Des spéculations de bourse et de leur influence sur la fortune publique, par Louis Reybaud

Au milieu du XIXsiècle, la bourse et les opérations financières commencent à prendre une importance démesurée, qui inquiète les économistes. Dans une vaste étude, Louis Reybaud examine les motifs de cet engouement et décèle la source de nombreux déboires futurs. La spéculation éhontée et la manipulation financière, qui prête appui à des combinaisons industrielles et commerciales parfois peu solides, est pour lui un mirage qui n’emporte actuellement la population que par le défaut d’une saine liberté des transactions : cette pleine liberté, en restreignant l’emprise des privilèges et monopoles, découragera les manipulateurs et enhardira les épargnants.

Des spéculations de bourse et de leur influence sur la fortune publique, par Louis Reybaud

(Journal des économistes, juin, juillet, août, et septembre 1856.)

 

 

DES SPÉCULATIONS DE BOURSE ET

DE LEUR INFLUENCE SUR LA FORTUNE PUBLIQUE.

 

Je me propose de traiter un sujet délicat, et je le ferai d’une main prudente. Le crédit, quoi de plus digne de ménagements ? Vis-à-vis de l’État et des communes, ces ménagements sont de rigueur ; leurs intérêts sont les nôtres, et quant aux établissements particuliers, leur susceptibilité est telle qu’il faut y regarder à deux fois avant de s’occuper d’eux. De là cette règle, familière aux bons esprits, qui consiste à n’intervenir dans ces questions que de loin en loin et avec beaucoup de réserve.

Depuis quelque temps, il s’est opéré sur les valeurs mobilières un mouvement auquel tout le monde s’abandonne et s’associe, sans essayer de le juger. Tant de gens en ont profité que le dénigrement ressemblerait à de l’ingratitude. Aux titres sur lesquels s’exerçait le jeu sont venus s’ajouter une foule de titres récents, et, quoique longue déjà, la liste ne semble pas près de se clore. Rentes émises pour le service de trois emprunts, obligations des villes et des chemins de fer, compagnies financières, industrielles, commerciales et agricoles, sociétés anonymes ou en commandite pour un nombre presque illimité d’exploitations et une variété infinie de produits, gaz, mines, métaux, palais, docks, forges, constructions, armements maritimes, service des eaux, voitures, terrains à bâtir, que de nouveaux venus sur le marché des fonds publics, et qui, pour la plupart, y gardent une assez bonne contenance ! Il serait difficile de dire, même par approximation, de combien s’est accrue, dans le cours de ces trois dernières années, la somme des valeurs négociables qui servent d’aliment habituel à la spéculation. Les uns parlent de cinq milliards, les autres de six ; d’autres vont plus loin encore. Toujours est-il qu’il s’agit d’un chiffre considérable, qui s’élève chaque jour et parfois avec une violence dont on pourrait à bon droit s’alarmer.

Comment faut-il envisager ce mouvement ? Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Là-dessus, les avis se partagent. Il va de soi que les personnes à qui il profite n’en distinguent que les beaux côtés ; que dans cette abondance de titres, plus ou moins sérieux, elles ne voient qu’une chose, le signe et la conséquence des développements de la richesse publique. Mais pour les hommes réfléchis, la question ne se réduit pas à des termes aussi simples. Au milieu du vertige qui règne, leur rôle est de tout peser froidement, de juger les faits en eux-mêmes et pour ce qu’ils sont, sans prévention ni partialité, et d’en rendre les conséquences sensibles aux yeux les moins clairvoyants ou les plus prévenus.

Au début de cet examen, un problème se présente, et des plus curieux. D’où peut venir cette masse de fonds, toujours prêts au premier appel et qui semblent inépuisables ? Que ce soit l’État qui en demande ou l’industrie privée, la spéculation nationale ou la spéculation étrangère, les coryphées ou les aventuriers de la finance, l’argent n’en arrive pas moins, avec un empressement et une docilité qui tiennent du prodige. Les opérations se succèdent, sans que le mouvement se ralentisse, comme si les millions se multipliaient d’eux-mêmes et indéfiniment. Quand on en veut dix, il s’en offre cent, et chaque jour ce spectacle se reproduit.

Évidemment, il y a là un phénomène nouveau et qui trouble les notions acquises. Naguère encore, les écrivains les plus autorisés en matière de finances, et, entre autres, Léon Faucher, de regrettable mémoire, s’accordaient à dire qu’il est imprudent de demander à une nation au-delà des réserves que forment annuellement dans son sein les bénéfices du travail et l’emploi judicieux des capitaux, que c’est là une limite naturelle, obligée, dont on ne sortirait pas impunément, et qui doit être toujours présente à l’esprit des administrateurs, soit pour les emprunts, soit pour les grands travaux, même pour les entreprises particulières qui s’élèvent au-dessus d’un certain niveau. Aujourd’hui, et après les exemples que nous avons sous les yeux, cette donnée, si juste en apparence, si conforme aux bonnes règles de l’économie publique, semble frappée d’un désaveu. Les cinq ou six milliards qui viennent coup sur coup d’être jetés sur le marché des fonds et convertis en titres négociables ne sauraient être regardés comme les épargnes de la nation, surtout avec la coïncidence de trois années de disette et du renchérissement évident de toutes choses. D’où proviennent-ils, alors ? Et comment se fait-il qu’après cet effort le pays ne soit pas épuisé et que l’argent ne manque pas, même pour les affaires les plus équivoques ? Le fait vaut la peine d’être étudié.

À la rigueur, on pourrait croire que cet argent n’est pas aussi réel qu’on le suppose, et qu’il en est de lui comme de ces armées de théâtre où vingt figurants tournent autour de la même toile, de manière à tenir les spectateurs dans l’illusion. Ainsi, une certaine somme, toujours disponible, se transporterait d’une opération à une autre, après avoir recueilli le plus net des bénéfices que chacune d’elles peut procurer. Le reste se composerait de ces valeurs fictives et constamment en suspens, qui, sous forme de reports, de primes et d’engagements à terme, restent flottantes sur le marché et changent de main à chaque liquidation. Cette explication ne serait acceptable que dans une certaine mesure et pour la moindre part des titres qui ont été récemment émis. Il en est, et c’est le plus grand nombre, qui ont été l’objet de versements effectifs, sérieux et parfaitement appréciables, les emprunts de l’État, par exemple, ceux des grandes villes, les actions et les obligations des chemins de fer, les actions des grandes compagnies financières et celles des sociétés industrielles ou commerciales qui ont quelque consistance et jouissent de quelque crédit. En se livrant au décompte le plus rigoureux, on trouve que le total des émissions récentes n’est pas profondément affecté, si on en déduit les superfétations et les chiffres imaginaires. Mais alors, encore une fois, d’où peuvent provenir des sommes aussi considérables et qui ne paraissent pas près de tarir ?

C’est le fruit, dit-on, d’une circulation plus active et d’une attraction plus puissante que le marché exerce sur l’argent. Autrefois, il y avait des épargnes inactives ; aujourd’hui il n’y en a plus. La thésaurisation domestique a fait son temps ; toute somme se place, même la plus modeste ; le billet de banque, la pièce d’or, tout vient s’échanger contre des titres. La spéculation, qui n’avait qu’un théâtre restreint, est devenue universelle ; naguère c’était Paris seulement ; c’est maintenant la France entière, et non seulement les villes, mais les bourgs et jusqu’aux hameaux. Petits et grands, tout le monde spécule : il n’y a plus d’argent enfoui. De là cette abondance des capitaux. À la bonne heure ; mais en faisant à cet élément la place la plus large, il est difficile d’y voir autre chose qu’un appoint, et un assez triste appoint. Non pas qu’il n’y ait un avantage pour le pays dans une circulation plus étendue et plus énergique ; mais à côté du résultat matériel il faut voir le fait moral qui en est la conséquence. C’est la fièvre de la spéculation s’étendant à des classes qui auraient dû rester en dehors de ses influences ; c’est l’habitude de poursuivre la fortune à coups de dé et de demander aux faveurs du hasard ce qu’on attendait autrefois du travail et de l’esprit de conduite. Où cela peut-il conduire ? Dieu le sait. Peut-être à une dissolution ; dans tous les cas, au dégoût des carrières honnêtes et des fonctions utiles.

Quoi qu’il en soit, ces petites épargnes n’entrent et ne peuvent entrer que pour une proportion assez faible dans l’énorme capital que depuis trois ans on a demandé au crédit. Faut-il y voir, à un degré plus caractéristique, le concours de l’argent étranger? Probablement. De tous les marchés, ouverts au jeu des fonds, il n’en est aucun qui soit aujourd’hui plus en évidence que celui de Paris. Tout y a concouru, la vogue de certaines opérations et le scandale de quelques fortunes. De là une affluence de joueurs accourus de tous les points du globe, avec des enjeux imposants. C’est ainsi qu’après la suppression de nos tripots, on a vu de petites villes d’Allemagne attirer et recueillir tous les pontes que cette mesure avait dispersés. Qui ne connaît la Bourse de Paris ? Où n’en parle-t-on pas ? L’Allemand, l’Italien, l’Américain, l’Espagnol, l’Anglais, s’en préoccupent ; c’est là que vient aboutir tout homme qui veut faire fortune en un jour. Il y a donc lieu de croire qu’une partie des titres récents est échue à des capitalistes étrangers. Dans quelle proportion ? On ne saurait le dire ; rien n’est plus difficile à saisir que l’origine et la nationalité de l’argent. Mais quelle que soit la somme, il est présumable qu’elle est au moins compensée par celles que les capitalistes français ont versées dans les emprunts des autres États, et les commandites qu’ils ont fournies, soit aux chemins de fer, soit aux industries du dehors.

Ce n’est donc, à tout prendre, ni dans les réserves nationales, ni dans les épargnes domestiques, ni dans le concours de l’argent étranger qu’il faut chercher l’élément principal de cette abondance des capitaux dont nous sommes témoins ; il faut y voir également autre chose qu’un phénomène de circulation et un développement spontané de la richesse publique. Deux causes, à mon sens, ont agi plus énergiquement que toutes ces causes réunies ; et en les signalant, il n’est pas sans intérêt de les discuter.

La première de ces causes est dans une sorte de travail que les valeurs négociables ont fait sur elles-mêmes dans le cours de ces quatre années. Que ce soit par la force des choses ou à l’aide d’une certaine habileté de main, il est de fait qu’à part une ou deux périodes de panique, promptement combattues, toutes, ou presque toutes les valeurs n’ont cessé de marcher vers la hausse. On a vu des chemins de fer partir du prix de 600 fr. pour arriver à la cote de 1 800 fr. ; les autres ont eu des écarts moindres, mais considérables néanmoins : ceux-ci de moitié, ceux-là d’un tiers en sus. Des compagnies financières et industrielles ont vu leurs actions doubler et tripler de valeur. C’était, entre les diverses entreprises, à qui pousserait le plus haut ses titres ; on y mettait un certain orgueil, et pour y parvenir tous les moyens paraissaient bons. C’est ainsi que le mouvement s’est alimenté lui-même. Par les bénéfices qu’elle procurait, une affaire en engendrait d’autres qui, à leur tour, trouvaient, dans leur succès même, les éléments d’une nouvelle fécondité. Il est facile de concevoir la puissance de cette progression et de se faire une idée des sommes qu’elle doit laisser disponibles. Voici, je suppose, une compagnie financière, comme celle du Crédit mobilier, créée au capital de 60 millions, et dont les actions, émises à 500 fr., ont atteint le prix de 1 900 fr. C’est désormais 228 millions que cette compagnie représente, c’est-à-dire 168 millions de plus que le chiffre de l’émission. Je cite cet exemple sans esprit d’hostilité, et seulement pour rendre mon idée sensible. Qu’on applique le même calcul à toutes les entreprises qui ont subi une hausse équivalente, et l’on verra à quelle somme énorme on aboutira. Quoi d’étonnant, dès lors, qu’il ait régné sur le marché des fonds publics une aisance, une abondance continuelles ? Cette abondance, cette aisance résultent de ces excédents ; elles sont dans la nature des choses et doivent durer jusqu’au jour où le discrédit commencera.

C’est là l’écueil, et il est terrible. À les examiner de près, il est peu de ces entreprises dont les titres n’aient été poussés au-delà de leur valeur réelle. Pour ne parler que des chemins de fer, n’était-il pas accepté qu’entre eux et la rente il devait y avoir de 3 à 4% de distance dans les produits ? La rente donnait-elle 4,5%, les chemins devaient, pour se trouver en équilibre, donner de 7 à 8%. Cette différence représentait, aux yeux des personnes qui savent compter, les chances attachées à l’exploitation, la dépréciation du matériel, les servitudes de l’entreprise, les concurrences à venir, la dépossession graduelle et l’éviction au bout de l’emphytéose. Voilà les calculs auxquels se livraient les spéculateurs prudents ; désormais ces calculs ne sont plus de mise. L’essentiel, c’est que le titre hausse : le revenu sera ce qu’il pourra. L’écart entre la rente et les chemins sera à peine de 1% ; 5 et 6% de produit seront regardés comme suffisamment rémunératoires. Chaque compagnie y tient et opère en conséquence ; les joueurs à la suite font le reste et précipitent le mouvement. Ainsi se crée pour toutes les lignes une situation qui me paraît surfaite, et dans le prix des titres, une hausse qui manque de fondement.

Mais ce n’est là que le moindre danger. S’il y a dans les actions des chemins une petite part pour l’imaginaire, la meilleure reste toujours acquise à la réalité. Le mécompte, quand il surviendra, sera circonscrit dans d’assez étroites limites. Mais il n’en est pas de même d’autres entreprises, et surtout de cette masse de sociétés financières ou industrielles qui se créent sous des prétextes plus ou moins spécieux, et dont l’activité n’est visible qu’à la Bourse. Il y a là, en perspective, une suite de catastrophes et de mécomptes. Comment en serait-il autrement ? Un homme a une idée, un projet ; il souscrit chez un notaire un acte auquel personne n’assiste, que personne ne contrôle, où il se confère à lui-même les pouvoirs les plus étendus et les attributions les plus exorbitantes ; puis, ainsi armé, il fait un appel à des actionnaires, il leur demande 10, 20, 30 et jusqu’à 100 millions. Que font alors les capitalistes ainsi sommés ? S’enquièrent-ils de ce que vaut l’affaire en elle-même ? Consultent-ils l’acte qui doit les lier ? S’informent-ils de l’emploi qui sera fait de leur argent ? Nullement. Ils n’ont qu’un souci et n’éprouvent qu’un besoin, c’est de savoir si la personne qui fait cet appel à leur bourse est placée de manière à donner à ses opérations une bonne attitude sur le marché des fonds publics, si ses titres se négocient avec une prime, si l’opinion des spéculateurs leur est favorable, et si lui-même, après les avoir émis, a l’art de les réchauffer et de les soutenir. Voilà les seuls points importants pour les actionnaires de la première heure. Ils comptent sur l’habileté des fondateurs et espèrent prélever un bénéfice sur les actionnaires de seconde main. Tous, ou presque tous, n’entrent dans une affaire que pour en sortir.

Ainsi se passent les choses, et cette comédie se renouvelle chaque matin avec un succès qui ne s’est pas encore démenti. Une fois l’opération en train, d’autres procédés sont employés pour conserver aux titres une bonne allure, et, au besoin, les porter au premier rang. Ce sont des bruits adroitement semés, des perspectives de profit qu’on laisse entrevoir, de gros dividendes qu’on représente comme assurés. D’autres fois, sur une année d’exception, on bâtit la fortune d’une compagnie ou bien on entame le capital pour élever le chiffre du produit. Manœuvres ingénieuses et variées, que je n’ai pas la prétention de pénétrer toutes, et dont quelques-unes restent le secret des hommes qui battent monnaie sur la crédulité publique !

