Monopole des agents de change. Réglementation des professions d’avocat, de médecin, de professeur

Pour les libéraux, les professions dites libérales paraissent souvent bien mal porter leur nom, car rares sont celles qui sont davantage réglementées. En 1859, la Société d’économie politique mettait en discussion le monopole des agents de change et la réglementation du métier d’avocat, de médecin, de professeur. Quoique dans l’ensemble les orateurs se prononcent en faveur d’une liberté générale du travail, l’unanimité ne fut pas trouvée : Louis Wolowski, par exemple, tient encore à la réglementation, car elle est d’après lui, dans ces cas très particuliers, un rempart utile contre la fraude.


Monopole des agents de change ; réglementation des professions d’avocat, de médecin, de professeur, Société d’économie politique, réunion du 5 juillet 1859 (Journal des économistes, juillet 1859).

Après ces communications, la conversation se fixe sur le monopole du courtage en affaires de bourse, récemment revendiqué devant les tribunaux par les agents de change de la bourse de Paris.

M. Ch. Reybaud, publiciste, un des rédacteurs des Débats, qui propose de faire porter l’entretien sur cette question, dit qu’il lui paraît curieux de savoir comment soixante agents de change pourront faire le travail des trois cents intermédiaires ou coulissiers qui se sont successivement établis au fur et à mesure que les affaires ont augmenté, avec le concours et la participation des agents de change eux-mêmes.

M. L. Wolowski, membre de l’Institut, est très partisan de la liberté du travail ; mais il trouve que la profession d’agent de change présente une délicate question d’application et constitue une des exceptions qu’il faut faire au principe général. En effet, il s’agit ici de la constatation des négociations. M. L. Wolowski est de l’avis de Rossi[1], aux yeux duquel les avoués, les notaires, les agents de change, les huissiers, sont des travailleurs officiels, choisis par le gouvernement dans l’intérêt général et dans des vues d’ordre public, qui au lieu d’être rétribués directement par l’État, le sont par les particuliers qui ont besoin de leurs services.

M. Michel Chevalier, membre de l’Institut, dit que les agents de change font sans doute des opérations délicates ; mais que ces mêmes opérations n’exigent point le système de réglementation à outrance inauguré par les mesures conseillées au premier consul, qui n’entendait guère ces questions, par des gens qui s’étaient mal trouvés de spéculer sur la baisse et qui prétendaient que de pareilles affaires portaient atteinte au crédit et à la considération du gouvernement. M. Mollien qui avait l’esprit beaucoup mieux fait, défendit la liberté des transactions financières, même les spéculations à la baisse, comme moyen, les événements aidant, d’arriver à la hausse. Nonobstant le premier consul, pour éviter les abus, se jeta dans la routine. En Angleterre et aux États Unis les affaires se font tout aussi bien sans le monopole.En France on peut, sans être trop exigeant, demander la révision d’une réglementation qui remonte à cinquante ans. La réforme pourrait être défendue au point de vue du grand principe de la liberté du travail en général ; mais elle est vidée par l’expérience, qui apprend que les agents de change ont plus d’affaires qu’ils n’en peuvent soigner; qu’ils font leur fortune en peu d’années, et que les auxiliaires de la coulisse remplissent à la satisfaction de leur clients les fonctions d’intermédiaires auxquelles les agents de change ne pourraient suffire.

M. Courcelle-Seneuil fait remarquer que le premier consul rétablit au commencement de ce siècle la réglementation de l’Ancien régime et que le nombre actuel des agents de change est le même que sous la régence.

M. Paul Coq montre le marché libre s’établissant, dès l’origine, à côté du privilège des agents de change. Il y a seulement cela de remarquable, que le monopole éprouve quelque peine à se constituer, pendant que l’intermédiaire libre jouit de plus en plus de la faveur générale. C’est ainsi que le nombre des agents de change, après avoir été porté d’abord à soixante, dut être un peu plus tard réduit à quarante, vu le peu d’empressement mis à lever des offices qui conféraient de grands avantages au titulaire. Ainsi la liberté, cette sœur aînée du monopole, jouit d’une véritable faveur, là où les hommes du privilège s’établissent à grand peine.

