Lettre de Gustave de Beaumont, magistrat destitué, candidat aux élections à Saint-Calais

Lettre de Gustave de Beaumont, magistrat destitué, candidat aux élections à Saint-Calais, au directeur de l’Ami des lois, en réponse à des imputations calomnieuses parues dans ce journal (1837).


M. GUSTAVE DE BEAUMONT vient d’adresser à M. le Directeur-Gérant du journal l’Ami des Lois, la réclamation suivante :

Monsieur le Rédacteur, on me communique à l’instant même deux numéros de votre journal, aux dates du 25 et du 26 de ce mois, dans lesquels je vois deux articles exclusivement relatifs à moi, et à ma candidature dans l’arrondissement de Saint-Calais. J’apprends en même temps que, soit générosité de votre part, soit zèle de l’administration, ces articles ont été distribués par vous, non seulement à vos abonnés, mais encore à tous les électeurs du département de la Sarthe.

Tant que vous vous bornerez à discuter les titres publics que je puis avoir à la confiance des électeurs de Saint-Calais, je ne vois, dans votre procédé, quelque rudes qu’en soient les formes, que l’exercice d’un droit qui vous appartient ; d’un droit que je considère comme essentiel à tout gouvernement libre, qui me paraît la garantie fondamentale de notre constitution, et que je ne me plaindrai jamais de voir exercé contre moi, alors même que les bornes de la convenance seront dépassées. Je sais que toute liberté a besoin d’espace pour se mouvoir, et dans le champ vaste qu’on lui abandonne, il est bien difficile qu’elle ne commette pas d’écarts.

Libre donc à vous, Monsieur, de trouver fort curieuse ma profession de foi que j’avais eu seulement l’intention de faire grave ; libre à vous de me prêter les plus ridicules prétentions, soit à un éternel mandat de mes commettants, soit à une pairie que je ferais tout à coup surgir de mon cerveau, pour me donner le mérite d’un refus plein de fatuité ; libre à vous de ne connaître ni ma personne ni mes ouvrages qui sont peu connus, je l’avoue, et méritent fort peu de l’être ; libre à vous enfin de voir, dans l’adjonction des capacités intellectuelles, une insulte aux électeurs propriétaires ou patentés : insulte que vous seul, je crois, avez aperçue.

Si vous vous étiez borné, dis-je, à présenter à vos lecteurs de semblables considérations, je me tairais, je vous l’assure. Je sais qu’on ne peut, quelques efforts que l’on fasse, plaire à tout le monde ; et je me consolerais, au sein d’autres approbations, du malheur de n’avoir pas obtenu la votre. Mais, Monsieur, dans votre numéro du 26 octobre, vous ne vous en tenez pas à ce genre de discussion dont vos lecteurs apprécieront le mérite, et que je leur abandonne pour n’y plus revenir. De critique vous devenez accusateur, j’allais dire calomniateur, mais je me reprends. Je veux, au moins, en commençant, me servir d’expressions moins vives, et je vous dirai simplement, Monsieur, que vous avez été trompé par des informations inexactes, j’allais dire encore mensongères, et que, par suite de cette erreur, vous avez travaillé à tromper les autres. Je veux bien vous croire innocent d’intention, Monsieur, très innocent ; et peut-être en effet, vous, Monsieur le rédacteur du journal, n’êtes-vous pour rien dans cette publication. Cependant vous racontez, ou plutôt on raconte dans votre journal des faits circonstanciés. Ces faits, s’ils étaient vrais, justifieraient non seulement le gouvernement de ma destitution, que beaucoup de monde, jusqu’à présent, avait regardée comme une injustice, mais encore ils me constitueraient en état de calomnie vis-à-vis du pouvoir, que je ne calomnierais ainsi que pour me faire du scandale un moyen de popularité. Il ne s’agit donc plus seulement d’un intérêt électoral ; vous attaquez, Monsieur, la moralité même de mon caractère. Or, Monsieur, je vous déclare que les faits articulés par vous sont faux ; et je vais le prouver sans déclamation. J’ai le droit légal, Monsieur, aux termes des lois et notamment de l’art. 11 de la loi du 25 mars 1822, d’exiger de vous que vous insériez dans votre journal ma réponse à vos attaques : alors même que la loi ne me l’accorderait pas, la simple équité le voudrait ainsi. Ces attaques ont occupé quatre grandes colonnes de votre feuille : ma réponse y doit trouver place, la voici :