Ce que j’en veux faire ressortir, c’est que ces belles inventions, cet art savant de mettre les capitaux en scène, entrent pour beaucoup dans le chiffre énorme auquel les valeurs négociables sont parvenues et ont contribué, par conséquent, à former ces sommes flottantes, toujours prêtes à tout emploi. Dieu garde que jamais une liquidation sérieuse ait lieu pour ces entreprises en apparence si prospères et qu’on perce le nuage dont elles s’enveloppent, au grand avantage de leurs titres et à l’honneur de leurs gérants. Ce jour-là, bien des millions seraient fondus, et la disette des capitaux pourrait bien succéder à leur abondance.

Il faut tout dire : à côté de cette ressource un peu imaginaire, un peu précaire, il en est une autre qui n’est que trop réelle, et qui forme ailleurs un vide cruellement ressenti. Je m’explique. Avant que la Bourse de Paris eût été convertie en une pompe aspirante où l’argent le plus disponible est forcément attiré, on donnait, on devait donner à cet argent d’autres destinations. Le plus général de tous, le plus important était le placement sur hypothèque. Rien de plus simple ni de plus sûr, pourvu que les agents instrumentaires y missent de l’intelligence et de la conscience. Le prêteur avait là une double garantie, la personne et le gage, c’est-à-dire toutes les sûretés possibles. L’hypothèque, il est vrai, n’est pas sans inconvénients. Dans quelques cas, le service des intérêts se fait mal, et quand il faut recourir à l’expropriation, un cortège de formalités éloignent le remboursement. Mais telle qu’elle est, elle n’en attirait pas moins la plus grande partie des sommes qui cherchaient un emploi, et fournissait à la propriété obérée les moyens d’arriver à une libération graduelle. Plusieurs classes y trouvaient des profits assurés, et en première ligne le notariat. On sait de quelle importance était pour lui le placement sur hypothèques, et quelle influence cette source de produits exerçait sur le prix des charges.

Aujourd’hui ces produits semblent au moins fort amoindris. Là-dessus, les opinions ne varient pas et la plainte est unanime. Peu d’hypothèques nouvelles, et parmi les anciennes, peu de prorogées, quand elles arrivent à échéance. Cela se conçoit. Un titre hypothécaire est un titre mort, pour ainsi dire ; s’il se transmet, c’est au moyen d’actes coûteux et avec d’inévitables délais. Quoi de plus commode, au contraire, que ces mille titres qui se cotent à la Bourse ! Sur un mot, sur un geste, ils sont réalisés ; on les prend aujourd’hui pour les abandonner demain ; on en change vingt fois dans un mois, au gré du calcul et de la fantaisie. Au lieu d’un argent pétrifié, on a ainsi un argent mobile, prêt à se porter là où il y a du profit à recueillir, et se multipliant par des négociations successives.

Tel est le rapprochement qui s’est fait dans beaucoup d’esprits, et qui a jeté une sorte de défaveur sur les placements hypothécaires. Un peu par imitation, un peu par entraînement, on leur a préféré les actions des chemins de fer, les coupons de rente, les obligations des villes et des compagnies ; encore, sont-ce les plus sages qui ont opéré ainsi. Les autres ont recherché des titres plus agités, ceux sur lesquels la spéculation s’exerce. Dans l’un et dans l’autre cas, un déplacement de fonds a dû s’opérer au profit de la Bourse et au préjudice de l’hypothèque. Quel en est le chiffre ? On ne saurait l’apprécier que par conjecture, mais il doit être considérable. Reste à savoir s’il n’y a pas, pour la richesse du pays, un dommage dans ce déplacement, et si ceux qui ont fait de semblables opérations n’en éprouveront pas plus tard des regrets. Lourde et peu maniable, l’hypothèque représentait la stabilité ; par les facilités qu’ils offrent, les titres de la Bourse représentent le jeu. Or, dans cette voie, la pente est rapide, et facilement on s’y laisse entraîner. Le vertige s’en mêle et le regard se trouble. Plus de sang-froid, plus de règle, plus d’esprit de conduite. Peu à peu on fait une part plus grande aux négociations de passage, et plus petite aux placements de bon aloi ; on déserte les titres solides pour ces titres équivoques et véreux, qui brillent pendant quelques heures comme des feux follets et disparaissent en laissant dans une fondrière les malheureux qui s’y sont fiés. Triste dénouement, et peu de joueurs y échappent !

En matière de commandite commerciale, le même déplacement s’est produit. L’usage, autrefois, était de prendre la commandite au sérieux et de ne s’y engager qu’à bon escient. Les bailleurs étaient tous connus et connaissaient eux-mêmes à fond les maisons de banque ou de commerce dans lesquelles ils versaient généralement de fortes sommes. En dépit des articles 27 et 28 du Code, qui leur interdisent toute espèce de gestion, sous peine de voir leur responsabilité s’étendre, ils n’en surveillaient pas moins d’un œil attentif les opérations au sort desquelles une portion de leur fortune était liée. C’étaient de véritables associés, à la solidarité près. Cette situation a duré jusqu’au moment où, en vertu de l’article 38 du Code, on a appliqué sur une grande échelle, à la société en commandite, les formes qui régissent la société anonyme, c’est-à-dire la division des actions par petites coupures, se transmettant d’un porteur à un autre, par la simple tradition du titre. Dès lors, entre les commanditaires et les gérants, ont cessé les relations d’autrefois. De la part des commanditaires, toute surveillance effective a disparu ; le gérant reste le maître absolu d’une affaire sous le contrôle illusoire d’un conseil de surveillance et d’assemblées générales où la mise en scène est réglée d’avance, et dont les résolutions sont prévues.

Tel est le changement qui s’est opéré dans la commandite commerciale, et qui a eu pour effet d’attirer à la Bourse une partie des fonds confiés naguère aux comptoirs privés. De la part des bailleurs, cette préférence s’explique. Grâce à ces petites coupures, facilement négociables, ils limitent leurs risques, et peuvent se porter d’une affaire à l’autre, sans difficulté ni éclat. C’est la commandite anonyme substituée à la commandite personnelle. On la prend pour ce qu’elle est, on la juge pour ce qu’elle vaut, et on agit en conséquence. Dans la commandite personnelle, ce que l’on considérait avant tout, c’était la loyauté de l’homme à qui l’on confiait de l’argent ; c’était, en outre, son activité, son intelligence, son crédit, la nature de ses opérations. Dans la commandite anonyme, il ne saurait être question de loyauté ; ce qu’il faut, c’est du savoir-faire. Plus un homme passe pour habile, plus il réunit de clients autour de lui, disposés à le suivre partout où il ira et dans tout ce qu’il entreprendra. On ne lui demande pas compte des moyens qu’il emploie, mais seulement des résultats qu’il obtient. Pourvu qu’il réussisse, il est justifié et applaudi. On ne sera sévère envers lui qu’au jour d’un échec.

Dans ces nouvelles conditions, il n’est pas étonnant que la commandite personnelle recule chaque jour devant la commandite anonyme, et que la vogue passe du côté des actions au porteur et des petites coupures. C’est si bien dans l’esprit et les convenances du temps, que de toutes parts on voit se fonder des établissements sur cette base ; d’anciennes maisons y ont également recours, et se transforment à l’aide de l’élément nouveau. Est-ce là un progrès, comme on le dit, ou bien le prélude d’une décadence ?L’activité du pays doit-elle y perdre ou y gagner ? C’est un point difficile à éclaircir, et qui prêterait à plus d’une hypothèse. Il se peut que, par lui-même, l’instrument soit bon, et qu’il ne pèche que par la manière dont on en use. Certes, les garanties d’une gestion habile et loyale étaient plus grandes avec le négociant, l’industriel, qui engageaient leur propre fortune dans une affaire, et ne demandaient à la commandite qu’une force auxiliaire, qu’avec un gérant dont l’apport est en général très borné, qui travaille avec un capital divisé à l’infini, capital qui n’appartient à personne à force de changer de mains et d’appartenir à tout le monde. Mais si, sous ce rapport, l’éducation de chacun est à faire, aussi bien celle des actionnaires que celle des gérants, il n’en est pas moins avantageux d’avoir sous la main une forme de société qui ne relève pas du gouvernement comme la forme anonyme, et permet de donner aux entreprises privées quelque développement et quelque grandeur. Les inconvénients passeront ; il ne restera que la fécondité du principe. C’est ce que je compte faire ressortir dans la suite de ce travail, en examinant les modifications que l’on se propose d’introduire dans le régime des sociétés de commerce.

Tout ce que j’ai voulu rechercher dans ce premier coup d’œil, c’est l’origine des sommes considérables, tout le prouve, que la Bourse de Paris tient pour ainsi dire en suspens ; qui, au moment où on les croit épuisées, renaissent d’elles-mêmes, et présentent le plus curieux et le plus singulier phénomène de multiplication. J’ai essayé d’établir qu’en dehors des éléments secondaires, comme l’apparition des petites épargnes sur le marché et le concours de l’argent étranger, ces sommes se composent surtout de la plus-value des titres négociables, et du déplacement de la commandite commerciale et des prêts sur hypothèque. Il me reste à suivre ce mouvement dans ses conséquences, et à examiner quelles modifications il peut et doit apporter dans l’économie financière et commerciale du pays.

LOUIS REYBAUD,

de l’Institut.

 

DES SPÉCULATIONS DE BOURSE ET

DE LEUR INFLUENCE SUR LA FORTUNE PUBLIQUE.

II.

Rien n’est donc mieux démontré que cette attraction exercée par la Bourse sur les capitaux disponibles ou susceptibles de le devenir. Désormais tout le monde a ou veut avoir un portefeuille ; c’est un goût qui se répand de plus en plus et qu’on excite avec un art infini quand il menace de s’émousser. Les séductions varient suivant les classes et suivant les temps. Pour le modeste rentier qui apporte son obole aux emprunts de l’État, on a soin de ménager et de maintenir entre le taux de l’émission et le cours de la rente un écart qui soit de nature à seconder les élans du patriotisme. Pour les spéculateurs plus raffinés, on a imaginé une foule de combinaisons qui ont toutes pour objet et pour effet d’attirer l’argent vers les valeurs mobilières, et surtout vers les valeurs de spéculation. Le détail de ces moyens est utile à connaître et à rappeler, quand on veut se faire une idée exacte de la situation des choses.

En première ligne, il convient de citer l’abaissement des coupures et les délais accordés pour les versements. L’exemple est venu de haut ; c’est le gouvernement lui-même qui l’a donné, et en cela il est amplement justifié par la raison d’État, la gravité des circonstances et les résultats obtenus. Quand il s’est agi d’introduire dans nos mœurs le régime de la souscription directe, et d’obtenir pour les emprunts publics le concours des plus humbles participants, le gouvernement n’a point mis, n’a point dû mettre de limites aux facilités qu’il offrait. Il a descendu le coupon aussi bas que possible, et y a attaché la faveur de l’irréductibilité, puis à cet avantage il a ajouté celui de paiements gradués et à longue échéance. La mesure était hardie ; le succès y a répondu : par sa nature, elle échappe à la discussion. Mais la spéculation particulière ne saurait jouir des mêmes immunités, et on est fondé à se demander si, dans l’appel qu’elle a fait aux capitaux, celle-ci n’a pas souvent excédé la limite des captations permises. En matière de fractionnement des actions, par exemple, jusqu’où n’est-on pas allé ? Nous voici loin du temps où la coupure était de 20 000, 10 000 et 5 000 francs, comme dans plusieurs établissements industriels constitués sous la forme anonyme, même des 1 000 francs qui sont le taux d’émission des actions de la Banque de France. Déjà, pour les chemins de fer, le chiffre avait été abaissé à 500 francs, avec des délais pour la libération ; mais quel pas on a fait depuis lors ! Dans diverses entreprises, l’action n’est plus que de 100 francs, dont 25 seulement sont exigibles. Il en est même où l’on obtient pour 5 francs un titre provisoire, susceptible de négociation. Jamais l’art de mettre à contribution la poche des gens n’a été poussé plus loin ni donné lieu à un perfectionnement pareil. Pour y résister, il faut être ou bien réfractaire ou bien dépourvu.

Ce n’est pas tout encore : non seulement on a abaissé le chiffre des titres, mais on a trouvé, pour les faire valoir, les plus ingénieux moyens. Il en est qu’on laisse depuis deux ou trois ans au régime des à-compte, ou qu’on libère à un taux inférieur à celui de l’émission. Il en est d’autres (et les actions et les obligations des chemins sont dans ce cas) qui, outre leur vertu propre, offrent en surplus la garantie de l’État pour un intérêt déterminé. Quel placement peut se comparer à celui-là ? Où en trouver l’équivalent comme sécurité et solidité ? L’obligation, pour ne citer qu’elle, ne réunit-elle pas tout ce que peut exiger le capitaliste le plus difficile et le plus soupçonneux ? Elle repose sur un gage d’une valeur quadruple ou triple au moins ; elle prime les actions et exerce un privilège sur le produit, et si ce gage périclite, si ce produit dépérit, l’État est là pour réparer ces dommages éventuels et les couvrir de sa responsabilité. Que d’encouragements ! que de fascinations ! que d’amorces ! Et pourtant cela n’a pas suffi ; on est allé plus loin encore, afin de vaincre les résistances et les hésitations de l’argent. À ces obligations, d’un revenu si assuré, si bien garanti, on a trouvé le moyen d’attacher des chances aléatoires. Un tirage au sort, des primes, des remboursements à 40, 50 et 60% au-dessus du taux de l’émission, sont venus compléter la somme des avantages offerts aux preneurs et faire d’un placement si solide le placement le plus brillant que l’on puisse espérer.

Voilà pour les capitaux qui désirent se classer ; quant à ceux qui veulent se réserver les honneurs et les profits de la mobilité, la Bourse a imaginé, pour les retenir dans son giron, cette combinaison souveraine que l’on nomme le report. Pour peu qu’on soit initié aux usages de la spéculation, on sait en quoi ce report consiste. C’est un prêt à la quinzaine ou au mois, fait sur des titres négociables et garanti par eux. La forme consiste en un achat et une vente simultanés, dont la balance est au profit du prêteur et représente l’intérêt de la somme qu’il avance. Or, cet intérêt est rarement au-dessous de 10 à 12%, et on l’a vu, dans ces derniers temps, s’élever à 15, 20 et 25% par an. Contradiction singulière ! Nous avons des lois qui taxent d’usuraire le loyer de l’argent, quand il s’élève au-dessus de 5%, et chaque jour les tribunaux sévissent contre les prêteurs obscurs qui violent cette disposition. Pour en assurer l’effet, on fait des enquêtes, on vérifie les livres, on admet la preuve testimoniale, on se montre susceptible jusqu’à la rigueur. Et ici, quand le témoignage est public, quand l’évidence est acquise, quand, au lieu de pauvres diables qui opèrent sur des sommes insignifiantes, on a de grands financiers faisant de l’usure au su et au vu de tout le monde et par l’entremise d’agents accrédités, on ferme les yeux, la loi reste une lettre morte et la magistrature est désarmée. Est-ce à dire que de pareils contrats ne sont répréhensibles qu’en raison du théâtre où ils se passent et que leur importance est un titre à l’impunité ? Ce sont là de fâcheux rapprochements, et mieux vaudrait reconnaître comme juste et faire passer dans les lois ce principe que les économistes ont depuis longtemps proclamé, à savoir que l’argent est une marchandise comme une autre, dont chacun peut disposer à son gré et à prix débattu, sans que l’action publique ait à intervenir dans ce marché.

