Les migrations et les échanges internationaux sous un régime socialiste

Ludwig von Mises

Ludwig von Mises

Dans son livre sur Le Socialisme (1922), Ludwig von Mises a étudié avec quelques détails la question de l’immigration et des frontières, établissant les cas successivement des sociétés socialistes et des sociétés capitalistes ou libérales. Il montre que, si le libéralisme s’accommode très bien de la circulation des biens et des personnes dans un monde sans frontières formelles, le socialisme, en revanche, trouve dans ces problématiques de réelles difficultés.   B.M.


Section II – La communauté socialiste et les échanges extérieurs

Chapitre premier – Socialisme mondial et socialisme national

1. Étendue dans l’espace de la communauté socialiste

La caractéristique de l’ancien socialisme est de prôner le retour à la production très simple d’autrefois. Son idéal est le village autarcique, ou tout au plus le district autarcique : une ville avec quelques villages groupés autour d’elle. Pour les champions de ce socialisme ancien, commerce et relations commerciales sont plutôt antipathiques ; à plus forte raison le commerce extérieur leur apparaît-il comme quelque chose de nuisible et qu’il faut supprimer. Le commerce extérieur, disent-ils, apporte dans le pays des marchandises inutiles, dont on pouvait se passer autrefois. Il est donc prouvé qu’on n’en a pas besoin ; c’est seulement la facilité qu’on eut de se les procurer qui provoqua cette dépense inutile. Ce commerce extérieur pervertit les mœurs et traîne avec lui des usages et des conceptions étrangers. Le cynique et stoïque principe vital de l’autarcie est interprété de bonne heure par les utopistes comme signifiant : se suffire à soi-même économiquement. Plutarque vante la Sparte de Lycurgue, idéalisée de manière romanesque, quand il écrit qu’aucun vaisseau chargé de biens marchands n’entrait dans ses ports[1].

Attachés à cet idéal de l’autarcie économique et méconnaissant le caractère du commerce et des relations commerciales, les utopistes perdent de vue le problème de l’étendue de leur État idéal. Que les frontières de leur pays fabuleux soient vastes ou restreintes ne joue aucun rôle dans leurs raisonnements. Le plus petit village offre assez de place pour la réalisation de leurs plans. C’est ainsi que l’idée se fait jour de réaliser à titre d’essai l’utopie sur une petite échelle. Owens fonde New-Harmony à Indiana, Cabet au Texas une petite Icarie, Considérant également au Texas un phalanstère modèle, « réduction lilliputienne de la nouvelle Jérusalem », comme il est dit avec mépris dans le Manifeste Communiste.

Peu à peu les socialistes s’aperçurent que l’on ne pouvait prendre comme principe du socialisme l’autarcie d’un espace restreint. Thompson, un élève d’Owens, fait remarquer que l’égalité entre membres d’une commune ne prouve pas que l’on pourrait mener à bien l’égalité entre membres de différentes communes. Aussi, suite logique de cette observation, son idéal revêt la forme d’un socialisme centralisateur. Saint-Simon et son école étaient nettement centralistes[2]. Pecqueur disait de ses plans de réformes qu’ils étaient nationaux et universels[3].

Ainsi se pose au socialisme un problème particulier. Peut-il y avoir sur cette terre un socialisme limité dans l’espace, ou bien toute la terre habitée doit-elle former une communauté socialiste homogène ?

2. Le problème des frontières physiques de la communauté socialiste et le marxisme

Pour le marxisme il ne peut y avoir qu’une solution de ce problème : la solution œcuménique.

Le marxisme part de ce principe que déjà le capitalisme, par une nécessité interne, a imposé sa marque au monde entier. Le capitalisme n’est pas limité à un peuple ou à quelques peuples. Il est au-dessus des nations, il est cosmopolite. « À la place de l’ancienne simplicité de besoins, à la place de l’isolement local et national, des relations commerciales se sont établies de toute part, rendant toutes les nations dépendantes les unes des autres. » Avec les bas prix de ses marchandises – son arme la plus puissante – la bourgeoisie contraint toutes les nations à adopter la manière de produire de la bourgeoisie, si elles ne veulent pas courir à leur ruine. « La bourgeoisie force les nations à introduire chez elles la soi-disant civilisation, c’est-à-dire à s’embourgeoiser. En un mot elle se crée un monde à son image. » Et cela est valable non seulement pour la production matérielle, mais aussi pour la production intellectuelle. « Les produits intellectuels des diverses nations deviennent un bien commun à toutes. La partialité et la mesquinerie nationales deviennent de jour en jour plus impossibles, et les nombreuses littératures locales et nationales finissent par former une littérature mondiale[4] ».