Oui, Monsieur, j’ai été destitué pour avoir fait un acte de conscience ; oui, Monsieur, on avait voulu faire de moi le défenseur de la baronne de Feuchères, et je l’ai refusé ; je l’ai refusé par des motifs de dignité personnelle, et aussi par des considérations d’intérêt public. Vous racontez ce qui s’est passé en 1832 au tribunal de la Seine, sur la foi de je ne sais quelle communication officieuse, peut-être officielle, mais qui, je le déclare, est complètement erronée.

« M. de Beaumont était, dites vous, en 1832, substitut attaché au service de la chambre correctionnelle de Paris. »

Vous vous trompez, Monsieur, je n’étais point attaché au service de la chambre correctionnelle de Paris ; je venais alors quelquefois au parquet, afin d’aider mes collègues, dispersés par la présence du choléra à Paris, mais en réalité j’étais en congé à cette époque. J’arrivais des États-Unis, où j’étais allé remplir une mission qui m’avait été donnée en 1831, par M. de Montalivet, ministre de l’intérieur, et je n’avais pas, depuis mon retour, paru une seule fois à l’audience. Remarquez, Monsieur, que je ne fais aucune réflexion ; je constate la fausseté de vos allégations sans en rien dire autre chose.

« Devant cette chambre, ajoutez-vous, fut portée la plainte en diffamation de la dame de Feuchères. M. de Beaumont ne fut pas chargé de cette cause plus spécialement que des autres, mais il devait porter la parole et conclure, selon sa conscience, dans cette cause comme dans les autres portées devant la chambre à laquelle il était attaché. »

Tout est faux, Monsieur, dans ce récit. Le procès de Madame de Feuchères ne fut point porté devant la chambre correctionnelle à laquelle j’étais attaché, puisque je n’étais point alors attaché à la chambre correctionnelle. Il fut porté, soit à la sixième, soit à la septième chambre correctionnelle du tribunal de la Seine, comme le sont toute les affaires correctionnelles ; et je n’étais attaché ni à l’une ni à l’autre. Il est également faux de dire que je ne fusse pas chargé de cette cause plus spécialement que des autres, puisque c’était la seule qu’on voulût me confier ; et que je n’étais chargé d’aucune autre. Je vous disais tout à l’heure, Monsieur, que je vous croyais presque de bonne foi dans vos attaques contre moi ; la manière étrange dont vous posez comme constants des faits faux, tendrait à m’en convaincre ; car pouvez-vous croire que je laisserai sans réponse un édifice de mensonges que d’un mot je fais crouler ?

Vous continuez, et vous dites : « M. de Beaumont déclara au procureur du roi qu’il ne pouvait pas conclure dans l’affaire en question. Le procureur du roi lui fit observer que si on appelait un substitut attaché à une autre chambre, celui-ci pourrait refuser avec raison ; que c’était lui, M. de Beaumont, qui était désigné par la nature de son service…. »

Tout est encore faux, Monsieur, dans cet exposé, si ce n’est mon refus de parler dans l’affaire, dont je dirai tout à l’heure les causes. M. le procureur du roi ne m’a point dit que si on appelait un substitut attaché à une autre chambre, celui-ci pourrait refuser avec raison ; c’est moi qui ai dit à M. le procureur du roi, que ne faisant point le service de l’audience à laquelle était portée l’affaire de Madame de Feuchères, je ne devais point y être envoyé par exception et pour ce cas particulier ; il ne m’a point dit non plus que c’était moi qui étais désigné par la nature de mon service, il a voulu me charger de ce procès non parce que, mais quoique la nature de mon service m’en dispensât. Il ne m’a point dit que je ne devais pas déserter mon poste : car je n’étais point au poste dont vous parlez et ne pouvais par conséquent l’abandonner.