À coté du report, il y a pour les capitaux mobiles un autre appât plus dangereux, plus trompeur, mais qui ne manque pas de puissance. Je veux parler de la prime presque toujours ménagée dans l’émission des grandes entreprises et qui varie suivant la nature de l’opération ou la position des fondateurs. Depuis quatre ans nous avons pu voir à l’œuvre cet instrument de profits, et, malgré quelques mécomptes, il entre pour une grande part dans les fortunes qui se sont récemment élevées. Plus d’un établissement de crédit lui a dû ses succès et les gros dividendes qu’il a distribués à ses actionnaires. Rien de plus élémentaire que ce moyen d’incubation artificielle, appliquée aux capitaux ; on y trouve une fois de plus la preuve que la simplicité est la compagne du génie. Voici, par exemple, une affaire dont personne ne connaît le premier mot ; elle a pour siège la France ou un État étranger, peu importe. À tout prendre, les théâtres les plus lointains sont les plus sûrs ; l’affaire vaut d’autant mieux qu’elle est moins susceptible de vérification. Aucun prestige n’égale,à la Bourse, celui de l’inconnu ; c’est toujours la vieille histoire du Mississippi, sur lequel le dix-huitième siècle battit monnaie pendant cinq ans. Seulement, le Mississippi est devenu de nos jours ou chemin de fer, ou concentration d’industrie, ou banque, ou mine, ou reconstruction monumentale, plutôt un prétexte qu’un fait, plutôt une éventualité qu’une certitude. Aujourd’hui comme alors, c’est à l’imagination que l’on s’adresse, et pour l’exciter, ce qu’il faut surtout, ce sont les illusions de la perspective.

Quand le sujet est choisi, et on ne se montre pas très difficile sur le choix, arrive le moment de la mise en scène. Il s’agit de présenter sur le marché cette spéculation nouvelle et inconnue, et de lui donner une attitude conforme aux résultats qu’on en attend. C’est la fonction de la prime, et elle est en raison non pas de la valeur même de l’affaire qui reste à l’état de problème, mais de l’importance des parrains. Telle entreprise ne sera livrée à la Bourse qu’à 30 et 40% au-dessus du taux de l’émission ; telle autre se contentera de prélever un tribut plus modeste, 10, 5, et même 3%. La finance a son tiers-état comme elle a ses grands seigneurs ; où ceux-ci moissonnent, ceux-là glanent. Tout n’est pas d’ailleurs bénéfices dans ce commerce ; et là, comme en toute chose, on essuie des retours. Même quand les esprits sont le plus échauffés, il faut soutenir cette effervescence, et s’ils se découragent, les relever de nouveau. Il y a dans la conduite de ces opérations des concurrences à vaincre, des inimitiés à conjurer, des défaillances à prévoir. Les habiles n’en sont pas à cela près, et ont fait dans leurs calculs une part aux sacrifices. Ils rachètent eux-mêmes leurs propres titres, souvent à grand prix, et ramènent la spéculation dans les voies de la hausse, puis se remettent à tirer parti du mouvement qu’ils ont créé. C’est tout un art, semblable à l’art de la guerre, qui se compose de retraites savantes et de retours offensifs, et où presque infailliblement la victoire reste aux gros bataillons.

Tel est ce régime des primes, sous lequel nous vivons depuis quelques années, et qui compose presque à lui seul ce que l’on a nommé la régénération du crédit. À l’analyser, on voit combien les éléments en sont simples. De quoi s’agit-il au fond ? D’une contribution levée sur l’opinion, non pas sur une opinion raisonnée, réfléchie, appuyée par des faits et des études, mais sur une opinion artificielle, créée par les intéressés, et entretenue par des compères. Aussi survient-il de loin en loin des mécomptes, des intermittences, accompagnés d’éclatantes exécutions. C’est la marche forcée des choses quand elles touchent à l’abus. Mais la prime est un instrument si commode de profits, un balancier si ingénieux pour battre monnaie, qu’elle se relève toujours de ses échecs momentanés. Si on la confine quelque temps sous la remise, c’est pour en remonter les rouages et la mettre en état de reparaître avec plus d’activité. Ses éclipses lui profitent autant que ses périodes lumineuses ; les unes et les autres se suivent avec une régularité qui ne s’est point encore démentie. Nous avons vu la prime dans tout son éclat en 1838 et 1839, puis s’éteindre vers 1842 et 1843 ; elle a reparu en 1852 avec une intensité nouvelle, suivie de feux irréguliers ; aujourd’hui, si elle semble pâlir, c’est qu’elle nous réserve d’autres révolutions et d’autres surprises.

Récapitulons maintenant ces séductions si puissantes et si diverses que la Bourse offre aux capitaux, afin de les entraîner et de les maintenir dans son cercle d’action : division par petites coupures, facilités dans la négociation, disponibilité immédiate, privilège du titre anonyme, délai dans les paiements et libérations anticipées, avances sur dépôts de titres à la Banque de France et dans les principaux établissements de crédit, tirage au sort et remboursement à 40, 50 et 60% au-dessus du taux de l’émission, reports qui élèvent le loyer de l’argent jusqu’à 20 et 25% par an, primes à l’émission des affaires qui, pour les personnes bien informées et bien placées, sont un moyen presque infaillible de fortune, et constituent le nerf, et on pourrait dire le secret, si ce n’était le secret de la comédie, de ces compagnies puissantes qui font moins de besogne que de bruit, et agitent l’industrie plus qu’elles ne la servent réellement. Voilà bien des avantages, et ce ne sont pourtant pas les plus essentiels. Il en est un qui domine les autres, c’est l’immunité en matière d’impôt. Tandis que le Trésor saisit au passage toutes les autres transactions et les frappe à son profit, les titres négociables se transmettent sans charge ou à l’aide d’une redevance insignifiante. Quand il change de mains, un immeuble supporte de 8 à 10% de sa valeur en droits ou en frais ; un titre de Bourse n’a rien à payer. Non seulement il échappe au fisc par sa mobilité même, mais la loi a consacré l’exception, et pour la rente, par exemple, l’immunité s’étend jusqu’aux successions. Que de motifs pour entrer dans ces valeurs libres, qui ne relèvent que d’elles-mêmes, et sont couvertes d’un privilège aussi étendu, surtout lorsqu’on songe que, depuis bientôt quatre ans, ces valeurs ont marché constamment vers la hausse, soit par leur propre ressort, soit par l’affluence des spéculateurs, soit par l’habileté des gens de finance, et que toutes ou presque toutes ont apporté, outre le produit, un capital nouveau à leurs heureux détenteurs !

En réfléchissant à cette situation, on ne saurait se défendre d’un sentiment de crainte sur les conséquences qui y sont en germe. N’est-ce pas là une puissance trop grande, et n’a-t-on pas trop fait pencher de ce côté la balance entre les divers intérêts qui existent dans le sein de la communauté ? N’est-il pas à craindre que cette somme d’avantages, devenue de plus en plus visible, ne détermine à la longue une migration générale des capitaux, et qu’ils ne désertent les fonctions plus modestes mais plus utiles qu’ils remplissent dans les autres branches de l’activité nationale ? N’est-il pas à craindre qu’ils n’abandonnent la propriété territoriale, surtout en présence des fléaux qui semblent conjurés pour la frapper, l’industrie régulière qui n’offre ni les mêmes appâts ni la même disponibilité, le commerce honnête qui n’entretient dans les esprits ni la même fièvre ni les mêmes illusions, les petits métiers qui sont la vie du pays et pourvoient à ses besoins divers, le placement immobilier qui représente la stabilité, la véritable spéculation qui s’exerce sur des denrées et non sur des titres, enfin tout ce qu’il y a de sérieux dans le travail et dans la richesse des populations ? N’est-il pas à craindre, en un mot, que l’argent ne quitte la proie pour l’ombre, et n’ait plus en vue qu’un seul débouché comme digne de lui, et dominant les autres par son prestige, la Bourse ? 

Si nous n’en sommes point encore là, ce ne sont pas les faits ni les institutions qui s’y opposent, mais les mœurs. Il y a encore, Dieu merci, dans le cœur des pères de famille, des sentiments qui résistent à cette dénaturation de leur fortune, malgré les appels variés qu’on leur fait et les amorces qu’on leur prodigue. Les uns trouvent dans leurs souvenirs des préservatifs suffisants pour les éloigner de cette arène d’où l’on ne sort pas toujours aussi pur qu’on y entre ; d’autres en sont garantis par leurs habitudes, leur éducation, le soin de leur nom ou les instincts de leur conscience. Il en est qui jugent les choses avec la sévérité du moraliste, d’autres qui les envisagent avec la prudence de l’homme d’affaires. Pour beaucoup le théâtre est heureusement trop lointain, et le bruit qu’on y mène n’arrive pas jusqu’à leurs oreilles. Ceux qui y apportent de la réflexion se demandent si cette agitation est une activité véritable, et ce que la France peut gagner à ce que tous les jours, trois heures durant, une cohue de joueurs viennent s’escrimer sur des titres plus ou moins sérieux, pousser ceux-ci, délaisser ceux-là, sous des prétextes plus ou moins vains et des bruits plus ou moins mensongers. Ceux-là même qui font une part à la nouveauté et se laissent aller au courant ne le font qu’avec une certaine réserve, traversent ces opérations aléatoires plutôt qu’ils ne s’y mêlent, choisissent, parmi ces valeurs, celles qui leur paraissent les plus sûres, en font l’objet d’un placement et non d’un jeu, et, dans tous les cas, n’y engagent qu’une portion de leur fortune. C’est ainsi et seulement ainsi que ce mouvement rencontre des limites et qu’il n’est ni aussi violent, ni aussi universel que ce qu’il devrait être en raison des avantages qu’il offre et des privilèges qui y sont inhérents. Dans les conditions qu’on lui a faites ou qu’elle s’est faites, la Bourse n’a qu’un contre-poids, le bon sens public et les saines habitudes des populations.

III.

On a écrit bien des pages au sujet de l’utilité qu’un marché des fonds publics offre à un État, utilité si évidente qu’elle compense et au-delà les inconvénients qui y sont attachés. Je laisserai de côté ce qu’une pareille question a de scabreux ; au point où en sont les choses, elle ne saurait être discutée librement. Il fut un temps, et c’était à l’origine de l’institution, où des esprits éminents, moins engagés que nous le sommes, pouvaient exprimer là-dessus un sentiment exclusif de toute tolérance. Voici ce que J.-B. Say disait sous la Restauration[1] : « On prétend qu’il est de l’intérêt des nations que leurs gouvernements empruntent à bon marché, parce que les peuples ont alors d’autant moins d’intérêts à payer. Cette raison serait fort bonne si les besoins indispensables déterminaient seuls la quotité des sommes empruntées ; mais si les besoins se multipliaient d’autant plus qu’on a plus de facilité pour les satisfaire ; si le bas intérêt, au lieu de diminuer la somme de rentes qui pèsent sur les contribuables, n’avait d’autre effet que de grossir la somme des capitaux qu’on détruit ; si l’État qui emprunte au plus bas intérêt — l’Angleterre — était aussi celui qui a le plus de dettes et se trouve chargé d’une plus grosse somme d’intérêts, pourrait-on soutenir qu’une nation gagne à emprunter à bon marché ? L’intérêt des peuples n’est point que les gouvernements empruntent à un taux modéré : c’est qu’ils n’empruntent pas du tout. Il est à craindre que plus ils ont de facilité pour trouver de l’argent, plus ils en aient pour en dépenser. Il est à craindre que cette facilité de mette la force aux mains de la sottise, des préjugés et des passions politiques.» J’arrête là ma citation ; elle suffit pour donner le ton qui dominait à cette époque : que les curieux recherchent la suite dans l’ouvrage même.

Les temps ont marché ; nous n’avons plus le droit de nous montrer aussi sévères. Tous nous avons trempé plus ou moins dans l’abus que Jean-Baptiste Say signale, et il est des cas, la défense du territoire, une guerre nationale, où il est heureux que le gouvernement ait dans ses mains un puissant instrument de crédit. La Bourse est cet instrument : le gouvernement est juge des circonstances dans lesquelles il lui convient de s’en servir ; que ceci reste en dehors de nos appréciations. Mais ce que je découvre et ce que chacun découvre avec moi, c’est qu’à la manière dont vont les choses, l’instrument de crédit, créé par le gouvernement et pour le gouvernement, lui échappe et tend à lui échapper de plus en plus pour passer au service des spéculations particulières. Examinons, en effet, ce qui a lieu. À mesure que la masse des valeurs négociables s’accroît, l’attention qui autrefois se portait sur les fonds publics tend à se diviser et à s’amoindrir. Les chemins de fer, la Banque de France, les obligations de toute nature, ont paru successivement sur le marché, et n’y ont acquis de puissance qu’aux dépens de la rente. Ça a été autant de concurrences redoutables que la création de grandes compagnies financières n’a fait qu’aggraver. Comment en eût-il été autrement? Des hauteurs où il est, le gouvernement n’a pas à s’inquiéter du mouvement qui se fait autour de ses titres ; ils valent par eux-mêmes, et n’ont besoin, pour être recherchés, ni d’artifice, ni de pression. Il n’en est pas de même des compagnies particulières, et un peu d’art leur est nécessaire pour que leurs valeurs se classent, et une fois classées se soutiennent dans l’opinion des joueurs. De là une agitation qui part de ces compagnies et y aboutit, un courant d’opérations forcées, dont le moindre inconvénient n’est pas de détourner de la rente les clients qui naguère s’en occupaient d’une manière exclusive. Et qu’on ne s’abuse pas ! Ce mouvement, quoique sensible, n’en est encore qu’à ses débuts ; il ne s’arrêtera pas, il suivra son cours et prendra, par la force des choses, des proportions considérables. Déjà l’on peut voir, depuis le retour de la paix, nos fonds publics languir et garder vis-à-vis des fonds anglais un écart de 24 et 25%. Là-dessus, bien des hypothèses : les uns accusent la spéculation et lui reprochent de s’être chargée outre mesure ; les autres s’en prennent à la saison, aux inondations, à la récolte, à l’imminence d’un emprunt ; autant de têtes, autant d’avis. On dirait que, par un accord secret, chacun recule devant la seule explication plausible.

Le vide qui se fait autour des titres de l’État et le délaissement qui les atteint proviennent de cette abondance des titres privés dont la Bourse est envahie ; voilà ce qui frappe les yeux les moins attentifs. Le gouvernement essuie le choc des concurrences qu’il s’est créées et qu’il a réchauffées dans son sein. Pour les valeurs de placement, il a en face de lui les obligations de chemins de fer qui, sur le prix d’émission, donnent un produit de 5,25 et de 5,5%, tandis que la rente n’en donne que 4,25 ; il a les actions de chemins qui, plus aléatoires, n’en sont pas moins recherchées, et par surcroît il couvre de sa propre garantie ces deux natures de titres, redoutables dans leur rivalité. Pour les valeurs de spéculation, il est en présence des actions des grandes compagnies financières, qui ont le double avantage d’être d’un produit très supérieur à celui de la rente, et d’être en même temps bien plus agitées qu’elle et bien plus courues. Le jeu s’y porte de préférence, parce que les écarts y sont plus grands, et qu’on les voit d’une Bourse à l’autre varier de 20, 30, 40 et jusqu’à 100 fr. Ainsi, la clientèle de l’État s’en va peu à peu, tandis que celle de ses concurrents s’accroît d’autant. Comment veut-on que la rente soit recherchée, s’il y a à ses côtés et dans les mêmes conditions des valeurs qui offrent plus de convenance qu’elle ? L’argent comptant va vers les obligations, le jeu va vers les compagnies financières et les chemins de fer. Que reste-t-il aux fonds publics, et à quel intérêt spécial peuvent-ils répondre ? Non seulement ils sont obligés de souffrir le partage, mais chaque jour ce partage s’opère dans des proportions moins avantageuses pour eux et plus favorables aux titres rivaux. La cause agit ; les effets s’y conforment ; ils s’y conformeront de plus en plus.