Il s’ensuit, d’après la conception matérialiste de l’histoire, que le socialisme lui aussi n’est pas un phénomène national, mais international. Il représente une phrase historique de toute l’humanité et non pas d’un seul peuple. La question de savoir si telle ou telle nation est déjà « mûre » pour le socialisme n’a même pas besoin, d’après le marxisme, d’être posée. Le capitalisme rend le monde entier mûr pour le socialisme et non pas seulement un pays isolé, ou même une industrie isolée. Les expropriateurs, dont l’expropriation marquera un jour le dernier pas vers la réalisation du socialisme, l’on ne peut se les représenter autrement que comme de grands capitalistes, dont les capitaux sont placés dans le monde entier. Pour le marxiste les expériences socialistes des utopistes sont aussi stupides que la proposition, évidemment ironique, qu’avait faite Bismarck d’introduire à titre d’essai le socialisme dans un des districts polonais de la Prusse[5]. Le socialisme est une époque historique que l’on ne peut fabriquer artificiellement, à titre d’essai réduit, dans une cornue. Pour le marxisme le problème de l’autarcie d’une communauté socialiste ne peut même pas se poser. La seule communauté socialiste qu’il puisse envisager embrasse toute l’humanité et tout l’univers. La direction économique est unique pour le monde entier.

Les marxistes d’une époque plus récente ont reconnu, il est vrai, que tout au moins pour un temps il fallait envisager l’existence juxtaposée de plusieurs communautés socialistes indépendantes[6]. Si l’on accorde cela, il faut aller jusqu’au bout et considérer le cas où une ou plusieurs communautés socialistes existeraient au milieu d’un monde reposant à peu près partout sur une base capitaliste.

3. Le libéralisme et le problème des frontières

Lorsque Marx et à sa suite la plupart des écrivains socialistes modernes, se représentent la réalisation du socialisme exclusivement sous la forme d’un État socialiste mondial et homogène, ils oublient que de puissantes forces s’opposent à cette génération œcuménique.

D’où provient cette légèreté qui escamote simplement ces problèmes ? Nous ne croyons pas nous tromper en disant qu’elle est la conséquence d’opinions régnant à l’époque de la formation du marxisme sur la contexture politique future du monde, opinions dont rien ne justifiait l’emprunt, ainsi que nous le montrerons plus tard. À cette époque la doctrine libérale se croyait fondée à considérer tous les particularismes régionaux ou étatiques comme la survivance d’un atavisme politique. Le libéralisme avait exposé, d’une manière irréfutable pour tous les temps, sa doctrine sur les effets du protectionnisme et du libre-échange. Il avait montré que tout ce qui entrave les échanges commerciaux tourne au détriment de tous ceux qui y sont intéressés. Il s’était employé avec succès à réduire les fonctions de l’État. Pour lui l’État n’a d’autre mission que de protéger la vie et la propriété des citoyens contre les assassins et les voleurs. Il est donc de peu d’importance pour le libéralisme que tel ou tel pays fasse ou non partie de « chez nous ». Que l’État s’étende plus ou moins dans l’espace semble indifférent à une époque qui abolit les barrières douanières et qui cherche à uniformiser les systèmes juridiques et administratifs des différents États. Vers le milieu du XIXe siècle pour les libéraux les plus optimistes l’idée d’une société des nations, d’un véritable État mondial pouvait sembler réalisable dans un avenir assez proche.

En ce temps-là les libéraux n’avaient pas assez prêté attention au plus grand obstacle qui s’opposait au développement du libre-échange mondial : le problème national. Les socialistes, eux, ne s’aperçoivent pas du tout que pour la société socialiste cet obstacle est encore bien plus important. L’incapacité qui empêche les marxistes d’aller plus loin que Ricardo en matière d’économie politique et leur inintelligence de toutes les questions de politique nationale leur interdit d’entrevoir seulement les problèmes qu’elles soulèvent.