Vous paraissez, Monsieur, reconnaître que la charge du procès de Madame de Feuchères ne devait peser que sur le magistrat qui avait alors le malheur de tenir l’audience correctionnelle ; eh bien ! Monsieur, vous tranchez par là vous-même la question ; car, ainsi que je vous l’ai dit plus haut, je n’étais point à l’audience, je n’y avais point encore, je le répète, reparu depuis mon retour d’Amérique : on ne m’y a jamais vu depuis.

Il était de mon intérêt, Monsieur, de ne point accepter une pareille cause, il était aussi de l’intérêt du gouvernement que je ne m’en chargeâsse point.

Si je prenais cette cause en main, il fallait de deux choses l’une ; ou conclure pour Madame de Feuchères, ou me prononcer contre elle. J’avais des doutes, Monsieur, (seulement des doutes, je le déclare), qui ne me permettaient pas, en conscience, de me porter son défenseur ; et, en tout cas, je ne me sentais point le courage de combattre pour l’honneur de la baronne de Feuchères. D’un autre côté, ennemi sincère de tout scandale, je comprenais tout ce qu’aurait eu de grave, dans la bouche d’un magistrat, un réquisitoire public contre Madame de Feuchères, et l’avantage, pour ne pas dire l’abus, que les passions du moment en auraient tiré contre le gouvernement.

Certes, si j’étais si ambitieux de popularité, l’occasion eût été belle pour moi de provoquer une destitution éclatante. Mais aucun de ces partis ne me convenait. Un seul me parut honorable et indiqué, c’était de m’abstenir.

Lors donc que M. le procureur du roi voulut m’imposer le fardeau de ce procès, je le refusai. J’avais, pour justifier ce refus, des motifs que n’avait aucun autre de mes collègues ; j’étais encore en congé. Je consacrais mes jours et mes veilles à un travail que je faisais pour le gouvernement, et qui, je puis le dire, n’a pas été inutile à la réforme de nos prisons ; enfin je n’étais point à l’audience, et le gouvernement était intéressé comme moi à ce que je n’y fusse pas.

Je présentai mon refus à Monsieur le procureur du roi, avec tous les ménagements, avec toute la réserve que ma position exigeait de moi ; et sur ses instances renouvelées, avec une opiniâtreté qui ne rendit ma résistance que plus persévérante, je lui écrivis la lettre suivante, dont j’ai la minute entre les mains.

« Paris, 18 avril 1832.

Monsieur le Procureur du Roi,

Lorsque tout à l’heure vous avez voulu me charger de porter la parole dans le procès en diffamation intenté par Madame de Feuchères, j’ai eu l’honneur de vous proposer deux objections que je crois devoir rappeler à votre souvenir en y joignant une considération nouvelle.

Il est très certain qu’absent de France depuis une année, n’ayant point vu naître ce procès, ne l’ayant point suivi dans ses différentes phases, j’ai été étranger aux impressions qu’il a excitées. Je ne pourrais le connaître aujourd’hui que par les écrits qui ont été publiés à cette occasion, et forcé de les dévorer en quelques jours, ne dois-je pas craindre de les digérer mal ? N’ai-je pas à redouter de me former une idée fausse et incomplète de faits que chacun a eu un long temps pour apprécier, tandis qu’il me faudrait les saisir tout à coup, et sans que la réflexion ait mûri mon jugement ? Je sais que le fait qui forme l’objet de la poursuite est simple par lui-même, et si le procès se bornait au fait de diffamation, elle est si manifeste à tous les yeux que le débat serait nul. Mais il me paraît indubitable qu’à l’occasion du procès on reviendra directement ou indirectement sur tous les faits discutés dans l’instance civile ; et si l’énonciation formelle de ces faits est interdite par le tribunal, du moins les insinuations ne manqueront pas, et c’est à des insinuations qu’il est surtout difficile de répondre, quand on ne connaît pas parfaitement les questions débattues et leur moralité.

