L’avenir de l’Europe

« Le présent, mais vous le connaissez : toute la population valide de l’Europe se préparant à se massacrer mutuellement ; personne, il est vrai, ne voulant attaquer, tout le monde protestant de son amour de la paix et de sa résolution de la maintenir, mais tout le monde sentant qu’il suffit de quelque incident imprévu, de quelque accident impossible à prévenir pour que d’un moment à l’autre l’étincelle tombe, sur ces amas de matières inflammables qu’on amoncelle imprudemment sur les champs et sur les routes, et fasse sauter, pour ainsi dire, l’Europe tout entière. »


L’AVENIR DE L’EUROPE [1]

par Frédéric Passy

(Journal des économistes, février 1895)

Napoléon disait, à l’époque où toutes ses paroles passaient pour des oracles, qu’avant cinquante ans l’Europe serait républicaine ou cosaque. Plus de cinquante ans, trois quarts de siècle se sont écoulés et la prédiction de Napoléon ne s’est pas réalisée. L’Europe n’est pas cosaque. Et quelle que puisse être l’influence du pays dans lequel se trouvent les Cosaques, il n’y a pas d’apparence qu’elle soit destinée à devenir cosaque. La France est en République et il y a, dit-on, quelques trônes qui ne sont pas d’une solidité à toute épreuve. Je ne crois pas cependant qu’il soit possible de dire que l’Europe est républicaine, ni d’indiquer à quelle date elle le sera. Peut-être même, si nous faisions un peu sévèrement notre examen de conscience, pourrions-nous dire que la France a encore besoin d’un peu d’expérience et d’un peu d’empire sur elle-même pour avoir non pas seulement un gouvernement républicain, mais pour posséder dans toute sa vérité cet esprit de liberté et de sagesse qui constitue l’esprit républicain.

L’échec de prédictions faites par des hommes qui ont joué un si grand rôle dans la direction de la politique n’est pas fait pour encourager des gens plus modestes à se hasarder à prédire l’avenir. Je me crois permis cependant de songer à vous dire ce que j’en pense car, après tout, à quoi bon la réflexion, l’observation, l’esprit de prévoyance qui nous a été départi, si nous ne nous en servions pas pour tâcher d’éviter les fautes du passé, de corriger les défauts du présent et d’améliorer l’avenir en écartant les menaces qui peuvent peser sur lui ?

Je me permettrai donc de dire très humblement, mais très fermement l’Europe sera pacifique ou elle ne sera pas. Je veux dire qu’elle ne restera pas à la tête de la civilisation. L’Europe renoncera à ses injustices, à ses violences, à sa superstition de la force, à ses habitudes d’animosités et de conquêtes. L’Europe renoncera à jeter dans un gouffre sans fond son or, le sang des hommes, le fruit du travail et de l’épargne qui les font fructifier et les développent. Ou bien l’Europe qui doit s’apercevoir déjà que le sceptre de la civilisation tremble par moments quelque peu dans ses mains, verra cette royauté passer définitivement de l’autre côté de l’Océan et d’autres peuples qui savent employer leurs forces à travailler, produire, vivre, et non à tuer ou à se faire tuer, prendre la tête et faire disparaître le souvenir de la gloire qui pendant longtemps a illuminé le vieux continent.

Pour justifier ce que je me hasarde à dire, je pourrais avoir bien des choses à vous exposer. Il me serait bien facile de reprendre des tableaux que j’ai souvent présentés dans cette enceinte et ailleurs et de vous faire un exposé imparfait, mais cependant terrifiant de ce que la guerre a coûté au monde, de ce qu’elle a coûté à l’Europe surtout dans les temps qui nous ont précédés. Mais je veux laisser de côté le passé, puisque c’est du présent et de l’avenir que nous nous occupons. Il me suffira de vous rappeler que dans ce siècle, et dans la partie du monde qui s’appelle civilisée, la guerre a enlevé quelque chose comme 10 à 12 millions d’existences humaines des plus fortes et des plus vigoureuses, parmi lesquelles sans doute il n’y avait pas seulement des corps robustes, mais aussi des intelligences puissantes destinées à faire avancer la civilisation, à développer les arts, à mettre l’industrie en mouvement : des Stephenson peut-être. Je cite ce nom parce que Stephenson, j’ai eu l’occasion de le dire plusieurs fois, se vit un jour, lui père d’un petit enfant et unique soutien d’un père aveugle, dans l’obligation ou d’aller se faire casser les os sur quelque champ de bataille ignoré, ou d’y envoyer à sa place un pauvre diable pour conserver à ce père et à ce fils un soutien indispensable. Que serait-il arrivé de la création des chemins de fer, de combien de dizaines d’années aurait-elle été retardée, si ce grand homme était allé mourir obscurément sur quelque terre lointaine pour la plus grande gloire de M. Pitt ou de Napoléon ?

Je me bornerai à vous rappeler que c’est par centaines de milliards que la guerre et même la paix armée ont puisé dans les coffres des nations, c’est-à-dire dans les pauvres poches du pauvre peuple de tous les pays. En 1870, mon illustre ami Henry Richard, qui a soutenu avec un incomparable talent dans son pays et à la Chambre des Communes les idées que nous soutenons, Henry Richard faisait un calcul d’après lequel l’Angleterre, en temps de paix presque constante depuis 1815 jusqu’à 1870, avait dépensé en armements 65 milliards. Faites le compte des autres pays, additionnez tout ce qui a été englouti dans ce gouffre de sang et de larmes, et vous verrez que l’Europe a sacrifié dans ce siècle, pour la guerre, peut-être la moitié, peut-être plus de la moitié du capital total des nations européennes ; celui de la France ne dépasse guère 200 milliards.