Chapitre II – Le problème des migrations et le socialisme

1. Les oppositions nationales et les migrations

Si les relations commerciales jouissaient d’une entière liberté, il se produirait le fait suivant : seules les conditions de production les plus favorables seraient utilisées. Pour la production des matières premières on rechercherait les biens-fonds qui, à données égales, pourraient fournir le plus grand rendement. L’industrie de fabrication s’installerait à l’endroit où pour la fabrication d’une unité de marchandise (absolument prête à la consommation, y compris donc le transport jusqu’au lieu de la consommation) le minimum de frais de transport serait nécessaire. Les ouvriers s’établissant dans le voisinage des endroits de production, la répartition de la population doit s’adapter aux conditions naturelles de la production.

Les conditions naturelles de la production ne sont immuables que lorsque l’économie l’est elle-même. Les forces qui donnent leur mouvement à l’économie ne cessent de les transformer. Dans l’économie qui se transforme les hommes émigrent des endroits moins favorisés du point de vue des conditions de la production vers les endroits plus favorisés. Dans l’organisation économique capitaliste capital et travail, sous la pression de la concurrence, émigrent vers les places les plus favorisés. Dans le cercle de la communauté socialiste le même événement se produit d’après les décisions de ceux qui assurent la direction de l’économie. C’est toujours le même phénomène. Les hommes émigrent vers les endroits où ils trouvent les conditions de vie les plus favorables[7].

Ces migrations ont pour l’organisation des relations internationales des conséquences très importantes. Elles amènent les tenants d’une nation offrant sur soi des possibilités de production moins avantageuses, sur le sol d’autres nations plus favorisées par la nature. Les conditions dans lesquelles se produisent ces immigrations peuvent avoir des résultats opposés. Ou bien les immigrés sont assimilés par leur nouveau milieu, et alors la nation des émigrés est affaiblie proportionnellement au nombre des émigrés. Ou bien les immigrés conservent dans leur nouvelle patrie leur caractère national, ou même s’assimilent les habitants du pays, alors c’est la nation où ils ont émigré qui peut redouter de cette immigration un préjudice causé à sa position nationale.

Le fait d’appartenir à une minorité nationale crée à ceux qui en font partie maint désavantage politique[8]. Ces désavantages sont d’autant plus forts et sensibles que le rayon d’action du pouvoir politique est plus étendu. Dans un État nettement libéral ces désavantages se font moins sentir, c’est dans un État socialiste qu’ils sont le plus forts. Plus ces désavantages sont fortement ressentis et plus s’accroît chez chaque peuple le désir de préserver ses ressortissants du destin qui frappe les minorités nationales. Grandir en nombre, posséder la majorité dans de vastes et riches régions devient un but politique digne d’un grand effort. Mais cela c’est l’impérialisme[9]. Dans les trente dernières années du XIXe siècle et dans les premières du XXe l’impérialisme employait très volontiers, comme moyens servant ses fins, les offensives de politique commerciale : tarifs protectionnistes, interdictions d’importation, primes à l’exportation, avantages de fret, etc. On a accordé moins d’attention à un autre moyen important de la politique impérialiste, qui revêt chaque jour une plus grande importance : les barrières opposées à l’immigration et à l’émigration. Mais l’ultima ratio de la politique impérialiste est la guerre. Tous les autres moyens qu’elle emploie ne lui semblent que des expédients insuffisants.

Rien ne nous autorise à croire que dans un État socialiste il serait moins désavantageux d’appartenir à une minorité nationale. Ce serait plutôt le contraire. Plus l’individu dépend, en toute chose, de l’autorité, plus les décisions des corps politiques ont d’importance pour la vie de chaque individu, et plus fortement sera ressentie l’impuissance politique à laquelle sont condamnées les minorités nationale.

Cependant, si nous étudions le problème de la migration dans la communauté socialiste, nous pouvons nous dispenser d’examiner particulièrement les difficultés qui surgissent entre les nations du fait des migrations. Car dans une communauté socialiste, il doit déjà se produire entre membres d’une même nation des difficultés causées par le problème de la répartition du sol – problème sans intérêt pour le libéralisme, mais problème capital pour le socialisme.

2. La tendance décentralisatrice du socialisme

Dans l’économie capitaliste le capital et le travail sont en mouvement jusqu’à ce que le profit ait atteint partout le même niveau. L’état de repos est atteint lorsque le capital et le travail en sont arrivés dans tous leurs emplois à la même productivité limite.