Vainement, à diverses époques, la loi s’arme de rigueur contre des intermédiaires auxquels le public persiste à donner la préférence. La coulisse, soutenue par une faveur constante qui lui assure avec le temps une publique tolérance, prend chaque jour des forces nouvelles, et c’est ainsi qu’elle devient le levier de transactions nombreuses. Les gouvernements n’ont pas de peine à comprendre que, s’armer ici contre le marché libre des rigueurs de la loi, ce serait porter au crédit lui-même d’irréparables coups.

Voilà comment pendant cent cinquante ans les choses ont marché, la liberté se faisant par degrés l’auxiliaire sérieux, indispensable du privilège. Si les divers régimes politiques par lesquels le pays a passé ont toléré invariablement, couvert même dans ces derniers temps d’une publique assistance cet ordre de choses, c’est qu’on était convaincu que l’intérêt public et privé trouvait de plus en plus à cela son compte. L’État ne tolère que ce qui lui sert et lui profite. À mesure d’ailleurs que s’est faite l’éducation du public, familiarisé chaque jour davantage avec le mouvement du capital mobilier, l’importance des transactions s’est accrue et le personnel, comme le cadre du personnel, n’a plus répondu aux exigences d’un vaste marché. De là les services nombreux rendus incessamment par le libre intermédiaire au public, à l’État lui-même. Le public est au demeurant le meilleur juge du mérite des instruments qui lui sont indispensables. Si la foule va de préférence aujourd’hui à cette corporation nombreuse et puissante qu’on nomme la coulisse, c’est qu’on a acquis la preuve, par une longue expérience, qu’il y a là, indépendamment de rares aptitudes, d’immenses ressources pour opérer à propos, sans parler d’une sécurité parfaite.

Le public est, du reste, autrement capable de discernement en ces matières qu’il y a cent cinquante ans. Ses lumières sont aujourd’hui au niveau d’un marché devenu tout autre, et qui n’a pris une véritable ampleur que parce qu’il n’a pas été condamné à se mouvoir dans les liens du monopole. Tous les gouvernements ont fait jusqu’ici la part des exigences croissantes du marché de la bourse ; ainsi tous ont couvert ce qui existe d’une constante protection, malgré le langage impérieux de la loi. Le moment semble venu de mettre d’accord la législation avec les faits, par la reconnaissance d’un état de choses qui offre au public toute sécurité, outre que chacun rencontre là de rares aptitudes, unies à tous les avantages du bon marché, fruit d’un libre et puissant concours.

M. A. Courtois fils, négociant, s’étonne de voir parler partout de l’immixtion des coulissiers dans les fonctions d’agents de change. Ce serait presque l’inverse qu’il faudrait dire à ses yeux ; car d’abord les agents de change n’ont pas le droit de faire des affaires à terme. L’arrêtédu 27 prairial an X s’explique à cet égard d’une manière qui ne laisse aucun doute ; il stipule que l’agent de change doit (c’est un devoir pour lui) avoir entre les mains les titres et espèces faisant l’objet de la négociation. Le code de commerce, en parlant des fonctions des agents de change, leur attribue d’une manière exclusive le droit de s’entremettre dans les négociations d’effets publics, etc. Il ne dit pas si ces négociations doivent être à terme ou au comptant seulement. Mais, pour qui connaît l’esprit qui dominait alors le législateur, pour qui se rappelle la conversation de M. Mollien avec le premier consul, pour qui sait que l’opération à terme quelle qu’elle soit fut toujours regardée sous l’empire comme attentatrice à l’ordre public et contraire à la saine morale, il n’y a pas de doute à avoir. En outre, deux ans plus tard, les mêmes législateurs faisaient le code pénal et défendaient comme un pari sur les effets publics (chose condamnable aux termes du code) toute convention de vendre ou de livrer des titres que l’on ne possédait pas. De tout ceci il résulte, aux yeux de M. Courtois, que les législateurs de 1807 n’ont nullement entendu comprendre dans les attributions des agents de change, officiers publics, les marchés à terme, qu’ils n’ont jamais vu que d’un mauvais œil.