Je le répète, je ne veux pas m’appesantir sur tout cela ; je ne vous dépeindrai pas une fois de plus les horreurs du champ de bataille et de l’hôpital. Je ne vous parlerai pas de ces blessés qu’on a retrouvés soit sous la neige en 1870, soit sous le soleil de juin pendant la guerre d’Italie, après Solférino, au bout de cinq, six et sept jours, (les rapports des médecins militaires sont là pour le constater), perdant leur sang dans la solitude, et implorant en vain de la pitié de gens qui ne passaient pas, la mort qui ne venait pas assez vite. Je ne vous peindrai pas la désolation des familles, la ruine de l’industrie, l’atelier déserté, le champ ravagé ; tout cela, nous le connaissons. C’est la boue humaine dans laquelle les canons enfoncent, ce sont des spectacles que l’âme même de Napoléon ne pouvait supporter à certaines heures, comme, lorsque sur le champ de bataille d’Eylau voyant les habits blancs de quelques-uns de ses soldats, il en fit changer la couleur parce que le sang faisait une tache trop affreuse sur le blanc des uniformes. Je dis seulement que l’impression que Napoléon ressentit ce jour-là il est temps que toutes les populations et tous les gouvernements, qui sont responsables du sort des populations, arrivent à l’éprouver à leur tour. Il faut que le sang fasse tache non pas seulement sur les habits blancs de quelques soldats sur un champ de bataille, mais partout où on le voit apparaître. Il faut que tout le monde sente que c’est un crime de le faire couler ou de le laisser couler quand cela peut être évité. Il faut que tout le monde comprenne qu’il y a d’autres moyens de résoudre les difficultés et les conflits entre les nations que ces moyens précaires et incertains qu’on a appelés trop justement les jeux du hasard et de la force. Moyens qui, en réalité, ne résolvent rien, car à toute question que l’on croit avoir résolue succède une question nouvelle qui sort de la solution même et qui suscite de nouvelles difficultés et de nouveaux conflits.

Mais, Mesdames et Messieurs, je prends les choses où elles en sont, dans le présent, et devant nous, dans l’avenir. Le présent, mais vous le connaissez : toute la population valide de l’Europe se préparant à se massacrer mutuellement ; personne, il est vrai, ne voulant attaquer, tout le monde protestant de son amour de la paix et de sa résolution de la maintenir, mais tout le monde sentant qu’il suffit de quelque incident imprévu, de quelque accident impossible à prévenir pour que d’un moment à l’autre l’étincelle tombe, suivant l’expression de lord Palmerston, sur ces amas de matières inflammables qu’on amoncelle imprudemment sur les champs et sur les routes, et fasse sauter, pour ainsi dire, l’Europe tout entière.

En attendant, l’Europe prélève le plus pur de son or, et nous pouvons bien dire le plus pur de son sang, puisque des hommes c’est du sang vivant jusqu’à ce que ce soit du sang mort et versé pour je ne sais quelle cause ; l’Europe prélève le plus pur de son or pour maintenir cet état de paix armée, conséquence des guerres du passé et qui pourrait devenir la semence des guerres de l’avenir. Pour cela elle dépense annuellement d’après les budgets, 5 milliards ; en réalité et si nous tenons compte du travail non accompli, de la gêne des familles, du retard des industries, des vocations plus ou moins changées, de la désertion des campagnes et de tout le reste, le double tout au moins, 10 milliards par an. Si vous voulez avoir un aperçu de ce que révèlent seulement ces budgets qui, je le répète, ne disent que la moitié, peut-être pas même la moitié de la vérité, voici un tableau que j’ai montré bien des fois, — ceux qui l’ont déjà vu, m’excuseront de le leur représenter, mais je tiens avec un de mes maîtres que la plus puissante des figures de rhétorique, c’est la répétition ou, avec la sagesse vulgaire, qu’il faut frapper souvent sur le même clou pour le faire entrer. — Voici donc un tableau dressé il y a assez longtemps en Angleterre, vers 1880. Les colonnes que vous apercevez représentent des années. Les hauteurs représentent des millions ou des centaines de millions. La petite partie teintée en bleu, c’est la totalité de ce qui est consacré aux dépenses civiles, aux dépenses utiles, aux chemins, aux ports, à l’hygiène, à la magistrature, à l’administration, y compris les frais de perception. Au-dessus sont les dépenses militaires et navales enfin au-dessus sont figurés, tantôt s’élevant à des hauteurs extraordinaires, tantôt s’abaissant à des époques de tranquillité et de sagesse, les intérêts des dettes qui ont été contractées par la Grande-Bretagne : contractées, inutile de le dire, neuf fois sur dix, pour être modeste, en vue d’expéditions plus ou moins lointaines, bien que l’Angleterre n’ait guère eu de guerre proprement dite ou bien pour l’entretien de ses flottes et de ses armées. Je dis pas de guerre proprement dite : si, elle a eu avec nous la guerre de Chine et auparavant avec nous aussi la guerre de Crimée. Et c’est à cette époque que s’est élevée si haut la colonne des intérêts de ses dettes. C’est à cette époque que M. Gladstone disait : « Si vous croyez que cette guerre doive être faite, faites-en le compte et demandez-en carrément le prix au pays, afin qu’il sache si le résultat vaut le sacrifice ; mais avec cette méthode de toujours rejeter sur l’avenir les dépenses du présent, vous ne savez pas où vous allez, vous êtes comme des aveugles qui suivent une route dont ils ne connaissent pas l’issue. »

Je le répète, la paix armée dévore dans tous les pays de l’Europe un bon tiers des recettes budgétaires : un autre est consacré à payer les intérêts des dettes. Car tout emprunt, quoi qu’on en dise quelquefois, au lieu de préserver des impôts, a pour conséquence inévitable un impôt perpétuel pour payer les intérêts de l’emprunt. Par conséquent je dis encore ce que j’ai dit vingt fois, le monde européen consacre à peine un tiers ou un quart de ses ressources aux dépenses utiles, productives, aux œuvres de conservation et de vie ; les deux autres tiers, il les consacre aux œuvres mortes, aux œuvres de mort, et il s’appelle civilisé !

