Michael Huemer ou le libertarianisme du sens commun

huemerSelon Bryan Caplan, le livre de Michael Huemer : The Problem of Political Authority,  est novateur en ce qu’il justifie le libertarianisme à partir d’intuitions morales du sens commun, auxquelles tout le monde peut adhérer. Partant de ces prémisses, il  raisonne de manière cohérente jusqu’à des conclusions plus radicales. Michael Huermer est professeur de philosophie à l”université du Colorado à Boulder, près de Denver.

Par Bryan Caplan, professeur d’économie à George Mason University, Virginie.

Traduit par Alexis Jouhannet, Institut Coppet

Un des passages que je préfère, de The Problem of Political Authority, est celui dans lequel Michael Huemer commence par prendre ses distances avec quelques autres philosophes libertariens :

Les idées développées dans ce chapitre pourront en interpeller certains du fait qu’elles soient trop extrêmes ou bien trop libertariennes. Devons-nous en arriver à accepter de telles conclusions ? A coup sûr, pour en arriver à ces conclusions radicales, j’ai bien dû faire quelques suppositions extrêmes et très controversées dans mon cheminement intellectuel, des suppositions que la plupart des lecteurs devraient être libres de rejeter ?

Je suis le premier à dire que les auteurs libertariens se sont souvent fondés sur des hypothèses philosophiques controversées pour tirer leurs conclusions politiques. Ayn Rand pensait par exemple que le capitalisme ne peut être défendu avec succès qu’en faisant appel à l’égoïsme éthique de chacun, qui veut que la meilleure action pour n’importe quel individu, dans n’importe quelle circonstance, est toujours la plus égoïste. Robert Nozick, quant à lui, est largement lu comme fondant sa vision du libertarianisme sur une conception absolutiste des droits individuels, selon laquelle les droits de propriété et le refus de la coercition ne peuvent en aucun cas être contrebalancés par un quelconque motif social. Jan Naverson enfin se fonde sur une théorie méta-éthique selon laquelle les bons principes moraux sont déterminés par un hypothétique contrat social. Du fait de la nature de ces théories éthiques ou méta-éthiques, sujettes à controverse, la plupart des lecteurs considèrent que les arguments libertariens qui se fondent sur celles-ci peuvent facilement être écartés.

Il faut dès lors remarquer que je n’ai pour ma part recouru à rien d’aussi controversé dans mon raisonnement. En effet, je rejette les trois fondements libertariens mentionnés plus haut. Je rejette l’égoïsme puisque je crois que les individus ont un réel devoir de prendre en compte les intérêts des autres. Je rejette également l’absolutisme éthique dans la mesure où je pense que, dans une certaine mesure, la satisfaction des besoins suffisamment importants des uns peut l’emporter sur le respect des droits des autres. Enfin je rejette toute forme de théorie du contrat social, puisque je crois que le contrat social est un mythe qui n’a aucune pertinence morale pour nous.

Huemer résume ensuite succinctement l’originalité de son approche :

Le fondement de mon libertarianisme est beaucoup plus modeste : le bon sens moral. De prime abord, il peut sembler paradoxal que des conclusions politiques aussi radicales trouvent leurs sources dans quelque chose simplement dénommé « le bon sens ». Je ne me réclame pas, bien sûr, de toutes les considérations politiques de bon sens. J’affirme que le renouvellement des opinions politiques provient de considérations morales de bon sens. De mon point de vue, la philosophie politique libertarienne repose sur trois idées-clefs :

–        Premièrement, le principe de non-agression dans l’éthique interpersonnelle. Il s’agit en gros de l’idée que les individus ne doivent pas attaquer, tuer, voler ou escroquer autrui et, plus généralement, que les individus ne doivent pas s’imposer les uns aux autres, sauf dans certaines circonstances bien précises.

–        Deuxièmement, la reconnaissance de la nature fondamentalement coercitive de l’État. Quand il promulgue une loi, il en assure l’application en l’accompagnant généralement d’une menace de sanction, elle-même soutenue par de réels moyens de violence physique potentiellement dirigés contre celui ou celle qui lui désobéirait.

–        Troisièmement, la méfiance face à l’autorité politique telle que l’on l’entend traditionnellement. Il découle de cette méfiance l’idée que – pour le dire très schématiquement – l’État n’a pas le droit de faire ce qu’il interdit à toute personne ou organisation privée de faire.

