L’Exposition de l’industrie suisse. Premier article

Gustave de Molinari, « L’Exposition de l’industrie suisse. Premier article », (Le Nord, 10 septembre 1857).


VARIÉTÉS.

L’EXPOSITION DE L’INDUSTRIE SUISSE

(Correspondance particulière du Nord.)

 

Berne, 6 septembre 1857.

I.

La Suisse est, vous le savez, Monsieur, la terre classique de la liberté commerciale. Bien que ses grandes industries aient pris naissance pour la plupart sous la serre-chaude du régime prohibitif, à l’époque où le blocus continental avait mis en interdit les marchandises anglaises comme si elles avaient été infectées de la peste, le peuple suisse ne s’est pas cru obligé de s’asservir indéfiniment aux gènes et aux vexations de la prohibition pour sauvegarder pendant la paix ces industries nées de la guerre. Seules en Europe, la Suisse et la Hollande alors unie à la Belgique ont adopté, en 1815, un système libéral pendant que toutes les autres nations, et l’Angleterre toute la première, s’infligeaient de gaité de cœur les privations d’un système qui n’était autre chose que la codification de la disette. Je viens de dire que l’Angleterre était alors à la tête des nations prohibitionnistes. En effet, les mêmes arguments qui sont invoqués aujourd’hui par les prohibitionnistes du continent pour faire mettre en interdit les marchandises anglaises étaient employés en Angleterre et avec non moins de succès contre les produits agricoles du continent. — Les industriels du continent disaient aux gouvernements : la guerre et le blocus continental étaient les fortes digues qui empêchaient les cotonnades, les fers, la quincaillerie de l’Angleterre d’inonder nos marchés. Ces digues sont maintenant rompues. La paix a ramené avec elle la liberté des transactions, protégez-nous contre la paix et contre la liberté, sinon, c’en est fait de nous ! Nous périssons submergés par cette effroyable inondation des produits à bon marché, et nous entraînons des millions d’ouvriers dans notre ruine. — De leur côté les landlords et les fermiers anglais tenaient un langage analogue. Ils disaient : le continent regorge de blés et les provinces méridionales de la Russie seules produisent assez de céréales pour nourrir l’Angleterre. Si on laisse entrer librement les blés russes nous en serons inondés, il nous faudra laisser nos champs en friche et vouer à la misère nos nombreux travailleurs agricoles. Protégez-nous donc, protégez-nous sans tarder contre les blés du continent et surtout contre les blés russes ! — Telles étaient les appréhensions qui se manifestaient des deux côtes du détroit et auxquelles les gouvernements ne surent point résister. Les nations du continent remplacèrent donc l’obstacle de la guerre et du blocus continental par celui de la prohibition des produits manufacturés, et l’Angleterre, à son tour, lui substitua l’obstacle du régime prohibitif. La guerre à coups de tarifs succéda à la guerre à coups de canon, et les progrès effrayants du paupérisme pendant cette période néfaste attestent qu’elle ne fut pas moins désastreuse. Le gouvernement des Pays-Bas, fidèle eux traditions libérales qui avaient fait la force et la grandeur des Provinces-Unies, sut résister à l’entraînement général jusqu’en 1830 ; mais à cette époque les provinces belges, affranchies d’une union qui leur pesait, commirent la faute adopter une autre politique économique, et une réaction analogue se fit sentir en Hollande. La liberté commerciale n’eut plus alors d’autre refuge que la Suisse, et je ne jurerais pas que cette forteresse fut demeurée inexpugnable, si les cantons fédérés avaient été soumis à un régime douanier uniforme. Mais le vieux régime des douanes, ou, pour mieux dire, les péages intérieurs, y dominaient encore. À l’exception de quelques cantons frontières, dans lesquels le commerce avec l’étranger est affranchi de toute entrave, chaque canton avait son système particulier de douanes et de péages. En général, ces péages étaient fort modérés, — et cela devait être, sinon ils seraient devenus, à cause de leur multiplicité, des obstacles insurmontables au développement de l’industrie nationale, en rendant inaccessible aux produits de chaque canton le marché des autres cantons. Mais s’ils étaient fort modérés, ils n’en étaient pas moins fort divers, et les rivalités locales étaient un obstacle insurmontable à leur suppression à l’intérieur, à leur uniformisation aux frontières.