Voilà la vérité sur notre état actuel. Le 8 juillet 1873, à la Chambre des Communes, le grand homme de bien, le grand orateur que j’ai nommé il y a quelques instants, mon ami Henry Richard, disait à ses collègues et au gouvernement de la Grande-Bretagne : « Jetez les yeux autour de vous sur le monde, voyez tous ces hommes appliqués partout avec un acharnement incessant à travailler et à produire. En voici qui sont dans les champs à labourer, à semer, à récolter. En voici qui sont dans les mines à extraire le charbon qui sera le pain quotidien de l’industrie, par lequel nous aurons la chaleur et la lumière. D’autres sont dans les comptoirs à faire des affaires, occupés à faire venir pour nous, de tous les points de l’horizon, les objets dont nous avons besoin. D’autres sont sur les navires, exposés aux ouragans et aux dangers de la mer pour nous apporter les choses lointaines ou pour envoyer à nos frères éloignés ce que nous avons à leur envoyer, c’est-à-dire pour être entre les peuples et les continents des messagers d’échanges, de services et de bienfaits. Tous travaillent avec acharnement ; et quelques-uns ont bien de la peine, après avoir passé dix ou douze heures dans le labeur le plus pénible, à rapporter dans leur humble demeure quelques francs, quelques shillings, prix de leur travail. Et lorsqu’ils ont fait cette besogne nécessaire, lorsqu’ils ont sué, peiné, réfléchi, pensé, alors s’abat sur eux une main rude, inflexible, impitoyable, la main des gouvernements, de tous les gouvernements. Elle vient, cette main terrible et meurtrière, faire sa rafle sur tous les produits du travail universel et elle en enlève la meilleure part, non pas pour aider ces hommes à vivre, à mieux vivre, mais pour les préparer, les obliger à se tuer, à se massacrer ou à mal vivre. Bastiat avait dit déjà en deux mots, la même chose : le travail produit, la politique détruit ; et voilà pourquoi le travail n’a pas sa récompense.,

Eh bien, Mesdames et Messieurs, sans amertume, car il n’en faut jamais mettre en rien et, s’il faut dénoncer le mal, il faut le faire dans un esprit de progrès, de bienveillance, et non dans un esprit de malveillance et d’animosité, sans amertume, dis-je, il est temps et grandement temps que nous nous rendions compte de tout cela et de tous les dangers que tout cela entraîne, dangers sur lesquels je vais appeler encore pendant quelques instants votre bienveillante attention.

Une grande partie de ces dépenses sont faites non seulement en pure perte, mais à contresens. Ce n’est pas seulement comme dans la comédie une précaution inutile, c’est une précaution dangereuse. Et ce ne sont pas seulement des économistes ou des philanthropes qui le disent. Beaucoup d’officiers et des meilleurs, s’en préoccupent comme eux. Car ce ne sont pas toujours ceux qui ont fait la guerre et la connaissent qui l’admirent le plus ; le maréchal Canrobert, pour n’en citer qu’un, écrivait en 1890 à la conférence interparlementaire de Londres : « Vous avez bien raison de vous réunir pour empêcher la guerre ; je l’ai faite, moi, de mon mieux, comme c’était mon devoir, mais je la connais : c’est une vilaine chose ; tâchez qu’on ne la fasse pas. » Soult et Wellington, alors ministres, en disaient autant vers 1840, au Parlement anglais et au Parlement français. Voilà ce que pensent bien souvent les officiers les meilleurs, ceux qui sont le plus prêts à donner s’il le fallait leur vie pour leur patrie, à faire le sacrifice de leur vie, non pas parce qu’ils ont le mépris de la vie — un vilain mot et une vilaine chose, le mépris de la vie — mais parce qu’ayant le respect de la vie et sachant ce qu’elle vaut, ils sont cependant, quand il le faut, décidés à sacrifier cette chose précieuse entre toutes pour conserver le sécurité à leurs semblables, l’honneur à leur patrie.

L’année dernière, un soldat, un général, qui est en même temps un homme de paix, le général Türr, portant ces belles et grandes moustaches que nous lui envions nous, amis de la paix et ennemis de la guerre, parce qu’il est bon d’avoir de pareilles moustaches quand on parle contre la guerre, le général Türr disait dans un banquet qu’on lui offrait à Rome, que, depuis 1871, les gouvernements européens avaient dépensé 100 milliards pour se préparer à la guerre. Je crois qu’il aurait pu dire 200. Et cependant, ajoutait-il, il n’y en a pas un seul qui ait osé l’entreprendre. Ils savent trop quels risques ils ont à courir.

Mais alors, si l’on ne fait tous ces préparatifs que pour éviter de faire la guerre, est-ce que l’on ne pourrait pas l’éviter sans eux, est-ce que l’on ne pourrait pas arriver à des diminutions proportionnelles qui ne changeraient rien à ce qu’on appelle l’équilibre ? Est-ce qu’on ne pourrait pas rendre au travail et à la production une partie de ces capitaux et de ces bras qu’on leur enlève ? Est-ce que vous ne voyez pas qu’entre autres inconvénients et dangers, on se plaint tous les jours de l’abandon des campagnes, de l’encombrement exagéré des villes et d’un autre mal, qui après n’avoir été que menaçant pendant un certain temps est devenu malheureusement trop réel, dans notre pays au moins, la dépopulation ? En sorte que la guerre du passé, la paix armée du présent, les craintes de guerre de l’avenir, tout ce que cette transformation de l’Europe en un camp permanent entraîne après elle, n’a pas seulement pour conséquence de faire mourir des hommes sur le champ de bataille ou dans les hôpitaux, mais d’empêcher des hommes de naître, de restreindre la population du monde, de développer peut-être dans des proportions effrayantes cet écart entre la mortalité et les naissances qui, depuis deux ou trois ans, s’accuse d’une façon si redoutable, dans notre pays. Ainsi, par tous les côtés, de quelque façon, sous quelque aspect que vous envisagiez cette situation, au point de vue matériel, au point de vue moral, au point de vue de la richesse, au point de vue social ou international, partout vous trouvez le mal, le danger, la misère, la souffrance et, l’on n’y pense peut-être pas assez, la révolte elle-même.

