L’évolution du collectivisme

L’évolution du collectivisme

Réunion de la société d’économie politique du 5 octobre 1900.

(Journal des économistes, octobre 1900.)


L’ÉVOLUTION DU COLLECTIVISME

M. Martineau expose ainsi la question :

Au moment, dit-il, où malgré leurs querelles intestines les leaders du collectivisme aspirent à réaliser l’unité de leur parti, en vue d’aboutir à ce qu’ils appellent l’expropriation politique et par suite l’expropriation économique de la classe bourgeoise, il est intéressant d’examiner le mérite d’un système qui n’aspire à rien moins qu’au gouvernement économique de la société, et cela au nom de la science, en s’intitulant le socialisme scientifique. 

Le Congrès socialiste international qui vient de tenir ses assises à Paris et qui réunissait toutes les fractions du socialisme universel, a résumé les aspirations de tous les socialistes en concluant à l’abolition du capitalisme et à la transformation de la propriété individuelle des moyens de production en propriété collective ; de même, malgré leurs dissentiments, M. Guesde et M. Jaurès sont d’accord sur le but final, le collectivisme appliqué aux capitaux, aux moyens de production, sous prétexte que la propriété des capitaux repose essentiellement sur le sur-travail des salariés, sur l’exploitation des travailleurs au profit des oisifs. 

Est-il vrai que cette doctrine qui aboutit, en définitive, à la lutte de deux classes sociales antagonistes, la bourgeoisie et le prolétariat, sous le régime de la libre concurrence, est la résultante des faits, la conclusion des principes fondamentaux de la science économique ? Dans une conférence faite à l’Hôtel des sociétés savantes en mars dernier, aux étudiants collectivistes, M. Jaurès, reprenant la doctrine fondamentale de K. Marx sur la valeur et le sur-travail, affirmait avec force l’évidence de cette doctrine, que le profit du capitaliste ne pouvait provenir que du sur-travail, du travail non-payé des salariés.

Résumons cette doctrine, d’après l’exposé de K. Marx. Le capitaliste, l’homme à l’argent, achète avec son argent, sur le marché, des machines, des matières premières, et, pour les mettre en œuvre, la force de travail de l’ouvrier, source unique de la valeur ; il revend ensuite les produits fabriqués avec un profit, une plus-value. D’où provient cette plus-value ? Elle ne peut provenir ni de l’argent qui a servi de moyen d’achat, ni de la revente de la matière première devenue marchandise, puisque la marchandise, dans la revente, passe simplement de sa forme naturelle à la forme argent, donc, conclut Marx, elle ne peut provenir que de la force-travail de l’ouvrier, et s’il en est ainsi, le capitaliste retient une partie du travail incorporé par le travailleur dans le produit, sans le payer. D’où la distinction, sous le régime capitaliste, de deux classes antagoniques, dont l’une vit aux dépens de l’autre : d’une part, la classe bourgeoise ; de l’autre, le prolétariat ; et la nécessité, pour l’émancipation des travailleurs et la réalisation de la justice sociale, de la transformation de la propriété des capitaux en propriété collective.

Les collectivistes affirment que les faits confirment leur doctrine, mais la vérité est que la base fondamentale de tout le système est dans la théorie de la valeur de Ricardo, comme le reconnaissait P. Lafargue, disciple et gendre de K. Marx, reprochant à M. Paul Leroy-Beaulieu de ne pas avoir examiné et discuté la base de l’édifiée collectiviste, la théorie de la valeur. Si nous examinons le mérite de cette théorie qui assigne comme source unique à la valeur le travail manuel appliqué à des objets matériels, nous pouvons lui opposer, dit M. Martineau, une double objection pour en prouver la fausseté.

La première objection se tire du principe de Lavoisier, à savoir que rien ne se crée dans le monde matériel. Il suit de là qu’il n’y a pas de production matérielle, pas plus d’ailleurs qu’il n’y a de travail manuel. La production consiste à créer de l’utilité, non de la matière ; et, quant au travail, même celui du manœuvre, il est mal à propos qualifié manuel, en ce sens que la main n’est que l’instrument de l’intelligence de l’homme. Ainsi la matérialité est fournie par la nature, donc gratuite. Pour Robinson, incontestablement, les matériaux et les forces de la nature n’ont pas de valeur, ils sont gratuits : la survenance de Vendredi et d’autres hommes ne peut pas changer la nature des choses ; il en résultera seulement des rapports de société, des échanges de services et alors apparaîtra la valeur ; la valeur, en réalité, n’est pas unilatérale, c’est un rapport, le rapport des services échangés, que ces services s’appliquent ou non à des objets matériels. 

