Situation financière et institutions de crédit de la Russie

Situation financière et institutions de crédit de la Russie.

[Le Nord, 10 octobre 1857.]

 

I.

Différentes mesures d’une grande importance viennent d’être prises successivement en Russie, pour fortifier le crédit public, régulariser la circulation monétaire et développer le crédit privé. Ces mesures, qui attestent de la part du gouvernement un vif désir de rompre avec les mauvais errements du passé en matière de finances et de crédit, méritent d’être examinées avec soin.

En Russie, comme ailleurs, les ressources ordinaires de l’impôt ne suffisent pas toujours pour couvrir les dépenses publiques. On y supplée soit au moyen des emprunts, conclus partie en dettes à terme, partie en rentes perpétuelles, soit aux moyens des émissions de papier-monnaie.

On ne saurait dire que le gouvernement russe ait abusé de la ressource des emprunts. Nous voyons dans le dernier compte-rendu des établissements de crédit de l’empire, que le montant de la dette publique, en dettes à terme et en rentes perpétuelles, s’élevait à une somme de 821 987 810 roubles argent, soit à 2 milliards 88 millions de francs environ. Évidemment cette somme n’a rien d’exagéré si l’on considère la puissance et les ressources de la Russie. C’est dix fois moins que l’Angleterre, et trois ou quatre fois moins que la France. Une somme de 37 349 000 roubles argent, soit de près de 150 millions de francs, est assignée à la caisse d’amortissement pour le service et le remboursement de cette dette. En France le service de la dette n’exige pas moins de 515 millions de francs, et en Angleterre il absorbe 27 millions de livres sterling, ou 675 millions de francs.

Mais si le gouvernement russe n’a pas abusé des emprunts, en revanche il a eu recours, trop aisément peut-être, à la ressource dangereuse du papier-monnaie. D’après le compte-rendu, cité plus haut, le montant des billets de crédit en circulation au 1er janvier s’élevait à la somme considérable de 689 280 000 roubles argent, soit de 2 757 millions de francs. À la même époque le fonds destiné à pourvoir à l’échange de ces billets consistait en 123 millions de rbls arg. (492 millions de francs).

Cette énorme émission de papier-monnaie est un des grands embarras de la situation, et nous devons dire qu’aucune mesure véritablement efficace n’a été prise jusqu’à présent pour y porter remède. Les émissions extraordinaires qui avaient été autorisées sous le règne précédent pour subvenir aux dépenses de la guerre, ont été, à la vérité, suspendues par un oukase du 5 avril dernier ; mais, cette mesure est demeurée insuffisante. Il faut que l’émission des billets de crédit soit limitée d’une manière définitive, si l’on veut éviter les graves inconvénients qui ont nécessité, il y a quinze ou vingt ans, le rachat de l’ancien papier-monnaie. On pourrait encore, et ce serait le meilleur moyen à employer, assimiler les billets de crédit à nos billets de banque et en autoriser pleinement, sans restriction et sans limite aucune, l’échange contre du numéraire.

Le gouvernement russe hésite à recourir à cette mesure, dans la crainte de voir les porteurs de billets se ruer sur le numéraire, et épuiser le fonds d’échange. Nous n’hésitons pas à affirmer qu’une pareille crainte n’a pas de fondement. Non seulement le fonds d’échange ne serait pas épuisé, dans le cas où la convertibilité cesserait d’ère limitée et restreinte, mais encore l’expérience nous autorise à penser que, selon toute apparence, il serait à peine effleuré, et il finirait même par s’accroître.

Chacun sait, en effet, que la valeur de la monnaie, qu’elle soit en papier ou en métal, se règle comme celle de toute autre marchandise, sur le mouvement de l’offre et de la demande ; chacun sait encore qu’il suffit d’un excédent ou d’un déficit très faible d’une marchandise sur un marché pour en faire baisser ou hausser considérablement le prix. Si l’on tient compte de ces deux observations, on se convaincra que la somme de billets de crédit actuellement en circulation dans l’empire russe, et constituant l’offre, ne peut dépasser que d’une quantité très faible la demande représentée par les besoins ordinaires de la circulation. S’il en était autrement, si l’excédent atteignait des proportions un peu fortes, la dépréciation du papier ne tarderait pas à se produire dans la proportion de 5, 10, 20 ou 50% et davantage. Selon toute probabilité cet excédent n’atteint pas même 1% dans l’état actuel des choses, et disparaîtrait-il entièrement dans la situation nouvelle qui serait créée par un régime de pleine convertibilité.