Mais ce qu’il y a de plus grave dans la question proposée, c’est, d’après M. Courtois, qu’aux termes de l’article 86 du code de commerce, les agents de change ne peuvent, sous peine de destitution, accorder leur garantie aux marchés dans lesquels ils interviennent. Les coulissiers en le faisant sont dans leur droit et se séparent complètement des agents de change pour devenir banquiers.

Au reste, ajoute M. Courtois, la plupart des reproches adressés à la coulisse se résument en ces mots ; elle est active, intelligente, entreprenante, elle fait ses opérations à bon marché ; elle les garantit ; elle est entre le parquet et le public une intermédiaire des plus utiles, indispensable ; que la coulisse persévère encore quelque temps dans l’abstention à laquelle elle a eu la sagesse et le courage de se condamner depuis le 24 juin, et l’on verra bien la vérité de ce que nous avançons[2].

M. Dupuit, inspecteur général des ponts-et-chaussées, pense qu’au point de vue économique les avantages de la liberté complète ne sauraient être contestés, puisqu’il est de fait qu’en dehors de la corporation légale il s’est formé spontanément une industrie libre qui paraît être préférée par le public, puisqu’il s’adresse à elle, quoiqu’il puisse faire autrement. Pourquoi donner au public des garanties ou de prétendues garanties dont il ne veut pas ? Qui peut être meilleur juge des besoins du public que le public lui-même ? Et puis on n’a pas assez remarqué qu’il résulte de l’état de choses actuel un impôt énorme qui pèse sur toutes les transactions. Les charges d’agents de change valent aujourd’hui deux millions ; les détenteurs actuels, qui sont au nombre de soixante, sont donc aujourd’hui obligés de demander au public, en sus du droit de commission destiné à payer leurs soins, leurs peines et leurs risques, dix ou douze millions, représentant l’intérêt de la valeur de leurs charges. Par l’effet de la suppression de la coulisse, cette prime, que le régime de la liberté ferait disparaître complètement, va considérablement augmenter encore. Or à quoi bon cet impôt ? Quels services tend-il à rémunérer ? M. Dupuit n’insiste pas sur cette question, parce qu’elle se présente pour beaucoup d’autres offices, pour les notaires, les avoués, etc., etc., et que la Société des économistes pourra peut-être s’en occuper un autre jour d’une manière spéciale.

Revenant au sujet qui lui a fait prendre la parole, il dit que l’économie politique ne doit pas plus admettre l’intervention de l’État dans la réglementation de la profession de médecin ou d’avocat, que dans celle d’agent de change. Il reconnaît cependant qu’en ce qui concerne les médecins et les avocats, l’État se montre plus libéral que pour les agents de change, attendu qu’il se borne à délivrer des brevets de capacité et qu’il ne limite pas le nombre.Mais la liberté du travail n’en est pas moins violée, en ce qu’on ne peut être médecin ou avocat qu’à la condition non seulement de subir des examens et d’obtenir des grades, mais sans avoir appris le droit et la médecine dans une école de l’État. Le plus habile jurisconsulte, le plus habile médecin, ne pourraient faire de leurs fils un avocat ou un médecin ; il faut absolument venir recevoir à Paris ou dans quatre ou cinq villes privilégiées, les leçons d’un professeur peut-être moins capable, mais, dans tous les cas, certainement moins intéressé au succès de l’élève. Que de dépenses pour les familles ! Quelle source de dissipation pour la jeunesse qui échappe souvent par là beaucoup trop tôt à la surveillance paternelle. Or, cela n’est certainement pas nécessaire. On se figure que, sans ces entraves, le public, qu’on considère comme un enfant mineur, confierait sa fortune, son honneur et sa santé au premier venu. Cependant ce qui se passe est bien fait pour rassurer les esprits les plus timorés. Il y a bien à Paris cinq ou six cents avocats autorisés à plaider ; il n’y en a, guère qu’une centaine qui plaident. Et ce choix fait par le public, qu’on traite comme un idiot, est tellement bien fait, que très souvent l’État ne trouve rien de mieux pour remplir les plus hautes fonctions de la magistrature ou de l’administration, que de prendre les hommes auxquels le public a lui-même accordé sa confiance. Comment croire qu’avec le régime de la liberté, le public irait tout à coup donner sa confiance à des gens incapables, lorsque ce même public ne l’accorde pas aujourd’hui aux quatre ou cinq cents avocats, que l’État trouve lui très capables.