Il a fallu que l’exemple du Zollverein allemand, d’une part, en montrant d’une manière pratique les avantages des unions douanières, et les révolutions intérieures de la Suisse et la création d’un certaine centralisation politique, d’une autre part, intervinssent pour rendre possible l’établissement d’une union douanière entre les cantons suisses. Ce Zollverein helvétique existe aujourd’hui en dépit des rivalités locales. Les péages intérieurs ont été supprimés en 1846, et une douane commune a été établie aux frontières. Comme j’aurai l’occasion de vous le faire remarquer, cette douane commune coûte fort cher en comparaison de ce qu’elle rapporte, car ses frais de perception atteignent le taux de 25 à 30% ; mais, si coûteuse qu’elle soit, elle n’en constitue pas moins un progrès manifeste sur le vieux régime des péages intérieurs. À l’époque de son établissement, les protectionnistes des cantons manufacturiers entreprirent une campagne pour faire prévaloir leurs doctrines dans la confection du nouveau tarif. Ils firent valoir instamment cet argument encore aujourd’hui très en faveur, que la Suisse, étant entourée de nations protectionnistes, jouait un rôle de dupe en laissant entrer librement les produits étrangers ; qu’elle se devait à elle-même d’exiger des autres nations une entière réciprocité de traitement ; qu’il fallait en conséquence faire de la liberté commerciale avec les nations libre-échangistes et de la protection avec les nations protectionnistes.

Une commission fut nommée pour examiner les arguments de ces partisans de la liberté commerciale avec réciprocité. Après s’être rendu compte de la situation des principales industries de la Suisse cette commission se prononça, à une grande majorité, en faveur de la liberté commerciale sans réciprocité, et elle choisit pour rapporteur M. de Gonzenbach. Je voudrais bien pouvoir citer quelques extraits du rapport de M. de. Gonzenbach : c’est un petit chef-d’œuvre de bon sens et de libéralisme économique. Mais je ne l’ai point sous les yeux en ce moment et je me réserve d’y revenir. Qu’il me suffise de vous dire que l’honorable rapporteur de la commission faisait remarquer judicieusement qu’on ne pouvait adopter la réciprocité pour base d’un système de douane, sans établir autant de tarifs qu’il y a de nations dans le monde civilisé, puisque chaque nation a son tarif plus ou moins différent de celui des autres, et que d’ailleurs, si le régime prohibitif adopté par les nations voisines de la Confédération helvétique prive, en partie, le peuple suisse de la liberté de la vente, c’est une raison de plus pour lui laisser la liberté de l’achat. Les partisans de la liberté du commerce avec réciprocité ne trouvèrent rien à répondre au rapport de M. de Gonzenbach, et le tarif commun de la Confédération demeura fixé sur des bases extrêmement libérales. Sauf un petit nombre d’exceptions, les droits s’échelonnent de 1,5 à 2%, c’est-à-dire qu’ils sont à peine fiscaux et encore moins protecteurs.

À l’annonce de l’ouverture d’une Exposition de l’industrie nationale à Berne, j’éprouvai au plus haut point le désir de savoir ce qu’avait produit ce tarif ultra-libéral. Je savais déjà, à la vérité, en consultant le tableau du commerce extérieur de la Suisse, que l’industrie manufacturière y devait être florissante, puisqu’elle exporte dans le monde entier ses produits en concurrence avec ceux de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre elle-même ; je savais aussi que la condition des classes ouvrières de la Suisse est, soit au point de vue du bien-être matériel, soit au point de vue du développement intellectuel et moral, bien supérieure à celui des mêmes classes dans le reste du continent ; je savais encore que l’industrie suisse avait tenu un rang des plus distingués aux Expositions universelles de Londres et de Paris, qu’elle y avait obtenu, proportion gardée, plus de médailles et de récompenses qu’aucune des industries des pays à tarifs prohibitifs ; mais il me semblait qu’en allant la surprendre chez elle, non plus cette fois dans la toilette des Expositions universelles, mais dans ce négligé de tous les jours, qu’on se garde bien de laisser voir quand on se trouve en présence de rivaux passablement orgueilleux, je me rendrais mieux compte de sa situation réelle. Je suis donc venu à Berne pour tâcher d’y apprendre s’il est vrai, oui ou non, qu’une industrie puisse grandir et prospérer sans qu’il soit nécessaire de l’envelopper dans les langes et de la munir des bourrelets du régime protecteur.