J’ai laissé de côté le passé. Je laisserai de côté volontiers aussi l’avenir, au moins quant aux tueries et aux massacres. Je n’essaierai pas de vous dire ce que seraient les guerres de l’avenir si malheureusement il en éclatait, avec le perfectionnement des engins de destruction d’aujourd’hui. Je n’essaierai pas de vous dire par combien de dizaines ou de centaines de mille les hommes pourraient être fauchés ; comment la mort lancée à 10, 15 et 20 kilomètres de distance, sur des hommes qu’on ne voit pas, par des hommes qui ne sont pas vus, pourrait abattre les bataillons et les régiments comme la faux du moissonneur ou plutôt comme la moissonneuse mécanique abat les épis dans le champ du laboureur. Je n’essaierai pas de vous dire comment on pourrait faire sauter des villes entières ; comment du haut d’un de ces ballons qui commencent à naviguer dans les airs on pourrait faire tomber sur une armée ou sur une ville des asphyxiants ou des détonnants qui mettraient tout en poussière et ne laisseraient que la mort là où était la vie. Non. Je n’essaierai pas de vous dire tout cela votre imagination, qui ne fera pas en cela œuvre d’imagination, peut vous le faire apercevoir. J’ai dit jadis, en parlant pour une autre œuvre que je ne sépare pas de celle-ci, parce que quand on combat la guerre on doit la prévoir et quand on la prévoit on doit la combattre, j’ai dit, en parlant pour l’Union des Femmes de France, que les médecins militaires affirment qu’au bout de quinze jours de guerre il y aurait 100 000 hommes dans les hôpitaux. Jugez du reste ! Voyez ces masses de millions dépensés, ces armées qui, pour entrée en campagne, s’élèveraient à 500 000 ou 600 000 hommes, ces 5, 6, 10 millions peut-être d’hommes qui les suivraient, abandonnant la chaumière, la fabrique, la campagne, l’atelier, ne laissant que les vieillards, les enfants, les femmes et les infirmes. Voyez ce que ce serait ! Encore une fois il suffit de l’indiquer. Il serait trop facile d’en faire des peintures ; mais nous ne sommes pas ici pour faire de la rhétorique, nous y sommes pour dire les choses sérieusement, pour dire ce qui est, comme cela est, franchement et résolument.

Mais, Mesdames et Messieurs, il y a un contrecoup ou plutôt il y en a beaucoup à cet état de choses : il y a d’abord le contrecoup international inévitable. Comment voulez-vous lorsque l’on voit en face de soi des hommes occupés à rassembler tous les moyens de détruire leurs semblables, que l’on n’éprouve pas à l’égard de ces hommes qui naturellement vous le rendent, des sentiments de préoccupation, sinon d’appréhension parce qu’on est courageux, de préoccupation, donc de méfiance et peu à peu d’hostilité ? D’où il résulte que souvent, trop souvent les rapports qui devraient ou pourraient être les plus innocents, les plus bienveillants, les rapports commerciaux, scientifiques, littéraires et de famille, tout cela s’aigrit, s’envenime. Et les gouvernements comme les peuples sont dans un état de défiance générale. Nous avons eu du bonheur, les gouvernements ont eu la sagesse de conjurer le danger ; mais enfin nous avons vu deux ou trois fois combien peu il faudrait pour que ces animosités et ces défiances fussent cette étincelle dont je parlais tout à l’heure qui mettrait, comme on dit vulgairement, le feu aux poudres.

Mais il y a autre chose. Et tenez, puisque nous sommes ici, je le vois, entre gens sages à qui l’on peut tout dire sans craindre que les paroles soient mal interprétées, je le dirai. Nous avons été dernièrement et nous sommes encore profondément affligés par un fait douloureux, honteux. Nous avons vu un homme, un Français, un Alsacien, un militaire alsacien trahir son pays, mettre au front sanglant de la ville dans laquelle il est né là-bas, de l’autre côté de la frontière aujourd’hui, une tache de boue. Il y a eu partout, et, j’en suis convaincu, hors de la France même, un sentiment d’indignation, de répulsion, de souffrance. Mais, Messieurs, je me suis permis de le dire ailleurs, je me suis permis de l’écrire, mais c’est le résultat naturel de l’état de tension, d’animosité et de défiance dans lequel vit le monde européen. Mais s’il y a eu un homme qui s’est vendu, c’est qu’il y a eu une main qui l’a acheté ; mais de tous les côtés les gouvernements se renvoient les uns aux autres les mêmes reproches et non seulement il y a partout des habitudes de corruption réciproque qui ne sont pas à l’honneur de la civilisation, mais il y aussi une sorte d’affolement des populations et des gouvernements eux-mêmes qui leur fait voir partout, dans les actes les plus inoffensifs, souvent chez les personnes les moins sujettes à être incriminées, des espions, des ennemis et des traîtres. Par cela même qu’existe cet état de soupçon, de défiance et de haine réciproques, les différentes populations, les différents gouvernements se trouvent en face de difficultés qui peuvent amener à un moment donné ces conflagrations, qu’en réalité, je le crois et le dis sincèrement, les gouvernements désirent fermement éviter, mais qu’ils ne seront peut-être pas toujours maîtres d’éviter.

Il y a plus, et ici encore je veux dire les choses comme elles sont ou du moins comme je crois qu’elles sont. Je l’ai fait déjà plusieurs fois peut-être ; je vais le répéter et j’y appuierai. Un jour, — je lisais cela il y a près de vingt-cinq ans dans un petit volume qui avait été envoyé en vue d’un concours sur ces questions de paix et de guerre — un jour un roi, peu importe lequel, était dans son conseil, entouré de ses ministres, de ses généraux et de ses officiers. Il se demandait sur quelle partie du monde environnant son royaume il pourrait bien porter ses armées victorieuses. — Car un roi qui part en campagne suppose toujours que ses armées seront victorieuses : il ne part en campagne que pour cela. Pendant qu’il méditait ainsi et disait comme jadis Pyrrhus, si nous conquérions telle province, si nous entrions chez notre voisin et ami un tel, si nous nous emparions de telle ville, on frappe à la porte et immédiatement elle s’ouvre devant un homme dont le vêtement et l’apparence n’avaient rien de commun avec l’apparence et le vêtement des gens qui habitent les cours et fréquentent les palais des souverains. Le roi jette sur cet importun un regard de dépit ou de mépris et fait signe à ses gardes de le mettre dehors. Mais l’autre, relevant la tête et s’avançant un instant, mon cousin, lui dit-il, car je suis roi moi aussi, je suis le roi Misère, le roi des truands, des va-nu-pieds, des misérables, des meurt-de-faim, des grelotteux de toutes sortes et c’est en leur nom que je viens te proposer un arrangement. Donne-moi ce que tu allais consacrer à cette expédition glorieuse pour toi, dans laquelle tu allais faire périr quelques dizaines de milliers de tes sujets. Donne-moi ces millions, et avec ces millions, moi, j’apaiserai les cris et la faim de mon peuple. En échange de la paix que tu laisseras à ta nation, je te donnerai la tranquillité intérieure, la sécurité pour ton trône et pour ton gouvernement. Que dis-tu de cet échange ?

