Théâtres et cafés, par Edmond About (1872)

Dans le journal Le XIXsiècle, Edmond About critique Gustave de Molinari qui, dans le Journal des débats, vint de défendre les cafés-concerts et cafés-chantants, au nom de sa bien-aimée liberté des théâtres. Pour About, Molinari a mal choisi sa cause : ces cafés qui offrent du théâtre au mépris du droit d’auteur et des règlements que respectent tous les autres établissements libres, font un métier décidément illégal. La loi, après après écarté le privilège et établi la liberté dans l’industrie des théâtres, ne doit pas dégénérer en licence, et les règlements qu’on lui a donné doivent être respectés partout.


THÊATRES ET CAFÉS

(Le XIXe siècle, 9 août 1872.)

Le Journal des Débats, dans son numéro du 6 août, appelle aux armes tous les amis de la liberté. Il s’agit de défendre contre un arrêté despotique de M. Jules Simon une institution qui fait honneur à la France, qui épure les mœurs, qui forme le goût et qui élève de jour en jour le niveau de la poésie et de la musique nationales. Le ministre de l’instruction publique et des beaux-arts est soupçonné de conspirer, sinon contre l’existence, au moins contre la prospérité radieuse des beuglants !

Beuglants n’est peut-être pas le mot propre ;  c’est celui que nos soldats employaient jadis au camp de Châlons ; mais dans les faubourgs de Paris ces académies tabagiques sont plus connues sous le nom de cafés-concerts ou cafés-chantants. Mais beuglants ou chantants, il paraît que l’Europe nous envie ces paradis spéciaux, puisqu’un écrivain aussi distingué que M. de Molinari se charge de plaider leur cause devant les abonnés des Débats, qui sont le premier public du monde.

Et le spirituel et courageux historien des clubs rouges, ce même homme qui a si gaiement houspillé les beuglants politiques, ne plaisante plus aujourd’hui. Il fronce le sourcil, enfle sa voix, et entre gravement en matière comme s’il avait à défendre un grand intérêt social : « Nous sommes décidément, dit-il, en pleine réaction protectionniste. »Et il conclut en comparant l’auteur du Devoir et de la Liberté au despote Napoléon Ier, qui supprimait d’un trait de plume les droits de ses humbles sujets.

Eh bien, non ! Notre aimable et honoré confrère n’a pas été bien informé. Non, M. Jules Simon n’a conspiré contre aucune des libertés publiques, pas même contre cette absurde liberté des théâtres, qui a fait tant de mal sans aucun bien.

D’abord, ce n’est pas le ministre qui a pris l’initiative du travail signalé par les Débats. La préfecture de police, la commission des auteurs dramatiques, l’administration des hospices ont devancé M. Jules Simon, ou, pour mieux dire, l’ont saisi de l’affaire.

Les théâtres souffraient comme c’est l’usage en été ; ils souffraient même plus que de coutume et de raison, car les plus prudents avaient pris le parti de fermer leurs portes, et les plus hardis se voyaient ruinés par cette concurrence malsaine de l’impresario qui vend à boire.

La transformation des cafés et des caboulots en théâtres n’est pas seulement dégradante pour leur public et leurs poètes, qui s’avilissent réciproquement et s’enfoncent à qui mieux mieux dans l’ignoble. Ce que M. de Molinari semble ignorer, c’est qu’elle coûte très cher aux auteurs et aux pauvres de Paris. Quand le Théâtre-Français encaisse 6 000 francs de recette, il en verse 600 dans la caisse des hospices, et 900 dans la poche des écrivains.

Les directeurs empoisonneurs qui massacrent une pièce sans le consentement de l’auteur, au milieu du tapage des verres et de la fumée des pipes, échappent à tout contrôle et à toute perception régulière. Aux agents des auteurs dramatiques, comme aux représentants des hospices, ils opposent un raisonnement spécieux : « Si nous percevions, disent-ils, le prix des places à la porte, nous ne vous défendrions pas de prélever votre tant pour cent. Mais on entre librement chez nous ; si nous gagnons, c’est sur la bière ou l’eau-de-vie que nous servons à nos pratiques.

« De quel droit trouvez-vous que nous vendons trop cher ? Sous quel prétexte viendriez-vous partager les bénéfices que nous réalisons sur nos marchandises ? Il nous plaît de faire payer un verre de bière 2 fr., 1 fr. 50 ou 80 centimes, selon qu’il sera bu aux avant-scènes, à l’orchestre ou au parterre ; nos spectateurs-consommateurs le trouvent bon, quand même la bière est mauvaise : c’est la liberté du commerce ! »

Voilà commentcette industrie, patronnée par le Journal des Débats, réussit à frauder parallèlement le droit d’auteur et le droit des pauvres. Les plus accommodants, disons même les plus généreux, entre les directeurs-limonadiers sont ceux qui donnent sur leur recette une vingtaine de francs par jour.

L’institution que M. de Molinari a prise un peu légèrement sous son aile a donc des torts de toute sorte. Elle abaisse le niveau de l’art, elle encanaille le goût public, elle ruine les vrais théâtres, elle fait tort aux auteurs et aux hospices d’un revenu considérable auquel ils ont droit. Telle qu’elle est pourtant, il faudrait bien la respecter, ou du moins la laisser debout si elle était couverte par une loi, même mauvaise.

Mais elle est absolument, radicalement illégale, et l’on a trompé M. de Molinari en lui disant que les cafés-concerts sévissaient en vertu de la liberté des théâtres.

Le décret impérial qui proclame cette liberté autorise tout citoyen à ouvrir un théâtre après une simple déclaration, et à la charge de se conformer aux lois et règlements ; mais il n’a jamais dit que tous les caboulots, sans déclaration et sans égard aux règlements, pourraient donner la comédie.

Les cafés-concerts sont visés particulièrement par le décret ; ils doivent rester soumis à un régime spécial, qui n’est point celui des théâtres. Si la licence des deux dernières années a tout brouillé, tout confondu, tout permis, l’autorité a toujours le droit de revenir aux textes, qui sont formels. Elle pourra demain convoquer les entrepreneurs de spectacles alcooliques et leur dire : Il est temps d’opter entre le théâtre et le café-concert.Comment appelez-vous votre boutique ? Est-ce un café chantant ? Voici les règlements qui vous concernent. Est-ce un théâtre ? Conformez-vous aux lois qui régissent l’exploitation des théâtres, après l’abolition des privilèges, comme devant.

ABOUT.

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