La seconde difficulté que jai eu l’honneur de vous soumettre est celle-ci : Chargé de la rédaction d’un rapport que je dois au gouvernement, sur une mission qui m’a été confiée, je me trouve placé dans la nécessité de le faire promptement, sous peine de voir se perdre le fruit de mes recherches. Mon travail est commencé, il ne me reste plus qu’à mettre de l’enchaînement dans les idées ; si je l’interromps longtemps, j’en perdrai l’ordre et la liaison, et chaque jour je sentirai s’éteindre en moi les impressions que j’ai reçues pendant mon séjour en Amérique, dans l’intérêt de mon travail, je ne dois pas les laisser s’affaiblir. Le fil une fois rompu, pourrai-je le renouer, notamment si la rédaction de mon rapport se trouve traversée par quelque travail d’une autre nature ; qui, en me donnant des émotions vives, effacera bien vite toutes les autres. Quelques efforts qu’on fasse pour maintenir cette affaire dans sa simplicité légale, soyez en bien sûr, Monsieur le procureur du roi, c’est une grande affaire, elle sera longuement discutée ; il y a des choses qu’on ne saurait empêcher de dire, et des hommes qui savent dire tout ; elle occupera plusieurs audiences, il y aura des remises de semaine en semaine ; si elle n’était pas longue, on se dirait opprimé. Je serais donc pendant plusieurs semaines, à partir de ce jour, non seulement occupé matériellement de cette affaire, mais encore placé sous l’influence d’une préoccupation morale qui me rendrait impossible tout travail d’un autre genre ; et alors, à quelle époque me serait-il permis de reprendre les travaux que j’ai ajournés sur votre demande[1], et dont il serait fâcheux que je retardasse plus longtemps l’exécution ? Ces motifs, je les ai déjà soumis à votre sagesse, Monsieur le procureur du roi : jai cru devoir les reproduire ici, parce qu’ils sont réels ; il en est cependant un troisième sur lequel j’appelle plus particulièrement encore votre attention.

J’arrive des États-Unis, où j’ai rempli une mission spéciale que j’ai dû à la confiance du gouvernement. Ne trouvera-t-on pas étrange que je paraisse tout à coup à l’audience pour une seule affaire, après laquelle je disparaîtrai ? Tout le monde peut savoir, et mes parents comme mes amis n’ignorent pas que je jouis en ce moment d’un congé (mon congé n’expire qu’au mois d’août prochain) ; or, je vous le demande, Monsieur le procureur du roi, ne semblera-t-it pas étonnant que ce soit un magistrat en congé qu’on charge d’une affaire grave et delicate ?

J’ai cru, Monsieur le procureur du roi, devoir vous présenter ces observations, parce que j’ai la conviction qu’elles sont fondées. Persuadé qu’à l’audience ma position serait fausse, je dois vous le dire franchement. J’ose espérer, Monsieur le procureur du roi, que vous comprendrez mon langage, et que vous penserez avec moi que, dans l’intérêt public, je dois m’abstenir.

Je suis avec respect,

Monsieur le Procureur du Roi, etc.

G. DE BEAUMONT. »

Je le demanderai maintenant, Monsieur, à tout homme de bonne foi, et que la passion n’aveugle pas, le langage que je tenais à Monsieur le procureur du roi n’était-il pas empreint de quelque mesure et de quelque raison ?

Ce langage eût été, je n’en doute pas, compris et apprécié par des hommes d’un caractère modéré : les magistrats que j’avais alors pour supérieurs ne l’entendirent pas. Ma révocation fut violemment provoquée par eux et prononcée. Pourquoi donc ai-je été destitué, Monsieur ? Pour m’être abstenu dans un procès où ma conscience m’ordonnait de m’abstenir. C’est donc bien pour avoir fait un acte de conscience que j’ai été destitué. 

Maintenant, Monsieur, n’équivoquez point, de grâce, en commentant à votre façon une lettre que j’ai adressée le 18 mai, le surlendemain de ma destitution, au Courrier Français en réponse à un article plein de bienveillance que ce journal indépendant avait publié sur mon compte. [2]