Supposons, en effet, que les dernières restrictions opposées à la conversion des billets soient levées, que se passera-t-il ? Comme il y a un excédent de billets dans la circulation — et la dépréciation actuelle, malgré son insignifiance, est la preuve manifeste de l’existence de cet excédent —, les porteurs de billets se présenteront tout d’abord pour réclamer l’échange de leurs billets contre du numéraire. Autant qu’on en peut juger par le montant de la dépréciation du change, le remboursement sera réclamé jusqu’à concurrence d’une somme de 1 à 2% du montant total des billets en circulation. Ce sera donc une quarantaine de millions de francs environ qu’il faudra payer aux porteurs de billets, soit environ la dixième partie du fonds d’échange existant actuellement dans les caisses du bureau d’expédition.

Cette somme échangée, les billets cesseront d’être à l’état d’excédent sur le marché, le cours s’en relèvera et par là même l’échange, cessant d’être avantageux aux porteurs, s’arrêtera de lui-même. Il y a mieux encore. L’usage des billets se trouve aujourd’hui enrayé par les restrictions opposées à l’échange du papier contre le numéraire ; que l’échange s’opère désormais sans restrictions, à bureau ouvert, et l’on verra presque immédiatement toute méfiance disparaître à l’égard des billets, et l’usage, par conséquent aussi la demande du papier s’augmenter. Or, l’augmentation de la demande du papier aura pour résultat inévitable de faire revenir dans les caisses du bureau d’expédition le numéraire qui en aura été tout d’abord retiré. Que si le gouvernement russe avait en même temps l’heureuse idée d’abroger une disposition surannée du règne de l’Empereur Paul, portant défense d’exporter les billets de crédit à l’étranger, et leur enlevant ainsi un débouché d’une certaine étendue, l’accroissement de la demande des billets restituerait indubitablement au fond d’échange beaucoup plus que les premières demandes de numéraire ne lui auraient enlevé.

Ces prévisions n’ont rien d’hypothétique. Elles s’appuient pour ainsi dire, d’une manière mathématique, sur les expériences faites en France et surtout en Angleterre. Que les financiers russes mettent ces expériences à profit ; que le gouvernement déclare purement et simplement qu’à l’avenir les billets de crédit seront échangés, sans restriction aucune, contre du numéraire, et le cours de la monnaie de papier se trouvera relevé, sans que le Trésor ait à s’imposer le moindre sacrifice. Mais jusque là, nous n’hésitons pas à l’affirmer, toutes les mesures que le gouvernement pourra prendre pour raffermir le crédit public et améliorer la circulation demeureront complètement inefficaces.

Il nous reste maintenant à examiner les mesures qui ont été prises plus spécialement en faveur du crédit privé.

II.

Nous avons vu combien sont incomplètes les mesures qui ont été prises pour relever le crédit public, en améliorant la circulation de la monnaie fiduciaire de la Russie. Nous regrettons d’avoir à signaler la même insuffisance dans celles qui concernent le crédit industriel et commercial.

La Russie possède d’admirables ressources naturelles. Aucun pays peut-être n’a été aussi richement doté par la Providence. Mais les ressources naturelles ne suffisent pas pour fonder et mettre en activité les grands ateliers de la production : il y faut joindre encore les capitaux, qui sont les fruits du travail passé, mis en réserve et accumulés pour fournir des instruments, des matières premières et des aliments au travail actuel.

Les capitaux ne manquent pas en Russie, quoiqu’on en ait pu dire, mais tel est le vice des institutions de ce vaste empire, qu’ils n’y sont mis que pour une très faible part au service de la production. Il n’est pas rare de voir, dit M. de Tegoborski dans son bel ouvrage sur les Forces productives de la Russie, des fabricants qui ne possédant pas assez de capitaux pour alimenter leurs exploitations, travaillent avec des matières premières achetées à 12 ou 15% plus cher qu’au comptant.

On conçoit combien cette difficulté de se procurer des capitaux à un taux modéré doit arrêter l’essor de la production. Cependant, nous le répétons, les capitaux ne manquent pas en Russie, et nous en trouvons la preuve dans le compte rendu des établissements de crédit de l’Empire. Nous voyons, en effet, dans ce document officiel que les dépôts effectués dans les lombards, les banques d’emprunt et de commerce s’élevaient au commencement de l’année courante à la somme énorme de 1 002 639 000 rbl. d’argent, c’est-à-dire à plus de 4 milliards de francs. Ces capitaux étaient attirés dans les banques publiques par le simple appât d’un intérêt de 4%, tandis qu’ils refusaient d’aller alimenter les entreprises industrielles et commerciales, où on leur offrait une rémunération double ou triple.