Considérons d’abord les migrations d’ouvriers, en négligeant pour l’instant les migrations de capital. Les ouvriers qui accourent en foule à un certain endroit y pèsent sur la productivité-limite. Le revenu du travail, le salaire, baisse, et par là un tort est causé aux ouvriers qui travaillaient en cet endroit avant l’immigration. Ces ouvriers voient dans les immigrés la cause de leurs salaires réduits. Leur intérêt particulier exige une prohibition de l’immigration. Empêcher l’afflux de nouveaux ouvriers devient un point du programme de la politique particulière de tous les groupements d’ouvriers.

Le libéralisme a montré qui faisait les frais de cette politique. D’abord ce sont les ouvriers qui sont touchés, forcés de se contenter d’un salaire peu élevé, en des endroits où les conditions de production sont moins favorables et où la productivité-limite est moindre. Ensuite ce sont les propriétaires des moyens de production assurant des conditions plus favorables, qui ne peuvent atteindre le résultat qu’ils pourraient obtenir s’ils embauchaient un plus grand nombre d’ouvriers. Mais cette politique produit encore d’autres effets. Un système qui protège les intérêts particuliers immédiats de différents groupements entrave la production générale et nuit en définitive à tous, y compris ceux qu’elle favorise en première ligne. Quel sera le résultat final pour l’individu, gagnera-t-il ou perdra-t-il avec le système de protection, comparativement au bénéfice que lui procurerait la pleine liberté de mouvement économique ? Cela dépend du degré de protection qui lui est assuré à lui et à d’autres. Sans doute le résultat total de la production avec le système protectionniste est inférieur à celui obtenu avec l’économie libre et la moyenne du revenu y est moindre. Mais il est fort possible qu’avec le système protectionniste certains individus s’en tirent plus avantageusement qu’avec l’économie libre. Plus la protection des intérêts particuliers sera appliquée d’une manière rigoureuse, et plus grande sera la perte générale pour la collectivité et il sera d’autant moins vraisemblable qu’il puisse y avoir des individus qui à ce régime gagnent plus qu’ils ne perdent.

Du reste dès qu’existe, en principe, la possibilité de sauvegarder des intérêts particuliers et des privilèges, la lutte s’engage entre les intéressés pour savoir qui passera avant l’autre. Chacun cherche à devancer son voisin et à acquérir plus de privilèges que les autres, pour pouvoir encaisser plus d’avantages. L’idée d’une protection égale, sans aucune lacune, de tous les intérêts n’est qu’un mirage issu d’une théorie superficielle.

Car si tous les intérêts particuliers étaient également protégés, personne ne retireraient un avantage de cette protection. Tous sentiraient également les désavantages d’une productivité diminuée. Chaque individu a l’espoir d’obtenir pour lui-même une protection plus forte qui lui donnera l’avantage sur ceux qui sont moins protégés, et c’est cela seulement qui l’attire vers le système protectionniste. Chacun demande à ceux qui ont le pouvoir, de lui accorder et maintenir des privilèges particuliers.

En dévoilant les effets de la politique protectionniste le libéralisme a brisé les forces qui combattaient pour l’obtention de privilèges. On s’était enfin rendu compte, qu’en mettant les choses au mieux il n’y aurait que très peu de personnes pouvant retirer du système protectionniste un véritable bénéfice, et que la grande majorité y perdrait. Cette constatation priva les champions du système protectionniste de l’adhésion de la masse ; les privilèges disparurent, parce qu’ils avaient perdu leur popularité.

Pour rappeler à la vie le système protectionniste il fallait d’abord anéantir le libéralisme. L’attaque fut menée de deux côtés. Du point de vue nationaliste, et du point de vue des intérêts des ouvriers et de la classe moyenne compromis par le capitalisme. Le point de vue nationaliste a abouti à un effort en vue de fermer les frontières, le second point de vue à accorder des privilèges aux chefs d’entreprises et ouvriers qui n’étaient pas assez forts pour soutenir la concurrence. Mais une fois que le libéralisme est complètement surmonté et que le système protectionniste n’a plus à redouter de lui aucune atteinte, rien ne s’oppose plus à l’élargissement du domaine des privilèges particuliers. On a cru longtemps que les mesures de protection territoriale efficaces étaient liées aux frontières nationales et politiques, de sorte que l’on ne saurait plus songer au rétablissement de douanes intérieures, à la suppression de la liberté de circulation et aux mesures de cette sorte. Sans doute l’on ne pouvait penser à de telles mesures, aussi longtemps qu’on tenait encore compte de ce qui restait des conceptions libérales. Lorsque, en Allemagne et en Autriche, on s’en fut entièrement débarrassé, dans l’économie des années de guerre, on vit s’introduire du jour au lendemain toute sorte de mesures d’isolement locales. Les districts de population agricole surabondante, pour assurer à leur population le bon marché des aliments, se groupèrent pour s’isoler des districts qui ne peuvent nourrir leur population qu’en important des vivres. Les villes et les régions industrielles rendirent l’immigration plus difficile pour empêcher la hausse des vivres et des loyers. Les intérêts particuliers des régions brisèrent l’unité du territoire économique, sur laquelle le néomercantilisme étatique avait fondé tous ses plans.