Le danger serait moindre et le dommage moins grand si la cote au parquet et le droit de négociation étaient entièrement libres. Il en résulterait une confusion et un pêle-mêle, au milieu desquels les fonds publics garderaient leur caractère propre et un rang à part. Mais en admettant certaines valeurs à la cote de la Bourse et en excluant les autres, l’État confère un privilège qui tourne au profit des compagnies favorisées, et cela à son propre détriment. Les valeurs de ces compagnies, surtout quand elles sont négociables à terme, entrent dans une catégorie à part et deviennent à l’instant même des rivales sérieuses pour la rente. C’est l’État qui, de ses mains, ou le syndicat qui, avec son consentement, consacrent ces titres voués par leur nature et leur origine à des empiétements successifs. Ils sont arrivés par la faveur et se font de cette faveur un marchepied pour dominer là où ils auraient dû rester dans une condition subalterne. Aussi n’y aurait-il pas de meilleure arme de combat contre ces parasites que d’abaisser les barrières et de détruire le privilège qui les défend. Il en est de la Bourse comme de ces forces contenues qui emportent toujours avec elles la menace d’une explosion et qui sont sans péril, et se mettent d’elles-mêmes en équilibre quand on les abandonne à leur jeu propre. Là, comme ailleurs, on n’a pas suffisamment essayé de la liberté.

Pour justifier cette dérogation au droit commun et donner un certain relief à ces établissements de crédit, constitués par privilège, on a souvent invoqué l’avantage qu’il y a à fournir aux capitaux des points de contact et des centres d’association. Il faudrait pourtant s’entendre là-dessus et ne pas prodiguer les grands mots à défaut de grandes choses. Avant ces combinaisons récentes, l’association n’était pas aussi étrangère à nos habitudes et à nos mœurs qu’on veut bien le dire. Elle existait dans le monde financier, où chaque maison de banque réunissait autour d’elle un certain nombre de clients ; elle existait dans l’industrie et dans le commerce, où les fonds de roulement se composaient de versements et d’apports, soit de la part des intéressés commanditaires, soit de la part des intéressés à titre collectif. L’association existait aussi, et sur une plus grande échelle, dans les chemins de fer, dans les sociétés anonymes, dans toutes les entreprises où un capital considérable était nécessaire et donnait lieu à un utile emploi. Partout l’association était florissante et les capitaux ne se refusaient pas à y entrer. Seulement ils n’y entraient point à l’aventure et sur la simple étiquette ; ils n’y entraient ni sans information ni sans réflexion préalables ; mais ils y entraient du moins avec l’intention d’y rester et de ne pas fausser compagnie, comme ils le font aujourd’hui. Dans ces conditions, leur concours était-il inefficace et manquaient-ils à leur mission? Se refusaient-ils aux services que l’association comporte ? Pour soutenir le fait avec quelque apparence de raison, il faudrait prouver que l’association telle qu’on la comprend et qu’on l’applique aujourd’hui, a plus et mieux fait que l’association telle qu’on la comprenait et qu’on l’appliquait autrefois. Où est le progrès ? Où est le perfectionnement ? Les emprunts de l’État ? Mais ils ne manquaient pas de souscripteurs, et à des conditions, certes, meilleures que celles dont nous avons été témoins. Le patronage commercial et industriel ? Mais il n’est pas établi qu’aucune entreprise vraiment avantageuse ait jamais échoué faute d’argent. L’escompte du papier ? Les reports ? Les jeux de la Bourse? Mais il n’y a rien en ceci de bien nouveau ni de bien digne de la sollicitude publique, et il n’était pas nécessaire de faire l’objet d’un privilège de ce qui se pratiquait si naturellement et si universellement sous le régime de la liberté. Cela ne valait pas non plus la peine d’enfler les joues et de sonner des fanfares comme on l’a fait.

Il est pourtant un point sur lequel les compagnies de crédit récemment fondées ont visé à l’innovation, et cette tentative a été des plus malheureuses que l’on puisse imaginer. Constituées à l’état de privilège, elles se sont ingéniées à créer autour d’elles, à produire et à alimenter des privilèges de seconde main. Elles ont rêvé, sous le titre ambitieux de concentration des industries, on ne saurait dire quel régime imité de la Chine, où la concurrence serait abolie, et qui, un peu par voie d’amalgame, un peu par voie d’exclusion, ici de gré, là de force, tendrait à mettre les consommateurs à la merci d’un producteur unique dans divers ordres de production. Une innovation, ai-je dit ; le mot n’est pas complètement exact. Ce rêve a été celui de tous les hommes qui ont vécu d’utopies, et voulu étendre à tous les actes de la vie sociale les bienfaits et aussi le poids de la tutelle publique. Voilà le but que se sont proposé les grandes compagnies de crédit, et qui se dégage d’une suite d’essais. Heureusement pour la richesse du pays, les actes n’ont pas été à la hauteur de l’intention. Partout où le privilège existait déjà, comme pour les gaz et les voitures, les compagnies de crédit ont pu constituer le monopole ; mais là où l’industrie libre a gardé ses positions, comme dans les armements maritimes, elle a répondu par une activité victorieuse à toutes les tentatives d’accaparement. Toujours est-il que le seul titre nouveau dont puissent se prévaloir les compagnies de crédit récemment fondées est la poursuite du privilège partout où il peut s’organiser, et une menace pour l’indépendance des industries. N’y devrait-on pas voir cette pensée extrême, qu’il s’agirait encore d’une coalition où les forts domineraient les faibles et où le dernier mot resterait à la dictature des écus ?

Il est vrai que là aussi les grands mots n’ont pas manqué ; il y en a au service de toutes les causes. C’était, disait-on, pour imprimer à nos industries quelque développement et quelque grandeur, pour imiter l’Angleterre où la puissance du capital a enfanté tant de prodiges ; c’était pour obtenir à la fois de meilleurs services et des prix plus discrets. Des prix plus discrets et de meilleurs services, c’est par la concurrence qu’on les obtient, et y viser en cherchant à la supprimer ou même à l’amoindrir ne peut être le fait d’hommes vraiment réfléchis. Si le capital a sa puissance, la concurrence en a une qui ne lui cède en rien ; c’est l’âme des industries, et l’on peut dire d’elle ce qu’on disait de la couronne de fer : Malheur à qui y touche ! On sait, d’ailleurs, tout ce qu’une gestion collective renferme d’éléments dissolvants ; plus la responsabilité est partagée, moins elle est sérieuse. Dans les affaires, l’argent n’est qu’une des conditions du succès, et pas la plus essentielle ; ce qui importe plus encore, c’est l’unité et la promptitude d’action, l’initiative, l’à-propos, l’esprit de suite, toutes choses qui manquent presque toujours à la gestion collective, et sont le propre de la gestion personnelle, quand elle repose en de bonnes mains. Ainsi, ce beau dessein d’absorber les industries pour les reconstituer ensuite sur des bases plus larges, écarter les rivalités et arriver au succès par la prépotence de l’argent, n’est pas seulement une chimère, mais une idée malfaisante, née de l’esprit de secte et hostile à cette liberté du travail, sans laquelle il n’y a pour l’activité humaine ni grandeur, ni ressort, ni dignité. Si cette idée n’était pas condamnée, par la force même des choses, à un inévitable avortement, si elle pouvait devenir la loi de nos industries, ou même entrer pour une large part dans leur constitution, on en verrait bientôt se dégager les funestes effets, et à des signes non équivoques d’alanguissement, on reconnaîtrait ce que perd un pays quand la concurrence s’y retire devant le monopole et quand l’action individuelle s’efface devant le capital collectif. Ce sont là d’ailleurs des vérités élémentaires, que n’ignorent point les personnes habiles placées à la tête des compagnies de crédit. Ce qu’elles ont vu dans ces concentrations d’industries, c’est surtout une opération de finances, et sur ce point leur calcul n’a pas été trompé. Le fonds social a été souscrit et négocié sur la place, avec tous les honneurs de la prime. Pour le reste, ils s’en remettent au temps et aux conseils qu’il porte avec lui. Les choses iront plus ou moins bien, peu importe ; c’est un souci secondaire et qu’on abandonne volontiers aux agents d’un ordre inférieur.

Quoi qu’il en soit, tous ces grands établissements de crédit, d’une fondation récente, n’ont pas tenu et ne sont pas destinés à tenir les promesses ambitieuses qu’on a faites en leur nom. Aucun des services qu’ils ont rendus n’est nouveau, et là où ils ont eu des prétentions à la nouveauté, le terrain est mauvais et se dérobe sous eux. Ils ont fait au gouvernement, dont ils tenaient l’investiture, une concurrence sérieuse sur le marché des fonds, et détourné sur leurs titres une partie de l’attention qui autrefois se portait presque exclusivement vers la rente. On peut dire enfin, sans les calomnier, qu’ils ont contribué pour leur part à exciter et à entretenir cette fièvre du jeu contre laquelle on cherche aujourd’hui des préservatifs et des remèdes. Qu’opposer à cela ? Comment conjurer ce mal ? Le gouvernement l’a essayé dans une loi qui apporte quelques modifications au régime des sociétés de commerce. J’examinerai les dispositions de cette loi dans un prochain article, et je dirai ce que nous enseigne la science économique sur ces questions de bourse et d’agiotage, les plus délicates que l’on puisse aborder.

LOUIS REYBAUD,

de l’Institut.

 

DES SPÉCULATIONS DE BOURSE ET

DE LEUR INFLUENCE SUR LA FORTUNE PUBLIQUE.

IV.

On a souvent comparé le privilège à une arme à deux tranchants, qui blesse autant qu’elle sert : l’image est surtout vraie quand on l’applique aux privilèges de Bourse. Si sérieux qu’on les suppose, les avantages qui en résultent sont achetés au prix d’inconvénients tels, que de loin en loin la conscience du pays s’en émeut, et que le gouvernement est mis en demeure d’aviser. Tel a été le cas en 1838, où une réforme demeura à l’état de projet, et en 1856, où à des abus croissants on a opposé quelques mesures législatives. Voyons jusqu’à quel point les nouvelles dispositions de la loi portent juste et auront de l’efficacité.

Il y a dans La Fontaine une fable charmante, et qu’on dirait faite exprès pour la circonstance ; c’est celle des Animaux malades de la peste. Un fléau sévit ; à qui l’imputer ? Où en trouver l’origine et la cause ? Chacun y procède par un examen de conscience. Pour désarmer le ciel, il faut que le plus coupable soit sacrifié ; à ce prix seulement on obtiendra la guérison commune. Le lion commence ; il a dévoré bien des moutons, quelquefois même le berger : peccadilles. L’ours, le tigre, tous les gens querelleurs, jusqu’aux matins, ont aussi des excès à se reprocher ; n’importe. C’est sur l’âne que l’expiation retombera ; il a passé dans un pré de moines, et en a tondu la largeur de sa langue. Voilà le cas pendable, et, ajoute le fabuliste, on le lui fit bien voir.

Cette exécution est par plus d’un point l’équivalent de celle qui vient d’avoir lieu. Le grand coupable, c’était la société anonyme ; le patient a été la société en commandite. La société anonyme, représentée par les chemins de fer et les principaux établissements de crédit, avait à se reprocher au moins une bonne partie des excès commis, l’abus des primes et des reports, les agitations désordonnées, les secousses sans mesure et sans fin imprimées à la spéculation, la fièvre du jeu répandue dans toutes les classes, le spectacle peu édifiant des fortunes improvisées et des surprises faites aux divinités du hasard. La société en commandite, dans sa condition plus humble, ne pouvait donner prise à tant de griefs ; dans le mal comme dans le bien, la responsabilité est en raison de la puissance. Tout ce qu’on pouvait lui imputer, c’était l’exagération dolosive du chiffre des apports, l’abus des petites coupures, l’excès des pouvoirs du gérant, le contrôle inefficace du Conseil de surveillance, l’absence de garanties sérieuses pour les porteurs d’actions, toutes choses inhérentes à un contrat libre, mais qui ne pouvaient avoir ni le caractère, ni les proportions d’un mal public.

Ainsi, il n’y avait à la charge de la société en commandite que des peccadilles, en face des gros péchés de la société anonyme : ces peccadilles mêmes étaient communes à toutes les deux. Dans l’une comme dans l’autre, il y a en effet défaut d’équilibre entre les droits de l’administrateur et ceux de l’administré, garanties insuffisantes pour celui-ci, attributions exorbitantes pour celui-là, inconvénients que n’atténuent pas d’une manière sensible l’examen préalable et la tutelle permanente de l’État.

Cette situation étant donnée, qu’y avait-il à faire ? Comprendre dans la même répression la société anonyme et la société en commandite, mesurer le châtiment à la faute, et frapper avec d’autant plus de sévérité que le coupable était placé plus haut. On s’en est bien gardé. Comme dans la fable, les sévices des grands ont trouvé des apologistes, et il n’a pas manqué de loups, quelque peu clercs, pour établir d’une manière péremptoire que tout le mal venait de la société en commandite, et que c’était sur elle seule qu’il fallait s’appesantir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

On a donc pris à partie la société en commandite, qui avait, à côté de torts véniels, le tort irrémissible de ne relever que d’elle-même, et de se mouvoir dans une sphère indépendante. Comment user d’indulgence vis-à-vis d’une forme de société qui se passe d’autorisation, et ne se retrempe pas dans les eaux du baptême administratif ? Ç’eût été d’un fâcheux exemple, et dans un pays où la main de l’État pèse si volontiers sur tout ce qui se fait, l’occasion était bonne pour mettre plus complètement encore les faits en harmonie avec ce principe. Aussi n’y a-t-on pas manqué.

La première chicane que l’on a faite à la société en commandite, c’est l’abaissement exagéré des coupures. J’ai dit là-dessus mon sentiment ; oui, il y a eu abus, il y a eu abus comme il y a abus en toute chose ; c’est le propre des actes humains qu’à côté de l’usage toujours on rencontre l’abus : la raison nous a été donnée pour discerner l’un de l’autre et nous conduire en conséquence. Mais ici une contradiction me frappe. C’est dans le sanctuaire administratif, d’où émane l’autorisation préalable, dans le Conseil d’État, pour l’appeler par son nom, qu’on a fait cette découverte, qu’une action au porteur revêt un caractère abusif quand elle n’est pas de 100 fr. pour un capital de 200 000 fr., et de 500 fr. pour un capital supérieur ; qu’il y a également abus et qu’il ne saurait y avoir constitution définitive, qu’après la souscription du total du capital social, et le versement par chaque actionnaire du quart au moins des actions souscrites ; enfin, qu’il y a insuffisance de garanties, si les actions ne restent pas nominatives jusqu’à leur entière libération , moment où cesse et doit cesser la responsabilité du souscripteur primitif. Là-dessus la loi a parlé, et telle est désormais la condition imposée à la société en commandite.