Il est très vrai que Monsieur le procureur du roi, en voulant me charger de l’affaire Feuchères, ne me dit point qu’on m’imposerait l’obligation de me prononcer en faveur d’une des parties désignée d’avance ; et ce fait étant allégué par un journal, quoique ce fut un journal ami, je crus que je devais à la vérité de le démentir ; mais si Monsieur le procureur du roi ne me dit rien de semblable, je dois ajouter qu’il ne me tint nullement le langage que vous prétendez, et qu’il ne prononça pas une seule parole de laquelle je pusse inférer qu’il me laissait libre de conclure dans le sens qui me conviendrait. À vrai dire, Monsieur, il ne fut question de rien de semblable entre Monsieur le procureur du roi et moi, par la très bonne raison que nous n’avions pas besoin de nous rien dire pour nous comprendre l’un et l’autre. Je savais parfaitement, que Monsieur le procureur du roi entendait que je devais conclure pour Madame de Feuchères, et de bonne foi qui élèvera un doute sur la pensée de Monsieur le Procureur du Roi à cet égard ; qui ne sait l’importance politique que, à tort peut-être, on attachait à la cause de Madame de Feuchères ? De son côté Monsieur le procureur du roi voyait assez clairement que ce qui me répugnait dans le procès de Madame Feuchères, c’était de conclure en faveur de cette dame. Du reste Monsieur, dans cette même lettre adressée au Courrier Français, que vous invoquez contre moi, et que je revendique de mon côté comme une nouvelle preuve de ma modération, je déclarais que l’erreur commise par le Courrier, dans le récit d’une circonstance accessoire, ne changeait en rien la nature de l’acte blâmé par le journal et que je laissais à d’autres le soin de qualifier.

Si j’avais été seul à regarder ma destitution comme une flagrante injustice, j’aurais pu douter, dans ma propre cause ; mais, Monsieur, l’opinion publique dans laquelle je me réfugiai, après ma disgrâce, m’a universellement soutenu dans mon sentiment ; et cette opinion publique, je ne le cache pas, est douce à celui que les violences du pouvoir ont frappé. Le gouvernement lui-même, Monsieur, a eu plus tard la conscience de son iniquité : car si je m’y fusse prêté, il l’eût réparée. Mais je ne l’ai point désiré. Rentré en possession de ma liberté, je ne l’aliénerai jamais.

Je sais qu’après m’avoir brisé, les auteurs de la violence se sont plu à me présenter comme l’ayant en quelque façon provoquée moi-même. À les en croire, je me serais réjoui de perdre en un seul jour le fruit de dix années de travaux ; pour se justifier d’avoir détruit injustement ma carrière, ils ont supposé de ma part une sorte de suicide.

Je n’ai rien répondu à ces insinuations malveillantes, tant qu’elles se sont renfermées dans l’ombre des coteries et des salons ; mais lorsqu’on vient dans une feuille publique, peu connue il est vrai, mais que ce jour là on distribue gratis dans les rues à ceux qui ne l’achèteraient pas ; lorsqu’on vient, dis-je, dénaturer l’acte de ma vie dont je me crois le plus honoré ; lorsque, pour atteindre ce but, on énonce des faits imaginaires et qu’on altère les faits les plus constants ; lorsqu’on transforme la conduite au moins honorable et désintéressée d’un magistrat en un acte de lâcheté vile et de coupable faiblesse ; lorsque, pour couronner cette odieuse intrigue, on me présente comme un imposteur qui spécule sur le mensonge et y cherche un moyen de popularité ; lorsqu’enfin on tente, par de semblables moyens, d’enlever la considération publique à celui dont cette considération est devenue la seule fortune ; alors, je l’avoue, je sens mon cœur bondir d’indignation ; le moment me paraît venu d’étouffer d’ignobles clameurs ; je vois que les rôles sont changés, et, pour remettre chacun à sa place, je dis à ces Messieurs que ce sont eux qui sont les calomniateurs.

Je ne répondrai rien de plus aux grosses injures qui me sont adressées. Un pareil langage dénote beaucoup de passion, de colère, et peut être d’inquiétude. Je ne me plains point de voir ces impressions dans mes adversaires. 

Du reste, Monsieur, sachez bien que, quoique vous fassiez, vous et ceux dont je signale la conduite à mon égard, vous ne parviendrez point à me jeter dans la violence et dans l’exagération politique. Dieu merci, j’ai des principes trop fermes et des convictions trop solides pour qu’elles dépendent de vous et de vos attaques, quelles qu’elles soient.