En admettant que le socialisme puisse jamais être réalisé, de grandes difficultés s’opposeraient à une réalisation homogène du socialisme mondial. Il se pourrait – et l’on ne peut négliger cette éventualité – que les ouvriers des différents pays, districts, communes, entreprises, industries, estimassent que les moyens de production qui se trouvent dans leur domaine sont leur propriété dont aucun « forain » ne doit tirer profit. Alors le socialisme se décomposerait en de nombreuses communautés socialistes indépendantes, si même il n’arrivait à se réduire complètement en syndicalisme. Le syndicalisme n’est pas autre chose que la réalisation logique du principe décentralisateur.

Chapitre III – La politique commerciale étrangère des communautés socialistes

1. Autarcie et Socialisme

Pour une communauté socialiste, qui n’embrasse pas toute l’humanité, il n’y aurait aucune raison de s’isoler de tous les pays étrangers et de vivre sur ses propres ressources. Il peut être désagréable aux chefs d’un tel État qu’avec les produits étrangers des idées étrangères passent la frontière. Ils peuvent craindre pour la durée du système socialiste que les camarades aient la possibilité de faire des comparaisons entre leur situation et celle des étrangers n’appartenant pas à des communautés socialistes. Mais ce sont là des considérations politiques. Elles n’ont plus de raison d’être, si les États étrangers sont aussi organisés selon une base socialiste. Du reste un homme d’État persuadé de l’excellence du socialisme devrait attendre d’un contact avec les ressortissants d’États non socialistes une conversion de ces étrangers au socialisme. Il ne devrait pas redouter que ces étrangers ébranlent la conviction socialiste de ses compatriotes.

De la fermeture des frontières empêchant l’importation des marchandises étrangères il en résulterait de grands désavantages pour l’approvisionnement des camarades socialistes : c’est ce que nous montre la théorie du libre-échange. Capital et travail devant être employés dans les conditions de production relativement moins favorables, leur rendement serait moindre. Pour illustrer ce fait prenons un exemple voyant. Une Allemagne socialiste pourrait à grand renfort de capital et de travail cultiver du café dans des serres. Mais il serait beaucoup plus avantageux, au lieu de cultiver du café dans le pays avec de si grands frais, de le faire venir du Brésil et d’exporter en revanche des produits que la situation de l’Allemagne lui permet de fournir dans des conditions plus favorables que le café[10].

2. Le commerce extérieur en régime socialiste

Ainsi sont données les directives que la politique commerciale d’une communauté socialiste devrait suivre. Si elle veut procéder d’une manière purement économique elle ne devra pas chercher à atteindre autre chose que ce qui se produirait avec une liberté de commerce complète par le libre jeu des forces économiques. La communauté socialiste bornera sa production aux biens pour lesquels le pays présente des conditions de production relativement plus favorables qu’à l’étranger. Elle ne développera chacune de ces productions que dans la mesure relative où ces conditions sont supérieures à celles de l’étranger. Quant aux autres marchandises elle se les procurera par voie d’échange avec les autres pays.

Pour la question de principe peu importe si ce commerce avec l’étranger se fait ou non avec un moyen d’échange universellement employé, avec de l’argent. De même que l’économie intérieure de la communauté socialiste, les relations commerciales avec l’étranger, qui n’en diffèrent en rien, ne pourront pas être organisées d’une manière rationnelle s’il n’existe pas de calcul en argent et d’évaluation des prix en argent pour les moyens de production. Là-dessus rien à ajouter à ce qui a été dit. Cependant nous voulons nous représenter une communauté socialiste au milieu d’un monde non socialiste. Une communauté de ce genre pourrait compter et évaluer en argent comme une compagnie de chemin de fer de l’État, ou un service municipal des eaux, comme il en existe dans les sociétés reposant par ailleurs sur la propriété privée des moyens de production.