La preuve peut en être fournie à un autre point de vue : c’est ainsi que, dans la société, les services proprement dits, qui ne revêtent pas une forme matérielle, la consultation de l’avocat, du médecin, s’échangent contre des marchandises, des objets matériels ; les services purs ont de la valeur comme les produits ; il faut donc que la définition de la valeur, pour être exacte et complète, s’applique aux services proprement dits comme aux marchandises. Le principe de la valeur, d’ailleurs, est dans le service, car si une marchandise ne rend pas de services, par exemple, une cargaison de patins envoyée au Brésil, elle sera sans valeur sur le marché ; preuve décisive que la valeur est dans le service humain.

Remarquons, en outre, que toutes les fluctuations de valeurs des objets matériels, des produits de toute sorte, procèdent des variations de services ; qu’il s’agisse d’immeubles, terres, maisons ou de marchandises proprement dites, les produits ont plus ou moins de valeur suivant qu’ils sont susceptibles de rendre plus ou moins de services. 

Et la preuve de la gratuité des forces et des matières fournies par la nature ressort, de la façon la plus formelle, de cette constatation de faits affirmée par M. Jaurès lui-même (Journ. Off. du 7 juin 1897, p. 168), dans un discours à la tribune de la Chambre des députés, à savoir que, depuis vingt années environ, il y a eu sur les céréales, les vins, les bois, en un mot sur l’ensemble des produits agricoles, une baisse de prix d’environ un tiers ; d’autre part, M. Méline a lui-même constaté et reconnu ce même phénomène économique, s’appliquant d’ailleurs aussi bien aux produits industriels qu’aux produits agricoles. Phénomène certain, incontestable, dont la cause est dans le développement des machines qui, faisant intervenir de plus en plus les forces de la nature dans la production, ont amené ainsi la diminution du travail de l’homme, des services humains, et, par suite de cette action croissante des forces naturelles, gratuites, ont provoqué la baisse des valeurs. S’il en est ainsi, la fausseté de la théorie de la valeur de Ricardo et de K. Marx est démontrée et la base elle-même du collectivisme s’écroule, entraînant avec elle la ruine du système tout entier.

Le vice principal de cette théorie, c’est d’avoir fait de la valeur une conception unilatérale en la faisant résider dans le travail du producteur, et en concluant à une proportionnalité démentie par les faits, alors que la valeur est un rapport et qu’elle dépend autant de la demande que de l’offre.

Que devient, dès lors, cette fameuse théorie de la plus-value, du sur-travail des salariés, du capital-vampire s’engraissant de la substance des travailleurs ? La société économique consiste dans l’échange des services, et les services des travailleurs manuels sont soumis, comme les autres, à la loi de l’offre et de la demande.

Loin de nuire aux masses laborieuses, le capital leur est utile en ce que l’abondance des capitaux provoque une hausse des salaires, en même temps qu’en faisant intervenir de plus en plus les forces gratuites de la nature dans la production, il amène cette baisse progressive des valeurs constatée et reconnue par M. Jaurès, au grand avantage de l’humanité représentée par le consommateur.

De même, il ne reste rien du prétendu antagonisme des classes propriétaire et prolétaire ; tout homme est propriétaire de ses services, de la valeur de son travail et loin d’être un privilège, la propriété est un droit légitime, le droit du travailleur à disposer de la valeur des services par lui rendus.

L’émancipation des travailleurs manuels ne peut pas être la résultante d’un système qui met la production et l’échange des richesses en commun sous la direction du gouvernement devenu le tuteur des citoyens ; singulier régime que celui où les citoyens libres politiquement seraient en tutelle au point de vue économique, en sorte qu’ils seraient reconnus capables de gouverner les autres, par leur droit de vote et d’éligibilité, tout en étant en même temps incapables de se gouverner eux-mêmes ! La vérité n’est pas dans cet amas de contradictions : l’harmonie des intérêts ne peut se trouver que dans un régime de liberté et de justice.