Soit : mais si cette lumière s’est faite dans le sein du Conseil d’État, il faut avouer qu’elle s’y est faite d’une manière un peu tardive. Avant qu’on eût mis ce frein aux dérèglements de la société en commandite, le Conseil d’État aurait pu, c’était son droit, l’appliquer, ne fût-ce que comme exemple, à la société anonyme. Il avait eu successivement à examiner les statuts de sociétés toutes récentes, notamment celles de la rue Rivoli, du Palais de Cristal, de l’Union des gaz, des Petites voitures, des Docks, de la Compagnie maritime. Pourquoi, dans aucun de ces cas, n’a-t-il adopté ces formes de constitution qui lui ont paru ensuite nécessaires pour la société en commandite ? Pourquoi n’a-t-il songé ni aux actions nominatives jusqu’à libération, ni à l’élévation des coupures ? Pourquoi a-t-il laissé ces compagnies, qui étaient dans sa main et à sa merci, émettre des actions de 100 fr. pour un capital social considérable, et entretenir un jeu d’enfer sur des coupons aussi minimes ? Pourquoi a-t-il refusé aux actionnaires, au public, ces gages de sécurité dont plus tard il a reconnu l’opportunité et l’urgence? Questions délicates et auxquelles il est difficile de répondre pertinemment. Ne serait-on pas fondé à en conclure que la sagesse de l’autorisation préalable est quelquefois en défaut, et qu’il n’est pas impossible de la surprendre en cours de démenti ?

Ce que je viens de dire des formes constitutives des sociétés, on peut également l’appliquer à l’évaluation des apports. Le second reproche adressé aux sociétés en commandite, c’était de la grossir outre mesure et d’établir ainsi leur existence sur des fondements mensongers. Loin de moi la pensée de contester qu’il n’y eût là un abus véritable, une fraude flagrante et prouvée par des éclats nombreux. Seulement il est permis de se demander si le contrôle exercé par le Conseil d’État offre sur ce point une garantie suffisante, et s’il est possible d’accepter, les yeux fermés, les évaluations d’apports, telles qu’elles sortent de ses mains. Je ne veux point citer de noms ni d’exemples ; je ne fais qu’un simple appel à la conscience des hommes chargés de cet examen. En est-il beaucoup parmi eux qui voulussent accepter la responsabilité qu’ils viennent de mettre à la charge des membres d’un conseil de surveillance, c’est-à-dire garantir, sur leur propre fortune, l’exactitude des apports des compagnies qu’ils ont autorisées et qu’ils autorisent chaque jour ? Évidemment aucun d’eux ne le ferait, et ce n’est pas d’ailleurs leur rôle. Ils font ce qu’il est humainement possible de faire, au milieu d’influences qui ne sont pas toujours légitimes, et d’enquêtes extérieures qui ne sont pas toutes empreintes de la même sincérité. D’où il résulte que, dans les opérations de ce genre, sous quelque forme qu’elles s’accomplissent, anonyme ou en commandite, il y a nécessairement quelque chose d’arbitraire et de conjectural, dont l’appréciation exige le concours du temps et où rien ne supplée l’intervention des parties intéressées.

Je viens de parler des conseils de surveillance ; c’est le point le plus délicat de la dernière loi. Dans la société anonyme, la gestion et la surveillance se confondent ; elles appartiennent à des administrateurs qui, aux termes du Code de commerce, ne contractent aucune obligation personnelle ni solidaire relativement aux engagements de la société. Voilà une immunité bien grande en face de pouvoirs bien étendus. Puisqu’on en était à examiner les situations respectives des administrateurs et des administrés, les intérêts de ceux-ci et les droits de ceux-là, peut-être aurait-on dû se préoccuper davantage des sociétés anonymes, qui occupent désormais une si grande place dans l’économie financière et industrielle du pays. Quoi ! un conseil d’administration peut à son gré diriger une entreprise où des centaines de millions sont en jeu, régler la dépense, disposer du personnel, accroître ou amoindrir le revenu, suivant que la gestion est bonne ou mauvaise, modifier les services, engager la société jusqu’aux dernières limites de son capital, et tout cela sans que la moindre responsabilité s’attache à des actes aussi importants ! L’œil de l’État y supplée, dira-t-on, il veille sur ces agents ; sa main les contient et les guide. Oui, en droit, mais en fait, non. Les gestions de ce genre se composent de détails dans lesquels le gouvernement ne saurait entrer, d’où se dégage cette conséquence que les administrateurs restent les maîtres à peu près absolus, et ces maîtres ne sont pas responsables. On aurait dû y songer.

On ne l’a pas fait ; ici encore on a oublié la société anonyme pour ne voir que la société en commandite. Cette dernière avait, outre ses gérants, des conseils de surveillance qui, à la vérité, ne surveillaient guère que leurs jetons de présence, et servaient d’enseigne à la société au lieu d’en être les défenseurs. La loi récente s’est proposé de faire de ces conseils de surveillance un instrument sérieux, en étendant à la fois et leurs pouvoirs et leur responsabilité. Elle a effacé du Code de commerce cette disposition qui rendait l’associé commanditaire solidaire des associés en nom collectif, quand il faisait, au moindre degré, acte de gestion, et a défini les cas et les circonstances où le conseil de surveillance a non seulement le droit, mais le devoir d’intervenir dans les opérations sociales, à l’encontre et à côté du gérant. Ainsi, d’un côté, le conseil de surveillance a mandat exprès pour vérifier les livres, le portefeuille et les valeurs de la société, et, d’un autre côté, il est responsable solidairement et par corps des inexactitudes dans les inventaires et des distributions de dividendes non justifiés par des inventaires sincères et réguliers. La loi lui attribue en outre le pouvoir de convoquer une assemblée générale et de provoquer la dissolution de la société.

Ce sont là, il faut en convenir, des modifications profondes et qui ne peuvent manquer d’exercer une grande influence sur l’avenir de la société en commandite. Cette forme de société avait pris, depuis quelques années, des développements considérables, et s’était étendue, en France, à presque tous les ordres de production. Elle avait l’avantage d’offrir un asile aux petits capitaux, et, au milieu d’écarts nombreux et évidents, rendait d’incontestables services. Les formes en étaient promptes, faciles ; la liberté la plus entière y présidait. Elle ne devait rien à la sollicitation ni à la faveur ; elle ne relevait que du public, qui y avait pris goût, malgré quelques mécomptes. Aujourd’hui les conditions en sont complètement changées. Ce n’est plus un seul gérant qu’exige une société en commandite, mais six gérants ; les cinq membres du conseil de surveillance n’étant guère que des gérants au petit pied, responsables sur certains points, et d’autant plus responsables que leur responsabilité est plus vague et plus mal définie. L’exactitude des inventaires ! La sincérité des dividendes ! Mais c’est là, pour une maison de commerce et un établissement industriel ou financier, un de ces secrets que le gérant même ne connaît que d’une manière approximative et où échouerait la science d’un teneur de livres. Dans ces termes, la responsabilité n’est plus limitée, mais absolue, et mieux eût valu, pour se montrer sincère, assimiler la position du membre du conseil de surveillance à celle de l’associé en nom collectif.

Ce qu’a voulu la loi on le comprend, et l’intention est saine. Elle a voulu substituer à une surveillance illusoire une surveillance réelle, écarter les fictions et chasser du frontispice des sociétés les noms complaisants qui leur servaient de décoration. Elle a voulu que ceux de ces noms qui persisteront à remplir cet office fussent sérieusement engagés. Voilà ce qu’a voulu la loi, voici probablement ce qui arrivera et ce qu’elle ne pouvait ni prévenir ni prévoir. À une fiction il en succédera une autre. Ce conseil de surveillance qui devient, pour la société en commandite, une obligation au lieu d’être une faculté, une charge au lieu d’être une parure, changera complètement de caractère et de personnel. Tous les noms importants, tous les hommes qui tiennent à leur fortune et à leur repos, s’en éloigneront à l’envi. S’il y reste encore quelques individualités qui offrent de la consistance et du relief, ce sera dans quelques exceptions seulement. Le gros se composera de ce que l’on nomme vulgairement des hommes de paille. Un gérant cherchera près de lui, dans son entourage, des officieux qui n’y regarderont pas de bien près et ne mettront pas un trop haut prix à leurs services. Le titre de membre de conseil de surveillance deviendra ainsi une sorte de sinécure, peu briguée en raison des risques qui y sont inhérents, et dévolue à des hommes qui ont peu de chose à perdre. La prépondérance du gérant, que l’on a voulu combattre et balancer, se rétablira ainsi dans d’autres conditions, et les actionnaires n’auront qu’à s’incliner devant un tempérament qui est dans la nature même des choses.

Et ce n’est là encore qu’un des moindres écueils de la nouvelle loi ; elle en recèle une plus grande aux yeux de ceux qui attachent quelque prix à la liberté et au développement naturel des transactions. Où l’on a cru s’attaquer à quelques infirmités seulement, c’est aux sources mêmes de la vie que l’on a porté atteinte. Il est impossible, en effet, que l’esprit d’entreprise n’en soit pas enchaîné. De ces milliers d’affaires qui étaient en germe, les unes n’aboutiront pas ; les autres, pour aboutir, éluderont certaines dispositions de la loi ; d’autres enfin, et c’est le cas pour les plus sérieuses, abandonneront la forme de la société en commandite, pour revêtir, si elles le peuvent, la forme de la société anonyme. Ainsi, plus que jamais, le gouvernement deviendra le régulateur de l’activité privée et le point de départ des fortunes particulières. On ne pourra rien entreprendre, en matière d’industrie et de finances, qu’il n’y ait mis son sceau et imposé son attache. La spéculation relèvera de lui, recevra ses consignes, et en retour du privilège conféré, lui obéira presque militairement. Est-ce là le but qu’on s’est proposé, le résultat qu’on a entrevu ? A-t-on voulu que la société en commandite restituât à la société anonyme les affaires qui échappaient au patronage de l’État, de manière à ce qu’il n’y eût plus désormais qu’un troupeau et un pasteur ? S’il en est ainsi, on peut d’avance prévoir que ce calcul ne sera pas sans mécompte. L’autorisation préalable effrayera bien des gens ; l’accès n’en est pas très facile et ne manque pas de surveillants ombrageux. Elle exige en outre des délais, des formalités, qui sont incompatibles avec une prompte réalisation, et des enquêtes publiques qui excluent les entreprises où le secret est une des conditions de la réussite. Sans compter que les hommes d’affaires, en dehors d’un petit groupe favorisé, ne sont pas disposés à faire bon marché de leur indépendance, redoutent les engagements, même illusoires, et veulent, en tout état de cause, rester les maîtres de régler leur situation et de la modifier au besoin. D’où l’on peut conclure que la société anonyme ne recueillera pas ce que la société en commandite va perdre, et que l’effet le plus certain de la loi sera de frapper de langueur une partie de l’activité du pays, l’activité la plus aventureuse et qui n’est pas la moins utile, celle qui fait des essais avec les capitaux d’autrui.

D’ailleurs, si bien gardé qu’il soit, le Conseil d’État n’en éprouvera pas moins les conséquences du régime qu’il a fait prévaloir. Quoique réduites par les motifs que je viens d’énoncer, les demandes d’autorisation prendront encore des proportions considérables et, même éconduites, usurperont ses moments. Comment opposer des fins de non-recevoir à ces solliciteurs auxquels on n’a plus laissé qu’une issue ? Évidemment on ne saurait se montrer envers eux ni aussi sévère ni aussi exigeant que par le passé. Ils n’ont que ce moyen d’aboutir ; bon gré, mal gré, il faudra élargir la voie et attacher l’estampille de l’État à des entreprises qu’en d’autres temps on aurait abandonnées à leurs propres forces et à leur propre vertu. C’est ainsi que le privilège se frappe de ses mains et trouve en lui-même son expiation. Il est peu de circonstances où, à la longue, il ne crée des embarras sérieux et ne se retourne contre ses auteurs. S’il en fallait une preuve de plus, on la trouverait dans la condition où se trouvent les offices d’agents de change, condition telle que le gouvernement en est, dit-on, alarmé et préoccupé. Quelques mots là-dessus ne sont pas sans opportunité, et rentrent dans mon sujet.

V.

On sait à quelle date récente remonte le privilège des offices, tel qu’il existe aujourd’hui, c’est-à-dire comme titre sérieux, susceptible de transmission. La Révolution de 1789 avait rayé d’un trait de plume tout ce que le passé conservait d’analogue ; toutes les fonctions étaient redevenues libres, toutes les carrières ouvertes ; on n’entrait dans aucune à prix d’argent, et pour l’exercer d’une manière exclusive dans l’enceinte d’une corporation. Si plus tard l’Empire rétablit les offices, ce fut d’une manière précaire et timide, en les conférant à titre gratuit et viager, et en se réservant le droit d’en augmenter indéfiniment le nombre. Point de vénalité ni de transmissibilité avouées ; le privilège était plutôt inhérent à la personne qu’à la charge. Les choses durèrent ainsi jusqu’en 1816, où les difficultés des temps obligèrent l’État à une sorte de compromis et à une reconnaissance implicite de la vénalité des offices. En retour d’un cautionnement qui fut imposé aux titulaires, on leur accorda la faculté de transmission, par l’effet d’une tolérance dont l’usage a fait un droit. L’État n’entendait, sans doute, se dessaisir d’aucune de ses prérogatives ; il restait le maître d’accroître le nombre des charges là où il lui paraîtrait insuffisant, et de refuser son agrément aux candidats qui ne lui sembleraient pas réunir les qualités désirables ; mais, sauf un petit nombre d’exceptions, ces refus d’admissions et ces augmentations d’offices sont restés dans ses mains comme une arme inactive suspendue sur les corporations, et les menaçant plutôt qu’elle ne les frappait.

Quand cette concession eut lieu, le préjudice qui en résultait pour la communauté n’était pas bien considérable. Je dis préjudice, et c’est à dessein. Comment envisager autrement le privilège accordé à quelques-uns d’exercer leur activité dans un domaine réservé, et sous l’empire d’une concurrence restreinte ? Le préjudice est double dans ce cas ; il frappe à la fois sur ceux auxquels une carrière est interdite, et sur ceux qui payent au-dessus de leur valeur naturelle les services qu’on y rend. C’est, comme le dit fort bien Rossi, un tribut chaque jour prélevé sur les consommateurs, et qui s’aggrave de toute la plus-value que la chaleur des enchères et le mouvement du travail ajoutent au prix des offices. À l’origine, ce prix n’était pas de nature à effrayer. Les charges les plus recherchées, comme celles des notaires, ne valaient guère plus de 150 000 francs à Paris, et infiniment moins en province. Celles d’agents de change comptaient à peine ; celles de courtiers de marchandises n’avaient guère qu’une valeur nominale. Il ne semblait donc pas qu’il y eût là un danger sérieux, ni une aliénation dommageable pour les intérêts des régnicoles et l’activité générale du pays.

Cependant, avec plus de sang-froid, on aurait pu dès lors prévoir ce qu’allait amener la combinaison de ce double fait : d’un côté, la limitation du nombre des offices ; de l’autre, l’accroissement des transactions sous l’influence de la paix. De ces deux conditions, une conséquence inévitable allait sortir, l’insuffisance des titulaires dans bien des cas, et, dans presque tous, l’augmentation démesurée du prix des charges. C’est le spectacle auquel nous avons assisté ; et si, pour quelques offices, la progression n’est pas de nature à inquiéter, pour les offices d’agents de change elle est non seulement un sujet d’alarme, mais de scandale public. Du prix de 300 000 fr. où ils étaient sous la Restauration, on les a vus s’éleverà 600 000 fr. sous le gouvernement de Juillet ; puis, sous le régime actuel, et par l’effet des opérations de Bourse, à 900 000, 1 200 000, 1 500 000 et 1 800 000 francs. Ils sont aujourd’hui à 2 millions, et, assure-t-on, ce n’est pas leur dernier mot.