Quand on se rend de Belgique en Suisse sans être serré de trop près par le démon des affaires, il faut imiter le bonhomme Lafontaine allant à l’Académie, et prendre le plus long. Il faut aller par l’express jusqu’à Cologne, remonter le Rhin, jusqu’à Mayence, puis gagner Bâle en faisant une étape à Baden-Baden. Car le vieux Rhin défie décidément toute concurrence, en matière de paysages. C’est le roi des fleuves, et le plus difficile à détrôner. Sans doute, on ne saurait le comparer aux gigantesques artères fluviales du nouveau monde. C’est un nain auprès du Mississippi, de l’Orénoque ou de l’Amazone. Mais ces jeunes géants n’ont pas d’histoire. Le Rhin en a une, et cette histoire se déroule pittoresque, majestueuse et parfois sublime sous les yeux du touriste ; elle est écrite avec les ruines des châteaux féodaux qui couronnent les crêtes abruptes entre lesquelles il coule

Tranquille et fier du progrès de ses eaux,

comme disait le plus classique des poètes qui l’ont chanté, maître Nicolas Boileau. Or on n’improvise pas des ruines, et il faudra bien que les jeunes fleuves se résignent à attendre quelques centaines d’années pour posséder des décors qui puissent faire oublier ceux du vieux Rhin féodal. J’engage toutefois les hôteliers qui ont remplacé avec avantage les Burgraves et les Margraves à ne pas trop abuser de ce monopole. Car, si le Rhin n’a pas grand’chose à craindre de la concurrence étrangère, il pourrait bien devenir victime de certains propriétaires de Gasthofs embusqués sur ses bords. Ajoutons qu’après les hôteliers qui sont les seigneurs du Rhin, il y a les commissionnaires qui sont les valets des seigneurs, et comme toujours, ici les valets sont plus avides encore que les maîtres. Le dieu Pour boire, voilà l’idole à laquelle il faut sacrifier sur tout le parcours du Rhin, et c’est une idole qui n’est jamais apaisée. Elle se contente, à la vérité, d’une bien vilaine monnaie. Mais ceci est une autre plaie ! Vous avez pris, je suppose, la douce et commode habitude de compter en francs et centimes. Arrivé à Cologne et jusqu’à Mayence, vous êtes obligé de traduire vos francs et vos centimes en thalers et en gros. À peine votre apprentissage est-il terminé que voici la région des florins et des kreutzers qui commence. Et quels florins et quels kreutzers ! Il y en a des blancs, il y en a des rouges. Il y en a de petit module et de grand module. Il y en a qu’on accepte et il y en a qu’on n’accepte pas. Puis, après avoir traduit les francs et les centimes en thalers et en gros, il faut traduire les thalers et les gros en florins et en kreutzers. C’est la Tour de Babel des monnaies. La région des florins et des kreutzers se prolonge jusqu’à Bâle, où recommence celle des francs et des centimes. Dans le trajet, le touriste fatigué de traduire sa monnaie, peut aller se reposer à Baden-Baden, où toutes les monnaies sont également les bienvenues, et où le jeu de la roulette et du trente et quarante se fait à la fois en francs, en florins et en thalers. Mais c’est un repos dont il n’est pas prudent d’abuser si l’on veut conserver encore quelque chose à traduire.

Baden-Baden n’en est pas moins la reine des eaux thermales comme le Rhin est le roi des fleuves. C’est le groupe de villas le plus riant qu’on puisse imaginer au sein du plus sombre des paysages. Le contraste est saisissant. Peut-être même l’est-il trop. Ces sauvages échos de la sombre forêt hercynienne, obligés maintenant de répéter avec docilité les flonflons du Kursaal, ressemblent à des ours auxquels on a appris à danser. 

Nous traversons rapidement le Palatinat tout couvert de prés, de vignobles et de champs de tabac à n’en pas finir. Nous côtoyons la France, où le monopole du tabac est une des grosses ressources du Trésor public. Gare la contrebande ! Çà et là se détachent vivement sur le fond obscur de la Forêt noire qui borde l’horizon jusqu’à Bale, des églises, des villages, dont les clochers couverts d’écailles de fer blanc éblouissent les regards. Le zinc n’est nulle part en usage dans cette partie de l’Allemagne. On ne l’emploie pas non plus en Suisse, où l’on ne paraît pas savoir le travailler d’une manière convenable. Nous apercevons la tour curieusement ouvragée de la cathédrale de Fribourg en Brisgau, et nous voici enfin à Bâle et en Suisse.

Nous nous apprêtons à défaire nos malles et à exhiber nos passeport. Mais nous sommes ici sur une terre de liberté. Nous cherchons en vain le bonnet à poil d’un gendarme. Quant aux douaniers ils ont pour consigne expresse de laisser passer les bagages des voyageurs sans les visiter, si ce n’est en cas de suspicion légitime. Voila une consigne qu’on devrait bien importer partout. De Bâle, où l’on ne s’arrête guère, le chemin de fer est maintenant presque terminé jusqu’à Berne. Il n’y a d’interruption qu’au pied du Hauenstein, où cinquante ouvriers en train de percer un tunnel ont trouvé récemment une mort si affreuse. C’est un trajet de cinq à six heures à travers les plus grasses et les plus riches vallées de la Suisse. Des chalets sont groupés aux abords de la route ou parsemés d’une manière pittoresque sur les flancs des collines, lesquelles vont bientôt faire place aux montagnes. Des myriades de pommiers et de pruniers couvrent la campagne, ployant sous le faix d’une récolte surabondante, les pommiers surtout ! Il y a là de quoi remplir tous les compotiers de la terre.