Voilà assurément un phénomène des plus curieux. Nous en examinerons tout à l’heure les causes. Bornons-nous pour le moment à bien constater ce fait singulier d’une masse de capitaux affluant dans les banques publiques, moyennant un assez faible intérêt, tandis que l’industrie et le commerce souffrent d’une disette permanente de ces instruments indispensables de la production, et sont obligés, en conséquence, d’acheter leurs services à un taux excessif.

Cependant, dira-t-on, que deviennent les capitaux qui vont ainsi s’engouffrer dans les banques publiques ? Il est évident que les banques doivent leur donner un emploi quelconque. Quel est cet emploi ? Les restituent-elles à l’industrie et au commerce sous forme d’escomptes ? Non ! ou du moins elles n’en affectent à cette destination qu’une quantité tout à fait insignifiante. Le portefeuille de la banque, fort improprement appelée banque de commerce, ne s’élevait, par exemple, au 1er janvier 1857 qu’à la somme insignifiante de 17 642 000 de roubles argent, soit de 70 millions de francs. À la même époque, le portefeuille de la Banque de France atteignait le chiffre de 566 millions. Que deviennent donc les fonds déposés dans les banques ? Une partie de ces fonds sont prêtés pour des termes de 26 et de 37 ans aux propriétaires fonciers moyennant garanties hypothécaires ; le restant est prêté à la Trésorerie. Sans doute, quelques-uns des emprunts effectués par la propriété foncière reçoivent une destination productive, mais on ne saurait dire que ce soit le fait général. D’un autre côté, la facilité que la Trésorerie trouve à puiser dans le réservoir des capitaux du pays, en se servant de la pompe aspirante des banques publiques, cette facilité n’a-t-elle pas ses dangers ? Tout gouvernement, qui devient le dispensateur des économies de la nation, n’est pas toujours en position de leur donner l’emploi le plus utile qu’elles puissent recevoir. N’est il pas naturellement porté, par exemple, à multiplier les arsenaux et les places fortes de préférence aux manufactures ? Enfin, cette certitude de pouvoir, en dehors de tout contrôle, combler les déficits du Trésor, n’est-elle pas en quelque sorte une prime d’encouragement accordés à la prodigalité et à l’imprévoyance ?

Cette situation est donc mauvaise, non seulement au point de vue des intérêts généraux des classes industrieuses qui ne peuvent obtenir qu’à un taux excessif et en qualité insuffisante un des éléments essentiels de la production, mais encore au point de vue de l’intérêt bien entendu du gouvernement lui-même, auquel le rôle de dépositaire des économies de la nation fait assumer une responsabilité trop lourde.

Le gouvernement russe, c’est une justice qui doit encore lui être rendue, n’a pas été le dernier à apercevoir le vice de cet état de choses, et il s’est occupé, avec un bon vouloir dont on doit lui savoir gré, à remédier au mal. Nous voudrions seulement avoir à louer plus que ses bonnes intentions, car, dans cette occasion encore, les mesures dont il a pris l’initiative ne sont pas suffisantes.

Ces mesures sont de deux sortes : d’un côté le gouvernement a abaissé d’un pour cent le taux de l’intérêt alloué sur les dépôts effectués dans les banques publiques : ce taux a été réduit de 4% à 3% sur les fonds déposés par les particuliers ; d’un autre côté, le gouvernement a autorisé et encouragé la multiplication des banques locales.

Ces deux mesures se complètent l’une par autre : en abaissant le taux de l’intérêt alloué aux dépôts dans les grandes banques de l’État, on en détourne les capitaux ; en créant des banques locales, destinées spécialement à alimenter l’industrie et le commerce, on donne une issue, et une issue des plus fécondes, à ces capitaux détournés de leur destination accoutumée. 

Comment donc se fait-il que ces deux mesures, en apparence si bien entendues, paraissent devoir demeurer sans aucun résultat pratique ?

Cela tient à ce que les conditions indispensables, on pourrait dire les bases sur lesquelles tout crédit se fonde, n’existent pas en Russie, nous voulons parler de la sécurité commerciale et d’une dose suffisante de liberté industrielle.