Ce qui a lieu pour le droit a lieu pour la médecine : il y a autant de médecins sans malades que d’avocats sans causes. Est-ce que les médecins qui ont la plus nombreuse clientèle ne sont pas aussi les plus capables ? L’État leur avait donné à tous le même diplôme, le public les a choisis, classés, ce qui était une tâche autrement difficile. Demain ces deux professions deviendraient libres, que personne ne fournirait certainement à M. Dupuit l’occasion de perdre un procès ou de tuer un malade. On s’effraye et on dit : Mais avec le régime de la liberté, on verrait naître des systèmes de médecine absurdes ; le public peu éclairé se laisserait entraîner et la santé publique serait compromise. Un procès récent paraît démontrer que le régime de la réglementation ne met pas précisément à l’abri de cet inconvénient : s’il faut en croire les allopathes, que seraient les homéopathes ? S’il fallait en croire les homéopathes, que seraient les allopathes ? Cependant les uns ou les autres ont raison, et alors il faut bien admettre que le pauvre public, exposé à rencontrer un charlatan dans un docteur de l’État, n’est pas dispensé par le diplôme de se servir de son intelligence pour faire un choix entre les hommes et les doctrines.Il y a d’ailleurs beaucoup d’autres professions pour lesquelles la liberté existe d’une manière complète, qui n’intéressent pas moins la fortune ou la vie du public, et dont l’exercice ne donne lieu à aucune plainte. Quoique le premier venu puisse prétendre au titre d’architecte ou d’ingénieur civil, voit-on le public confier la construction des maisons ou des bateaux à vapeur au premier venu ?Voit-on les maisons s’écrouler sur le dos des habitants, voit-on les bâtiments s’engloutir en sortant du port ? Si le public à assez de discernement pour choisir son architecte ou son ingénieur, pourquoi n’en aurait-il pas assez pour choisir son médecin ou son avocat ? Beaucoup de personnes croient que la révolution de 1789 nous a donné d’une manière complète la liberté du travail. Il n’en est rien, beaucoup de professions sont encore réglementées et en France : pour saigner une vache il faut avoir un diplôme !…

M. de Parieu, membre de l’Institut, vice-président du conseil d’État, fait remarquer que la discussion dévie de son objet primitif. Il faut peu de capacité intellectuelle ou scientifique pour être agent de change. Les privilèges constitués dans cette profession l’ont donc été probablement dans un intérêt fiscal. Au contraire, c’est dans un intérêt social qu’il a été convenable de protéger les malades contre le charlatanisme, les plaideurs, et pour parler le langage reçu, les veuves et les orphelins, contre l’ignorance de jurisconsultes qui n’auraient pas été dignes de ce nom. Les examens et grades assurent un minimum de connaissances. La concurrence classe ensuite ceux qui ont ce minimum, et assigne des rangs divers à l’expérience et au talent pratique. Cette législation est bonne dans ses résultats. Il ne pourrait, du reste, être que très utile de voir les avocats versés dans l’économie politique. Cela se rattache de loin à la question importante, et peut-être trop négligée, de l’enseignement administratif.

M. O’Meagher, publiciste, rédacteur du Times, donne quelques détails sur la manière dont les choses se passent en Angleterre. Ce sont des associations scientifiques qui font subir des épreuves et donnent des diplômes, en dehors de l’action ministérielle. Pour les avocats ces épreuves sont sans importance. Pour devenir barrister, il suffit d’assister à une douzaine de diners.

Les Lyndhurst, les Campbell, les Brougham, etc., n’ont pas en autre chose à faire officiellement qu’à assister à ces douze diners. Ce n’est que depuis peu d’années qu’on a institué quelques cours publics aux frais de l’État. Chacun étudie, se perfectionne et cherche à se faire connaître sans que l’État s’en mêle.