En présence d’un fait si grave, la première réflexion qui se présente est celle-ci. La loi des civilisations, soit qu’on l’apprécie d’une manière abstraite, soit qu’on l’étudie dans les faits, est le mouvement. Une société qui renferme encore dans son sein des conditions de vie doit marcher, doit avancer. Cet avancement, cette marche peuvent changer de caractère ; ils ont lieu tantôt dans le sens des conquêtes morales, tantôt dans le sens des conquêtes matérielles ; mais que ce soit au profit des jouissances des sens ou de celles de l’esprit, le progrès ne s’en accomplit pas moins, et, pour l’œil le moins clairvoyant, de nos jours il est visible. Que de changements survenus dans le cours de ce demi-siècle ! Que de découvertes ajoutées à celles qui formaient le lot des générations antérieures ! Quel surcroît d’activité dans le commerce, dans l’industrie, dans les arts, dans les sciences agricoles et dans les opérations de la finance ! Tout s’est ébranlé et avec cette vitesse que la reine du temps, la vapeur, imprime à toute chose. Si l’on pouvait soumettre aux formes du calcul l’intensité de cette évolution sociale, peut-être trouverait-on que la proportion des puissances actives du pays a décuplé depuis quarante ans, c’est-à-dire qu’il s’y fait, au moins dans certaines branches, dix fois plus d’affaires qu’il ne s’en faisait autrefois.

Comment dès lors s’accoutumer à cette idée que pendant qu’un semblable mouvement s’opère, il subsiste encore parmi nous des fonctions réservées, des carrières défendues par une immobilité numérique ? De deux choses l’une : ou le travail en souffre, ou il y est trop rémunéré. Telle est l’alternative, ou plutôt tel est le double inconvénient qui s’attache au maintien de semblables institutions. Tant qu’elles seront debout, il y aura, pour certains services, impossibilité absolue de proportionner le nombre des agents à l’étendue des besoins. Le droit de l’État reste entier, il est vrai ; ce qu’il a créé de ses mains, il peut le modifier ou le détruire, mais c’est là un de ces droits rigoureux dont il ne pourrait user sans injustice. Quel moyen employer ? La suppression des offices serait une spoliation révolutionnaire ; leur rachat, une ruine pour le Trésor. Toute diminution, c’est la destruction d’une propriété particulière au profit des autres titulaires ; toute augmentation, c’est une diminution de valeur pour les offices existants. La première de ces mesures excite une légitime répugnance, la seconde soulève de grandes clameurs. Que d’embarras ! Que de difficultés sans issue ! Et cela pour avoir sanctionné la transformation d’une fonction personnelle en une propriété personnelle, onéreuse à la communauté, et laissé revivre ainsi, en partie du moins, et sous une certaine forme, une vieille coutume née des misères du Trésor royal sous François Ier, et qui devait rester à jamais ensevelie avec les fiefs, les jurandes, les substitutions et le servage, sous les ruines de l’Ancien régime.

Cependant il s’est présenté des cas où, par la force même des choses, le gouvernement a été mis en demeure d’intervenir. Je n’en veux citer qu’un, où j’ai été mêlé comme intermédiaire et dont j’ai pleine connaissance. C’était vers 1840 et sur la place de Marseille. Le nombre des courtiers de marchandises, fixé à soixante-dix, ne suffisait plus au mouvement croissant des affaires, et cette insuffisance était si évidente, si bien démontrée, que les tribunaux n’osaient plus sévir contre le courtage illicite, dont le haut commerce avait pris la défense et qui était son seul recours dans la disette des agents accrédités. Là-dessus, doléances sans fin et de diverse nature. D’un côté, les courtiers en titre se plaignaient au gouvernement de ce que leur privilège était si mal défendu ; d’un autre côté, les courtiers libres et, avec eux, les négociants, invoquaient la violence de la nécessité et cette force majeure qui est au-dessus de la loi. Bon gré, mal gré, il fallut sortir de l’inertie où si volontiers l’État s’enveloppe, agir, prendre un parti, se déterminer au milieu d’intérêts contraires. Ce ne fut pas sans luttes ni hésitations ; l’acte était grave et les détenteurs d’offices s’en étaient émus. Les mémoires abondaient et contestaient au gouvernement le droit de nomination directe. Il faut dire, à la louange du ministre de qui la question ressortait, qu’il y apporta une fermeté inébranlable et fit prévaloir sur toutes ces prétentions la défense de l’intérêt commun. Seulement un compromis fut adopté. Par la nomination de soixante-dix nouveaux courtiers de marchandises, la prérogative de l’État fut maintenue et sanctionnée ; mais chacun des titulaires désignés eut à s’entendre avec un ancien titulaire et à verser entre ses mains la moitié du prix de sa charge, sur un pied convenu et uniforme pour tous. Cette transaction s’appela le doublement des charges et termina le différend. J’ajoute, qu’en plus d’un point, elle trompa l’attente de ceux qui s’y intéressaient, soit comme acteurs, soit comme témoins. Un des résultats qu’on s’en était promis, c’était d’affaiblir le prix des offices de courtiers et de les rendre ainsi plus accessibles. Là-dessus le désappointement fut complet. Un an ne s’était pas écoulé que le prix des charges était remonté à l’ancien taux, et comme si le doublement n’avait pas eu lieu. Toute la différence fut un bénéfice acquis aux anciens et aux nouveaux titulaires.

Si je ne me trompe, la situation des agents de change de Paris est aujourd’hui ce qu’était, en 1840, celle des courtiers de marchandises de Marseille. L’insuffisance de leur nombre est si notoire qu’il serait superflu d’y insister ; la preuve éclate dans les faits et surtout dans cette hausse du prix des charges, qu’on ne peut voir sans une inquiétude mêlée d’irritation. Deux millions une charge ! Cent vingt millions de propriété artificielle dans une seule corporation ! Cent vingt millions de prix de rachat si jamais le soin de l’intérêt public, la marche des idées et les nécessités du temps obligeaient l’État à affranchir le pays de cette servitude ! Quel témoignage voudrait-on de plus que le nombre des agents n’est pas à la hauteur des besoins ? Et pourtant, il y a d’autres témoignages et non moins concluants. Non seulement les opérations de Bourse suffisent comme aliment aux soixante offices accrédités, même dans les conditions onéreuses où on les acquiert, mais elles entretiennent sur un très bon pied une foule presque incalculable d’agents libres, auxquels, par une sorte de tolérance, on abandonne les petites affaires et les petits profits, les valeurs dont la cote n’est pas officielle, la clientèle secondaire, en un mot, les reliefs de ce grand festin qui se renouvelle chaque jour à la Bourse et que défrayent les négociations aléatoires. Ces agents libres, si les syndicats les tolère, si on les laisse exercer leur industrie en toute impunité, n’est-ce pas que les agents réguliers ne peuvent suffire aux opérations, que la conscience de cette insuffisance les désarme et les empêche de faire d’une manière complète la police de leur institution ?

Je ne cherche pas à pénétrer les intentions du gouvernement, et j’ignore s’il veut se porter au secours d’une situation aussi tendue. Encore moins me mêlerai-je de rien dire qui puisse ressembler à un conseil. Le sujet est très délicat et l’exemple que j’ai cité, celui des courtiers de Marseille, n’a pas eu des suites assez concluantes pour qu’on soit encouragé à en donner une seconde édition. Se décida-t-on à doubler le nombre des agents de change, avec indemnité de moitié du prix aux titulaires actuels, qu’il pourrait arriver ce qui est arrivé déjà, c’est-à-dire qu’au bout d’un an ou de dix-huit mois, le prix des charges se relevât au taux où nous le voyons, c’est-à-dire à 2 millions pour cent vingt agents comme pour soixante. On aurait porté à 240 millions l’actif de la corporation, et les choses n’en iraient ni plus ni moins que par le passé, seulement avec cette aggravation de plus. C’est un instrument dangereux que le privilège ; il n’y faut pas toucher au hasard ni sans précautions, il tromperait la main la plus habile. Avant de rien statuer contre lui ou sur lui, il convient de bien prendre ses mesures et de ne pas frapper à faux. On dirait que c’est à son intention qu’a été imaginée cette divinité de la fable, qui changeait de forme au moment où on croyait la saisir, et qui pour échapper aux poursuites se transformait en poisson, en arbre, en rivière et même en incendie. Le privilège, surtout quand il est placé si haut, peut nous donner le spectacle de ces métamorphoses.

Il est pourtant nécessaire d’y songer ; si la tâche est difficile, elle n’en fera que plus d’honneur au gouvernement qui aura le courage de l’entreprendre et la fermeté d’y persévérer. On cherche où sont les éléments du jeu forcené dont la Bourse de Paris est le siège. Le principal est là et le calcul en est simple à faire. Si les soixante charges d’agents représentent 120 millions, il y a 6 millions à trouver d’abord pour le service des intérêtsà raison de 5%, puis 18 millions pour le produit à raison de 15%, évaluation très modeste. Maintenant qu’à ces 24 millions de tribut prélevé sur les joueurs par les titulaires accrédités on ajoute 10 ou 11 millions, dévolus à la multitude des agents libres, on arrivera à une somme annuelle de 35 millions, qui représentent la part des intermédiaires dans le commerce des valeurs négociables. Quelle est là-dessus la proportion des achats sérieux, des placements fermes, des transactions légitimes ? Je crois me tenir au-dessus du chiffre réel en le portant au quart. Restent donc 25 millions qu’il faut demander au jeu, aux négociations aléatoires. C’est là un effet, me dira-t-on, et non une cause. Oui ; mais la cause et l’effet se confondent, et on ne saurait, sans méprise, les séparer. Quand il s’agit de supprimer la loterie et les tripots, la même objection s’éleva. On disait : les tripots et la loterie ne créent pas la passion du jeu, ils y satisfont seulement. La passion du jeu est innée dans l’homme ; si vous lui fermez une issue, elle en trouvera d’autres. Et pourtant il n’y aurait aujourd’hui personne qui osât contester ce que la moralité du pays a gagné à la suppression de ces officinesoù la portière nourrissait ses quaternes, et de ces cavernes plus somptueuses où le garçon de caisse pouvait vider sa sacoche en passant, au risque d’aller expier un moment de vertige dans les chiourmes de Toulon ou de Brest.

C’est précisément à ce point de vue qu’un gouvernement a pour mission et pour devoir de se placer. Des hauteurs où il est, il domine les intérêts de l’ordre matériel et ceux de l’ordre moral, trop souvent méconnus. Vis-à-vis de la corporation des agents de change, il n’est pas désarmé, et son action doit s’appesantir avec d’autant plus de force que les écarts prennent un caractère plus sérieux. Quand même il reculerait devant les difficultés que présente une réforme complète, il est des points sur lesquels dès à présent et sans des froissements trop vifs, il pourrait, ce me semble, intervenir. Comment, par exemple, fermerait-il les yeux sur ce fractionnement indéfini des charges qui est désormais la monnaie courante de l’institution ? Un office est personnel et ne saurait être divisible. Il confère à un homme, nominativement désigné et commissionné ad hoc, la faculté de passer tels actes, de conclure tels contrats que la loi spécifie et qui lui sont dévolus à titre privilégié. Voilà bien une fonction publique, inhérenteà la personne, et qui n’est à aucun degré susceptible de délégation. Maintenant, si à l’exercice de cette faculté, une autre condition est attachée, celle d’en payer le prix entre les mains du titulaire qui s’en démet, c’est là un acte que le gouvernement peut accepter ou ne pas accepter, mais dont il est le maître dans tous les cas de régler les proportions et le caractère. On vend ce qu’il a donné ; il ferme les yeux, mais s’il les ouvre, s’il s’aperçoit qu’il y a abus il reste l’arbitre en dernier ressort de ce marché passé en dehors de lui. Il peut y intervenir, et il le doit, s’il a lieu de craindre que ce marché ne dénature le caractère de la profession, et ne diminue les garanties qu’elle offre.

Or, n’est-ce pas le cas lorsque le prix des charges est sujet à des fractionnements presque illimités ? La plus grande garantie que puisse offrir un agent, c’est qu’il possède lui-même sa charge et la paye de ses deniers. Plus la somme qu’il y engage est forte, plus la garantie est sérieuse ; elle s’affaiblit de toutes les sommes qu’il emprunte à droite ou à gauche pour l’acquitter. Naguère encore, les choses se passaient avec une certaine régularité, et donnaient prise à peu d’objections. Aujourd’hui on comble la mesure. Une charge d’agent de change est une véritable société en commandite, dont le titulaire n’est que le gérant. Le montant de la charge devient un capital social qui se subdivise en coupons de plus en plus faibles, et se répartit sur un nombre infini d’associés. De là, les prix élevés auxquels les charges sont parvenues et ce trafic incessant qui éloigne peu à peu les anciens titulaires, hommes honorables et éprouvés, pour faire place à des titulaires plus jeunes, plus ardents et d’autant plus disposés à oser qu’ils ont payé leur privilège plus cher, et qu’ils ont leur fortune à faire. Qui ne comprend qu’il у a là un affaiblissement de garanties et un danger pour l’institution ! Cette faculté de se créer une position avec un argent d’emprunt de ne mettre qu’un enjeu borné dans une partie où l’on a tous les honneurs et un beau contingent de profit, doit tôt ou tard affaiblir l’esprit de prudence et de réserve qui est la qualité essentielle d’un bon agent, le faire sortir de son rôle et le jeter dans ces spéculations personnelles que la loi lui interdit et dont la plupart ne savent pas se défendre. C’est là, d’ailleurs, une déviation évidente et une atteinte portée à la régularité de cette fonction. Un agent de change ne peut pas, ne doit point avoir d’actionnaires, et il a aujourd’hui des actionnaires plutôt que des associés. Puis de quelque nom qu’il les nomme, actionnaires ou associés, il importe d’en limiter le nombre, et si le syndicat ne sait pas user de rigueur, s’il n’exerce pas là-dessus une sévère discipline, c’est au gouvernement à faire entendre sa voix et à imposer le retour à de meilleures habitudes.

Sur un autre point et avec un autre instrument, le gouvernement pourrait faire échec au vertige du jour, l’élévation exorbitante du prix des charges. Que le ministre des finances imite en cela l’exemple que lui donne son collègue de la justice. Quand il s’agit d’une transmission d’offices, la Chancellerie examine les clauses du contrat, se rend juge du prix, et s’il lui paraît trop élevé, refuse son autorisation. S’il en est ainsi pour les notaires, les avoués, les huissiers, les greffiers, pourquoi n’en serait-il pas de même des agents de change ? Pourquoi s’opposerait-on aux petits écarts des uns et ne mettrait-on pas une barrière aux grandes folies des autres ? La seule objection sérieuse, c’est qu’il y aurait simulation et déguisement du prix. Le contrat public en porterait un qui serait fictif ; le véritable prix serait l’objet d’une transaction clandestine ou d’une soulte payée de la main à la main. Voilà l’argument ; je le crois très superficiel. De pareils marchés sont de notoriété publique, et il est impossible qu’ils se dérobent à la connaissance du syndicat. En les présentant à l’approbation du ministre, celui-ci s’en rendrait garant, pour ainsi dire. Et si, par exception, une simulation de ce genre avait lieu, et que plus tard la preuve en parvint à l’administration, elle serait fondée à faire un exemple en révoquant un agent qui serait entré dans sa carrière par une fraude.