3. Le placement des capitaux à l’étranger

Il n’est indifférent pour personne de savoir comment vont les affaires du voisin. La productivité du travail est accrue par la division du travail ; aussi est-il dans l’intérêt de chacun que cette division du travail soit aussi pleinement réalisée que les circonstances le permettent. Il est dommageable pour moi qu’il y ait encore des gens attachés à l’autarcie de leur économie domestique. S’ils participaient au commerce général, la division du travail pourrait être assurée d’une plus ample manière. Si les moyens de production se trouvent entre les mains de chefs d’entreprise peu doués, le tort causé atteint aussi tout le monde. Dans la société capitaliste cet intérêt, c’est-à-dire l’intérêt de tous et de la collectivité est servi efficacement par l’ambition qui anime chaque chef d’entreprise. D’un côté le chef d’entreprise cherche toujours de nouveaux débouchés ; avec ses marchandises meilleures et à meilleur marché il refoule les produits plus chers et moins bons des producteurs travaillant moins rationnellement que lui. D’autre part il cherche toujours des sources plus abondantes et à meilleur marché où se procurer les matières premières et procure ainsi à la production des conditions plus favorables. C’est là le fond véritable de la tendance expansionniste du capitalisme, tendance que le néo-marxisme méconnaît lorsqu’il l’appelle d’un mot alambiqué : « l’effort de mise en valeur du capitalisme », et lorsque, à notre grand étonnement, il cherche à se servir de cette formule pour expliquer l’impérialisme moderne.

L’ancienne politique coloniale des puissances européennes était entièrement mercantile, militariste et impérialiste. Après que le libéralisme l’eut emporté sur le mercantilisme, le caractère de la politique coloniale changea complètement. Parmi les anciennes puissances coloniales, quelques-unes – Espagne, Portugal et France – avaient perdu la majeure partie de leurs possessions. L’Angleterre, qui était devenue la première puissance coloniale, se mit en devoir d’administrer ses possessions conformément aux doctrines du libre-échange. Lorsque les libre-échangistes anglais parlaient de la mission qu’avait l’Angleterre de faire entrer au sein de la civilisation les peuples arriérés, ce n’était pas un vain mot. L’Angleterre a prouvé qu’elle avait conçu sa position dans les Indes, dans les colonies de la couronne et dans les protectorats comme un mandat de la civilisation européenne. Ce n’est pas hypocrisie de la part du libéralisme anglais que de déclarer que la domination de l’Angleterre aux colonies a été aussi utile pour ceux qu’elle avait soumis et pour les autres peuples du monde que pour l’Angleterre elle-même. Le fait seul qu’aux Indes l’Angleterre ait maintenu le libre-échange, montre qu’elle a considéré la politique coloniale d’un tout autre point de vue que les États qui dans la dernière moitié du XIXe siècle ont fait leur entrée ou leur rentrée dans la politique coloniale : France, Allemagne, États-Unis, Japon, Belgique et Italie. Les guerres entreprises par l’Angleterre à l’époque du libéralisme pour étendre son domaine colonial et pour ouvrir au commerce étranger des territoires qui lui étaient jusque-là fermés, ces guerres ont jeté les fondements de l’économie mondiale. Pour comprendre leur importance, on n’a qu’à se représenter les conséquences d’une Chine et d’Indes dont l’arrière-pays resterait en dehors du trafic mondial. Chaque Chinois, chaque Hindou, mais aussi chaque Européen et chaque Américain seraient beaucoup moins bien pourvus en marchandises nécessaires. Si aujourd’hui l’Angleterre perdait les Indes et que ce pays, riche en trésors naturels, tombât dans l’anarchie, et livrât au marché mondial moins de marchandises que jusqu’ici, ou pas du tout, cela serait une catastrophe économique de la première importance.

Le libéralisme veut ouvrir au commerce toutes ses portes. Il n’est pas du tout dans ses intentions de forcer quelqu’un à acheter ou à vendre. Ce qu’il veut, c’est supprimer les gouvernements qui par des interdictions commerciales et par d’autres restrictions apportées aux échanges commerciaux cherchent à priver leurs sujets des avantages que procure la participation au commerce mondial, et qui par là nuisent à l’approvisionnement de tous les hommes. La politique libérale n’a rien de commun avec l’impérialisme qui veut conquérir des territoires pour les isoler du commerce mondial.