Les socialistes parviendront-ils à réaliser l’unité de leur parti ? C’est le secret de l’avenir ; quant aux économistes, d’accord sur la méthode à suivre, la méthode d’observation et d’induction, puissent-ils s’accorder sur le principe de la valeur, fondement de toute la science économique.

Les socialistes et les protectionnistes reconnaissent et proclament comme un phénomène incontestable la baisse progressive de valeur des produits de toute sorte : ce phénomène, la science doit en fournir l’explication, et il n’y a qu’une explication possible, c’est la gratuité de l’intervention des forces de la nature dans la production.

Gratuité des matériaux et des forces de la nature, valeur des services humains comparés dans l’échange, tel est le double principe que les économistes doivent proclamer pour être les interprètes fidèles des faits et de la réalité. Cela faisant, ils auront, pour parler comme M. P. Lafargue, détruit le collectivisme en le sapant par la base, en ruinant le fondement de tout le système, la fausse doctrine de la valeur de Ricardo et de K. Marx. 

Avant que la parole ne soit donnée à M. René Worms, qui l’a demandée pour répondre à M. Martineau, le secrétaire perpétuel lit une lettre de notre confrère, M. E. d’Eichthal, où se trouve le passage suivant :

« Quelque éloquents que seront d’ailleurs les membres de la Société d’Économie politique, ils ne le seront pas plus que les événements récents auxquels nous venons d’assister et qui prouvent combien avaient raison ceux qui ne voyaient plus dans le socialisme actuel qu’une organisation électorale et une agitation révolutionnaire. La débâcle du collectivisme marxiste, d’une part, et la scission du socialisme français en deux partis purement politiques sont des leçons de choses bien importantes et qui relèguent le socialisme contemporain hors du domaine à proprement parler scientifique. Il ne faudra plus traiter le socialisme de doctrine, mais soit d’une aspiration vers l’intervention de l’État, soit d’un moyen d’agitation électorale plus ou moins puissant sur le suffrage universel : n’étant plus une doctrine, il ne connaîtra plus même un semblant d’unité, mais comptera autant d’écoles ou de sectes qu’il y a de nuances dans l’étatisme (et elles sont nombreuses) ou de façon de flatter les préjugés ou les convoitises populaires (et elles sont à l’infini). Je crois donc au talent de tel ou tel orateur socialiste et à l’influence qu’il pourra avoir sur certains groupes ; je ne crois plus du tout à la grande unité socialiste qu’on nous promettait ou dont on nous menaçait. Réduit à la diversité de caractères ou d’attaques, le socialisme n’en est pas moins dangereux par le trouble qu’il jette dans les esprits et les idées fausses qu’il sème, et les libéraux doivent, moins que jamais, désarmer dans leur ardeur à soutenir l’initiative individuelle contre ceux qui voudraient la noyer dans l’action d’un État démocratique plus ou moins collectiviste d’aspirations. »

M. René Worms demande à présenter une observation sur la manière dont M. Martineau vient d’exposer le collectivisme. D’après cet orateur, le collectivisme sort tout entier de la théorie de la valeur de Karl Marx. C’est là une idée fort répandue, qu’acceptent à la fois les socialistes et les économistes, parce que les uns et les autres croient y trouver leur compte : les socialistes, en ce que cette théorie, entourée d’un si savant appareil, en impose aux profanes ; les économistes, en ce qu’elle dérive des vues de Ricardo et même d’Adam Smith sur la valeur, ce qui leur permet de revendiquer pour ces ancêtres de l’économie politique la paternité de ce qui semble être le plus original dans l’œuvre de Marx. Mais ce n’en est pas moins une idée assez critiquable. En réalité, le collectivisme ne repose que partiellement sur cette théorie. Si elle était sa seule base, il faudrait raisonner comme suit : toute la valeur vient du travail donc elle doit tout entière appartenir au travailleur qui l’a créée ; celui-ci a droit au produit intégral de son œuvre. Or, telle n’est pas la conclusion du collectivisme. D’après ses plus autorisés représentants, le travailleur ne pourra recevoir sa rémunération qu’après que, sur le produit de son travail, la société aura prélevé une portion importante, destinée à faire face aux besoins de ses services publics, et en particulier à la conservation, à l’entretien et à l’amélioration de son outillage. Il y a donc un droit éminent de l’État sur le produit du travail ; ce droit est reconnu par Marx et par ses successeurs, non pas en vertu de leur théorie de la valeur, mais en vertu de principes qu’ils ont reçus en héritage des formes antérieures du socialisme. Car de tout temps — depuis Platon jusqu’aux auteurs français qui ont été les précurseurs directs de Marx — le socialisme a affirmé ce droit de l’État en face du droit de l’individu. Sur ce point donc, Marx s’est inspiré, non de Ricardo ou d’Adam Smith, mais des communistes. Il faut ajouter ce principe du droit de l’État, qu’ils lui ont transmis à son principe de la valeur, pour se rendre un compte exact des bases de son collectivisme.