Mais pourquoi adopter ces trois idées-clefs ?

L’hypothèse éthique principale et bénéfique du libertarianisme, à savoir le principe de non-agression, est la plus difficile à présenter avec clarté et précision. En vérité, il s’agit d’un ensemble complexe de principes qui comprend l’interdiction du vol, de la violence, du meurtre etc. Même si je ne parviens pas à exprimer de façon exhaustive ce principe ou cet ensemble de principes, il est heureux de constater qu’il ne s’agit pas là du point principal de divergences entre les libertariens et les partisans d’autres idéologies politiques. En effet, le « principe de non-agression », tel que je le dénomme, n’est autre que l’ensemble des interdictions opposées aux atteintes faites à autrui, interdictions ; interdictions généralement acceptées au nom de la morale. Personne ou presque, au-delà des idéologies politiques, ne pense que le vol, la violence ou le meurtre sont moralement acceptables. Il n’est pas nécessaire d’avoir une liste exhaustive de ces interdictions, dans la mesure où les arguments en faveur de ces prescriptions libertariennes n’ont pas besoin de revendiquer cette liste pour exister. Il est également important de comprendre que je ne fais aucune supposition particulièrement forte à propos de ces interdictions éthiques : je ne prétends pas, par exemple, que le vol est en toute circonstance inacceptable. Je prétends simplement qu’il n’est pas acceptable dans des circonstances normales, comme le dit le bon sens moral.

Le second principe, celui de la nature coercitive de l’État, est également difficile à débattre. Cette nature coercitive de l’État est généralement oubliée ou ignorée dans les discours politiques, où la légitimité de la coercition est rarement discutée. Mais pratiquement personne ne nie véritablement le fait que l’État repose sur la coercition.

C’est donc la notion d’autorité qui marque le vrai point de divergence entre le libertarianisme et les autres philosophies politiques. Les libertariens sont méfiants face à l’autorité, alors que la plupart des gens acceptent celle de l’État dans les termes mêmes dont il s’en prévaut. C’est ainsi que la plupart se retrouve à soutenir certaines actions du gouvernement qu’ils tiendraient pourtant, dans d’autres circonstances, pour des atteintes aux droits individuels ; les non-libertariens présument que la plupart des contraintes morales qui pèsent sur tous les agents ne s’appliquent pas à l’État.

On en arrive ainsi au dernier passage du livre :

Ainsi, je me suis concentré à défendre la méfiance envers l’autorité, en examinant les théories les plus importantes et intéressantes de l’autorité. En défendant cette méfiance, je ne me suis pas, encore une fois, appuyé sur des hypothèses particulièrement controversées sur un plan éthique. J’ai considéré les éléments dits constitutifs de l’autorité étatique, et je me suis rendu compte que, dans chaque cas, soit ces éléments n’existent en fait pas (comme dans le cas des justifications de l’autorité fondées sur le consentement), soit ils ne suffisent simplement pas pour conférer à l’État la forme d’autorité à laquelle il prétend. Dans ce dernier cas, la preuve est apportée par le fait qu’un agent non-étatique qui revêtirait ces éléments ne se verrait pour autant pas imputer une quelconque sorte d’autorité politique. J’ai donc avancé que la meilleure explication au fait que les gens confèrent une autorité à l’État, se situe dans une série de biais irrationnels qui opèrent quand bien même il existe ou non des formes d’autorité légitimes. La plupart des gens ne s’arrêtent simplement pas pour interroger la notion d’autorité politique, mais dès lors que l’on s’y penche sérieusement, l’idée qu’un groupe d’individus dispose d’un droit particulier à diriger tous les autres, devient logiquement moins évidente.

Ces trois idées-clefs – le principe de non-agression, la nature coercitive de l’État et la méfiance vis à vis de l’autorité – mises ensemble appellent à l’existence d’une philosophie politique libertarienne. La plupart des actions gouvernementales violent le principe de non-agression, dans la mesure où ces actions sont d’une nature que le bon sens moral condamnerait si elles étaient effectuées par n’importe quel agent non-étatique. Plus particulièrement, l’État recourt généralement à la coercition dans des circonstances qui, sous aucun prétexte, ne seraient tenues comme adéquates pour justifier la violence d’un agent ou d’un organisme privés. Dès lors, à moins d’accorder à l’État une sorte de dispense spéciale vis à vis des contraintes morales ordinaires, il nous faut condamner la plupart de ses actions. Celles qui resteraient justifiées seraient celles que les libertariens accepteraient.