Le convoi ne marche pas vite ; la grande vitesse paraît inconnue dans ce pays, où les fortes pentes et les courbes à petits rayons sont à chaque instant rendus nécessaires par la configuration du sol. Mais on ne se plaint pas d’aller trop lentement : on a sous les yeux une succession de panoramas ravissants, et d’ailleurs rien n’est plus confortable que l’aménagement des voitures du Centralbahn suisse. La compagnie a eu la bonne inspiration d’adopter le système des wagons américains. Ce sont d’immenses voitures pouvant contenir 79 personnes assises à l’aise sur deux rangées de bancs ou de fauteuils. Au milieu règne une sorte d’allée ou d’avenue ou l’on peut se promener quand on est fatigué de rester assis. On monte dans le wagon et l’on en descend par de longs et commodes escaliers placés à ses deux extrémités. Ces immenses wagons sont articulés de telle façon qu’ils franchissent les plus petites courbes sans qu’aucun déraillement soit à redouter. Il n’y a, au surplus, que de très faibles différences au point de vue du confort, entre les premières, les deuxièmes et les troisièmes classes. Les bancs son rembourrés avec du velours dans les premières, avec du drap dans les secondes, et ils ne sont pas rembourrés du tout dans les troisièmes. Mais dans aucune de ces trois classes on n’a été avare d’air et d’espace. C’est que les directeurs du Centralbahn n’ont pas pensé qu’il fût indispensable de rendre les secondes classes incommodes afin d’engager les voyageurs à monter dans les premières, et les troisièmes classes intolérables afin de les faire déserter pour les secondes. Ce calcul est bon pour notre Belgique, où les voyageurs de troisième classe sont empilés dans des wagons dont les Suisses ne voudraient pas assurément pour transporter leurs bœufs, leurs moutons ou leurs porcs.

Voici encore un autre avantage des wagons américains : c’est que les employés peuvent faire leur service à l’intérieur, sans être obligés d’exécuter autour des wagons ces manœuvres acrobatiques qui les obligent chez nous à lutter d’agilité avec les singes. Cependant, je dois le dire, les wagons américains ne sont pas populaires auprès du petit personnel des employés, et voici pourquoi. C’est parce qu’ils rendent impossible un trafic des plus fructueux, sinon des plus réguliers, qui s’exécute au détriment des compagnies et des gouvernements qui font office de compagnies dans tous les pays où prévaut le système des petites voilures. Vous êtes, je suppose, un voyageur de 1re classe, et vous tenez à avoir vos aises. Vous voulez en conséquence voyager seul dans un compartiment. Si vous êtes millionnaire et naïf, vous payerez les quatre places ou les huit places d’un compartiment, et tout sera dit. Mais si vous n’êtes ni millionnaire ni naïf vous vos contenterez simplement d’invoquer le Dieu Pour-boire et il viendra à votre aide. Moyennant un franc, deux francs ou trois francs, selon que vous tiendrez à jouir d’une solitude plus ou moins complète, selon aussi que vous aurez un trajet plus ou moins long à parcourir, on défendra aux profanes les abords de la voiture dont vous aurez fait choix. En vain, ils réclameront ; on les tiendra soigneusement encaqués dans les voitures « publiques » tandis que vous jouirez des agréments de la voiture « réservée » sous la protection infaillible du dieu susdit. Au besoin, d’ailleurs, on allongera le convoi sans scrupules à votre intention. C’est tant pis pour la compagnie, mais c’est tant mieux pour le petit personnel ! Or, cette manœuvre si profitable devient impossible avec le système des wagons américains. Quelle que soit la puissance du Dieu Pour-boire, elle ne va pas jusqu’à faire réserver à un seul voyageur une voiture à 79 places. Cela deviendrait par trop scandaleux. Et voilà pourquoi le petit personnel des chemins de fer est d’avis que le wagon américain est le plus incommode des wagons ! Cette opinion du petit personnel a malheureusement prévalu sur l’Ouest suisse.

D’Yverdon à Morges et à Lausanne, nous avons retrouvé plus tard en pleine vigueur le système des petites voitures. Un spécimen de ces wagons-coucous figurait même à l’Exposition de Berne. Nous n’en félicitons ni le constructeur ni la compagnie.

