exemple d’une protection accordée, par le tarif protecteur de la douane, au mouton que je veux dire.

Quoi donc, dira-t-on, comment osez-vous parler ainsi ? N’est-il pas manifeste que, parmi les produits agricoles, le mouton a été un des premiers protégés, et qu’il est au nombre de ceux qui figurent dans le projet de tarif actuellement en élaboration !

J’accorde tout cela, mais je soutiens quand même mon dire parce que le mouton dont je parle est d’une espèce sui generis : il n’est pas de l’espèce des quadrupèdes, mais des bipèdes, et c’est un mouton non individuel, mais collectif.

Si ces traits ne suffisent pas pour vous le faire reconnaître, j’en vais ajouter un auquel vous ne pourrez pas vous tromper : le pauvre animal est la plus sotte bête qui ait jamais existé sous la calotte des cieux.

Vous le reconnaissez bien maintenant ce mouton … c’est Jacques Bonhomme, c’est le bon public consommateur.

Jamais protégé, toujours sacrifié : telle a été sa triste et lamentable destinée !

Je prends à témoin M. Méline lui-même ; dans un aveu dépouillé d’artifice, il a tenu à la Chambre des députés, au cours de la discussion du droit sur le maïs, séance du 9 juin dernier, le langage suivant :

« Si vous protégez l’un,vous atteignez forcément les autres, c’est inévitable ».

On le voit, inévitablement notre mouton national est la victime immolée sur l’autel de la sacro-sainte protection !

Victime résignée d’ailleurs, qui jamais ne fit entendre le moindre gémissement ; et l’on verrait plutôt les fleuves remonter vers leur source que ledit mouton se plaindre de son sort et réclamer la protection  qui lui est pourtant bien due.

Va, pauvre bête, nous qui savons tes maux et qui y compatissons, qui avons vu combien tu as été tondu dans le passé et qui voyons comme on s’apprête à te tondre de nouveau de plus en plus, jusqu’à t’écorcher, si tu souffres en silence, nous crierons pour toi.

Pour toi nous combattrons le bon combat, sans lassitude ni défaillance ; nous crierons tant et si fort que si tes ennemis refusent de nous entendre tu finiras bien, toi, malgré ta sottise naturelle, par nous entendre et par nous comprendre.

Et le jour où tu nous auras entendu et compris sera le jour de ta délivrance, car tu seras protégé QUAND TU LE VOUDRAS, ô mouton national, puisque si ton nom est mouton, tu t’appelles aussi M. Tout-le-Monde.

E. MARTINEAU.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.