M. Worms, d’un autre coté, regrette que M. Martineau ait cru devoir se borner à l’examen des thèses de Marx, alors que le titre de sa communication était « l’évolution du collectivisme ». Cette doctrine s’est, en effet, notablement transformée depuis les premiers écrits de son fondateur. La théorie de la valeur, dont il vient d’être parlé, s’est élargie. Marx lui-même a bien vite cessé de considérer tous les travaux comme produisant, dans un même temps, une même valeur : il a distingué le travail qualifié du travail simple. On ne songe plus, dans son école, à ne considérer comme travaux productifs de valeur que les seuls travaux manuels. Le troisième volume du Capital présentait déjà une théorie de la valeur notablement différente de celle que donnait le premier, et beaucoup moins éloignée des idées généralement reçues. De même, le matérialisme historique, autre conception essentielle de Marx, est devenu moins étroit. À l’origine, il prétendait expliquer toute la vie sociale par les faits économiques, et toutes les transformations sociales par celles de l’outillage productif. Il a dû comprendre que les facteurs mentaux comptent au moins autant que les facteurs matériels dans l’évolution humaine, et il a alors donné de l’outillage une définition plus compréhensive, où il fait parfois entrer tout le bagage des connaissances scientifiques. — Enfin, la politique collectiviste a évolué de la même façon. Marx, tout d’abord, prônait la révolution à main armée. Les circonstances ont amené ses successeurs à lui préférer la révolution pacifique, la conquête des pouvoirs publics par le jeu du suffrage universel. Au début, le collectivisme paraissait surtout répondre aux besoins des ouvriers de l’industrie. Mais il a ensuite voulu gagner les travailleurs des campagnes, et alors il a modifié ses formules : les populations rurales étant fermement attachées au principe de la propriété individuelle, il a réclamé désormais, non plus la concentration de la terre entre les mains de l’État, mais son morcellement entre celles de tous les cultivateurs. Il a voulu, pareillement, gagner tour à tour le prolétariat intellectuel, la petite bourgeoisie, parfois même les classes dirigeantes, et pour y parvenir il a chaque fois modifié sa tactique. Il devient ainsi sans cesse plus ouvert, il atténue chaque jour davantage sa sécheresse et son aspérité primitives. S’il y perd en cohésion logique, il y gagne en valeur concrète et en action. Il y aurait à faire sur cette évolution de curieuses études, dont amis, adversaires et simples curieux des théories collectivistes pourraient également profiter.