J’ignore, Mesdames et Messieurs, ce que répondit le roi, mais il ne serait pas mauvais que les différents gouvernements de ce monde qui voient trop souvent autour d’eux l’excès des dépenses militaires engendrer la misère, nous pouvons bien dire qu’il y a des pays où, à l’heure qu’il est, ce spectacle est éclatant, la misère, la faim, les soulèvements qu’elle entraîne et quelquefois la révolte, il ne serait pas mauvais que ces gouvernements se demandassent s’il ne serait pas sage de faire, au moins dans une certaine mesure, le marché que le roi Misère proposait à ce roi inconnu.

Je lisais dernièrement dans un ouvrage de M. Novicow, savant russe, vice-président de l’Institut international de sociologie, cette formule peut-être exagérée sous certains aspects, mais au moins vraie dans une certaine mesure : « La question sociale, c’est une question d’estomac. » Que les hommes n’aient plus faim, n’aient plus froid, que le travail, le pain, l’aisance, le bien-être de la famille ne manquent pas, assurément cela ne fera pas disparaître tous les maux, toutes les passions, tous les mauvais instincts. Assurément cela ne fera pas qu’il n’y ait pas des gens faciles à tromper, des gens qui rêvent je ne sais quel paradis impossible sur cette terre, et qui, pour réaliser ce paradis imaginaire, commencent par nous précipiter dans un enfer trop réel. Tout cela ne fera pas disparaître les vices, les erreurs, les fautes, les crimes. Tant que les hommes ne seront pas parfaits, le monde ne le sera pas. Mais assurément aussi, si vous rendez dans une certaine mesure la tranquillité aux familles, si vous n’enlevez plus à la mère le fils, dernier soutien de sa vieillesse, croyez-le, bien des apaisements se feront et nous viendrons peut-être à bout de ces idées erronées et dangereuses dont le principal excitant est la souffrance réelle. Oui, il y a l’erreur, il y a le vice, il y a le crime, si vous voulez ; mais il y a autre chose à la base de tout cela : il y a la souffrance ; et quand les hommes souffrent il est facile de les entraîner. Prenez-y garde ! Si vous voulez que les gouvernements, soit monarchiques soit républicains, soient tranquilles et sûrs, tâchez de ne pas laisser s’accumuler dans ce qu’on appelle les bas-fonds de la société les matières explosibles et dangereuses. Voilà ce que je crois qu’il faut dire et que peut-être on ne dit pas assez.

J’ajouterai encore puisque vous m’y encouragez, quelques hardiesses avant de terminer. Ce n’est pas seulement la guerre des champs de bataille ou la paix armée, autre forme de l’hostilité des nations, qui contribuent à engendrer ou à entretenir et exaspérer cet état de souffrance, de haine et de révolte. Parmi les engins puissants que la science moderne a mis à la disposition de l’art de détruire, il en est qui se sont fait une douloureuse réputation. Il y a pour les hommes de guerre la mélinite, la roburite et d’autres engins que peut-être je ne connais pas suffisamment. Il y a pour la guerre aussi et pour l’industrie la dynamite dont on s’est servi pour une autre guerre, la guerre sociale, dont je viens de dire qu’il ne faut pas aussi complètement la séparer de la première que trop de personnes sont disposées à le faire. Je me demande si, dans ces souffrances et ces douleurs qui ont pu conduire de la mélinite à la dynamite, il ne faut pas faire une part à certain régime économique, qui n’est autre chose, quoique étant absolument étranger à la guerre des champs de bataille, qu’une forme de la guerre et de la lutte entre les nations ? Jules Simon a dit que la guerre à coups de tarifs tue aussi bien que la guerre à coups de canon.

Vous savez que depuis un certain temps, par suite précisément des défiances réciproques, car cela a commencé à la suite des haines internationales et des chocs des nations, vous savez que dans la plupart des pays ne se faisant pas ou n’osant pas se faire la guerre armée on s’est fait la guerre économique. Vous savez qu’on en est venu, sous prétexte de protéger le travail et le salaire, à croiser la baïonnette contre l’aliment lui-même, contre les produits les plus nécessaires. Ce ne sont plus seulement la houille, ce pain de l’industrie, le fer, ce tranchant de la main humaine ou cette matière première des métiers et des outils, ce ne sont plus seulement les vêtements et les objets d’art, c’est le pain lui-même, c’est la lumière, le pétrole qui ne sert pas toujours à faire le mal, et que l’on paye en France le double et le triple de ce qu’on le paie dans un pays voisin. Ce sont les haricots, les légumes secs eux-mêmes, le poisson frais ou salé, en un mot tous les éléments de la vie. Et cela justifie ce mot que j’employais tout à l’heure d’un boucher qui, lorsqu’il s’agit de supprimer les octrois en Belgique, demandait si ce n’était pas un spectacle sauvage de voir les hommes croiser la baïonnette contre l’aliment, c’est-à-dire contre la vie, sous sa forme matérielle et inanimée, mais destinée à s’animer en passant à travers le corps des hommes pour leur donner la force des bras ou de la pensée.