Vous n’êtes pas d’accord avec sa conclusion ? Lequel de ses trois fondements rejetez-vous ?

Comment quelqu’un pourrait-il échapper à la conclusion libertarienne ? Seulement en rejetant un des trois principes essentiels que j’ai identifiés. Il me semble particulièrement vain de mettre en doute la nature coercitive de l’État, et je doute qu’aucun théoricien ne voudra s’y risquer. Mais certains théoriciens interrogeront plus volontiers le bon sens moral. Je ne me suis personnellement pas lancé dans une défense générale de celui-ci dans ce livre, et je ne vais pas m’y mettre maintenant. Tout livre doit bien commencer quelque part, et commencer par des préceptes qui veulent que, dans des circonstances normales, on ne saurait voler, tuer ou attaquer autrui, me semble être assez raisonnable. C’est à mes yeux le point de départ le moins controversé, le moins incertain pour un livre de philosophie politique, et je crois que peu de lecteurs seront tentés de l’abandonner.

Le moyen le plus pertinent de s’opposer aux libertariens reste de contrer leur méfiance vis à vis de l’autorité. J’ai déjà abordé ce qui me semble être les justifications les plus intéressantes, influentes et ambitieuses de l’autorité politique : la théorie traditionnelle du contrat social, l’hypothèse qui la sous-tend, le recours aux méthodes démocratiques, et l’appel à la justice et aux finalités vertueuses. Je ne peux cependant pas aborder ici toutes les justifications possibles de l’autorité politique, et j’imagine qu’un certain nombre de penseurs réagiront à mes écrits en en soulevant d’autres.

Huemer répond alors par avance aux éventuelles critiques :

Cependant, j’imagine également que la stratégie globale sur laquelle je me suis appuyé servira, par extension, ces autres justifications de l’autorité. Pour théoriser l’autorité, on citera certaines caractéristiques – au sens très large – de l’État comme origine de son autorité, mais mon cheminement s’initie justement en imaginant que ces caractéristiques puissent être détenues par des agents privés… Par exemple, la faculté d’être une entité potentiellement admise par toute personne raisonnable, la faculté d’être accepté par la majorité dans la société, ou la faculté d’être à l’origine de retombées sociales vertueuses peuvent toutes être détenues par une organisation non-étatique, ou revêtues par les actions de celle-ci. Comme je le montre, il faut donc imaginer un agent non-étatique disposant de la caractéristique pertinente, et ainsi se rendre compte qu’on ne conférerait pas instinctivement une quelconque autorité politique à cet agent. Plus particulièrement, on ne lui conférerait pas un droit suprême, souverain et complet à rechercher l’obéissance des individus par la coercition. On en conclut donc que cette caractéristique ne suffit pas à fonder l’autorité politique*.

J’imagine que beaucoup de ceux qui liront le livre de Huemer fronceront les sourcils et se diront : « C’est tout ? Il n’y a que ça ? ». Mais cette apparente carence du livre en est pourtant une des vertus principales. Contrairement à presque tous les autres philosophes du politique, Huemer n’entend pas gâcher votre temps. Il n’essaie pas de vous convaincre de sept affirmations aléatoires, puis de vous amener par celles-ci à sa conclusion. Une Théorie de la Justice, de Rawls, serait là l’exemple parfait. Huemer n’essaie pas de faire en sorte que son lectorat se sente intellectuellement inférieur en lui dispensant un jargon aussi abondant qu’obscur. Non, il préfère plutôt dire clairement aux lecteurs ce qu’il croit, pourquoi il le croit, et sa conclusion suit directement ses hypothèses. Et les lecteurs de philosophie ne devraient s’en tenir à rien de moins – ou plus – que cela.

* Les notes de bas de page sont ici omises. Je cite Huemer directement depuis ses notes ; il y a donc quelques différences avec l’ouvrage final.

Source : //econlog.econlib.org/archives/2013/01/huemers_common-.html

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