M. Adolphe Coste reconnaît avec M. Martineau qu’il est préférable d’avoir à discuter avec un socialisme qui se réclame de la science, plutôt qu’avec un socialisme sentimental et indéterminé, tel que celui de 1848. Au moins y a-t-il une base précise de discussion, et si l’on se trouve en présence d’une erreur scientifique, peut-on espérer la rectifier avec le temps. L’excellent discours de M. René Worms vient de montrer que Marx lui-même n’a pas cessé de corriger sa propre doctrine. L’erreur fondamentale des marxistes, qui paraît résider dans leur théorie de la valeur, est-elle imputable, comme on semble l’admettre, à Ricardo et même à Adam Smith ? M. Coste ne le croit pas. Sans doute, ces grands économistes avaient déclaré que le travail est le fondement de la valeur, mais cette analyse dernière du phénomène de la production n’avait qu’un caractère philosophique et pratiquement ils se gardaient bien de négliger l’analyse des éléments immédiats de la production : matières premières, frais généraux, salaires de la main-d’œuvre, direction de l’entreprise, intérêts du capital, etc. Cette analyse immédiate une fois opérée, ils n’avaient pas tort de faire remarquer que les matières premières représentent du travail antérieur et que le capital est du travail accumulé, conservé et transmis souvent d’une génération à une autre. Dire que la valeur n’est pas autre chose en définitive que du travail humain, au sens le plus général du mot, ce n’est pas dire que dans la valeur qui est produite sous nos yeux il ne faille tenir compte que du travail actuel et manuel. Voilà, semble-t-il, le sophisme fondamental qui est à la base de la théorie marxiste de la valeur : une équivoque a fait confondre le travail en général, sans distinction du temps et du lieu où il s’est produit, avec le travail spécial et actuel de la main-d’œuvre, dans la fabrication présente ; et cette équivoque a fait transformer une analyse philosophique et dernière des choses en une analyse immédiate pouvant servir à une réforme pratique de la répartition des richesses. — C’est à peu près comme si je disais, continue M. Coste, que mon voisin M. Schelle, qui est un des économistes les plus spirituels de notre temps, n’est qu’une combinaison d’air et d’eau. Cela serait vrai lato sensu, car l’air et l’eau contiennent à peu près tous les éléments dont sont formés nos organes : le corps de l’homme, dans la proportion de huit ou neuf dixièmes, n’est que de l’eau ; mais quelle lumière, je vous le demande, le psychologie et le médecin, pourraient-ils tirer d’une analyse aussi élémentaire ? C’est pourtant ce qu’ont prétendu faire les marxistes, lorsqu’en partant de ce principe que la valeur n’est que du travail, ils ont voulu fonder la répartition de la richesse sur la proportionnalité du travail fourni par chacun des coproducteurs. En fait, si une telle doctrine était applicable, il n’y aurait pas une très grande modification apportée à la situation des travailleurs manuels, puisque M. Worms nous a expliqué que Marx entendait attribuer à l’État ou à la collectivité la part nécessaire pour entretenir et développer le capital, et rémunérer les services publics. Ce serait simplement transporter à la collectivité ce qui revient aujourd’hui aux capitalistes individuels ; il est douteux que ce transport fît hausser notablement le salaire des ouvriers il serait même possible qu’il le fît baisser, si l’administration du capital était moins bien faite par les fonctionnaires de la collectivité que par les capitalistes actuels. Mais toute la question n’est pas là, et le principal but visé par les socialistes dans cette répartition administrative de la richesse produite, est de soustraire le producteur en général, et le travailleur en particulier, aux méfaits de la concurrence, aux irrégularités meurtrières de l’offre et de la demande…

Nous autres économistes (il faut bien faire aussi notre meâ culpâ), nous avons le tort assez souvent de fermer les yeux sur les souffrances qui résultent du désaccord entre le prix de revient des produits et le prix auquel ils peuvent se vendre sur le marché. Alors que les producteurs ne parviennent pas à comprendre pourquoi le prix de vente ne leur rembourse pas le coût loyal de leur produit avec un bénéfice régulier, nous ne trouvons à leur opposer que la loi de l’offre et de la demande, qui est en effet inéluctable parce qu’elle représente la force des choses ; et nous avons l’air de penser qu’un fait qui s’impose est toujours un fait juste. Eh bien ! non ; la force des choses, comme toutes les forces brutales, peut entraîner des répercussions très douloureuses et fort injustes pour les individus, qui se sentent atteints et punis pour des faits qu’on ne saurait leur reprocher. C’est ce sentiment de l’injustice des choses qui donne naissance, d’une part, au socialisme chez les travailleurs et, d’autre part, au protectionnisme chez les cultivateurs et les industriels.