M. Joseph Garnier veut insister avec M. Dupuit, sur ce fait qu’en France, c’est précisément dans la profession d’agent de change, pour laquelle le public a le moins besoin de garanties, que le monopole est le plus complet. On demande des conditions de capacité aux avocats et aux médecins, mais le nombre en est illimité. Au contraire, la corporation des agents de change est close, et le public ne peut choisir que dans un personnel très restreint.

En ce qui concerne l’enseignement, il peut y avoir des raisons à donner à l’appui de l’enseignement officiel pour les classes populaires, qu’il est prudent d’éclairer, et d’un certain enseignement supérieur que le public ne pourrait convenablement rétribuer; mais il faut reconnaître que partout où l’État entretient des établissements d’instruction, il n’y a pas de véritable liberté pour l’enseignement.

M. Dupuit ne serait pas satisfait du mezzo termine que propose M. Michel Chevalier. Sans doute la suppression du diplôme, la liberté de l’enseignement du droit et de la médecine constitueraient un progrès considérable sur l’état de choses actuel. Mais, pour que l’enseignement privé fût possible, il faudrait que l’État s’astreignit à faire payer cet enseignement ce qu’il lui coûte. Dans l’intérêt des classes pauvres, on veut un enseignement à peu près gratuit, mais M. Dupuit pense qu’on se trompe à ce sujet. Tant que les bâtiments des écoles auront une valeur, tant que les professeurs de l’État se feront payer, l’enseignement ne sera pas gratuit. Seulement, au lieu de le faire payer à ceux qui en profitent, on le fera payer à tout le monde, c’est-à-dire à ceux qui n’en profitent pas. Quelle que soit la libéralité de l’État à cet égard, il faut bien s’attendre que les écoles de l’État ne seront établies que dans un très petit nombre de villes. Non seulement les jeunes gens pauvres qui n’habiteront pas ces villes ne pourront pas en profiter, mais ils seront appelés par l’impôt à contribuer à l’instruction de leurs concurrents plus heureux. Et dans ces villes privilégiées, comment voulez-vous que le médecin ou le jurisconsulte luttent contre cet enseignement gratuit, enseignement dont les profits suppléeraient à l’insuffisance des ressources de leur profession ? La classe pauvre a tout à gagner au régime de la liberté. Que se passe-t-il aujourd’hui ? Pour devenir docteur, il faut vivre trois ou quatre ans près d’une faculté, et l’enseignement y fût-il gratuit, ce séjour loin de la famille n’en constituerait pas moins une dépense qui n’est pas à la portée de tout le monde. Enfin vous êtes parvenu à vaincre cette difficulté, vous voila docteur, docteur pour l’État, mais pas pour le public, qui ne veut pas de vos services et vous impose un chômage obligé de cinq ou six ans et quelquefois de bien davantage, parce que, très fort sur la théorie, vous ne savez rien de la pratique, et que le bon sens public ne veut pas de l’une sans l’autre. Voilà des difficultés presque insurmontables pour les classes pauvres, et dont l’enseignement privé triomphe admirablement, par la variété de ses combinaisons. On devient architecte, ingénieur civil en se faisant le commis, l’aide, le secrétaire, le copiste d’un bon architecte ou d’un bon ingénieur, qui se fait d’abord payer les leçons qu’il vous donne par les petits services qu’il tire de vous, et plus tard vous paye ces services, quand votre savoir les a rendus plus importants et plus nécessaires pour lui. Pourquoi ne deviendrait-on pas avocat ou médecin par la méthode, qui a l’avantage de faire marcher de front la théorie et la pratique, et de les fortifier l’une par l’autre. Le système de l’apprentissage, qui donne de bons architectes et de bons ingénieurs, non seulement donnerait de bons médecins et de bons avocats, mais ouvrirait des carrières à certaines classes de la société qui s’en trouvent exclues par les avances qu’elles exigent aujourd’hui.