Il y a environ cinq mois le roi a bien voulu m’envoyer la croix de la Légion-d’Honneur[***] que je n’avais point sollicitée, et dont le brevet est venu me trouver au fond de l’Irlande, où je voyageais alors, dans un but scientifique. J’ai accepté avec reconnaissance cette grâce particulière, mais quelle qu’ait été ma gratitude, je n’en suis devenu ni plus ni moins ami de l’autorité ; les indignes attaques dont je suis l’objet aujourd’hui ne me rendront pas plus que je ne l’ai été jusqu’à ce jour hostile à un gouvernement que l’intérêt de mon pays me porte à soutenir, et que je défendrai loyalement, quoiqu’avec indépendance, contre ses ennemis, et aussi contre ses dangereux amis.

Je n’ai plus qu’un point à aborder, Monsieur. Vous dites, comme par forme de digression, au milieu de votre article :

« M. Gustave de Beaumont, qui aujourd’hui se pose parmi les hommes prétendus progressifs, et qui veut organiser dans nos lois la démocratie qui y coule à pleins bords… M. de Beaumont trouvait tout naturel, il y a quatre ans, d’adhérer à une protestation légitimiste au bas de laquelle se trouvent les noms de MM. Clauzel de Coussergues, de Sèze, Vaufreland… et autres démocrates de la même école. »

Il est à regretter, Monsieur, que, dans le zèle qui vous a fait compulser avec tant de soin les journaux de 1832 et de 1833, pour arriver à ce résultat précieux de placer un homme en opposition avec lui-même, vous n’ayez point aperçu ça et là les articles qui détruisent les contradictions que vous signalez. Et d’abord, Monsieur, quelle est cette protestation légitimiste dont, par une intention facile à saisir, vous parlez dans des termes propres à faire penser qu’il s’agit d’une protestation en la faveur de la légitimité ? Pourquoi, Monsieur, ne dites-vous pas franchement que cette protestation était relative à la détention illégale de Madame la duchesse de Berry ; détention inconstitutionnelle, jugée telle et flétrie à ce titre par les hommes indépendants de tous les partis ?

Mais cette protestation était l’œuvre des légitimistes !!! Cette objection ne suffirait point, Monsieur, pour me prouver qu’elle fût mal fondée. Mais, du reste, sachez, si vous ne le savez déjà, que je n’ai ni rédigé ni approuvé la déclaration dont vous parlez, de concert avec les personnes que vous nommez ; je ne pouvais lui donner mon approbation complète, parce qu’elle reposait, dans son ensemble, sur des principes qui n’étaient pas les miens et auxquels je ne pouvais ni ne voulais m’associer. Aussi, qu’ai-je fait ? J’ai formellement refusé de donner une adhésion pure et simple ; et contentant à accorder une adhésion motivée, j’ai tenu à ce que plusieurs journaux, qui parlèrent de mon adhésion, en publiassent les motifs. Puisque vous avez, Monsieur, la collection de la Gazette de France, vous avez peut-être aussi celle de la Quotidienne : si cela est, je vous invite à lire les numéros de ce dernier journal, datés des 30 et 31 janvier 1833, vous y trouverez ce qui suit : 

« L’avocat soussigné, adhère, par les motifs suivants, à la réclamation élevée contre la captivité de Madame la duchesse de Berry, par d’anciens magistrats. Juger un accusé devant un tribunal d’exception, serait un acte inconstitutionnel ; le juger sans l’entendre, est la violation du plus sacré de tous les droits, celui de la défense ; le détenir sans jugement, est une illégalité monstrueuse, qui constitue le crime de détention arbitraire, prévu par la loi pénale, et dont se rendent coupables ou complices celui qui a décerné le mandat d’arrestation, le procureur général qui le fait ou le laisse exécuter dans le ressort de la Cour Royale, et le geôlier qui, sur cet ordre illégal, retient le prisonnier (art. 613 et suivants du code d’instruction criminelle). Avouer une semblable illégalité, ce n’est pas de la franchise, c’est le cynisme de l’arbitraire.

Signé Gustave de Beaumont,

Avocat à la Cour Royale. »

Maintenant, Monsieur, donnez la qualification qu’il vous plaira à une déclaration rédigée en ces termes, et qui m’est propre. Quant à moi, je tiens fermement aux opinions qui y sont exprimées ; et je n’hésiterai jamais à combattre de tout mon pouvoir, partout où je les rencontrerai, et sous quelques formes qu’ils se présentent, l’arbitraire et l’illégalité.