Les économistes, à mon avis, combattraient plus utilement ces deux doctrines aussi erronées que décevantes, s’ils reconnaissaient franchement et humainement les souffrances occasionnées par la discordance entre les prix de la production et les prix du marché, et s’ils s’efforçaient en même temps de rechercher par quels moyens cette discordance peut être atténuée ou évitée. Certes, on ne peut supprimer les effets rigoureux de l’offre et de la demande sous un régime agricole, industriel, commercial et financier donné ; mais ce régime peut être modifié dans beaucoup de ses parties, et le fonctionnement de l’offre et de la demande en étant régularisé, se trouve par cela même adouci. Nous avons aujourd’hui l’exemple de certains produits qui ont acquis une fixité relative dans la valeur extrêmement remarquable : tels sont les métaux précieux, l’or du moins (si l’on fait abstraction de la révolution monétaire dont l’argent a beaucoup souffert). La réduction au minimum de la variabilité de la valeur de l’or a été obtenue par l’universalisation du marché qui fait que, dans tous les pays du monde, étant donnée l’insignifiance des frais de transport, il y a preneur pour toutes les quantités produites. Une grande fermeté dans les prix s’observe également pour les valeurs mobilières internationales : ce résultat n’a été acquis que grâce à une foule d’institutions, telles que la multiplicité des bourses, c’est-à-dire des marchés où l’on concentre à des dates fixes toutes les offres et toutes les demandes pour les compenser entre elles, éviter les échanges inutiles et satisfaire aux besoins réels ; une spéculation active et vigilante qui supplée aux insuffisances et aux irrégularités quotidiennes tantôt de l’offre et tantôt de la demande ; de nombreux moyens de crédit qui soutiennent cette spéculation ; une extrême rapidité d’information et une grande facilité de transport qui permettent, avec une sécurité suffisante, de réaliser des arbitrages d’un pays à un autre et d’égaliser les prix, etc., etc. Quelle différence entre cette organisation commerciale des titres de bourse et celle qui est afférente aux simples marchandises ! Il y a fort peu de marchandises qui jouissent de marchés étendus, fort peu dont les cours soient soutenus par une spéculation internationale disposant de moyens de crédit importants, gênée comme elle l’est par les douanes, les législations restrictives et les différences de procédés commerciaux. Aussi assistons-nous quelquefois à des variations de prix aussi soudaines qu’injustifiées, qui ont la répercussion la plus fâcheuse sur la production. Si tout cela est vrai pour les produits fabriqués, combien davantage pour le travail, pour la main-d’œuvre des ouvriers. Notre éminent doyen, M. de Molinari, réclamait dès 1844 la création des bourses du travail et visait, à l’aide des chemins de fer, à la mobilisation des travailleurs ; un autre de nos distingués confrères, M. Yves Guyot, poursuit l’organisation commerciale du travail. Tous les deux n’ont d’autre but que de régulariser le fonctionnement de l’offre et de la demande. Ces projets si méritoires nous font sentir les lacunes de notre régime économique, ils font comprendre la véritable cause des souffrances des travailleurs et des producteurs, qui poussent les uns vers le socialisme, les autres vers le protectionnisme, et ils montrent enfin la manière positive de combattre ces deux erreurs sociales.

M. Jules Fleury croit devoir expliquer l’expression d’ « alchimistes » appliquée par lui, dans une interruption, à Ricardo et à Adam Smith. Il tient à dire que ce mot ne signifie en aucune façon, appliqué aux chimistes qui ont précédé Lavoisier : charlatans. Il signifie seulement des savants qui, avant la constitution de la science sur des bases positives, étudiaient un peu à l’aventure les phénomènes de la nature et en donnaient souvent des explications fort peu rationnelles, que nous trouvons aujourd’hui fantaisistes ou même ridicules ; ce qui n’empêcha pas beaucoup d’entre eux d’être des gens de réelle valeur qui ont rendu à la science de véritables services. De nos jours même, et cela depuis Lavoisier, ne pourrait-on pas appliquer cette expression d’alchimiste à Berzélius, par exemple, qui a si bien indiqué la voie des synthèses chimiques où nos savants modernes ont fait de si belles découvertes, mais qui a écrit, par contre, sur la théorie des alcalis, dans son grand Traité de chimie, qui date de 1829, des choses absolument étranges, dont rirait un écolier de nos jours ? Les amis de Ricardo, d’Adam Smith et d’autres économistes antérieurs n’ont donc pas à protester contre l’épithète d’alchimistes appliquée à ces précurseurs.

M. Macquart fait remarquer que le salaire intégral dont parlent souvent les collectivistes cités par MM. Martineau et René Worms n’est et ne peut être, en l’état actuel des choses, qu’un mythe et ne saurait être touché par aucun ouvrier ; il existe à cela une raison grave : c’est que, par l’effet du protectionnisme, ce salaire est réduit par l’impôt inique prélevé au profit des industriels protégés. Fait étrange pourtant : les ouvriers sont protectionnistes !…

M. Martineau réplique quelques mots aux observations de M. R. Worms. D’autre part, il fait remarquer que la fameuse concentration de l’industrie, dont les collectivistes font un si grand état, est assez illusoire, car les grands capitaux qui y sont employés sont formés par un concours de tout petits capitaux, et les actions sont singulièrement démocratisées, répandues entre les mains de petites gens de toutes conditions.