Ce ne sont pas seulement ces objets, mais c’est l’homme lui-même, c’est l’échange des idées et des sentiments qui se trouvent arrêtés par l’arrêt de ces produits. Échanger des produits, mais c’est tendre une main dans laquelle on offre un service pour recevoir d’une autre main tendue un service en échange de celui qui a été rendu ! Échanger des produits, c’est forcément, nécessairement échanger des idées, échanger des hommes, faire circuler sur les chemins de fer et sur les bateaux, au-delà des frontières, par le télégraphe, par le téléphone, par tous les moyens que la science moderne a mis à notre disposition, la pensée, les sentiments, les idées, cette sève humaine et internationale en quelque sorte qui est devenue aujourd’hui comme la substance, comme l’aliment nécessaire de la vie et du progrès de l’humanité.

Je viens de prononcer le mot d’international. C’est un mot dont on se sert beaucoup aujourd’hui, que les uns exaltent outre mesure, que les autres dénigrent également outre mesure. Il y a, Messieurs, deux internationalismes. Il y en a un qui s’est produit comme la négation de la patrie. Celui-là, c’est un recul, un défi à la civilisation, au progrès, à l’humanité. Oui, le patriotisme est une chose sacrée ; il faut aimer sa famille avant d’aimer la famille du voisin, aimer sa patrie avant d’aimer celle du voisin, si tant est que cette patrie du voisin vous permette de l’aimer ; il ne faut aimer qu’après elle l’humanité qui est l’ensemble, le réseau en quelque sorte des patries. Mais vous aurez beau faire, à l’époque où nous sommes parvenus il n’est plus possible aux nations de s’enfermer sur elles-mêmes, de s’interner comme sous la surveillance de je ne sais quelle haute police, à l’intérieur de leurs frontières. Il ne leur est plus permis de se dire : nous vivrons sur nous-mêmes, sans rapport avec le reste du monde, ne voulant rien faire pour les autres et ne voulant pas permettre aux autres de rien faire pour nous. Non, cela est devenu absolument impossible.

Je l’écrivais dernièrement à une femme éminente qui dans un pays du centre de l’Europe, à Vienne, propage avec un talent remarquable les mêmes idées que nous. International ? Mais votre déjeuner du matin, Madame, votre café ou votre chocolat, d’où viennent-ils ? Par quelles mains sont-ils arrivés jusqu’à vous ? Par combien de voies, de terre et de mer, ont-ils passé ? Combien de travailleurs et de commerçants de toutes nations y ont mis la main, sont intervenus pour vous procurer ce modeste breuvage que vous prenez chaque matin ? Des centaines, des milliers d’hommes peut-être se sont entendus sans se connaître, sans se voir matériellement. Vos vêtements dont la laine vient en partie d’Australie, dont le coton vient des États-Unis ou des Indes ; les arts, la littérature, la pensée, la science qui se fait aujourd’hui dans ce qu’on pourrait appeler le grand laboratoire scientifique du monde entier, qui a besoin pour progresser d’être entretenue par ces mille torches dont le rayonnement compose la lumière générale ; cette science, ces arts pour lesquels il a fallu le concours des savants de l’Europe, de l’Amérique, de l’Océanie, de l’Angleterre, de la Belgique, de la France, de l’Allemagne, de tous les pays sans exception, tout cela est international !  Est-ce que tout dernièrement le savant qui a trouvé le moyen de combattre cette affreuse maladie, la diphtérie, ne s’honorait pas en disant : je ne suis pas le seul ; il y a là-bas, de l’autre côté de la frontière, un homme qui a travaillé comme moi, sans moi et cependant a travaillé avec moi ; nous avons été deux pour trouver cela.

Internationaux, vos canaux, vos chemins de fer pour lesquels il a fallu faire venir des ingénieurs de tous pays, qui ont été construits par des Français, des Russes, des Anglais, des Belges, des Allemands, qui sont, de par les innombrables actionnaires et obtigataires qui les possèdent, des propriétés internationales. En sorte que quand vous allez faire sauter un pont ou un chemin de fer à l’étranger, c’est l’obligation ou l’action qui est dans le tiroir de vos vieux parents que vous réduisez en cendres, sans le savoir !

Oui, tout aujourd’hui nous oblige à travailler pour les autres en laissant les autres travailler pour nous. Qu’est-ce donc que ces expositions dont la France a certainement, depuis ses malheurs, fait les plus belles, ces expositions dont la dernière, en 1889, a été un si admirable triomphe ? J’assistais, et je ne suis pas le seul qui puisse en témoigner, d’autres certainement parmi vous y assistaient aussi, à la distribution des récompenses. Je me rappelle avec une émotion que les années n’ont pas affaiblie, ce défilé de toutes les nations excepté une, ce défilé de toutes les corporations et de tous les métiers, des sciences, des arts, de l’industrie, venant les uns après les autres passer devant cet homme modeste et bon qu’un crime a enlevé à la France, devant cet homme en habit noir, à la tenue si simple en même temps que si digne, inclinant devant lui leurs drapeaux et leurs bannières. C’était le monde tout entier qui s’inclinait alors devant le génie de la paix et devant le représentant de la France. C’était la plus noble et la plus grande des revanches en même temps que le plus beau des hommages que le monde entier pouvait rendre à notre pays.

Je vous assure que pour ma part ce n’était pas sans une émotion profonde que je voyais ce salut du monde à la France laborieuse, forte et pacifique. Mais en même temps je faisais et je fais de nouveau en pensant à la prochaine exposition de 1900 une autre réflexion. Je me disais : qu’est-ce qu’une exposition ? Mais c’est la table du genre humain ; ce jour-là nous le convions pour mettre sous ses yeux et à sa portée tout ce que le génie du genre humain, dans toutes ses parties, a pu préparer pour la satisfaction de ses besoins et de ses désirs. Voici les aliments, voici les bois, voici les tissus, voici les outils, voici les produits de l’art, voici les découvertes de la science, les merveilles de la vapeur et de l’électricité ; voici à côté de la Fusée de Stephenson, de cette petite sauterelle qui en 1829 franchit pour la première fois avec une vitesse sérieuse l’espace qui séparait deux villes d’Angleterre ; à côté de cette petite sauterelle qui contenait déjà en germe tous les organes essentiels de la vraie locomotive, voici la locomotive géante, qui pèse 30, 40, 50, 60 000 kilos ; voici cet éléphant, ce mammouth des temps modernes qui sera peut-être demain détrôné par un géant plus puissant et qui verra la vapeur céder la place à l’électricité ; voici toutes ces merveilles, ces forces, ces ressources immenses à la disposition du monde. Et pourquoi faites-vous voir tout cela au monde si, quand il aura admiré, vous renvoyez chacun chez lui avec ses produits, avec son habileté, avec ses ressources et si vous dites aux différents peuples qui auront regardé, à Jacques Bonhomme que nous sommes : Tu as bien vu, mon ami, bien regardé, bien considéré ; tu n’as pas touché, cela t’était défendu ; maintenant surtout tu n’y toucheras pas. Repasse la frontière ; tu sais que cela existe, tu pourras le voir, mais comme nous sommes un gouvernement sage, nous aurons bien soin que tu n’y touches pas : tu pourrais te faire du mal.