En inclinant vers des rigueurs réglementaires, je sors de mon rôle d’économiste, et je le fais sciemment. Il faut que le privilège soit et demeure le privilège ; s’il jouit des avantages de ce régime, il faut qu’il en subisse les inconvénients. L’État le crée au préjudice de tous ; l’État doit le contenir au profit de tous. C’est le seul contre-poids qui reste aux intérêts qui en sont exclus ; c’est le seul frein qui puisse en réprimer les écarts. Tout n’est pas bénéfice dans la dépendance, il importe que le privilège en garde le sentiment, et que de loin en loin on lui rappelle que si on lui a mis un instrument de fortune dans les mains, il est tenu à en user avec modération ; il est bon aussi qu’il se souvienne que si on lui a donné une force contre tout le monde, il y a encore quelqu’un qui est plus fort que lui.

Dans tout ce qui précède, j’ai laissé et dû laisser la parole aux faits ; je les ai jugés tels qu’ils sont et dans les fausses conditions où ils se présentent. Si ingrat qu’il soit, c’est un terrain où il faut descendre, sous peine de rester étranger au temps où nous vivons. Maintenant je me sens plus aise, et après avoir payé ce tribut à d’assez tristes réalités, je vais faire la part des doctrines.

LOUIS REYBAUD,

de l’Institut.

 

DES SPÉCULATIONS DE BOURSE ET DE LEUR INFLUENCE SUR LA FORTUNE PUBLIQUE.

VI.

Il est de principe en économie politique, que la meilleure école pour les intérêts est leur libre développement, et la meilleure règle celle qui résulte de leur jeu naturel. Non pas que l’économie politique méconnaisse les inconvénients attachés à cette indépendance et ne gémisse des écarts qui en sont l’accompagnement obligé. L’économie politique est sœur de la morale ; elle ne l’oublie pas ; elle s’honore d’avoir eu pour interprètes, depuis Quesnay et Adam Smith jusqu’à Jean-Baptiste Say et Joseph Droz, pour ne citer que les morts, des hommes qui conformaient leur vie à leurs écrits, et pour qui l’amour du bien n’était ni un calcul, ni une enseigne. Elle ne sera point infidèle à de telles traditions.

Mais si elle s’afflige des abus de la liberté, l’économie politique ne prend pas le change sur les moyens de les combattre et de les prévenir. À une époque où les notions les plus élémentaires semblaient obscurcies et où le désordre des rues avait passé dans les cerveaux, ce fut l’économie politique qui, la première et avec le plus de vigueur, s’éleva contre les prétentions des sectes qui voulaient créer, à coups de décrets, une moralité et une prospérité à l’usage des industries. On disait alors et sur tous les tons, qu’il n’y a de garantie pour les intérêts que dans leur assujettissement ; que, livrés à eux-mêmes, ils vont droit aux excès, ne connaissent point de frein et n’ont de force que pour se nuire ; qu’à cette disposition fâcheuse il n’y a qu’un correctif, l’intervention de l’État ; que l’État et l’État seul, se jetant dans la mêlée des intérêts, peut en devenir le pacificateur, le tuteur et l’arbitre ; qu’il lui appartient de conjurer les désastres issus d’une activité déréglée, de faire, au milieu de préventions extrêmes, la part légitime de chacun, et s’il y a combat, d’en régler au moins les conditions et d’y présider comme juge du camp, afin qu’on ne s’y serve que d’armes courtoises.

Tel était le langage tenu par les coryphées du socialisme : les formes variaient suivant la secte ; le fond restait le même. On y ajoutait, dans un autre ordre d’impressions, que l’industrie, abandonnée à ses propres mouvements, est fatalement conduite à abuser des agents qu’elle emploie ; qu’en retour d’un salaire insuffisant, elle impose à l’ouvrier une tâche qui excède ses forces ; qu’elle trouve dans l’abaissement du prix de la main-d’œuvre sa principale source de profit, et ne saurait, à ce point de vue, être envisagée autrement que comme une exploitation odieuse des classes qui vivent d’un travail manuel. De là cette conclusion que, sur ce point encore, l’État seul peut faire prévaloir des habitudes de justice, se porter au secours de la partie lésée et amener l’autre à composition, prendre sur les bénéfices de celui-ci pour ajouter aux ressources de celui-là, et demander à des règlements administratifs ce qu’on ne peut attendre d’un arrangement volontaire : toutes choses qui supposent et impliquent un régime de dictature dans le domaine des intérêts.

L’économie politique n’a laissé debout aucun de ces sophismes ; elle a vengé la liberté des accusations outrées dont on la chargeait, et prouvé que l’arbitraire en soulève d’autres, qui sont bien mieux fondées. Elle a répété, après tous les grands esprits dont l’humanité s’honore, que la liberté forme et élève les générations, tandis que la faveur les énerve et les voue à la décadence ; elle a démontré que le véritable instrument du progrès social est moins dans une tutelle intelligente que dans cette forte éducation qu’acquièrent les individus par la jouissance entière de leurs droits et le plein exercice de leurs facultés. Avec Charles Comte, l’économie politique a dit[2]: « Laisser faire ce qui est bien, réprimer ce qui est mal, tel est l’objet de tout régime qui n’agit pas dans des vues hostiles à la liberté. Partout où des actions innocentes sont punies, partout où des actions nuisibles à autrui sont tolérées, il y a également oppression. » Elle a dit, avec mon éminent confrère et ami, Charles Dunoyer[3] : « Le gouvernement est dans la société, non la société dans le gouvernement. Le gouvernement qui a sa place, et une grande et haute place dans ce laboratoire immense qu’on appelle la société, n’y saurait tenir la place de tout ni s’y mettre à la tête de tout. Il a sa tâche à remplir, mais il n’est chargé ni d’y remplir ni d’y régler toutes les tâches. Ce n’est pas un art qui ait pour mission de gouverner tous les arts. Il tombe sous les sens que, pour les gouverner, il aurait besoin de les connaître, de les connaître mieux que ceux-là même qui les pratiquent ; et ne suffit-il pas de songer à la prodigieuse diversité, à la complication infinie des mouvements auxquels ils se livrent, pour être forcé de reconnaître qu’il n’en peut avoir qu’une très légère, très superficielle, très vague et très imparfaite idée. Quelque important donc que soit son rôle, il est certain que son travail ne peut pas être de se placer, pour les conduire, à la tête de tous les autres travaux. » Je pourrais multiplier les citations ; elles concourraient à établir que les hommes vraiment autorisés ont tous tenu le même langage, qu’ils ont tous combattu, au nom de la science, les prétentions de ces rêveurs qui avaient imaginé de soumettre les intérêts du pays à une organisation et une discipline officielles.

Ce qui était vrai contre le socialisme reste vrai en tout état de cause et en tout temps, et une dictature économique n’emprunte pas plus d’opportunité aux prétextes dont on la colore qu’au régime sous lequel on l’exerce. Quel que soit ce régime, il y aura toujours, pour l’ensemble des intérêts du pays, un dommage réel à les placer d’une manière trop directe sous la main et l’influence de l’État, à le faire intervenir comme acteur là où il serait à la fois plus digne et plus sage qu’il demeurât simple témoin ; à l’investir du droit dangereux de conférer des privilèges ou de consacrer des exclusions, c’est-à-dire de distribuer à son gré ou de retirer la richesse ; à engager, en un mot, son action et sa responsabilité dans des matières où il pourrait s’abstenir à son propre avantage et à l’avantage plus grand encore de la communauté.

Voilà les principes ; maintenant si on les applique aux opérations de Bourse, voici les conséquences qu’il convient d’en tirer :

Qu’il y ait pour la négociation des valeurs mobilières un marché constamment ouvert, où viennent aboutir toutes les offres et toutes les demandes, c’est ce dont personne ne contestera l’utilité. Que le gouvernement y exerce une influence de police et un patronage officieux, qu’il y maintienne l’ordre et veille à la régularité des transactions, c’est un de ses devoirs, et il ne pourrait le négliger sans s’exposer au blâme. J’irai plus loin encore dans ce partage d’attributions : j’admettrai que l’État cherche à faire à son propre crédit une situation à part au milieu de cette masse de valeurs qui aboutissent au même débouché. L’État, c’est tout le monde ; il représente l’intérêt commun ; il tient les cordons de la bourse commune, et à ce titre les avantages qu’il se réserve sont ou devraient être autant d’allégements aux charges publiques. Mais là où l’intérêt commun cesse et où commence l’intérêt privé, il ne saurait y avoir, surtout dans un pays où la passion de l’égalité est dominante, ni d’acception de personnes, ni de privilège de position.

Est-ce le cas pour les opérations de Bourse ? Les valeurs qui ont un caractère privé sont-elles toutes traitées sur le même pied et soumises au même régime ? Bien loin de là, comme on peut le voir. Il existe une sorte de crible où passent les valeurs susceptibles d’être négociées ; les plus solides résistent, les plus légères sont rejetées. Ce crible, c’est la cote officielle ; le vanneur est le syndicat des agents de change, sous l’influence très sensible du gouvernement. En temps ordinaire, le syndicat examine les demandes, pèse les titres, puis accorde ou refuse les honneurs et les avantages de la cote officielle. Il convient d’ajouter que, depuis le mois de mars dernier, et par suite d’une note insérée au Moniteur, l’instrument ne fonctionne plus. Pour contenir la masse des valeurs qui montait toujours, on a imaginé de leur interdire l’accès de la cote, et de les laisser au dehors comme ces mânes sans sépulture qui rôdaient autour de l’Élysée païen. Jusqu’à nouvel ordre ces valeurs, éconduites ou ajournées, attendent, s’agitent et se lamentent.

Ce n’est donc ni la liberté, ni l’égalité de conditions qui constituent le régime de la Bourse ; c’est la faveur, le privilège, l’arbitraire, en un mot, procédés dangereux que l’économie politique a pour mission de combattre.Qui ne comprend, en effet, les inconvénients attachés à cette manière d’agir ?Que d’embarras gratuits ! Quel amalgame d’influences et de responsabilités ! La cote est là comme un point de mire pour toutes les valeurs. À qui s’adresser pour y arriver ? Si c’est le syndicat qui en dispose, que de sollicitations autour de ses membres, que d’obsessions, d’importunités de toute espèce, sans compter les offres secrètes et les moyens de séduction qu’on n’avoue pas ? Qui oserait dire qu’en butte à de pareils assauts le syndicat puisera toujours ses motifs de détermination dans l’appréciation équitable des faits et la volonté ferme de faire simplement justice ? En fût-il ainsi qu’il pourrait encore se tromper, former sa conviction sur des renseignements superficiels, céder à des pressions dont il n’aurait ni la force ni la volonté de se défendre. Si c’est au gouvernement que restent le dernier mot et la police définitive de la cote, la difficulté se déplace sans s’amoindrir. Le gouvernement est moins à même que le syndicat de savoir au juste ce que vaut une affaire qui vient de se constituer, quelles chances l’attendent, quels éléments de succès ou de ruine elle renferme dans son sein ! Dans cette période du début, presque toujours la question des personnes domine la question des faits, et l’admission ou le rejet n’est plus qu’une affaire de choix ou de préférence. Or, si choisir et préférer sont, dans un service public, le droit et le devoir d’un gouvernement, il serait plus sage, à mon sens, qu’il restât neutre en face des intérêts purement privés, et s’abstînt de tout acte qui pourrait ressembler à une faveur pour les uns et à une disgrâce pour les autres.

Ainsi, soit que le syndicat demeure maître de la cote, soit que le gouvernement y pèse d’en haut, il n’échappe à personne que des inconvénients réels accompagnent cette manière de procéder. Il faut bien qu’il en soit ainsi pour qu’on ait eu récemment recours à ce moyen extrême et rigoureux de la frapper momentanément d’interdiction. C’était comme une sorte de répit, et le seul répit possible au milieu de réclamations incessantes et d’interminables prétentions. Mais là encore le but a été dépassé. Ces nouvelles affaires, introduites dans la cote officielle, étaient pour elle une condition d’activité, un renouvellement et un rajeunissement nécessaires ; seules, elles établissaient un courant dans ces eaux dormantes. Il y a dans le monde des spéculateurs un groupe d’hommes plus remuants, plus osés que les autres, qui se portent du côté du bruit et de la nouveauté, et ne font cas des affaires que dans leur primeur. À ceux-là rien ne répugne autant que l’immobilité de la cote ; ils n’y trouvent plus un aliment suffisant à leurs opérations, ils s’en éloignent, et dirigent leurs vues ailleurs. Qu’en est-il résulté ? Un accroissement évident de négociations qui, pour n’être pas officiellement cotées, n’en tiennent pas moins une large place dans le mouvement général des valeurs. Pour n’en citer qu’un exemple, les chemins lombardo-vénitiens ne donnent-ils pas lieu, depuis quelque temps, à plus d’affaires qu’aucune des valeurs qui jouissent des prérogatives de la cote ? Or, en face de cette vogue, quelle peut être la position d’un agent de change commissionné ? De deux choses l’une ; ou restant dans les limites de ses fonctions, il s’abstient de négociations semblables, ou bien il s’entend avec ces agents libres qui se multiplient à vue d’œil, donnent des bulletins en leur nom, et élèveront bientôt, si l’on n’y prend garde, corporation contre corporation. Dans le premier cas, l’agent en titre essuie une perte sans compensation ; dans le second, il déroge et entre en partage avec les hommes qui usurpent son droit.

De quelque côté qu’on l’envisage, la situation est donc mauvaise ; on n’y a de choix qu’entre les écueils. La cote ouverte à la faveur, c’est le déchaînement des brigues ; la côte fermée, c’est la multiplication des opérations extraofficielles. Sous ce régime, il en sera toujours ainsi, seulement du plus au moins : avec une cote facilement accessible, les inconvénients seront moindres ; ils s’aggraveront avec une coté mieux défendue. Il n’est qu’une combinaison dont on n’ait point essayé, et qui seule pourrait amener une révolution dans cet ordre de transactions, ce serait une cote entièrement libre. Je sais que le mot et la chose effrayent ; peut-être est-ce faute d’y avoir suffisamment réfléchi. À côté de la bourse des valeurs il existe une bourse des marchandises. Or, a-t-on jamais songé à limiter les articles qui peuvent y être traités, à dresser un prix courant dont les uns seraient exclus et où les autres seraient admis, à favoriser ceux-ci au détriment de ceux-là, à ne reconnaître, comme légitimement échangés, que ceux qui ont, pour ainsi dire, une consécration officielle ? Non ; tous les produits, quels qu’ils soient, sont échangeables au même titre, et là du moins on a eu le bon sens de reconnaître que le meilleur juge en cette matière n’est ni un syndicat, ni un gouvernement, mais l’acheteur qui paye l’objet et en dispose à son gré. Qu’il se trompe dans ce marché, ou qu’il y trouve un profit, c’est son affaire, le contrat est libre ; personne ne lui en est garant ; on n’a pas renfermé son choix dans un ordre déterminé, et il serait mal venu, quelles qu’en soient les conséquences, à s’en prendre à un autre qu’à lui-même.