Les communautés socialistes ne pourront pas agir autrement que les politiques libéraux ; elles ne pourront pas tolérer que des territoires, envers lesquels la nature s’est montrée prodigue de richesses, soient exclus du trafic, et que des peuples entiers soient empêchés de prendre part à l’échange des biens. Mais cela créera pour le socialisme un problème qu’il ne peut résoudre, parce que seule la société capitaliste peut le faire : le problème de la propriété des moyens de production étrangers.

Dans le monde capitaliste, tel que les libre-échangistes désireraient qu’il fût, les frontières des États sont sans importance. Les flots du commerce passent par-dessus sans que rien les arrête ; elles n’entravent pas l’acheminement des moyens de production immobiliers vers le meilleur chef d’entreprise et elles ne gênent pas non plus l’établissement des moyens de production mobiliers aux endroits qui offrent les conditions de production les plus favorables. La propriété des moyens de production est indépendante de la nationalité. Il y a des placements de capitaux qui sont faits à l’étranger.

Avec le socialisme il en va autrement. Une communauté socialiste ne peut pas posséder en propre des moyens de production qui se trouvent en dehors des frontières de l’État. Elle ne peut non plus faire de placements de capitaux à l’étranger pour en obtenir le plus haut rendement possible. Une Europe socialiste, par exemple, assisterait impuissante au fait suivant : Les Indes socialistes exploitant mal les richesses de leur sol, de sorte que sur le marché des échanges mondiaux elles pourraient fournir moins de biens que si elles étaient soumises à une économie plus rationnelle. Les Européens devraient faire en Europe de nouveaux placements de capitaux moins favorables, tandis qu’aux Indes des conditions de production plus favorables ne pourraient être exploitées à fond, faute de capitaux. Une juxtaposition de communautés socialistes indépendantes, qui ne seraient reliées entre elles que par des échanges de biens, s’avérerait insensée. Il en naîtrait des situations qui, en dehors d’autres considérations, suffiraient à abaisser considérablement la productivité.

Ces difficultés seront insurmontables, tant qu’on laissera subsister l’une à côté de l’autre des communautés socialistes indépendantes. Pour les surmonter, il faudrait que les communautés socialistes isolées fussent réunies en une communauté unique embrassant le monde entier.

Ludwig von Mises

___________________________

[1] Cf. Poehlmann, t. I, pp. 110…, pp. 123…

[2] Cf. Tugan-Baranowsky, Der moderne Sozialismus in seiner geschichtlichen Entwiclung, Dresde, 1908, p. 136.

[3] Cf. Pecqueur, p. 699.

[4] Cf. Marx-Engels, Das kommunistische Manifest, p. 23.

[5] Cf. Bismarck, Discours prononcé à la séance du Reichstag, le 19 février 1878. Fürst Bismarcks Reden, édit. v. Stein, t. VII, p. 34.

[6] Cf. Bauer, Die Nationalitätenfrage und die Sozialdemokratie, Vienne, 1907, p. 519.

[7] Cf. mon exposé dans Nation, Staat und Wirtschaft, Vienne, 1919, pp. 45… et dans Liberalismus, Iéna, 1927, pp. 93…

[8] Cf. Nation, Staat und Wirtschaft, Vienne, 1919, pp. 37…

[9] Cf. ibid., pp. 63… – Liberalismus, pp. 107…

[10] Il est superflu de discuter les plans d’autarcie, lancés bruyamment par les innocents gens de lettres du « Tat ». (Cf. Fried, Das Ende des Kapitalismus, Iéna, 1931). L’autarcie rabaisserait beaucoup plus les conditions de vie du peuple allemand que ne l’eût fait la charge des répartitions même centuplée.

Une réponse

  1. Rustem

    J aimerai qu on m exlpique pourquoi on parle du FN comme d un parti populiste ? Il n est pas cliente9liste comme l UMPS, il ne pratique pas la langue de bois ou la de9magogie, en faisant croire qu on peut prolonger inde9finiment la dette, l immigration, la mondialisation Le FN n est pas populiste. C est le seul parti qui se pre9occupe vraiment du bien du peuple.

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