J’ai rectifié vos erreurs, Monsieur, il me suffit. J’ai rétabli les faits dans leur pureté ; nul ne saurait les contester, parce qu’ils sont vrais. Tout démenti, je le déclare, ne serait qu’un nouveau mensonge.

Lorsque je considère la violence de telles attaques, les croirai-je, Monsieur, inspirées par un pur zèle de bien public ? Croirai-je que tant d’ardeur mise à flétrir le caractère d’un ancien magistrat, que d’autres ont, j’ose le dire, jugé honorable, ne prend sa source que dans des inspirations étrangères à l’intérêt personnel ? Non, Monsieur, pour vous ouvrir le fond de mon âme, je ne le pense pas. Celui que l’amour du bien public anime n’est sans doute ni froid ni impassible : il marche vite au but, car le but est admirable à poursuivre ; mais il n’y va que par des voies honnêtes et il choisit ses moyens, pour ces ambitions effrénées et subalternes qui manqueraient de point d’appui si l’intrigue ne leur en servait pas, le succès est tout, et, pour l’obtenir, tous les moyens sont bons.

J’ignore, Monsieur, quel sera le résultat définitif de ces intrigues. Mais quoiqu’il arrive, je me sens à l’aise ; n’ayant eu recours qu’à des moyens honnêtes et légitimes, je crains peu la défaite, car elle ne saurait avoir d’amertume pour moi. Si, au contraire, les adversaires que je viens de combattre échouent, ils éprouveront, outre la honte de leurs manœuvres déloyales, la confusion de les avoir employées en vain.

J’avais raison de dire, Monsieur, qu’il serait bon d’introduire l’honnête dans la politique.

J’ai l’honneur d’être, etc.

Gustave de Beaumont.

Le Mans, le 28 octobre 1837.

 

 

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[1] J’étais venu, pour quelques jours, non à l’audience, mais au parquet, dont le choléra avait chassé quelques-uns de mes collègues, et où je ne faisais que les actes préparatoires des procédures, ce qu’on appelle en style de palais, la police judiciaire.

[2]  Voici le texte de l’article du Courrier Français en date du 17 mai 1832. — « M. de Beaumont, substitut du procureur du roi de la Seine, vient d’être destitué. Ce jeune magistrat s’était fait remarquer sous la restauration par une grande indépendance d’opinions dans des fonctions où il y avait alors danger à n’être pas servile ; on n’a point oublié notamment ses réquisitoires dans l’affaire Aguado et dans le procès intenté dans l’intérêt de M. l’archevêque de Paris, sous le nom de son libraire ; à la révolution de juillet, sa modestie se refusa à accepter un avancement que le procureur-général, Bernard de Rennes, lui fit offrir. Depuis lors, il est allé à ses frais parcourir, durant un an, les États-Unis, et étudier le système pénitentiaire que ses laborieuses recherches serviront à perfectionner chez nous. Tant de titres le recommandaient à la bienveillance ou plutôt à la justice d’un garde des sceaux capable d’apprécier une conduite honorable. M. Barthe vient de destituer M. de Beaumont. On variait beaucoup ce matin au palais sur les causes de cette mesure. Les personnes qui paraissaient les mieux informées, l’attribuaient au refus fait par ce jeune magistrat de porter la parole dans un procès en diffamation intenté par Madame Feuchère à MM. le prince de Rohan et Hennequin, et dans lequel on aurait voulu lui imposer la condition de se prononcer en faveur d’une des parties, qu’on lui aurait désignée d’avance. »

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[***] À partir de cette marque, le texte est absent de la brochure conservée à la Bibliothèque nationale (pages manquantes). La suite est donnée à partir du journal L’Ami des Lois, qui publia cette réplique (n° du 2 novembre 1837.)

A propos de l'auteur

Gustave de Beaumont est resté célèbre par sa proximité avec Alexis de Tocqueville, avec qui il voyagea aux États-Unis. Son œuvre, sur l'Irlande, les Noirs-Américains, ainsi que ses nombreux travaux académiques et politiques, le placent comme un auteur libéral sincère et généreux.

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