Pareille chose est arrivée à un personnage célèbre il y a quelques siècles. Don Sancho, l’incomparable écuyer du célèbre don Quichotte de la Manche, ayant été nommé gouverneur d’une île en terre ferme, s’était, après avoir rendu la justice de façon à rendre jaloux le roi Salomon, assis avec un robuste appétit devant sa table de gouverneur. Ayant étendu la main vers un plat, il vit une baguette s’abaisser de derrière son dos et toucher le plat qui fut enlevé ; puis ce fut le tour d’un second et d’un troisième. Alors, se retournant, il vit un personnage de noir vêtu qui tenait la baguette malfaisante. Qui êtes-vous, lui dit-il ? Je suis le Dr Roc préposé à la santé de votre Excellence. Ce plat est trop chaud, celui-là trop froid, celui-ci indigeste ; j’engage votre Excellence à se récréer avec quelques lèches de coing et quelques légères oublies qui ne lui pèseront pas sur l’estomac. Dr Roc de mauvais augure, dit Sancho, faites-moi le plaisir de passer par la porte si vous ne voulez pas que je vous fasse passer par la fenêtre ; je suis assez grand pour savoir manger mon pain.

Eh bien je crois véritablement que les peuples qui se disent majeurs sont arrivés à être suffisamment grands pour savoir manger leur pain eux-mêmes ; je crois que c’est à nous tous, tant que nous sommes, de savoir ce qu’il nous convient de faire, de vendre, d’acheter. Si nous ne devons pas refuser aux gouvernements qui ont besoin de ressources, qui en ont trop besoin, hélas, pour bien des raisons, notamment celles dont je viens de m’occuper, si nous ne devons pas leur refuser des prélèvements modérés sur le produit de notre travail, sur les objets que nous achetons et que nous faisons venir, ces prélèvements ne doivent pas cependant aller jusqu’à constituer une atteinte à notre liberté et établir une sorte de servitude des bras en même temps que de l’estomac. Je crois que ce n’est pas en vain que le monde a été fait de telle façon que ses différentes parties ne peuvent pas se passer les unes des autres. Plus la civilisation se développe et plus diminuent les difficultés de temps et d’espace plus la diversité des sciences et des industries augmente, et plus il est nécessaire que les peuples soient mis en relations les uns avec les autres ; qu’ils trouvent en même temps dans cet échange de bons offices et de services des éléments d’apaisement, de conciliation et de justice ; qu’ils apprennent à se connaître en se rencontrant davantage ; qu’ils deviennent clients les uns des autres, acheteurs et vendeurs ; que, par suite, comme on ne met pas volontairement à la porte l’homme à qui l’on vend ou l’on achète, ils arrivent à avoir une conception plus juste, plus équitable de leurs devoirs et de leurs obligations les uns envers les autres !

Est-ce qu’il avait tort ce grand orateur du IVe siècle de l’ère chrétienne qu’on avait surnommé Bouche-d’or, le grand saint Jean Chrysostôme, cet homme qui disait si haut la vérité à tous les puissants de son temps, petits et grands et qui paya de sa vie la vérité qu’il ne craignait de dire à personne ; est-ce qu’il avait tort lorsque, réfutant l’anathème païen du poète Horace, il montrait les mers comme des chemins plus faciles tendus par la Providence entre des nations éloignées pour leur permettre de se rapprocher, d’échanger ensemble des produits et des services et de s’asseoir dans la paix autour de la table du père de famille chargée pour tous de tous les dons qui ont été destinés à tous ? Non, il n’avait pas tort ; et c’est à notre âge qu’il appartient de réaliser cette parole du grand orateur chrétien. Comment ! Le monde est ouvert et les bras et les frontières ne s’ouvriraient pas ? Comment ! Nous avons besoin à toute heure de tous les produits du monde entier ; vous ne pourriez pas même faire un câble télégraphique si vous ne faisiez pas venir de la gutta-percha, du caoutchouc des pays les plus éloignés. Le monde ne peut plus se passer de communications incessantes. On se parle à travers l’Océan à la minute, à la seconde. On sent à tout instant battre le pouls du monde. Nous sommes informés aussitôt de tout ce qui se passe sur la surface de la terre. Tous les marchés sont en relations constantes et influent les uns sur les autres. Il n’y a plus en quelque sorte qu’un atelier, qu’un grenier ; quand n’y aura-t-il plus qu’une famille ? Il faudra bien un jour que ce rapprochement qui s’est fait par la diminution de l’espace et du temps se fasse aussi dans les intérêts. Il faudra surtout, à force de se rencontrer, d’avoir besoin les uns des autres, de se sentir unis comme les mailles d’un même réseau, à force de comprendre ce qu’on ne comprend pas encore, qu’il n’est pas possible de blesser sur un seul point un seul organe du grand corps du genre humain sans blesser tous ses autres ; que toute goutte de sang, de pleurs qui tombe d’un œil, tombe du corps ou de l’œil de l’humanité entière, il faudra bien que nous arrivions à comprendre enfin la nécessité de mettre un peu de justice dans les relations internationales, à faire enfin la paix dans les relations internationales.