Vous êtes, je suppose, un capitaliste et vous voulez tirer bon parti de vos fonds disponibles, en les engageant dans l’industrie ou dans le commerce. Deux moyens s’offrent à vous pour cela : ou vous pouvez les engager sous une forme ou sous un autre dans des entreprises existantes, ou vous pouvez vous en servir pour fonder ou pour contribuer à fonder de nouvelles entreprises. Mais, évidemment, vous ne prendrez le premier de ces deux partis, vous n’engagerez vos capitaux dans une entreprise existante, qu’à la condition d’y trouver certaines garanties de sécurité, et notamment de pouvoir les défendre contre l’improbité et la mauvaise foi ; d’un autre côté, vous vous abstiendrez de fonder une nouvelle entreprise, si l’on ne vous accorde point une certaine liberté d’action, si vous devez être en butte aux tracasseries et aux lenteurs, pires encore que les tracasseries, d’une administration peu au courant des exigences de l’industrie. En deux mots, vous vous garderez bien d’engager vos capitaux dans la production, si vous n’y trouvez point à la fois sécurité et liberté.

Eh bien ! voilà malheureusement le coté faible de la Russie. La sécurité n’y existe point suffisamment pour les capitaux. Voulez-vous, par exemple, prêter vos fonds sur le gage d’un immeuble ? Vous demanderez en vain la garantie d’une hypothèque. Le régime hypothécaire est encore dans l’enfance ; on ne peut même pas dire qu’il existe pour les particuliers. Voulez-vous prêter vos capitaux en escomptant des obligations commerciales ? Si vous avez affaire à un débiteur de mauvaise foi, vous n’aurez aucun moyen efficace et sérieux de le contraindre à vous payer. Donc, manque presque absolu de sécurité pour les placements dans les entreprises existantes. De même, manque presque absolu de liberté s’il s’agit d’entreprises nouvelles. Rien ne peut se faire, aucune branche d’industrie ou de commerce ne peut être entreprise en dehors de la tutelle administrative.

Or, chacun sait combien peu l’industrie et le commerce s’accommodent de cette tutelle, si paternelle qu’on la suppose ! Que font done les capitalistes ? Plutôt que de livrer leurs fonds à la merci de la mauvaise foi de débiteurs assurés de l’impunité et à l’arbitraire d’une administration irresponsable, ils les déposent dans les banques publiques, moyennant un faible intérêt de 4%. Ou s’ils les engagent dans la production, c’est en exigeant un intérêt de 12 ou 15% et davantage, c’est-à-dire un intérêt contenant une prime suffisante pour couvrir les risques et les chances aléatoires de tous genres auxquels ils s’exposent. Voilà comment il se fait que les banques publiques aient pu recevoir jusqu’à 4 millards de depots en payant un modique intérêt de 4%, tandis que les producteurs ne peuvent obtenir une quantité suffisante de capitaux en leur offrant un rémunération double et triple.

En présence d’une situation semblable, croit-on qu’il suffise d’abaisser de 1% l’intérêt alloué aux fonds déposés dans les banques publiques, et de décréter la création de banques locales pour faire affluer les capitaux dans la production ? Il se peut, sans doute, que l’abaissement de l’intérêt alloué aux dépôts détourne des banques publiques un petit nombre de capitaux ; mais sera-ce au profit de l’industrie et du commerce russes ? Les placements industriels et commerciaux seront-ils améliorés parce que les placements dans les banques de l’État seront devenus moins avantageux ? Au lieu de féconder l’industrie et le commerce russes, qui ne leur offrent point de garanties suffisantes, n’est-il pas à craindre que les capitaux disponibles passent à l’étranger, et que l’abaissement du taux de l’intérêt des dépôts n’agisse ainsi finalement comme une prime accordée à l’émigration des capitaux ?

On voit donc que les mesures prises par le gouvernement russe pour augmenter les ressources de la production, quoique attestant des intentions excellentes, sont, tout au moins, fort incomplètes. Ce n’est pas en multipliant artificiellement les banques qu’on peut développer le crédit industriel et commercial de la Russie, c’est en créant une situation telle que les banques se multiplient d’elles-mêmes. La réforme judiciaire et administrative, voilà la base large et solide sur laquelle il faut faire reposer l’édifice du crédit en Russie, si l’on ne veut point s’exposer au reproche de l’avoir bâti sur du sable

G. DE MOLINARI.

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