Quant aux énormes profits du capitaliste, ils s’accompagnent aussi de bénéfices palpables à l’avantage du consommateur ; M. Aynard a bien fait voir jadis les effets de la transformation intelligente grâce à laquelle le commerce, l’industrie appliquent la formule à laquelle le Bon Marché a dû son grand succès : Small profit, large return.

Le désideratum des collectivistes, dit M. Albert Dehaynin, est d’attribuer à l’ouvrier toute la plus-value acquise du chef de la main-d’œuvre.

La plus-value est une base qui a le défaut d’être aussi peu constante et aussi instable que possible.

Les théoriciens collectivistes s’imaginent sans doute que la plus-value est régulière et proportionnelle à l’importance du travail effectué, tandis qu’en fait elle est extraordinairement variable, tantôt large ou même excessive, tantôt faible ou même nulle parfois même elle se change en moins-value. Il n’est pas rare, en effet, de voir des articles manufacturés dont la valeur tombe poids pour poids au-dessous du prix de la matière brute. On peut même ajouter que cette extrême variabilité de la plus-value tend à s’accroître, comme le constatent les statistiques. Depuis vingt ans, un grand nombre d’industries, et non des moindres, ont traversé deux périodes décennales que l’on peut décomposer ainsi cinq années très médiocres, deux ou trois désastreuses, deux ou trois prodigieusement rémunératrices. Comme il n’est pas possible d’établir des moyennes décennales au profit d’ouvriers nécessairement plus ou moins nomades, on voit que la théorie du salaire intégral, si elle avait été appliquée dans les vingt dernières années, aurait donné à l’ouvrier une rémunération variant dans la proportion de 1 à 25, suivant les époques. Les variations eussent été en effet d’autant plus grandes que dans certains cas le salaire effectif fût tombé à un chiffre dérisoire qui n’eût pas suffi aux besoins les plus essentiels de l’existence.

Le rôle du capital est précisément de faire face à ces insuffisances de la plus-value, sauf à les compenser dans des temps meilleurs. Sa fonction est donc celle d’assureur. Il assure les risques moyennant un prélèvement sur la plus-value. 

Le risque est au-dessus des forces de l’ouvrier ; il en est affranchi par le capital, c’est-à-dire par le travail accumulé qui n’a pas de besoins immédiats. Ce n’est pas la plus-value, c’est le risque qui est le pivot sur lequel tourne la machine économique. Dès qu’un ouvrier économe et laborieux a mis de côté 500 francs, c’est-à-dire cent journées de travail, il est en état d’entreprendre, parce qu’il peut attendre un résultat plus ou moins aléatoire sans se préoccuper exclusivement du produit de la journée ou de la quinzaine.

Cet exemple rudimentaire, mieux que tout autre, justifie les deux propositions classiques, à savoir :

1° Que le capital n’est que du travail accumulé ; 2° que le travail accumulé est l’assureur nécessaire du travail.

 Il en est aussi le régulateur.

On peut concevoir l’État comme fournisseur ou bailleur des instruments de travail ; on peut même le concevoir, quoique ce soit déjà plus difficile, comme assureur du travail. Cette double charge de premier établissement et de fonds de roulement est énorme, effrayante, mais l’esprit la peut concevoir.

On ne conçoit pas l’État intervenant comme régulateur de toutes les industries.

Cette fonction convient à l’industrie privée parce qu’elle se règle elle-même jour par jour et heure par heure sur son intérêt, qui consiste à réduire son risque. Or ses deux plus gros risques sont : 1° de trop produire, parce que l’encombrement des produits détruit la plus-value dont elle vit ; 2° de ne pas produire assez ni en temps utile, parce qu’en pareil cas elle perd sa clientèle en la laissant aller chez le producteur concurrent. 