Oui, la justice ! Car il faut bien le dire — et ici je m’appuierai sur cet autre orateur chrétien, qui disait en parlant du petit nombre des élus : je ne sépare pas ma cause de la vôtre — mes chers auditeurs, il n’y a pas un seul peuple, pas un seul gouvernement qui n’ait à la fois des reproches à adresser à d’autres et des reproches à se faire à lui-même. Il n’y en a pas un seul qui soit pur de péchés, pur de souffrances. Eh bien, ne serait-il pas temps de faire pour le genre humain ce que nos pères ont fait pour la société française ?

Il y a un peu plus d’un siècle, il y avait dans notre pays des classes, des servitudes, des inégalités, des privilèges. Il y en a peut-être encore, mais pas autant. Un jour, sous la pression de la nécessité, en face du déficit, de l’obligation de demander à la nation les moyens de la sauver elle-même, les différentes parties de cette nation alors divisées, ce qu’on appelait les ordres, cette noblesse et ce clergé qui rendaient au roi le service, l’une de verser son sang pour lui, l’autre de prier pour lui, ce qui n’empêchait pas que je sache les simples manants d’aller au feu en ce temps-là ; ces deux ordres et le tiers état, qui n’était rien et qui voulait être tout, se trouvèrent réunis. Et, après quelques pourparlers, quelques hésitations et quelques tiraillements, on vit dans la nuit célèbre du 4 août les privilégiés apporter les uns après les autres, sur l’autel de la patrie, comme on disait alors, leurs privilèges et leurs exemptions, faire à la patrie, à la justice et à la concorde le sacrifice de ces privilèges qui, en réalité, leur étaient peut-être plus onéreux que véritablement utiles.

J’ai demandé quelquefois, je demande de nouveau en arrivant au terme de cette conférence que vous avez écoutée avec tant de bienveillance, si, plus de cent ans après la déclaration des Droits de l’homme, il ne serait pas temps de faire la Déclaration des Droits des nations. J’ai demandé et je demande si les gouvernements ne seraient pas bien inspirés en songeant à s’entendre pour réviser amiablement entre eux les arrêts plus ou moins iniques de ce jeu de la force et du hasard qui a été tour à tour favorable et fatal à chacun d’entre eux.

Vous savez peut-être, en tout cas, il y a des personnes ici qui le savent pour avoir été alors avec moi, qu’indépendamment des congrès de la paix annuels et universels, dont le premier s’est tenu ici même, sous ma présidence, en 1889, il existe une Union interparlementaire, c’est-à-dire que des membres de tous les Parlements européens se réunissent tous les ans, — ils se sont réunis cette année à La Haye — pour examiner ce qu’ils pourraient faire soit dans leur session annuelle, soit chacun de leur côté dans leurs Parlements respectifs. Croyez-le bien, il a déjà été fait beaucoup. Il y a des choses qui se voient, mais il y en a aussi qui ne se voient pas et qui ne sont pas les moins précieuses. Ce n’est pas toujours ce qu’on dit tout haut, ce qu’on publie, qui est le plus important ; ce qu’on dit tout bas, ou ce qu’on lit entre les lignes n’est pas de moindre importance. Eh bien, dernièrement, le groupe parlementaire danois a formulé une proposition que vous pouvez lire dans l’organe de l’Union interparlementaire « La Conférence interparlementaire », recueil mensuel qui se publie à Berne par les soins du comité permanent de cette Union, c’est-à-dire par les soins du comité nommé, « appointé », comme disent les Anglais, par les représentants de toute l’Europe et chargé de veiller sur l’horizon politique : c’est bien déjà quelque chose. Donc, le groupe danois disait : il serait désirable que dans leurs différents parlements nos collègues de l’Union interparlementaire invitassent leurs gouvernements respectifs à nommer des délégués pour une sorte de conférence diplomatique ou semi-diplomatique qui verrait quels sont les nations, les territoires susceptibles d’être neutralisés et qui pourraient l’être avec avantage pour eux et pour le reste du monde.

Si ce vœu du groupe danois, groupe plus considérable qu’on ne pourrait le supposer, d’après l’étendue de ce petit pays, si ce vœu, qui a été dans la pensée de plusieurs autres groupes parlementaires, venait à être produit avec quelque chance de succès devant les différents parlements, s’il saisissait l’opinion publique et s’il arrivait que dans un délai plus ou moins rapproché les gouvernements comprissent qu’il y a des animosités qu’il faut éteindre, des territoires qu’il faut mettre à l’abri de l’oppression des uns, des réclamations, de la violence et de l’injustice des autres, qu’il y a des bornes à mettre aux cupidités qui peuvent encore exister, ou bien des réparations à donner aux injustices jadis commises ; s’ils venaient à comprendre que ce n’est pas seulement la justice, le devoir, mais leur intérêt, leur sécurité à eux-mêmes, le souci de la stabilité des institutions, de la tranquillité sociale qui leur commande de prendre ces précautions pendant qu’il en est temps encore, voyez quel avenir, quel changement dans l’état de l’Europe et dans l’état du monde ! Si, au lieu d’écouter ces conseils et ces enseignements, peuples et gouvernements ferment l’oreille, s’obstinent à continuer à vivre comme ils vivent maintenant, le moins qui puisse leur arriver, c’est de voir décliner de plus en plus leur industrie, leur commerce, leur agriculture, leur population, c’est de voir la misère s’étendre de plus en plus, de mettre chaque jour davantage à nu, suivant l’admirable expression du grand Turgot, ces grèves arides où rien ne pousse, où tout est misère et souffrance.

Il faut choisir. Il faut absolument ou en revenir à la justice, à la conciliation, à l’accord, à la bienveillance, à l’équité ; il faut nous entendre pour que les mains laborieuses soient rendues au travail, ou bien il faut nous dire : Finis Europœ ! Et quelque jour l’histoire dira malgré les avertissements, les conseils, les menaces, les efforts de quelques hommes de bien qui se sont usés à cette tâche, l’Europe n’a rien voulu entendre. Elle a été punie, elle a péri et elle a péri par sa faute.

FRÉRÉRIC PASSY.

[1] Conférence faite à la Société française pour l’arbitrage entre nations, le 14 janvier 1895.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publié.

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.