Le chemin de fer s’arrête à une petite distance de Berne, en attendant que le pont gigantesque que l’on est en train de jeter sur l’Aar soit terminé. Il est impossible de trouver une ville mieux située et plus mal bâtie que cette cité, capitale de la Confédération suisse. Elle occupe une sorte de promontoire formé par un coude de l’Aar, d’où elle surplombe le reste de la vallée. Un pont composé de deux arches, dont la principale n’a pas moins de 180 pieds d’envergure sur 90 de hauteur, rattache l’extrémité du promontoire au flanc opposé du vallon de l’Aar. À côté de ce pont monumental, on aperçoit la fosse aux ours. Un vieux patriote bernois avait laissé jadis une dotation considérable à ces armes vivantes de Berne, 30 000 ou 40 000 francs par an, si je ne me trompe. Les ours de Berne étaient donc fort à leur aise. Malheureusement, comme ils ne jouissaient point des droits civils, il avait fallu leur donner des tuteurs, et les tuteurs à leur tour avaient nommé force administrateurs pour gérer le bien des ours, et force employés pour prendre soin de leurs personnes.

Ils avaient non seulement des gardiens, mais encore des médecins et jusqu’à des pharmaciens en titre. Et pourtant ces ours si bien dotés et administrés se trouvaient confinés dans un affreux cul de basse fosse, où ils dépérissaient à vue d’œil. L’abus est devenu tellement scandaleux qu’à la fin les amis des ours se sont émus et qu’une reforme radicale a été opérée. Les administrateurs spéciaux ont été congédiés, et la commune s’est attribué les revenus de la donation en assumant sur elle l’entretien des donataires. On ne dit pas si les ours ont adhéré au nouvel arrangement. La commune les a logés dans une belle fosse, au fond de laquelle s’élève une niche élégante. Mais il nous semble qu’elle lésine un peu sur les frais d’entretien et de nourriture, car les ours si bien logés nous ont paru maigre à faire pitié ; et comme ils étaient malpropres ! N’était-ce pas notre fameuse question de la charité avec sa solution catholique et sa solution libérale, transportée dans la fosse aux ours ? Pauvres ours !

Mais laissons de côté la fosse aux ours et la question de la charité. Entrons à Berne. Voici une grande rue avec un ruisseau au milieu, comme au bon vieux temps. Voici des maisons à arcades basses, des allées sombres et des fenêtres carrées, presque toutes ornées de courtines rouges. Voici dans cette grande rue toute une série d’abbayes, abbaye du Singe, abbaye du Gentilhomme, abbaye des Tisserands, abbaye des Maréchaux, abbaye des Boulangers. Nous cherchons du regard les abbés et les moines. Les abbés ce sont de braves et vigilants hôteliers qui guettent les voyageurs, sur le pas de leurs portes, les moines ce sont les loueurs de voitures et les guides pour l’Oberland à la recherche des touristes et les commissionnaires en quête de pourboires. Le Moyen-âge n’est plus que sur les enseignes. Nous nous installons donc dans une abbaye, puisque abbaye il y a. On nous loge à l’étroit, on nous sert du miel et d’excellents petits pains d’épeautre à déjeuner, enfin on répond à toutes nos questions avec complaisance et bonhomie. Décidément les abbayes de Berne valent mieux que les hôtels du Rhin.

Peut-être, les lecteurs du Nord auront-ils trouvé un peu bien long le chemin que nous avons pris pour arriver à l’Exposition de Berne ; mais patience ! nous voici au bout. Nous sortons de notre abbaye. Nous traversons la plateforme qui s’élève au-dessus de l’Aar à une hauteur de près de 200 pieds, et d’où l’on découvre la chaine des Alpes bernoises avec ses sommets couronnés de glaciers et de neiges éternelles. C’est un spectacle prestigieux, et si parfaits que soient les produits de l’industrie humaine, nous doutons qu’ils puissent soutenir la comparaison avec ces produits gigantesques de l’industrie divine. Nous jetons un coup d’œil sur le palais fédéral, magnifique édifice où vont se trouver centralisés d’une manière économique tous les rouages essentiels du gouvernement fédéral, et nous nous dirigeons vers l’Exposition.

G. DE MOLINARI.

A propos de l'auteur

Ami, collaborateur et disciple de Frédéric Bastiat, Gustave de Molinari fut le plus grand représentant de l'école libérale d'économie politique de la seconde moitié du XIXe siècle. Auteur d'une centaine d'ouvrages et brochures, il est surtout connu pour sa défense de la liberté des gouvernements.

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