Supposez l’État devenu seul patron et par conséquent seul acheteur et seul vendeur. Il n’aura pas, comme l’industrie privée, la préoccupation incessante de conserver, d’augmenter sa clientèle en la contentant. Il ne verra pas venir la disette et ne se rendra compte de la surproduction que lorsque ses magasins seront encombrés. C’est qu’en effet, se trouvant seul sur le marché et toute spéculation ayant disparu, il ne sera pas averti de la raréfaction des produits par la hausse, ni de la pléthore par la baisse des cours. Il n’y aura plus de baromètre pour annoncer la tempête.

L’État, c’est un ou plusieurs hommes. Il y a des fonctions essentielles et vitales chez les nations comme chez les individus, qu’on ne peut pas livrer à l’arbitraire humain. Nos organes nutritifs échappent à notre volonté et à notre action et cela est fort heureux. Le corps social serait bien malade si l’État prétendait régler le fonctionnement de notre appareil économique.

M. É. Levasseur, président, a souvent dit que la Société d’économie politique ne devait pas craindre de traiter de temps à autres des questions de théorie générale en dehors des questions de pratique et d’actualité. Ce sont des discussions d’école ; elles sont à leur place dans une société scientifique ; elles éclairent les principes. La séance d’aujourd’hui prouve qu’elles ne sont pas moins intéressantes que les autres, car elle comptera au nombre des plus solidement nourries que nous ayons eues cette année. Le président remercie M. Martineau d’avoir posée la question.

Il l’a non seulement posée, mais il a nettement exposé l’idée génératrice du collectivisme ; cette idée, c’est la plus-value de Karl Marx. Si elle était fondée sur la réalité des faits, elle accuserait une iniquité et motiverait la condamnation de l’organisation du travail basée sur la liberté. Mais la prétendue plus-value n’est qu’une hypothèse. M. Martineau lui oppose le vrai principe de la valeur qui est le service rendu, et le régulateur de cette valeur qui est l’offre et la demande. Service contre service : c’est à Bastiat qu’appartient la formule. Comme Bastiat, M. Martineau pense que les matériaux et les forces de la matière sont gratuits et qu’ils ne valent que par l’emploi que l’intelligence humaine en fait ; que tout produit des services, par conséquent, a un caractère immatériel. Le président, ne voulant pas entrer dans la discussion, réserve pour une autre circonstance les observations qu’il aurait à présenter sur un sujet qu’il traite toujours à propos de la production au Conservatoire des arts et métiers. 

M. Worms a pris la question à un autre point de vue et l’a fait avec un talent d’exposition dont le président a déjà eu des preuves. Puisque l’évolution est le titre à l’ordre du jour, c’est à l’évolution économique historique, politique, qu’il s’est attaché. Toute science évolue, les sciences morales surtout et tout particulièrement la science économique, parce que la manière d’être de la vie sociale qui est son domaine est dans un développement continu. L’école libérale d’économie politique elle-même a évolué ; non seulement des horizons nouveaux se sont ouverts, mais l’assiette même de beaucoup de théories fondamentales s’est déplacée depuis Ricardo et J.-B. Say. Il n’est pas étonnant que le socialisme ait fait de même et il n’y a pas à le blâmer s’il s’est éclairé sur certains points en étudiant les économistes. Ne devons-nous pas nous-mêmes au socialisme d’avoir porté plus attentivement nos études sur les questions de la répartition ? Socialisme et économie politique travaillant sur le même terrain, quoique dans des camps opposés, se rencontrent et se pénètrent parfois. C’est, il me semble, dit M. Levasseur, ce qui a inspiré M. Coste quand il a dit que la connaissance des éléments de la production ne devait pas empêcher de rechercher les moyens d’améliorer la répartition. M. Dehaynin n’est pas contraire à cette recherche, quand il montre le double rôle du patron comme assureur et comme régulateur et la nécessité de ce rôle dans le mouvement économique. Le prétendu principe scientifique de la plus-value n’a pas tenu devant la critique, et ses partisans, sans l’abandonner complètement parce qu’ils n’en ont pas trouvé d’autres, ne l’étalent plus avec la même confiance. Mais cela n’affecte pas le socialisme qui doit son succès à des causes autres que la logique. « Le socialisme, a dit M. Levasseur, dans l’Ouvrier américain, est un Protée qui reste lui-même sous des formes diverses et même contraires. »

La séance est levée à onze heures.

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