L’enseignement de l’État a encore un autre inconvénient, c’est d’obliger l’État à prendre un parti dans les questions scientifiques. S’il enseigne la médecine, il faut nécessairement qu’il soit allopathe ou homéopathe ; c’est l’arbitraire du prince et du ministre qui fera choix de la doctrine officielle. Une fois installée dans les chaires de l’État, cette doctrine y devient naturellement rebelle à tout changement, à tout progrès. Comment faire avouer à un professeur de l’État que ce qu’il enseigne depuis trente ans est une erreur ?Toute idée nouvelle est considérée comme un manque de respect envers l’autorité. Qu’on se rappelle avec quelle peine et quelles difficultés la théorie de la circulation du sang est parvenue à se faire admettre des médecins du temps.

À quelque point de vue qu’on se place, la liberté de la profession, la liberté de l’enseignement, l’abstention de l’État dans toutes ces questions, sont ce qu’il y a de plus avantageux pour ceux qui exercent ces professions, pour le public et pour la science elle-même.

M. Wolowski verrait de graves inconvénients à ce que la profession d’avocat pût être exercée par tout le monde. L’expérience a été faite et on n’a pas eu à se louer du système des libres défenseurs. Quant à l’enseignement officiel, il sera nécessaire tant qu’il y aura un code officiel.

M. Michel Chevalier, tout en reconnaissant que la liberté est pour l’enseignement, comme en toutes choses, un principe fécond, un stimulant utile, reconnaît aussi l’importance de l’enseignement par l’État. Les facultés de droit et de médecine sont des foyers de lumière. Les hommes qui s’y préparent font, à tout prendre, partie de l’élite de la nation, et Napoléon, qui n’aimait pas, comme on sait, les avocats, fut néanmoins obligé d’employer beaucoup d’entre eux ; il est seulement regrettable qu’ils sachent si peu d’économie, et que la plupart se mettent à la remorque des préjugés les plus absurdes, qu’il serait dans leur rôle de combattre.

M. Gervais, de Caen, directeur de l’école supérieure du commerce, ne croit pas que l’enseignement officiel puisse arrêter les progrès des idées nouvelles. Sous la restauration et sous le ministère de M. de Frayssinous, Broussais pouvait vulgariser sa doctrine, malgré l’opposition de la faculté, et bien qu’il n’eût encore que peu d’appui. On pourrait citer d’autres exemples.

 

L’IMPÔT DU TABAC PROGRESSIF À REBOURS.

M. Dupuit a adressé au secrétaire perpétuel de la société la lettre suivante :

Paris, 7 juillet 1859.

« Mon cher collègue,

Dans la séance du 6 juillet, où a eu lieu la discussion sur la justice de l’impôt du tabac, quelques-uns de mes contradicteurs ont cherché à justifier cet impôt en disant que les tabacs de luxe étant plus imposés que les tabacs ordinaires, les riches payaient plus que les pauvres.

C’est là une erreur de fait contre laquelle je vous demande la permission de réclamer. D’après les renseignements que je me suis procurés et que j’ai tout lieu de croire exacts, voici quels sont les prix de revient et les prix de vente des diverses qualités de tabac et par conséquent l’impôt qui en résulte pour chacune d’elles.

Prix de revient du kilogramme. Prix de vente. Impôt pour cent francs.
fr. c. fr. c.
Tabac à priser ordinaire 5 40 8 » 471
Tabac à fumer ordinaire, dit caporal 1 60 8 » 400
Cigares à 05 c. 3 25 12 50 385
             à 10 10 30 25 » 143
             à 15 22 » 37 50 70
             à 20 32 50 50 » 54
             à 25 37 50 62 50 67

Ainsi l’impôt est en raison inverse de la qualité du tabac, le tabac ordinaire paye de six à sept fois plus d’impôt que le tabac de luxe. Cette diminution de l’impôt se continue pour les cigares de 0,30 et 0,40, dont il ne se consomme d’ailleurs que de très faibles quantités.

Si injuste que puisse paraître cette proportion, elle n’en est pas moins, suivant moi, confirme aux principes économiques, si elle a pour résultat de faire rendre à l’impôt du tabac tout ce qu’il peut donner.

Agréez, etc.

DUPUIT. »

___________________

[1] Cours d’économie politique, t. Ier, XVIIIleçon.

[2] V. dans ce numéro l’article de M. Courtois : Agents de change et courtiers marrons, p. 100.

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