Ce qui se passe dans la bourse des marchandises serait de nature à faire ouvrir les yeux sur le meilleur régime à introduire dans la bourse des valeurs. Qu’est-ce qu’une valeur mobilière, si ce n’est une marchandise ? On n’a pas besoin d’être économiste pour savoir cela ; c’est élémentaire. Eh bien ! si une valeur mobilière n’est autre chose qu’une marchandise, pourquoi ne pas laisser à l’acheteur le soin de choisir celle qui lui convient le mieux, dont il doit tirer le meilleur parti ? Pourquoi s’interposer entre le vendeur et lui pour lui désigner celle qui mérite le plus de confiance, a les fondements les plus sérieux, et lui prépare le moins de déceptions ? Pourquoi substituer une sagesse abstraite à cette sagesse bien plus positive de la partie intéressée ? Il y a des fripons et des dupes, dira-t-on ; oui, et malheureusement il y en aura toujours : la perfection n’est pas de ce monde. Même avec le contrôle du syndicat et l’épuration de la cote, les dupes et les fripons ne sont pas rares ; ils se glissent dans les contrats les mieux gardés ; ce sont deux éléments qui se répondent et se complètent. Seulement il est permis de croire que la liberté est, pour les intelligences, une meilleure école que le privilège, et que, dans les affaires comme ailleurs, il en doit naître des habitudes plus morales, des opinions plus sûres, des sentiments de prévoyance plus développés. Cela suffirait pour que les dupes se tinssent mieux sur leurs gardes, et que les fripons fussent moins audacieux. Rien ne supplée à l’expérience que l’on acquiert à ses dépens ; c’est à cela que conduit l’exercice de la liberté.

Mais, ajoute-t-on, la cote officielle sera obstruée. Voyezvous d’ici ce débordement de valeurs nouvelles, suspectes pour la plupart, qui viendront usurper la place qui appartient aux valeurs de quelque consistance. Ce sera une mêlée véritable dans laquelle l’œil le plus exercé ne discernera plus ce qui mérite un rang à part et se recommande à l’attention des gens sérieux. Mon Dieu ! quand on parle ainsi, on fait trop bon marché de la sagacité individuelle et surtout de la sagacité de l’intérêt privé, si vigilant et si subtil. C’est le propre de tous les systèmes qui prennent leur point d’appui dans le développement exagéré d’une prévoyance sociale que d’oublier et de méconnaître ce qu’il y a de profond, d’avisé, de retors même dans cette prévoyance personnelle, qui suggère à l’individu les moyens de se conduire, inspire ses déterminations, l’éloigne de ce qui peut lui nuire, le dirige vers ce qui peut lui servir.Pas plus qu’on n’apprendà un homme l’usage de ses membres, on ne lui apprendra l’art de bien gouverner ses affaires. Il en a l’instinct comme il a l’instinct de sa conservation ; tout ce qu’il y a en lui de facultés est dirigé sur ce point, et aucune précaution extérieure ne vaut celles que lui dictent ses propres défiances. On peut donc, sans inconvénient, lui retirer les lisières ; il marchera seul et d’un pas plus ferme qu’on ne se plaît à le supposer.

Avec une cote entièrement libre, qu’arriverait-il ? C’est que la réserve deviendrait plus grande et le contrôle individuel plus approfondi. Dans le premier tumulte chacun se tiendrait sur ses gardes et peut-être se ferait-il un vide parmi les spéculateurs. Les plus timides, les moins engagés se retireraient et ce serait tout profit pour la moralité publique. Il ne resterait sur la place que les champions aguerris, ceux qui ont toutes les qualités nécessaires pour agir ou se défendre. Quant aux valeurs, elles se classeraient d’elles-mêmes et sans effort, mieux et plus sûrement que le syndicat ne peut le faire. Celles qui ont une consistance réelle auraient bien vite pris le pas sur celles qui ne doivent leur vogue qu’à une existence de faveur et à une certaine habileté de main. Au lieu de demeurer stationnaire comme aujourd’hui et d’engendrer le découragement et la lassitude, la cote se renouvellerait peu à peu et verrait changer ses favoris, au gré des caprices de la spéculation. Les affaires vieillies s’en détacheraient comme autant de fruits mûrs ; les affaires douteuses n’y paraîtraient que comme des météores. On jugerait mieux les choses et on s’en engouerait moins. Ce crible que le syndicat tient aujourd’hui, ce serait le public qui le tiendrait, et l’instrument dans ses mains aurait une bien autre efficacité et une bien autre puissance. Peut-être y aurait-il des surprises d’opinion ; il y en a partout et toujours ; mais elles ne seraient pas de longue durée et amèneraient des mécomptes moindres que ceux auxquels nous assistons depuis six mois.

Quant à l’État, j’ai déjà dit, et je répète avec une conviction profonde, qu’il n’aurait, dans la liberté de la cote, que des bénéfices à recueillir. Plus il se ferait de bruit autour des valeurs privées, plus elles s’agiteraient et se multiplieraient, plus les effets publics deviendraient l’asile des véritables placements et des épargnes sérieuses. Tous les naufragés des valeurs privées, ce serait l’État qui les recueillerait et leur offrirait ce qu’aucune d’elles ne peut leur donner au même degré, la fixité et la sécurité. Il en est ainsi en Angleterre, où les fonds publics ont toujours gardé une position à part, au milieu du plus grand mouvement d’affaires qui soit au monde. Il en sera ainsi en France quand, à côté de la rente, il n’y aura pas de valeurs privées, jouissant d’un privilège qui égale presque celui de l’État. Or, pour combattre ce privilège et en diminuer les fâcheux effets, il n’y a qu’un moyen qui soit légitime et sûr, c’est de ramener ces valeurs dans le droit commun et de les soumettre aux épreuves de la concurrence.

VII.

J’ai sous les yeux un fort bon travail[4] de M. Horace Say où l’auteur, avec ce judicieux esprit qui l’anime, a fait l’histoire complète de l’agiotage et marqué les périodes où il a sévi avec le plus de force et occasionné le plus de ruines. Ce qui frappe surtout dans cette excursion à travers les siècles, c’est que l’agiotage n’est pas, comme on pourrait le croire, un mal constant, régulier, s’exerçant avec suite, mais une véritable épidémie qui prend et quitte les populations, se réveille avec furie ou s’éteint dans ses excès, un fléau sujet à des intermittences et procédant par apparitions, se retirant des pays qu’il a décimés, comme s’il voulait leur donner le temps de se remettre, puis fondant de nouveau sur eux quand il juge que la proie est redevenue digne de ses coups. C’est ainsi qu’entre sa grande apparition de 1719 à 1722, sous l’influence de Law, et les apparitions successives dont nous avons été témoins depuis 1827 jusqu’en 1852, il y a plus d’un siècle d’intervalle. On eût ditquele repos avait été mesuré à la violence de la crise. Elle avait causé de tels bouleversements dans les conditions et les fortunes, qu’il ne fallut pas moins que le passage de deux générations pour en effacer le souvenir. Rien de pareil ne s’était vu dans le monde financier ; l’épidémie y avait atteint toute sa force, et nos invasions contemporaines, quoique plus fréquentes, n’ont pas offert ce degré d’intensité.

Il faut se reporter à 1827 pour retrouver l’agiotage, avec son caractère habituel d’emportement. Ce fut sur les terrains à bâtir qu’il jeta son dévolu et, sous l’influence du jeu, ces terrains s’élevèrent à quatre ou cinq fois leur valeur. On sait quels désastres s’ensuivirent. Les entrepreneurs qui avaient engagé dans ces opérations, soit leur argent, soit leurs matériaux, soit leur main-d’œuvre, eurent à subir plus tard les conséquences de leurs folies. Les uns furent expropriés, les autres y perdirent une portion au moins de leur fortune. Les maisons ne se louaient pas ou se louaient à bas prix ; les revenus étaient hors de proportion avec les dépenses. Il y eut là une liquidation lente et onéreuse dont profitèrent seuls les promoteurs de ce mouvement. Comme il arrive toujours, l’agiotage ne s’éteignit que sur des ruines.

De 1833 à 1835, il se transforma : la commandite par actions remplaça la spéculation sur les terrains. Que ne mit-on pas alors en commandite ? Les industries, les journaux, les mines y fournirent leur contingent. L’histoire d’une de ces mines est célèbre, et elle devrait servir de leçon à ceux qui engagent leurs épargnes sur la foi des prospectus et sans vérification préalable. C’était une concession épuisée et presque abandonnée, c’est-à-dire dans les plus mauvaises conditions que l’on pût imaginer. Achetée par des spéculateurs à raison de 50 000 francs, elle fut mise en commandite au prix de 1 million et payée sur ce pied par des actionnaires bénévoles. Quand on se ravisa, il était trop tard ; les spéculateurs avaient franchi la frontière, nantis de l’argent. Revendue plus tard, la mine produisit 37 000 francs. Ce n’est là qu’un fait entre mille ; l’histoire de l’agiotage en est remplie.

De 1837 à 1844 vint le tour des chemins de fer. Il faudrait écrire bien des pages si l’on voulait raconter les vicissitudes de leur existence et les orages qui ont signalé leurs débuts. Repris et abandonnés, ballottés des compagnies à l’État, et de l’État aux compagnies, ces chemins ont eu une enfance bien douloureuse, et ont payé bien cher les honneurs d’un avénement. L’agiotage ne semblait les élever que pour les laisser retomber de plus haut ; les ingénieurs qui les construisaient passaient du triomphe au martyre. Àvoir le rôle que jouent ces entreprises, la place qu’elles occupent dans le monde financier, on ne se douterait pas qu’elles furent, à diverses reprises, dans un état presque désespéré et touchèrent à la déconfiture. Ces actions, si recherchées aujourd’hui, n’étaient guère que des chiffons de papier, frappés de défaveur et n’ayant qu’une valeur nominale. Plusieurs tombèrent fort au-dessous du pair, et y seraient restées, sans doute, si l’État ne s’était pas porté au secours des compagnies, et n’avait pas mis son propre crédit au service de leur crédit chancelant.

Telles sont, dans le cours de ce siècle, les trois premières manifestations de l’agiotage ; la dernière est celle à laquelle nous venons d’assister. Elle a été la plus violente de toutes, et a rappelé, par plus d’un trait, les vertiges de 1719 : fortunes improvisées, déplacement des conditions, surprises faites au hasard. Aujourd’hui comme alors, les millionnaires ont poussé de dessous terre comme des champignons après l’orage ; tel s’endormait laquais qui se réveillait grand seigneur. Cette fois l’épidémie n’a pas eu un caractère spécial, elle a été aussi générale que possible. Elle ne s’est attachée ni aux concessions du Mississippi, ni aux terrains à bâtir, ni aux mines, ni aux chemins de fer ; elle s’est prise à toutes les valeurs et a embrassé le monde entier de la finance. Quand elle ne trouvait plus d’aliment d’un côté elle se rabattait de l’autre, épuisant toutes les formes et ne négligeant aucun moyen d’action.

Cependant il y a lieu d’espérer qu’aujourd’hui comme autrefois, l’agiotage se décidera à battre en retraite ; c’est sa marche ordinaire quand il a fait sa moisson. Bien des causes concouraient à rendre sa visite plus longue et son influence plus grande ; l’essor imprimé aux intérêts matériels par le silence des débats politiques, une guerre éclatant à l’improviste et servant les oscillations du crédit, une multitude d’entreprises et d’institutions nouvelles qui toutes lui offraient des éléments d’activité, les mœurs de la génération, les besoins de luxe chaque jour plus répandus, l’appétit de la richesse gagnant toutes les classes et les rendant impatientes d’y arriver. Que de motifs pour donner à l’agiotage une énergie qu’il n’avait jamais eue, envenimer ses atteintes, accroître son tribut et rendre son invasion permanente !

Et pourtant depuis quelques mois il perd visiblement du terrain et paraît entrer dans sa période décroissante. S’il frappe encore, c’est mollement et d’un coup mal assuré. Tout lui échappe à la fois. La paix est signée et avec la paix cessent ces grands écarts dans les valeurs auxquels la guerre nous avait accoutumés. Les chemins de fer ont fait leur principal effort et ne peuvent plus donner lieu qu’à des variations insignifiantes. En vain essaye-t-on de leur imprimer des secousses artificielles à l’aide de projets de fusion ou de concessions d’embranchements onéreux ; ce sont là des stratagèmes désespérés qui ne trompent personne et ne font que des dupes volontaires. Quant aux entreprises nouvelles soit en France, soit à l’étranger, aux institutions de crédit, rêves de quelques plagiaires, elles font plus de bruit que d’effet, et s’éteignent avant que de naître. Il y a donc, de bien des côtés, des symptômes de lassitude et de découragement. En vain, depuis le mois de janvier, les plus vaillants d’entre les spéculateurs ont-ils essayé de soutenir les cours, même au prix de reports usuraires. Leur bataillon s’éclaircit et ils quittent peu à peu l’arène, sans obtenir même les honneurs dus au courage malheureux. La vogue se retire des opérations de Bourse ; elles n’ont plus ce caractère d’idée fixe qui naguère s’y attachait, à la grande douleur des hommes de bien. C’était une mode, et l’on sait quel est en France l’empire de ce mot, et comme toute mode, elle décline, après s’être perdue par ses exagérations.

Point d’illusion, néanmoins ; l’agiotage peut s’affaiblir, perdre des clients, il ne disparaîtra plus. Le mal cède et cédera encore, mais le germe en restera et amènera, de temps à autre, des réveils meurtriers. L’essentiel, c’est que l’influence en reste circonscrite dans un monde à part, et respecte le gros de la population ; c’est que la Bourse s’en tienne désormais aux âmes qui lui sont acquises, aux grands financiers et à leurs assidus, aux capitalistes qui cherchent des émotions, aux hommes déclassés, en quête d’un dernier abri, aux vétérans des tripots publics, aux brelandiers de toutes les classes et de toutes les volées. L’essentiel, c’est que tout l’argent disponible ne prenne plus cette direction, et qu’il en reste une bonne part dans les veines du pays, pour y entretenir une activité productive ; c’est que l’agriculture trouve des capitaux à un prix modéré, et réalise à leur aide les améliorations qu’elle réclame ; c’est que l’industrie et le commerce ne manquent plus de fonds, celle-là pour accroître sa production, celui-ci pour développer ses échanges ; c’est, en un mot, que, pour arriver à la richesse, l’homme compte plus sur le travail que sur le jeu, sur l’esprit de conduite que sur le hasard.

Dans cette réforme, le gouvernement peut beaucoup ; il peut surtout en s’abstenant. L’échec le plus grand que l’on puisse porter à l’agiotage, c’est de l’abandonner à lui-même. Il n’est point de règlement administratif qui vaille les leçons qu’il s’infligerait de ses propres mains. Que l’État essaye, qu’il demeure dans une surveillance passive, si conforme à sa dignité ; qu’il ne se prête à aucune des combinaisons dans lesquelles on cherche à l’enlacer, et qui sont autant d’aliments pour le jeu, fusions de chemins, formations de grandes compagnies garanties ou subventionnées, concessions d’embranchements prématurés ou modifications de statuts ; qu’il laisse l’agiotage se débattre dans les éléments qui lui sont acquis, et ne lui fournisse plus de ces prétextes avec lesquels il agit sur l’opinion. Qu’en même temps il ramène tontes les entreprises et institutions privées dans le droit commun, ne maintienne en matière de privilèges que ceux qu’il a consentis, et fasse prévaloir, partout où il en a le droit, le principe de l’égalité et de la concurrence. Ou je me trompe fort, ou cette conduite amènerait dans le régime des valeurs une modification profonde. Ce qu’il a de faux, d’outré, d’excessif, serait mis à découvert sur-le-champ, et deviendrait sensible, même aux yeux les plus prévenus. Il se peut qu’au début le spectacle ne fût pas édifiant, mais on arriverait du moins à une cure complète et efficace. C’est ainsi qu’un peuple de l’antiquité enseignait la sobriété aux enfants, en lui montrant des esclaves en proie aux ravages de l’ivresse.

LOUIS REYBAUD,

de l’Institut.

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[1] Cours d’économie politique, t. II, p. 450 et 451, édition Guillaumin, 1840.

[2] Censeur européen, t. XII, p. 127.

[3] De la liberté du travail, t. I, p. 321.

[4] Dictionnaire de l’Économie politique de Guillaumin, art. AGIOTAGE.

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